Chapitre I. L’idéalisation de la positivité naturelle et ses possibles faillites
p. 33-58
Texte intégral
« Wo aber Gefahr ist, wächst Das Rettende auch. »
Hölderlin, Patmos
1L’homme du commun a toujours eu tendance à accuser le métaphysicien de ne pas reconnaître le caractère irrationnel des choses. Pour lui, le métaphysicien a cette curieuse manie de vouloir plaquer du sens et de la raison là où il n’y en a pas ou, plus précisément, là où la question du sens ne se pose même pas. Un peu comme le roi Midas, il serait incapable de reconnaître l’absurde, car dès qu’il entrerait en contact avec les choses, il projetterait dessus un sens qui ne s’y trouve pas. À l’instar du roi Midas, une fois cette complexion contractée, il ne pourrait s’en défaire, elle scellerait son destin1. Heureusement, comme le veut la légende, le roi Midas se meurt de ne pouvoir se nourrir. Notre philosophe devrait donc finir par s’assécher faute de trouver quelque chose à se mettre sous la dent. Ne rencontrant plus que du sens, sa tâche deviendrait inutile. Il lui faudrait alors se laver dans l’eau du Pactole pour conjurer son sort funeste. Cette eau, ainsi que l’écrit Feuerbach dans un texte longtemps attribué à Marx2, c’est lui-même (Feuer-bach, littéralement « ruisseau de feu ») qui la fournirait à la philosophie. Après lui et ceux que Ricœur appelle les « maîtres du soupçon3 », Marx, Freud et Nietzsche, on serait en effet revenu du panlogisme des théodicées de la raison. Toute prétention totalisante de la raison serait devenue suspecte et apparaîtrait in fine comme un legs de la bêtise universelle ou de la mauvaise foi.
2Mais si l’on revient à l’accusation selon laquelle les concepteurs des grands systèmes de la raison, dont Hegel serait la caricature, auraient eu une méconnaissance étonnante de l’irrationnel, on peut se demander si l’on ne leur attribue pas indûment quelques faciles défauts pour pouvoir à moindres frais les critiquer. En bref, on peut se demander si un Midas en philosophie a jamais existé. Il faut reconnaître à la décharge des accusateurs que quand on analyse un système comme celui de Hegel, la trame du système semble renouer avec l’antique mythe grec : si la raison est partout, elle ne peut tolérer qu’un irrationnel ne la borne. Hegel est tout à fait clair à ce propos. « Quand on parle des bornes de la raison (Schranken der Vernunft), c’est encore pire que de parler de fer en bois4 »« La raison ne peut souffrir rien d’autre à côté d’elle et encore moins au-dessus d’elle5 ». En quelque sorte, la raison est impérialiste. Bien avant Levinas, Hegel reconnaît cet aspect de la raison, qui prend possession de tout objet dont elle fait son discours. Mais cet impérialisme ne signifie pas ici nécessairement la négation de l’autre. Comme le remarque à propos Jean-Luc Gouin, « la raison hégélienne est partout non pas parce qu’elle aurait tout asséché, aseptisé ou détruit sur son passage, mais parce qu’elle imprègne tout6 ».
3Il ne s’agit donc pas pour le philosophe hégélien de se retrancher dans une tour d’ivoire et de mépriser un monde déraisonnable, mais d’étendre le champ de la raison au domaine même du déraisonnable. Le philosophe ne plaque pas pour autant naïvement un sens sur tout. Hegel n’est pas un individu abstrait qui n’a aucune expérience du monde. Il a connu la sévérité du Stift, le trouble des guerres napoléoniennes, les tracas administratifs, la mort d’un enfant en bas âge, etc. Il dit d’ailleurs dans une lettre à Niethammer qu’il « a fait l’expérience de l’absurdité du cours de ce monde7 ». Il y a donc bien une reconnaissance positive du déraisonnable chez Hegel, dont on peut retrouver les traces dans les conditions anthropologiques de la raison, mais ce déraisonnable, on peut, pour lui, le considérer du point de vue du sens, du point de vue du procès méthodique de l’émergence du spirituel.
4Le déraisonnable n’est donc pas un irrationnel qui serait sans commune mesure avec la raison. L’irrationnel n’existerait que par défaut pour Hegel. Il serait ce à quoi la raison ne se confronte pas, ce dont elle ne parle pas8. L’inexprimable pour Hegel n’aurait pour force que notre faiblesse à ne vouloir en parler. « L’ineffable n’est rien d’autre que le non-vrai, l’irrationnel, le simplement opiné (das Unaussprechliche genannt wird, nichts anderes ist als das Unwahre, Unvernünftige, bloß Gemeinte9) ».
5Tout objet est pour Hegel nécessairement appréhendable par la raison, il en résulte que si l’objet nous résiste, cela n’est pas dû à un manque de rationalité de l’objet, mais bien à la faiblesse dans l’usage de notre raison. Le concept de cette raison englobante est comme on le voit un concept dynamique qui se retraduit en fonction des confrontations avec le réel. On n’a pas une raison a priori qui s’applique au réel. On a plutôt un rapport d’« action réciproque10 » entre le réel et la raison et ce rapport est un processus dynamique, processus au cours duquel, comme l’a bien vu André Breton, l’accroissement d’un des termes signifie corrélativement l’accroissement de l’autre11.
6En étendant son champ d’application à tous les objets, y compris ceux que l’on considère irrationnels, la raison ne cadenasse pas le réel, mais se rend plastique, se modifie de façon à rendre compte du réel, ce processus d’adaptation de la raison qui se définit à même le réel en sa totalité est ce que Hegel appelle effectivité.
7Cette effectivité, loin de signifier la réduction du réel par la raison, signe une plus grande compréhension de la raison par l’augmentation de son champ d’investigation. Comme le montre Merleau-Ponty dans Sens et non Sens, Hegel a ouvert l’horizon de la recherche sur l’irrationnel12. Il a élargi la raison kantienne à l’expérience de la contradiction, laquelle ne signifie plus les bornes que la raison ne peut dépasser, mais le défi qu’elle se pose dans son devenir effectif.
8De façon symptomatique, le « fou » n’est plus exclu de l’anthropologie, comme c’est le cas chez Kant13, il en constitue un moment contingent. C’est ce moment que nous aimerions présenter. Mais pour cela, il nous faut montrer au préalable quel lien entretient le mouvement d’effectuation de l’âme humaine au mouvement de la raison.
9Pour Hegel, la raison n’est jamais définitivement fixée ou donnée. La raison humaine présuppose le processus anthropologique de l’âme qui consiste à idéaliser le substrat naturel pour devenir conscience et ensuite s’élever à la pensée. Dans ce processus d’idéalisation sur lequel repose la raison en tant que possible, il peut se produire un empêchement qui fait que l’âme en reste à « une particularité de son sentiment-de-soi sans réussir à l’élaborer et à la maîtriser pour en faire [quelque chose qui relève de] l’idéalité14 ». Le processus de l’âme humaine consistant à rendre effectif l’identité de son sentiment de soi et de l’idéalité peut donc conduire à une infortune de l’esprit (Unglück des Geistes15) qui n’arrive pas à surmonter son substrat matériel pour laisser libre cours au mouvement aérien de la pensée. L’âme humaine, sitôt qu’elle se fixe, devient positivité, c’est-à-dire quelque chose de posé face au réel et qui n’y participe plus. L’âme, pour garder son caractère plastique, ne doit pas restreindre son possible à son sentiment, qui n’est encore que particulier. Elle doit – et c’est là son essence – mécaniser son sentiment de soi dans l’habitude pour se rendre le réel possible sous le registre de l’universel, l’identité de l’âme à son sentiment de soi devient alors effective (wirklich) et, libérée de cette identité substantielle à produire, elle peut s’élever à la conscience, réflexion en soi qui se réfère à sa « substantialité comme à son propre négatif16 ».
10En d’autres termes, on dira que les conditions anthropologiques de la raison obéissent à un mouvement spéculatif. Le caractère spéculatif de ce mouvement fait que la contradiction est intérieure au processus d’identité substantielle sur la base de laquelle la raison humaine se développe : par conséquent l’homme dont le sain entendement a subi une torsion reste raisonnable, et peut recouvrir la raison perdue.
11L’ouverture qu’un tel élargissement dans la compréhension des processus œuvrant en lisière de la raison a permis s’est toutefois accompagnée historiquement, selon Foucault, de conséquences cliniques inacceptables. Si le fou est reconnu comme raisonnable, l’interventionnisme prôné n’en est pas moins douloureux et va souvent de pair avec un concept de raison des plus contestables17.
12Le lien entre un élargissement du raisonnable et l’acharnement à vouloir redresser les déviants n’est toutefois pas si direct. Nous aimerions dans un premier temps nuancer le réquisit que Foucault formule à l’égard de ce qu’il appelle le cercle anthropologique, pour montrer dans un second temps l’intérêt que l’on peut tirer de la pensée de Hegel pour une théorie contemporaine de la folie. Nous généraliserons et dégagerons ensuite le concept de raison qui sous-tend le système hégélien et sa conception de l’homme.
1. La folie et son traitement dans l’anthropologie de Hegel
13Hegel définit, dans son anthropologie, la folie comme un problème lié à la négativité de la nature humaine. L’homme, contrairement à l’animal, ne se réduit pas à sa substance corporelle et ses instincts, il est une nature négative18, il a à se faire. C’est à travers un combat contre l’immédiateté naturelle de son corps que l’homme pose les prémisses de la liberté qui le caractérise. Mais ce combat de l’âme humaine peut briser l’homme qui l’accomplit19. Celui-ci est alors incapable de faire tenir ensemble sa subjectivité et l’objectivité du monde. Il ne peut faire la part des choses. La folie est ainsi un trouble qui résulte du procès de l’âme humaine consistant à se différencier elle-même en elle-même, à faire de son en soi – sa corporéité vivante (Leiblichkeit) – un pour soi. Elle est à ce titre, une maladie de l’esprit20 ou encore une « infortune de l’esprit » (Unglück des Geistes21).
14L’âme humaine est conformée pour l’universel de la raison, mais peut se laisser submerger par la particularité de son sentiment. La raison joue ici seulement sur le registre du possible22. L’âme humaine n’est pas encore la raison, mais seulement la condition matérielle de celle-ci ou plutôt le processus d’idéalisation du substrat matériel nécessaire à l’avènement de la raison humaine. Dans ce processus, la maladie psychique montre la contradiction qui dans le processus d’idéalisation résulte d’une fixation sur la particularité. Les éléments opposés qui stimulent la personne saine forment une contradiction irrésolue dans le mouvement méthodique d’idéalisation et, au niveau concret de l’homme aliéné, une véritable torsion.
15On peut toutefois distinguer différents niveaux dans la maladie psychique. Les leçons données en 1827-1828, ainsi que l’addition de Boumann au § 408 de l’Encyclopédie, nous donnent une classification tripartite de la folie : l’idiotie (der Blödsinn), la folie (die Narrheit) et la manie (die Tollheit) ou le délire maniaque (der Wahnsinn23).
16La première forme de « maladie de l’esprit » est l’idiotie (et ses formes apparentées, c’est-à-dire le crétinisme (Kretinismus), la distraction (Zerstreutheit) et le radotage (Faselei)). L’idiot se caractérise par le fait de rester en soi, le fait d’être demeuré (Insichversunkensein). Il est donc dans une séparation plus ou moins totale d’avec la réalité. Ses capacités de raison et de volonté sont faibles et peu vives. La folie (Narrheit) est le deuxième degré d’aliénation. La notion hégélienne de folie se rapproche, selon Daniel Berthold, de la névrose obsessionnelle24. Dans cette maladie, l’âme s’enferme et se fixe dans des représentations subjectives, qu’elle tient pour quelque chose d’objectif. La manie (Tollheit) ou délire maniaque (Wahnsinn) est la troisième forme de trouble de la subjectivité. Sous cette notion, on pourrait regrouper la cyclothymie, les troubles bipolaires, la paranoïa et la schizophrénie25. La personne est déchirée de l’intérieur. Elle sent l’opposition entre son « dérangement » (Verrückung) dans la vie de l’âme sentante et les restes de sa conscience objective. La négativité de la raison est éprouvée comme une opposition insoluble. On pourrait parler de « clivage psychique », mais à la différence de Freud, ce clivage n’est pas « une réponse enracinée dans l’histoire concrète de l’individu et surgie de l’affrontement du désir avec la réalité26 ». Le sens de ce clivage est lié à la négativité structurelle du processus d’idéalisation du substantiel immédiat de la naturalité par l’âme humaine.
17Ces trois degrés d’aliénation partagent un empêchement de la négativité qui anime l’âme humaine. Dans le premier état, l’idiotie, l’âme est incapable d’expérimenter dans la réalité l’opposition de son sentiment particulier de soi avec l’idéalisation de celui-ci, parce qu’elle est engoncée en elle-même et que ses capacités cognitives sont bornées. Dans le deuxième état, la folie proprement dite, l’âme ne fait aucune expérience réelle de cette opposition : elle n’en est pas incapable, mais elle est prisonnière de représentations fixes, d’idéalisations, qu’elle ne rapporte pas à son sentiment de soi. Dans le troisième degré d’aliénation, l’âme fait l’expérience de la négativité œuvrant dans son combat en vue de l’appropriation de sa nature immédiate. Elle est cependant incapable de retrouver son unité dans cette négativité. Elle se reconnaît comme quelque chose de négatif en comparaison de la nature, mais elle ne peut pas nier ce caractère négatif pour en faire quelque chose de positif, pour se déterminer dans son autre. Sa négativité n’est pas « la négativité concrète, absolue », mais seulement « la négativité abstraite27 ». En lieu et place de la négation de la négation, nous avons la négation de la négativité.
18Les trois formes d’aliénation mentale constituent l’autre immanent du processus d’idéalisation du substrat naturel qui constitue le début de l’anthropogenèse chez Hegel. La folie en général, comme déraison, n’est pas extérieure, comme c’est encore le cas chez Kant28, au processus anthropologique, elle est une excroissance d’un moment de ce processus, celui de la séparation29 qui transforme l’être donné (Gegebensein) en être posé (Gesetzsein). Hegel va, d’ailleurs, jusqu’à dire que l’homme, en tant qu’il met en œuvre, au niveau de sa substantialité naturelle, un processus d’idéalisation a « pour ainsi dire le privilège de la folie30 ». Celle-ci n’est pas quelque chose de faux qui serait opposé à la vérité. Elle est plutôt la vérité faussement vue (i. e. une vérité bornée ou une vérité déformée ou encore une vérité dédoublée). Le dérangement mental, pourrait-on dire, est l’analogue de la nuit prise pour le jour31. Le fou n’est donc aucunement une nature irrationnelle, une nature dépourvue d’intelligence discursive comme ce serait le cas d’un animal. C’est un homme déraisonnable, au sens où en lui, le processus d’idéalisation présidant à la possibilité de la raison subit un bouleversement. La folie est un arrêt du processus d’idéalisation. Autrement dit, elle se comprend comme une possibilité intrinsèque du procès de l’âme, dont la finalité en tant que noûs est de rendre possible l’usage de la raison. Sur ce point, Hegel est en accord avec le travail de Philippe Pinel. Celui-ci pensait en effet qu’il fallait considérer dans le fou l’homme raisonnable qui s’y cachait32. À ce titre, Pinel méritait aux yeux d’Hegel « la plus haute reconnaissance », car il supposait dans son traitement du fou que celui-ci était un être raisonnable33. Le traitement du fou doit donc se faire de l’intérieur, mais comme cette intériorité n’est pour Hegel que dans son rapport à l’extérieur (la fin de l’homme étant d’être une seconde nature), la solution sera dans le rétablissement d’un rapport effectif de l’intérieur avec l’extérieur.
19Le moyen privilégié pour soigner l’âme déchirée du fou est ainsi le travail, car celui-ci agit à la fois sur l’objectivité du monde et sur celle du corps. Par le travail, qui implique la répétition mécanique de mouvements de sorte qu’une habitude (Gewohnheit) se crée, l’homme en vient à habiter (wohnen) son corps, il en prend possession34. Le travail permet ainsi de se rendre effectif (wirklich), de s’approprier l’altérité de la nature immédiate, tant du corps que du monde, en la niant et en l’élevant à la dignité de l’esprit. Contrairement à une fixation sur la subjectivité de l’aliéné, sur son empêchement, le traitement de Hegel se porte sur le rapport que l’aliéné entretient avec l’objectivité. Il s’agit moins de désapprouver sa folie que de l’éprouver dans l’objectivité du monde. En fait, pour Hegel, il n’y a pas de problème interne qui ne soit en même temps externe. L’idéalisation de la corporéité ne se rend effective que dans l’habitude, laquelle présuppose l’exercice, l’épreuve de la réalité, dans laquelle l’âme se déprend du rapport aliénant à son sentiment de soi.
2. La critique foucaldienne du « cercle anthropologique »
20La définition du fou comme exprimant la possible contradiction de la nature humaine a selon Foucault conduit à une répression « humaine » des mauvais penchants. Si l’on observe les premiers traitements thérapeutiques qui vont en ce sens, il apparaît qu’il ne s’agit plus de tenir le fou à l’écart du monde, comme on le ferait d’un animal méchant, mais de le tenir à l’écart de ses mauvais penchants. La contradiction du fou avec la normalité sociale est déplacée et intériorisée.
21Foucault voit dans ce déplacement une démarche intéressée : on se constitue une anthropologie ad hoc, qui garantit la société de la contradiction qu’apporteraient les déviants. La folie est ainsi pour lui une construction idéologique, un « mythe », forgé par la société, qui réintègre le fou au sein de l’humanité pour mieux le surveiller. En institutionnalisant la folie, on substitue un contrôle idéologique au rejet physique. D’exclusive, la société se fait intégrative, mais cette intégration n’est que de façade, car elle implique une soumission à l’autorité des structures sociales et institutionnalisées35. L’exclusion du fou n’est plus criante. Elle n’en est que plus perfide, car en le « plaçant », on réduit d’autant plus la folie au silence qu’on paraît l’accepter.
22La Retraite et Bicêtre, ainsi que les traitements de Tuke et Pinel, illustrent les développements pratiques et institutionnels de cette nouvelle idéologie, de ce mythe, auquel Hegel aurait donné une forme rigoureuse et conceptuelle dans son Encyclopédie36. Mais s’agit-il vraiment d’un mythe chez le philosophe allemand ? Hegel parle-t-il du fou idéologiquement en fonction de l’idée qu’il se fait de l’homme (ou plus inconsciemment de la morale qu’il entend défendre) ?
23En fait, l’idée que Hegel se fait de l’homme est que celui-ci est une seconde nature, c’est-à-dire une idée qui dépasse son cadre d’idée abstraite pour se déterminer dans l’objectivité. L’homme n’est pas défini a priori, de façon à donner lieu à une construction idéologique. Il se définit dans son rapport au monde. La contradiction inhérente à l’idéalisation de l’âme préparant l’éveil de la raison humaine fait de l’homme un fou dans la mesure où elle l’empêche de se rapporter au monde, c’est-à-dire de sortir de sa nature a priori. La réflexion hégélienne est ainsi plus subtile qu’il n’y paraît et échappe, selon nous, aux antinomies du « cercle anthropologique37 » auquel Foucault rattache Hegel.
24Il serait sans doute vain ici de reprendre chacune de ces antinomies en y faisant répondre Hegel, car il n’y a pas toujours de réponse directe. Certains thèmes, comme la criminalité du fou, ne sont pas traités explicitement par Hegel. Il faut donc en conclure pour une grande part à un non-lieu, sous peine de reconstructions quelque peu aléatoires. En fait, Foucault, comme le remarque Gauchet, procède à un « brochage hâtif de données décontextualisées38 » qu’il généralise de façon abusive. En outre, sa critique est essentiellement ad hominem. Elle porte sur un courant de pensée, dont il dit que Hegel a tiré la leçon conceptuelle. Il est dès lors difficile de voir dans quelle mesure il y vise spécifiquement Hegel. Il se contente essentiellement de rattacher Hegel à cette nébuleuse qu’est le « cercle anthropologique » sans préciser, si le philosophe tombe sous tous les chefs d’accusations qu’il formule eu égard à ce cercle. Ces imprécisions nous obligent à répondre seulement aux grandes lignes de sa critique en restituant la logique des réflexions hégéliennes sur la folie et leur contexte au sein du système.
25Pour le philosophe allemand, le fou érige en positivité le moment de dissociation qui se trouve au cœur du processus d’idéalisation de l’âme humaine. Il ne révèle donc ni la vérité initiale ni la vérité terminale de l’homme. La nécessité de la folie n’est que conceptuelle et transitoire39. En fait, la folie est contingente chez Hegel. L’homme effectif s’en démarque dans la mesure où il peut se déterminer comme singularité dans son corps et dans le corps social40. En pensant l’homme à travers le processus dynamique de son émergence anthropologique, Hegel évite de faire de la folie une catégorie qui fixerait l’homme et la société dans un cadre (ou un mythe) a priori.
26La folie n’est ni purement subjective ni purement objective, elle survient du rapport antinomique qui, dans l’humain, distingue l’âme du corps. La folie n’est, à ce propos, ni le fait de l’un, ni le fait de l’autre, mais la séparation des deux. Plus précisément, elle exprime la contradiction pour l’âme d’être restée dans l’indéterminité de l’abstraction41 et se résout sur le terrain concret de l’appropriation de l’objectivité externe. Il faut reconnaître, à la suite d’Alain, l’originalité de Hegel, qui cherche le remède non dans le fou, mais « au-dehors, dans ce monde qu’il faut penser et aménager42 ». Il faut donc mettre fin au retranchement dans ses sentiments qui fait de lui un demeuré pour rétablir une relation au monde43. Les contradictions qui sont larvées dans le premier stade l’esprit subjectif ne se résolvent ainsi pleinement qu’une fois portées dans l’objectivité du monde humain. Le remède n’est ni intérieur au fou, ni extérieur, il se situe dans un nouveau rapport de l’intérieur à l’extérieur. L’unité par laquelle l’homme réalise le rationnel que son âme contenait en puissance se joue en fait à un double niveau44. Il faut ramener la nature à l’unité de l’identité à soi et élargir celle-ci à l’ensemble du monde culturel qui nous entourre. L’expression spirituelle des facultés de l’homme ne s’unifie vraiment que dans la mesure où, par son activité, l’homme conforme le naturel en lui à la culture en général et aux coutumes de son temps en particulier.
3. Le lien de l’anthropologie hégélienne au social et au religieux
27Le remède à la folie est donc à la fois subjectif et objectif. Mais de façon plus générale, c’est, en fait, l’ensemble de l’esprit objectif qui est complémentaire aux moments subjectifs de l’Encyclopédie. Si le cercle anthropologique lie la folie à la raison humaine, le contexte social n’en est pas pour autant exclu chez Hegel. Au fait que la folie est liée chez Hegel au processus d’idéalisation de l’âme qui rend possible la raison, mais qui n’est pas encore celle-ci, il faut ajouter que le contexte social peut influer sur le sentiment de soi à l’origine de la folie. À la lecture des textes de Hegel, il s’avère ainsi que les figures anthropologiques de l’aliénation mentale se doublent d’illustrations sociologiques. Les nombreuses remarques que l’on trouve dans l’addition de Boumann au paragraphe 408 de l’Encyclopédie, ainsi que dans les Nachschriften nouvellement publiées de Hotho, de Griesheim, d’Erdmann et de Stolzenberg montrent que les figures de l’aliénation mentale sont aussi liées à l’objectivité du monde social.
28La folie est en effet liée à un processus d’idéalisation de l’immédiateté substantielle et ce processus prend place dans le concret des déterminations objectives. Hegel parle à ce titre d’une âme œuvrant dans la vie éthique et faisant de celle-ci, entendue comme seconde nature, une habitude45. Cette idéalisation objective, qui constitue comme l’âme du monde46, peut connaître, à l’instar des individus, des périodes de contradiction.
29Habituellement, celles-ci signent la fin d’un monde et le début d’un autre. Ainsi, par exemple, la Révolution française qui signe la fin de l’Ancien Régime est le début de la modernité. Ces périodes, où la contradiction d’une époque devenue inadéquate est portée à son comble, peuvent être déstabilisantes pour l’individu. À l’instar des grands malheurs personnels, les renversements violents peuvent conduire à la folie. « Ainsi, par exemple, nous dit Hegel, lors de la Révolution française, par le renversement de presque tous les rapports bourgeois, beaucoup d’hommes sont devenus fous (wahnsinnig47). »
30Dans le monde moderne, la contradiction est toutefois intériorisée ; elle ne signifie plus un destin extérieur et fatal, mais son essence négative, car il laisse librement émerger en son sein des intérêts privés qui peuvent contredire sa substantialité une. Contrairement à l’éthicité grecque, que Hegel lit à travers l’influence de Schiller et Winckelmann, il n’y a pas d’harmonie immédiate. L’État laisse émerger en son sein un « État extérieur », la société civile, pour faire droit au principe moderne de la libre singularité ignoré des Anciens48. Les individus au sein de la société civile peuvent poursuivre leurs intérêts individuels. S’ils ne choisissent pas l’universel, ils peuvent cependant librement s’y déterminer49. Cette organisation libérale du monde social peut toutefois conduire à un éclatement de la société, les intérêts se particularisant sans conduire automatiquement par un mécanisme de « main invisible » à un tout harmonieux.
31La négativité sociale, qui permet à l’individu de se dissocier du corps social, peut ne pas reconduire au tout organique qu’est l’État. Le chômage structurel prive ainsi les individus de travail et les expose au mépris du corps social, dont ils sont exclus. Hors de toute corporation, l’individu ne se sent plus incorporé au tout. La société civile, en laissant se développer en son sein le principe de la libre singularité peut donc conduire à une fracture sociale. Cette « déraison » liée à la négativité de l’âme du monde moderne qui produit des particularités sans réussir à les unir au sein d’un tout idéal n’est pas sans conséquence sur le soi de l’individu. Le mépris social (déni de reconnaissance) et le chômage conduisent à la dissolution de la disposition éthique. L’individu dans cette situation devient « dissipé et paresseux », il fait valoir « son empire contre les riches, contre la société, contre le gouvernement, etc.50. ». Il se rapproche du délire de la présomption si bien décrit dans la Phénoménologie de l’esprit51. L’objectivité du monde moderne et de sa négativité peut ainsi, même en dehors de périodes de troubles, conduire à des contradictions objectives qui se répercutent sur les individus. L’Angleterre, qui représente à l’époque le pays de la Révolution industrielle, en est un bon exemple. Plus qu’ailleurs, les contradictions objectives de la société y sont exacerbées. Hegel note ainsi, sous une fausse apparence d’ingénuité, dans son cours de 1825 sur l’esprit subjectif, qu’« en Angleterre l’état de dérangement mental est très courant52 ».
32L’émancipation de l’individu et la transition du social comme tout substantiel au social comme un tout doué d’une âme effective, qui caractérisent la société moderne, sont en fait liées à une évolution du religieux qui rend possible les conditions objectives de l’aliénation. Le religieux, à l’époque de la modernité, prend pour Hegel essentiellement la forme de la religion chrétienne, laquelle est conçue, en raison de la rupture avec l’immédiateté substantielle du polythéisme antique qu’elle provoque, comme le vecteur historique de la prise de conscience des individus au sein de la société.
33Cette prise de conscience, opérée sous les auspices du christianisme, peut, à l’instar de l’État moderne dont elle permet la conceptualisation, par sa négativité intrinsèque, conduire l’individu au dérangement mental. L’individu incapable de s’inscrire dans le monde se prive du travail nécessaire à l’appropriation de sa substantialité naturelle. Occupé de l’au-delà, l’individu peut régresser du malheur de la conscience au malheur de l’esprit, voyant dans son sentiment de soi les traces d’un attachement substantiel dont seule la mort, ou à moindre échelle la mortification, pourrait le libérer. Dans ses travaux de jeunesse, Hegel a bien montré comment la négativité de la religion chrétienne pouvait se figer en positivité53, mener à des représentations « posées » dans le registre de l’extérieur, qui conduiraient à une « conscience malheureuse54 », voire aux fantasmagories du mysticisme. Il note ainsi dans un cours du semestre d’hiver 1827-1828 que « l’illumination (Schwärmerei) religieuse est aussi une source courante de folie (d’un quart à un cinquième des patients dans les asiles), dit-on [Pinel55] ». L’incertitude quant au fait d’être en grâce auprès de Dieu ou pas56 (dogme de la prédestination) aurait également été, selon lui, particulièrement déstabilisante.
34En fait, l’esprit absolu en son entier (l’art, la religion et la philosophie) détermine et est déterminé par l’esprit du temps et, en conséquence, a des répercussions sur l’esprit subjectif et la folie qui en est un possible. Les différents niveaux de l’esprit communiquent intrinsèquement, de sorte que les troubles de l’esprit subjectif se manifestent aussi en relation avec certaines déviations de l’esprit absolu. L’art, la première forme de l’absolu, peut ainsi mener l’artiste à la folie. Hölderlin, l’ami de Hegel, en est un bon exemple. Hegel, même s’il ne parle pas de la folie de son ami dans ses cours ou ses publications, n’ignore pas pour autant que l’art et la folie peuvent être liés. Don Quichotte, qui dans ses Vorlesungen über Ästhetik est souvent cité, est devenu fou, parce qu’il a lu trop de livres de chevalerie. Il exprime typiquement la déraison romantique qui consiste pour des personnes à préférer un idéal désuet au monde concret57. Hegel n’hésite d’ailleurs pas à critiquer cette tendance romantique, en particulier le vague-à-l’âme (Sehnsucht) prôné par Novalis, qui pousse les subjectivités à se couper du monde de l’effectivité58. La religion, quant à elle, n’est pas seulement une expression de l’absolu, elle est aussi une expérience subjective et une manifestation sociale. À ce titre, comme on l’a vu, outre la hantise qu’elle peut provoquer, elle peut s’avérer être un vecteur de fanatisme59 ou d’illumination (Schwärmerei). Enfin, la philosophie, comme expérience de la négativité, peut conduire à l’hypocondrie60. En d’autres mots, l’impossibilité d’une effectuation immédiate de son idéal peut conduire à l’idée pénible selon laquelle il est vain d’agir et, plus généralement, à un schisme pathologique avec l’objectivité du monde61.
35Rien n’interdit dès lors de lire le prétendu « mythe » hégélien de l’aliénation mentale comme étant en partie déterminé par la réalité moderne de l’aliénation sociale en sa matérialité physique (le travail) et spirituelle (l’art, la religion et la philosophie62). En fait, la folie concerne un blocage dans le dépassement du naturel. À ce titre, elle relève de l’esprit subjectif. Mais, comme le naturel continue à jouer un rôle dans l’effectuation de l’esprit en son entier, la régression dans l’âme sentante peut survenir dans la confrontation avec une réalité objective déterminée. Hegel se prêterait ainsi à d’autres lectures que celle de Foucault, qui dans son Histoire de la folie réduit l’idée hégélienne de folie au point de vue de l’anthropologie, sans voir les liens qui relient celle-ci au tout du système.
36L’ironie est que la théorie hégélienne, envisagée par cette nouvelle lecture, se révélerait peut-être plus féconde que celle de Foucault. En effet, la désinstitutionalisation voulue par l’entreprise de démystification hâtive63 de Foucault a conduit les fous de l’asile à la rue. Si Foucault se félicite du « non-lieu » qui a permis à Hölderlin d’échapper à l’enfermement sanitaire et de pouvoir vivre dans une tour sur le Neckar64, la généralisation d’un tel « non-lieu » signifie le destin tragique de se perdre dans la masse des « sans domicile fixe65 ». La démystification66 s’opère sur le plan des idées sans prendre en compte ses conséquences pratiques.
37Hegel, plus occupé à penser la libération du raisonnable contenu dans les individus déraisonnables, qu’à souligner l’irrationnel (ou la mystification) dans le rationnel, trouve à la raison empêchée un remède dans le travail. Ce dernier apparaît, selon sa signification spirituelle, comme un enjeu psychologique qui est conditionné par le social et ses superstructures. Au-delà des travaux de Marx, les domaines de recherche actuels que sont la psychodynamique du travail et la clinique de l’activité donnent une postérité au lien que Hegel fait entre travail, société et aliénation67. On peut certes critiquer la façon hégélienne de penser l’enracinement institutionnel du travail ou sa façon de résoudre le manque d’emploi par « incorporation68 » ou, pire encore, par colonisation. Il reste qu’en liant la folie à la confrontation de l’âme rationnelle au monde, Hegel a ouvert la voie à un lien entre pathologies sociales et pathologies individuelles. Il fait de la sorte figure de pionnier eu égard à un champ important de la recherche actuelle en sciences humaines. Ainsi, le déni de reconnaissance et les blessures narcissiques que ce déni engendre – thèmes actuellement très en vogue dans les sciences sociales et la psychologie clinique – trouvent leur lointain parent dans la conception hégélienne d’un sujet non clos, se formant dans l’objectivité dont il reçoit en retour la marque, voire la déformation. Cette postérité contemporaine, dont on ne peut ici rendre compte exhaustivement, rend à l’étude hégélienne de l’aliénation mentale, contre son apparente péremption69, une portée actuelle, comme le révèle un dialogue critique avec Foucault.
4. Le fond positif de l’âme humaine comme processus d’idéalisation du substantiel
38Le processus spéculatif d’idéalisation du substantiel qui sous-tend la théorie hégélienne de la folie et de son traitement a une valeur pour notre monde contemporain et les débats sur l’avenir de l’homme. Les nouvelles possibilités offertes par la science semblent nous plonger dans une situation inédite, celle d’une modification possible de la supposée nature humaine. Mais pour que le problème que l’on pressent se laisse poser de la sorte, il faudrait que l’homme puisse se définir en termes de nature. Or, l’homme, comme le montre Hegel avant Marx, n’est pas fixé une fois pour toutes dans une nature, il se forme à travers son travail qui, dans la discipline et l’habitude, confère à son corps la marque de l’idéel. Il ne se constitue comme sujet qu’en se faisant être ce qu’il est, qu’en réalisant l’idée qu’il contient. L’homme n’est encore qu’en puissance son concept, il lui faut donc, suivant en cela les vers de Pindare, devenir ce qu’il est. On est alors conduit à une conception dynamique de l’homme qui grâce à ses actions se réalise70 en se libérant de son naturel immédiat. Il est à noter que dans ce mouvement d’effectuation le résultat qu’est la libération du naturel ne fait sens que dans la mesure où on le considère solidairement avec le processus par lequel il advient. Or cette dimension médiatrice du processus est gommée par la technique, laquelle substitue au processus intérieur d’appropriation du naturel par le travail (l’habitude) un système de médiations extérieures. Si, par là, la technique décharge l’homme, c’est, semble-t-il, pour mieux l’asservir. Chez Hegel, l’appropriation du naturel se joue, au-delà de l’avoir, dans l’être de l’homme et contribue de la sorte à la réalisation du concept de liberté. L’esprit hégélien est un processus consistant dans le fait d’habiter le naturel qui nous habite. Il n’est donc pas le produit simplement compensatoire d’une nature déficiente, il ne se rajoute pas de l’extérieur au naturel, mais le transfigure dans un mouvement de libération immanent. La liberté qui définit l’homme est ainsi libération de soi par soi. Dans la technique (y compris l’anthropotechnique), s’il y a une libération par rapport à certains besoins donnés, à certaines nécessités, il ne s’agit pas d’une libération de soi par soi, mais d’une libération par le biais de quelque chose dont il faut tout autant se libérer pour réaliser le concept de liberté. En ce sens, l’anthropotechnique ne peut nous dédouaner d’avoir à accomplir le concept d’homme pour Hegel.
39La question que l’on est cependant en droit de se poser est de savoir si l’anthropotechnique favorise, s’oppose ou est indifférente à l’anthropogenèse. Les transhumanistes pensent que la technique pourrait ralentir l’effet du vieillissement, supprimer la douleur, améliorer les performances physiques. Mais il faudrait voir dans quelle mesure de tels éléments sont vraiment décisifs pour l’anthropogenèse. On peut d’ailleurs se montrer dubitatif face aux améliorations techniques du physique humain. En voulant faire de certaines caractéristiques acquises par l’homme un élément de son patrimoine génétique, certains se demandent si on ne risque pas de priver l’homme d’un combat salutaire avec une corporéité qui résiste et par là provoque son devenir conscient. Un homme entièrement modifié, qui serait d’emblée ce qu’il a à être, ne serait-il pas condamné à rester retranché, à rester demeuré ? Les partisans d’un homme reconfiguré par la technique verront toutefois dans cette éthique du travail qui repose en creux du refus de l’anthropotechnique, un legs luthérien lié au dogme de la prédestination, qui continue à peser péremptoirement sur certaines conceptions du progrès technique et nous prive des bienfaits prométhéens de celle-ci. Sans trancher ici entre les deux partis, on remarquera que face à ces deux positions, on pourrait dans un style sartrien défendre l’idée d’une certaine indifférence quant à ce qui définit la situation de notre être au monde. Au fond, peu importerait alors ce qui définirait la condition de départ, qu’elle soit naturelle ou qu’elle soit le fruit de modifications biotechniques, du moment que l’homme ne chercherait pas à l’extérieur des justifications et qu’il accepterait de faire avec.
40En dehors de tout dogme quant à une nature de l’homme, une conception de l’homme en termes de possible peut, ainsi comme on le voit, donner lieu à différentes positions quant au problème de l’anthropotechnique. Hegel pense d’une certaine façon que ce qui importe, c’est ce que l’on fait du donné dont on part, mais il ne considère toutefois pas celui-ci comme indifférent. Loin de réduire l’homme à une conscience, comme c’est souvent le cas dans le courant phénoménologique, il s’efforce de décrire en quelque sorte la préhistoire de celle-ci dans son anthropologie qui lie le processus d’idéalisation de l’âme à une corporéité sensible. À partir de là, on peut affirmer que, sans condamner une modification éventuelle du donné humain, de son patrimoine génétique, la théorie hégélienne de la folie nous montre qu’il faut veiller à garder l’aspect générique de la nature humaine, sa négativité71, et la penser comme l’horizon d’une positivité future. La théorie hégélienne ne se réduit donc pas à opposer une conception négative de l’homme à une conception positive. La négativité a pour but d’aboutir à former un individu singulier et elle s’opère à travers un donné positif. La négativité, que Kojève place au centre de son argumentation, caractérise l’homme comme conscience ; mais, en amont de la conscience, il faut tenir compte d’un processus d’idéalisation du substantiel qui rend possible l’éveil de la conscience. En prenant en compte, cette matérialité sur laquelle repose la conscience de l’homme, il faut dire qu’il est « un être amphibie contraint de vivre dans deux mondes contradictoires72 ». Ce qui fait de l’homme un homme n’est pas la simple négativité, mais le spéculatif, non seulement le fait de faire de sa nature immédiate un négatif, mais aussi la réciproque, le fait de voir dans l’exercice de la négativité une positivité originaire qui la sous-tend et un but positif qu’il s’agit de se réaliser. La négativité émerge toujours au sein de la positivité de la nature chez Hegel73 et si l’on essaye de spécifier celle-ci, il apparaît que l’homme n’est pas seulement négativement positif, ce sur quoi les commentateurs à la suite de Kojève ont insisté, mais qu’il est aussi positivement négatif. Hegel en décrivant la positivité humaine, notamment l’organe phonatoire, comme une source d’un spirituel encore non défini, préfigurait à certains égards l’idée actuelle de néoténie que l’on retrouve chez des biologistes comme Stephen Jay Gould ou Desmond Morris. Ceux-ci, loin de contredire l’idée d’une positivité originairement négative, ne font que la prolonger en spécifiant la négativité de la positivité naturelle humaine comme étant due à une espèce d’inachèvement constitutif. Selon eux, l’homme conserverait une plus grande plasticité vis-à-vis du monde et du déterminisme de l’évolution, parce qu’au niveau matériel l’évolution de son corps en serait restée à un niveau juvénile74. On peut trouver les signes de ce caractère prématuré de l’homme par rapport aux autres espèces dans la boîte crânienne non soudée à la naissance, la faible pilosité du nouveau-né ou le peu de développement de l’appareil musculaire. Cette vulnérabilité naturelle de l’homme, comme être encore inachevé, aurait, ainsi que le montre Dany-Robert Dufour75, pour contrepartie anthropologique et philosophique, l’élaboration de la culture, de sorte que la néoténie de l’homme déjà pressentie par Platon constituerait le fond positif de l’autodétermination de l’homme. En d’autres termes, la culture ne serait pas la négation abstraite de la nature, mais un éveil du spirituel au sein d’un naturel prédéterminé.
41À la naissance, l’homme est un être non spécialisé76, non pas parce qu’il serait comme une tabula rasa, pour laquelle seul importerait le processus conscientiel de la culture, il serait plutôt un être déterminé par sa non-spécialisation. Hegel est certes conscient que l’homme est, comme le montrera plus tard en détail Jakob Von Uexküll, en corrélation avec son milieu naturel (Um-welt) et, que les différentes « races » expriment un lien particularisé avec la nature. Il reste que cette particularité naturelle, qui donnera lieu à une science comme l’anthropogéographie, est, au regard de l’esprit, indifférente. Ce qui, pour l’esprit, prime au niveau de l’âme naturelle, c’est de n’être encore que l’esprit en puissance. L’homme comme âme naturelle posséderait ainsi la détermination d’avoir à se déterminer. Telle serait le sens de la néoténie : une positivité ouverte à la négativité de la culture. Ce sens rejoindrait l’âme naturelle comprise comme possibilité encore substantielle de l’esprit.
42La néoténie, autant qu’elle éclaire et spécifie l’ancrage du spirituel dans le naturel que Hegel thématise, est mise en perspective par le recours à la modalité hégélienne du possible, modalité traditionnelle qui fait, dans le sillage d’Aristote et de Spinoza, de l’homme une natura naturans. En vertu de ce caractère à la fois positif et négatif, l’humanité de l’homme n’est jamais acquise une fois pour toutes. Mais si l’humanité de l’homme n’est jamais absolument acquise, son inhumanité ne l’est jamais non plus. En ce sens, Hegel se distingue un néokantien comme Engelhardt, pour qui tout humain n’est pas nécessairement digne de respect77. Chez Hegel, le critère moral de l’autonomie est naturellement central, mais l’autonomie de la raison peut parfois n’être que latente78. L’autonomie n’est pas le point de départ, mais le résultat du processus d’idéalisation de l’âme, elle ne peut donc tenir lieu de principe. C’est pourquoi le respect de la raison humaine s’applique aussi à ceux dont la raison est empêchée. Il faut donc reconnaître le raisonnable à même un être qui serait actuellement déraisonnable. Pour ce faire, il ne faut pas seulement reconnaître ce qui est, il faut voir ce qui œuvre (wirkt) dans ce qui est, l’âme qui habite le corps.
5. Le processus d’idéalisation de l’âme et ses conséquences bioéthiques
43Le concept hégélien de raison repose ainsi sur le procès œuvrant de l’âme effective (wirkliche Seele). L’homme n’est pas posé comme une définition, il se compose dans le monde qui l’expose à lui-même et à ses possibles faillites. Comme le commente bien Thaulow, l’homme est donné deux fois, une fois comme être naturel, une fois comme être qui se donne à lui-même79. Se donner à soi-même son corps et faire de cette substance qui incarne le naturel un sujet égal à soi, tel est l’enjeu du processus d’idéalisation de l’âme. Le processus d’idéalisation de l’âme effective, comme l’a bien vu Gilles Marmasse80, met en place déjà certains mécanismes de cette raison, de sorte qu’on pourrait dire qu’avant même la conscience, les mécanismes du rationnel se jouent dans ce qui constitue le substrat naturel de l’esprit.
44Si le processus d’idéalisation de l’âme met en place des mécanismes qui annoncent l’avènement de la raison, l’empêchement de ces mécanismes renvoie au tréfonds naturel qui hante le monde de l’esprit. La folie est une maladie, laquelle consiste, comme Hegel l’explique dans sa philosophie de la nature, en ce qu’un organe « se fixe pour lui-même et persiste dans son activité particulière face à l’activité du tout, dont la fluidité et le processus traversant tous les moments sont, de ce fait, empêchés81 ». Le remède à la maladie est de « restaurer la fluidité de l’organe ou du système particulier dans le tout82 ». Ce n’est pas la négation du donné, mais l’organisation du particulier sous les auspices de l’universel qui sort de la maladie. Il en va de même dans la folie.
45L’homme ayant surmonté le risque de la folie est à même d’élaborer à partir de sa particularité naturelle un processus d’idéalisation dans lequel l’identité avec l’universel ne signifiera plus la négation du particulier, mais sa reconnaissance comme négatif dans le procès d’une conscience se faisant savoir absolu. Le naturel n’est pas nié dans l’universel, il devient plutôt comme par une ruse de la raison l’instrument de celui-ci. L’organisme naturel devient l’organon de l’esprit. Hegel parle d’ailleurs de faire de la corporéité un instrument83, mais il faut comprendre qu’il s’agit là d’un résultat qui ne prend son sens que de ce dont il résulte, en l’occurrence l’exercice immanent de l’habitude. Faire du corps l’objet extérieur d’une instrumentalisation, en se passant de l’habitude, ce serait en faire un instrument inhabité, un mécanisme sans âme.
46On trouvera des perspectives éthiques sur le corps, dans les Principes de la Philosophie du droit, Hegel y décrit le corps comme « l’être là de la liberté84 ». Cela signifie que pour les autres, le corps n’est pas foncièrement séparé de l’âme, il exprime la façon dont celle-ci s’est approprié sa corporéité. À ce titre, « toute violence commise par d’autres envers mon corps est violence commise envers moi85 ». Toute réduction du corps à un objet naturel dépourvu d’âme ou à une ressource est donc proscrite par Hegel. Cela n’est pas sans conséquence, comme le remarque Michael Quante86. Pour l’éthique biomédicale, cela signifie, entre autres, que le commerce d’organes et que l’expérimentation à des fins scientifiques sur des individus humains ne sont en aucun cas acceptables. Le dopage qui fait du sport une lutte entre des corps sans âme est aussi condamnable. Il vide la compétition humaine de tout esprit et n’honore dans le chef du sportif qu’un corps devenu étranger, devenu mécanique. Il dépossède le corps de son âme et fait de l’homme l’esclave87 d’intérêts financiers.
47Du point de vue de la systématique hégélienne, le corps est le naturel de l’esprit et l’on ne peut dénier au corps son sens spirituel sans que cela ne porte à conséquence sur l’être humain en son entier. Loin de ravaler le corps à la logique de la mécanique, il s’agit pour Hegel d’élever le naturel du corps à l’esprit. Dans ce processus de spiritualisation, la négation pure et simple du naturel, la négation grossière (rohe Negation) est certes à éviter puisqu’elle équivaudrait à la mort de la conscience de soi88. Le salut repose en fait sur un autre type de négation, la négation absolue, en l’occurrence une négation qui nie moins le naturel que l’emprise du naturel et l’élève au spirituel. Poussé à la limite, cela signifie que le moment ultime du naturel, la mort, est alors transfiguré. Elle revêt dans le processus de spiritualisation du naturel qu’est l’anthropogenèse un sens spirituel qui, comme nous le montrerons dans le prochain chapitre, contribue à la poursuite de l’anthropogenèse.
6. Conclusion
48La raison humaine conçue comme liberté consiste à se reconnaître chez soi dans son autre. À ce titre, elle s’expose en permanence à l’aliénation. Il en résulte que, dans le monde de l’esprit, le déraisonnable peut se manifester à différents niveaux. L’homme peut être déraisonnable s’il ne réalise pas, au niveau de son âme, le procès d’idéalisation qui est en lui. C’est ce dont Hegel parle dans le paragraphe 408 de son Encyclopédie des sciences philosophiques. Mais chez Hegel, l’âme peut aussi renvoyer à des formes de vie supra-individuelles. On peut donc parler, sans trahir Hegel, de sociétés déraisonnables quand celles-ci échouent à assurer la cohésion sociale en laissant émerger une populace de « hors-la-loi ». On pourrait également comprendre sous les termes de théories déraisonnables, celles dont Hegel dénonce la mièvrerie romantique, le fanatisme religieux ou encore le nihilisme poussant à la nausée philosophique. Comme on le voit, en généralisant, on pourrait dire que la déraison concerne tout ce qui n’est plus en procès. Mais reprenons brièvement l’ensemble de nos réflexions et distinguons en les moments spécifiques, car le prétendu « bien connu », ce qui est jugé et sans appel, pourrait bien être une forme exemplaire du déraisonnable.
49Tandis que l’irrationnel dans la nature est une concrétion, une déterminité sans structure formelle, un organisme malade ou mal formé, l’irrationnel dans l’esprit est une abstraction, une indétermination, c’est-à-dire une structure formelle qui reste séparée du concret objectif, une idéalisation incapable d’intégrer dans son procès son sentiment de soi89. L’irrationnel au niveau de l’esprit est ainsi à concevoir comme un malentendu dans le processus d’idéalisation. Quand ce malentendu est poussé à son comble, Hegel parle de folie (Verrücktheit). La limite entre la raison et la déraison, dans l’esprit, n’est toutefois pas nette90. La fixation sur un aspect, l’impossibilité de faire droit à l’universel au sein de la particularité, est une possibilité qui est intrinsèquement liée au procès de l’idéalisation de l’âme préludant au procès de la raison en acte. Ce qui paraît irrationnel dans l’esprit n’est ainsi que l’ombre du mouvement de la mise en place des conditions de la raison.
50Le déraisonnable de l’esprit, loin de prolonger l’irrationnel naturel, se joue dans la tentative pour l’esprit de surpasser l’irrationalité de la nature. Il consiste à contredire le naturel sans pouvoir en faire quelque chose. C’est une contradiction qui en reste à la contradiction et ne produit rien qui fasse sens. La déraison spirituelle n’est que le mouvement inabouti du processus d’idéalisation préparant le rationnel. L’homme, contrairement à l’animal, est une seconde nature. Il doit éveiller ce qu’il est au mouvement de la raison. Comme l’indique Hegel, pris au sens primitif d’âme étante (die seiende Seele), l’homme n’est encore que le sommeil de l’esprit (der Schlaf des Geistes91). L’esprit dans l’homme doit se libérer de l’immédiateté de la nature. L’âme comme esprit-nature (Naturgeist) doit passer par un combat libérateur (Befreiungskampf92) contre l’immédiateté de son contenu substantiel pour se poser comme âme « effective ». Dans ce combat, pour se libérer de la forme de l’être et pour faire de sa corporéité une œuvre d’art de l’âme (Kunstwerk der Seele93), il est possible que l’on n’arrive pas à surmonter l’opposition. L’âme humaine sent alors la nature comme un autre qui lui est opposé et qu’elle ne peut surmonter. Elle souffre d’un mal qui est comme une paralysie du procès d’incarnation de l’âme et de spiritualisation du corps94.
51Ce mal n’est pas l’extérieur de la raison, mais son autre immanent ou plus précisément l’autre immanent du processus d’idéalisation préparant la venue du rationnel à même le substrat naturel de l’esprit qu’est l’âme humaine. Dans la folie, les conditions du raisonnable sont là, mais sous un mode ineffectif (unwirklich), car l’âme échoue à lier son sentiment de soi à son processus d’idéalisation.
52Plus généralement, la raison étant, en son essence, relation, la déraison est quelque chose de relatif. Les théories de penseurs comme Foucault et Szasz95 qui font de la folie une anormalité relative à la norme en vigueur dans une société sont donc plus proches qu’il n’y paraît de Hegel. L’anthropologie hégélienne ouvre un procès dans lequel l’homme ne se réalise pleinement que dans les sphères les plus hautes de l’esprit. On a vu que le niveau subjectif de la folie était lié à des considérations objectives comme l’émergence de la populace ou encore la religion ayant cours. Au sein d’autres sphères de l’esprit, on peut aussi parler d’une déraison liée à un goût esthétique inactuel ou à une « nausée » intellectuelle menant à l’inactivité.
53La reconnaissance du lien entre raison et déraison ne conduit pas comme chez Adorno à un pessimisme. Ce n’est pas la raison qui est déraisonnable, mais le déraisonnable qui est rationnel. Il n’y a pas d’irrationnel absolu dans le monde de l’esprit. Dans la folie, la raison reste présente mais elle n’est jamais donnée sous une forme définitive, mais toujours comme une tâche (Aufgabe). La raison est le motif central de l’anthropogenèse hégélienne96, elle est coextensive de la philosophie de l’esprit en son entier97, y compris de ses faillites.
54La reconnaissance du déraisonnable chez Hegel peut certes nous donner des éléments utiles à l’élaboration d’une théorie critique du type de celles qui seront développées par l’école de Francfort, elle mène avant tout à l’élaboration d’une théorie pédagogique au sens où le rationnel n’est jamais acquis, mais demeure une tâche. D’un côté, Hegel peut servir à diagnostiquer les pathologies propres à son temps98. S’il est vrai que Hegel peut servir à diagnostiquer les pathologies propres à son temps, ce qu’il développe à l’occasion de ses discours solennels, c’est une théorie de l’éducation (Bildungstheorie), dont la fonction consiste à réconcilier le principe moderne de la singularité avec le monde de l’esprit et de la nature. La critique de l’époque est certes importante, mais elle ne doit pas conduire à une négativité sans contenu.
55Le mouvement par lequel l’âme s’approprie son naturel est un mouvement fragile. Un monde hostile menace de faillite les processus d’idéalisation. L’âme en devenant conscience peut toutefois désamorcer ce danger en s’appropriant par la culture le monde qui l’environne. Mais pour que cette appropriation se mette en branle, il faut que la conscience soit ébranlée en son être propre. C’est l’expérience de la mort, contingence de l’être en ce monde, qui va conduire la conscience à s’identifier à un monde qui la dépasse et lui survit. La résistance active à la mort figure ainsi la négativité d’une raison (comme tâche) que configure ensuite l’éducation, laquelle est le refus persistant de résoudre la négativité humaine dans une positivité naturelle, un corps sans vie.
Notes de bas de page
1 « Das Denken einmal können wir nirgend unterlassen. » Hegel, GW 18, p. 138, trad. fr. M. Bienenstock, p. 52. Jean-Luc Gouin commente le passage de la sorte, « en un mot, penser est indispensable ». J.-L. Gouin, « Der Instinkt der Vernünftigkeit. De l’inaliénabilité de la rationalité », Hegel-Studien, 44, 2009, p. 119.
2 « Ô chrétiens, ayez honte, vous autres chrétiens raffinés et communs, savants et ignorants, ayez honte qu’un antichrétien ait dû vous montrer l’essence du christianisme dans sa figure véritable et sans voile ! Et à vous, théologiens et philosophes spéculatifs, je conseille de vous libérer des concepts et préjugés de l’ancienne philosophie spéculative si vous voulez parvenir aux choses telles qu’elles sont, c’est-à-dire à la vérité. Pour vous il n’est pas d’autre voie vers la vérité et la liberté qu’à travers le ruisseau de feu [Feuer-bach]. Le Feuerbach est le purgatoire du présent. » L. Feuerbach, « Luther, arbitre entre Feuerbach et Strauss », in Werke in sechs Bänden, éd. E. Thies, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1975, t. III, p. 246.
3 « Le philosophe formé à l’école de Descartes sait que les choses sont douteuses, qu’elles ne sont pas telles qu’elles apparaissent ; mais il ne doute pas que la conscience ne soit telle qu’elle apparaît à elle-même…, depuis Marx, Nietzsche et Freud nous en doutons. Après le doute sur la chose, nous sommes entrés dans le doute sur la conscience. Mais ces trois maîtres du soupçon ne sont pas trois maîtres de scepticisme ; ce sont assurément trois grands “destructeurs”. (…) À partir d’eux, la compréhension est une herméneutique : chercher le sens, désormais, ce n’est plus épeler la conscience du sens, mais en déchiffrer les expressions. Ce qu’il faudrait donc confronter, c’est non seulement un triple soupçon, mais une triple ruse. (…) Du même coup se découvre une parenté plus profonde encore entre Marx, Freud et Nietzsche. Tous trois commencent par le soupçon concernant les illusions de la conscience et continuent par la ruse du déchiffrage… » (P. Ricœur, Le Conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 149-150).
4 Hegel, Encyclopädie, Zusatz zu § 441, GW 25,2, p. 1087, trad. Bourgeois, vol. III, p. 540.
5 « Die Vernunft kann nichts Anderes neben sich, noch viel weniger über sich leiden ». Hegel, Einleitung in der Geschichte der Philosophie (éd. Hoffmeister), Hamburg, Meiner, 1966, p. 197.
6 J.-L. Gouin, « Der Instinkt der Vernünftigkeit. De l’inaliénabilité de la rationalité », Hegel-Studien, 2009, n° 44, p. 125.
7 Hegel, Briefe I, p. 343, trad. Carrère, vol. I, p. 306.
8 Hegel voit d’ailleurs dans ce qui est nommé irrationnel (irrational) en mathématiques un début et une trace de rationalité. Pour lui, on a tendance à dire que ce qui ne relève pas de l’entendement est irrationnel, mais pour Hegel l’entendement n’est pas tout, il y a, à côté de l’entendement, la raison, si bien que ce qui ne relève pas de l’entendement n’est pas irrationnel pour autant. Voir Hegel, Encyclopädie, GW 20, § 231, p. 384 ; trad. Bourgeois, p. 458.
9 Hegel, Phänomenologie, GW 9, p. 70, trad. fr. G. Jarczyk, P.-J. Labarrière, p. 119.
10 Hegel, Wissenschaft der Logik, GW 11, p. 407-409, trad. fr. G. Jarczyk, P.-J. Labarrière, vol. II, p. 292-296.
11 « Par application de l’adage hégélien : “Tout ce qui est réel est rationnel, et tout ce qui est rationnel est réel”, on peut s’attendre à ce que le rationnel épouse en tous points la démarche du réel, et, effectivement, la raison d’aujourd’hui ne se propose rien tant que l’assimilation continue de l’irrationnel, assimilation durant laquelle le rationnel est appelé à se réorganiser sans cesse, à la fois pour se raffermir et s’accroître. C’est en ce sens qu’il faut admettre que le surréalisme s’accompagne nécessairement d’un surrationalisme (le mot est de M. Gaston Bachelard) qui le double et le mesure » A. Breton, P. Éluard, Dictionnaire abrégé du surréalisme, in P. Éluard, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, tome I, p. 779-780.
12 « Hegel inaugure la tentative pour explorer l’irrationnel et l’intégrer à une raison élargie qui reste la tâche de notre siècle », Merleau-Ponty, Sens et non sens, Paris, Nagel, 1963, p. 109.
13 Pour Kant, la déraison est « quelque chose de positif et non un simple manque de raison ». Kant, Anthropologie, op. cit., p. 84. Sur la différence entre la conception de Kant et celle de Hegel, voir G. Swain, « De Kant à Hegel : deux époques de la folie », Libre, n° 1, 1977.
14 Hegel, Encyclopädie, GW 20, § 408, p. 412, trad. fr. B. Bourgeois, p. 211.
15 Ibid.
16 Hegel, GW 20, § 414, p. 422, trad. fr. B. Bourgeois, p. 221-222.
17 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1961.
18 Hegel, Vorl. 3, p. 23, trad. Garniron, p. 21.
19 « Aus diesem unmittelbaren Einsseyns mit ihrer Natürlichkeit tritt die Seele in den Gegensatz und Kampf mit derselben (dahin gehören die Zustände der Verrücktheit und des Somnambulismus) », Hegel, Encyclopädie, Zusatz zu § 387, GW 25,2, p. 944, trad. fr. B. Bourgeois, p. 402.
20 Bien que Hegel emploie cette expression, il tend à la nuancer. Il n’y a pas, pour lui, d’un côté une maladie du corps et de l’autre une maladie de l’esprit. Déjà, dans son Manuskript zur Psychologie und Transzendentalphilosophie (1794), l’origine de la folie était décrite comme « theils physische und theils Zuthun der Seele ». (Cf. Hegel, GW 1, p. 181 ff). Cette duplicité essentielle dans la raison de la déraison est d’ailleurs un leitmotiv de l’analyse hégélienne. « Die Verrücktheit ist eine Krankheit des Geistes und des Körpers » (Griesheims Nachschrift). (Cf. Hegel, GW 25,1, p. 375). Voir aussi ibidem ; Encyclopädie, § 408 Z., GW 25,2, p. 1042, trad. fr. B. Bourgeois, p. 497. Remarquons que Hegel, au § 378 de son Encyclopédie et dans l’addition de Boumann qui accompagne celui-ci, situe sa Psychologie entre la Psychologie rationnelle (ou pneumatologie) et la Psychologie empirique. Son point de vue concernant la folie (comme corporelle et mentale) s’inscrit dans cette vision intermédiaire des choses.
21 Hegel, Encyclopädie, GW 20, § 408 A.
22 Hegel dit de l’âme qu’elle est « l’intellect passif d’Aristote qui contient en puissance toute chose » (GW 20, § 389, p. 388, trad. fr. B. Bourgeois, p. 185), renvoyant aux passages bien connus du De Anima (III, 4-8). Sur les rapports de Hegel et Aristote, on consultera avant tout : A. Ferrarin, Hegel and Aristotle, New York, Cambridge University Press, 2001.
23 Nous suivons la traduction que donne Bernard Bourgeois de ces termes. Notons que la frontière entre ces différents concepts est relativement poreuse. Il n’y a pas encore de terminologie fixée à cette époque, Petry parle même de « terminological chaos ». Cf. Hegel, Philosophy of subjective spirit (éd. Petry), Dordrecht, 1978, vol. II, p. 623-624.
24 D. Berthold, Hegel’s Theory of Madness, New York, SUNY Press, 1997, p. 20.
25 Ibid.
26 G. Swain, « De Kant à Hegel : deux époques de la folie », in : Dialogue avec l’insensé, Paris, Gallimard, 1994, p. 19.
27 Hegel, Wissenschaft der Logik (1832), GW 21, p. 103, trad. fr. G. Jarczyk, J.-P. Labarrière, p. 107.
28 Dans la vésanie kantienne, il ne s’agit plus simplement « d’un désordre et d’une déviation à partir des règles de l’usage de la raison, mais aussi d’une déraison positive, c’est-à-dire d’une autre règle. » (Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique (trad. fr. M. Foucault), Paris, Vrin, 1964, p. 82.) Notons que ce caractère « hors la raison » de la folie a pour conséquence que le fou est considéré comme incurable. Notons aussi que Kant reconnaît à côté de la vésanie des formes moins systématiques de folie et des cas où, bien que l’on manque d’esprit, on ait une dose convenable d’entendement et de raison.
29 « Die Entzweiung liegt im Begriff des Menschen überhaupt », Hegel, Werke 17, p. 258.
30 « Nur der Mensch gelangt dazu, sich in jener volkommenen Abstraction des Ich zu erfassen. Dadurch hat er, so zu sagen, das Vorrecht der Narrheit und des Wahnsinns », Hegel, Encyclopädie, Zusatz zu § 408, GW 25,2, p. 1041, trad. fr. B. Bourgeois, p. 496.
31 « Hier fällt der Traum innerhalb des Wachens selbst, so dass er dem wirklichen Selbstgefühl angehört », Hegel, Encyclopädie, GW 20, § 408 A, p. 413, trad. fr. B. Bourgeois, p. 212.
32 Cf. P. Pinel, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, Paris, 1801. Le livre est traduit en allemand la même année. Cf. P. Pinel, Philosophisch-medicinische Abhandlungen über Geistesverirrungen oder Manie. Aus den Französischen übersetzt und mit Anmerkungen versehen von Mich. Wagner, Wien, 1801. « Pinnel hat das zuerst aufgebracht, daß man auf den Geist Rücksicht nehmen soll um auf diesen zu würken, wobei das Medicinische nicht ausgeschlossen wird. Bei dieser behandlung ist die Voraussetzung daß der Verrückte ein Mensch ist, und noch Vernunft besitzt und daß man bedenkt, daß man von einen Körper medicinisch behandelt ; man wird ihn nicht behandeln, wenn man nicht voraussetzt : er habe noch Gesundheit in sich. Ebenso hat der Verrückte auch Vernunft, und kann Recht und Unrecht das er thut und das ihm gethan wird oft unterscheiden, auf dem ganzen Feld seines Betragens, in so fern dies nicht gerade seine direkte Narrheit ist », Hegel, Vorlesungen über die Philosophie des subjektiven Geistes, GW 25,2 (Nachschrift Stolzenberg), p. 720.
33 Hegel, Encyclopädie, GW 20, § 498 A, p. 413, trad. fr. B. Bourgeois, p. 213, voir aussi Zusatz zu § 408, GW 25,2, p. 1051, trad. fr. B. Bourgeois, p. 506.
34 Il fait de son corps une œuvre d’art (Kunstwerk von sein Körper). Hegel, Vorlesungen über Philosophie des subjektiven Geistes, GW 25,1, p. 88 (Nachschrift Hotho).
35 « L’internement classique avait créé un état d’aliénation, qui n’existait que du dehors, pour ceux qui internaient et ne reconnaissaient l’interné que comme Étranger ou Animal ; Pinel et Tuke, dans ces gestes simples où la psychiatrie positive a paradoxalement reconnu son origine, ont intériorisé l’aliénation, l’ont installé dans l’internement, l’ont délimitée comme distance du fou à lui-même, et par là l’ont constituée comme mythe. Et c’est bien de mythe qu’il faut parler lorsqu’on fait passer pour nature ce qui est concept, pour libération d’une vérité ce qui est reconstitution d’une morale, pour guérison spontanée de la folie ce qui n’est peut-être que sa secrète insertion dans une artificieuse réalité », M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1961, p. 501.
36 « Ici et là, on voit se dessiner le même effort pour reprendre certaines pratiques de l’internement dans le grand mythe de l’aliénation, celui-là même que Hegel devait formuler quelque année plus tard, tirant en toute rigueur la leçon conceptuelle de ce qui s’était passé à la Retraite et à Bicêtre », ibid., p. 501.
37 Foucault distingue quatre antinomies des réflexions sur la folie à l’âge classique. 1) le fou dévoilerait la vérité élémentaire de l’homme tout en étant sa vérité terminale. 2) La folie serait une maladie, mais se distinguerait des maladies du corps. 3) La folie se juge aux raisons d’un acte, mais la folie d’un acte est d’être sans raison. 4) le fou doit découvrir en lui sa vérité, mais pour se faire il doit se remettre à la raison de l’autre, la sienne étant dérangée. Cf. M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p. 537 ss.
38 M. Gauchet, « À la recherche d’une autre histoire de la folie », in G. Swain, Dialogue avec l’insensé, op. cit., p. 29.
39 « Diese unsere Auffassung der Verrücktheit als einer in der Entwicklung der Seele nothwendig hervortretenden Form oder Stufe ist natürlicherweise nicht so zu verstehen, als ob damit behauptet würde, jeder Geist, jede Seele müsse durch diesen Zustand äußerster Zerrissenheit hindurchgehen. Eine solche Behauptung wäre ebenso unsinnig wie etwa die Annahme : weil in der Rechtsphilosophie das Verbrechen als eine nothwendige Erscheinung des menschlichen Willens betrachtet wird, deshalb solle das Begehen von Verbrechen zu einer unvermeidlichen Nothwendigkeit für jeden Einzelnen gemacht werden. Das Verbrechen und die Verrücktheit sind Extreme, welche der Menschengeist überhaupt im Verlauf seiner Entwicklung zu überwinden hat, die jedoch nicht in jedem Menschen als Extreme, sondern nur in der Gestalt von Beschränktheiten, Irrthümern, Thorheiten und von nicht verbrecherischer Schuld erscheinen Dieß ist hinreichend, um unsere Betrachtung der Verrücktheit als einer wesentlichen Entwicklungsstufe der Seele zu rechtfertigen. » Hegel, Encyclopädie, Zusatz zu § 408, GW 25,2, p. 1036, trad. fr. B. Bourgeois, p. 491-492.
40 La société civile, en prenant pour sujet l’homme concret, offre un complément essentiel à l’anthropologie hégélienne. Voir le § 190 des Grundlinien der Philosophie des Rechts.
41 Dans le domaine anthropologique, le dérangement d’esprit consiste « en une abstraction fixée à l’encontre de la conscience objective, concrète, de l’individu à l’esprit dérangé » (in einer gegen das concrete, objective Bewußtseyn des Verrückten festgehaltenen Abstraction). Hegel, Encyclopädie, Zusatz zu § 408, GW 25,2, p. 1043, trad. Bourgeois, p. 498.
42 Alain, Idées, Paris, 1964, 10/18, p. 263.
43 « Alles, was existiert, steht im Verhältnis, und dies Verhältnis ist das Wahrhafte jeder Existenz », Hegel, Enzyklopädie, Zusatz zu § 135, Werke 7, p. 267, trad. fr. B. Bourgeois, p. 567.
44 Iring Fetscher relève bien ce point. « Die Einheit des Menschen in allen psychischen Lebensäußerungen und die Einheit von Natur und Kultur sind die beiden Wesensmerkmale von Hegels Anthropologie », I. Fetscher, Hegels Lehre vom Menschen, op. cit., p. 17.
45 Voir Hegel, GW 14,1, § 151, p. 141, trad. fr. J.-Fr. Kervégan, p. 257.
46 Hegel parle dans une lettre à son ami Niethammer datée du 13 octobre 1806 de Napoléon comme d’une « âme du monde ». Même si une légère ironie teinte ce propos, on peut y voir une reconnaissance positive du conquérant français en tant qu’il œuvre au processus d’idéalisation des coutumes éthiques, notamment à travers la codification, qu’il étend aux territoires conquis.
47 Hegel, Encyclopädie, Zusatz zu § 408, GW 25,2, p. 1049, trad. fr. B. Bourgeois, p. 504.
48 Cette absence de place pour l’autonomie individuelle au sein du monde grecque qui explique la condamnation de Socrate (cf. Hegel, Vorl. 7, 162, trad. fr ; P. Garniron, tome II, p. 334-335), et « la répression du principe de la singularité » (Hegel, Vorl. 8., p. 53, trad. fr. P. Garniron, tome III, p. 494) dans la République platonicienne, sont bien rendues dans les cours que Hegel consacre à Berlin à l’histoire de la philosophie. « Der Mensch hatte sich noch nicht so in sich reflektiert, daß er aus sich sich bestimmt ; noch weniger war das vorhanden, was wir “Gewissen” nennen » (Hegel, Vorl. 7, p. 152). Voir aussi Vorl. 8, p. 52.
49 L’individu peut choisir sa place dans le monde institutionnalisé. L’institution qu’est la famille, par exemple détermine des droits et des obligations, mais l’individu, comme le montre Hegel dans ses Leçons sur la philosophie de la religion, a le droit de choisir son partenaire. De la même façon, l’individu peut, en fonction de ses capacités, choisir son travail dans la sphère de la société civile.
50 Hegel, Principes de la philosophie du droit, add. § 244.
51 Voir le chapitre intitulé « la loi du cœur et le délire de la présomption » (Das Gesetz des Herzens und der Wahnsinn des Eigendünkels). Hegel, GW 9, p. 202-207, trad. fr. G. Jarczyk, P.-J. Labarrière, p. 355-365.
52 « In England ist der Zustand der Verrücktheit sehr häufig », Hegel, Vorlesungen über Philosophie des subjektiven Geistes, GW 25,1, p. 382 (Nachschrift Griesheim).
53 Sur ce point, voir les travaux de Berne, en particulier : Les fragments, la Positivité de la religion chrétienne et La vie de Jésus.
54 Sur ce concept, Hegel, Phänomenologie, GW 9, p. 122-131, trad. Jarczyk, Labarrière, p. 211-229.
55 « Die religiöse Schwärmerei ist auch eine haufige Quelle der Verrücktheit (ein Viertel bis ein Fünftel aller in den Irrenhäusern, sagt man). » Hegel, Vorlesung über Philosophie des Geistes (Nachschrift Erdmann), GW 25,2, p. 716. « Die religiöse Scwärmerei ist auch hierher zurechnen ; man hat berechnet daß der 4te oder 5te Theil durch Irrenhäuser gebracht werden ». (Nachschrift Stolzenberg). Ibid.
56 Hegel, Encyclopädie, Zusatz zu § 408, GW 25,2, p. 1049, trad. fr. B. Bourgeois, p. 504.
57 « Im Don Quijote ist es eine adelige Natur, in welcher das Rittertum bis zur Verrüktheit [vollendet] wird. Don Quijote zeigt uns eine geniale Natur, obgleich wir ihre Torheit sehen. Don Quijote macht den Schluß des Romantischen », Hegel, Vorlesungen über Philosophie der Kunst. Berlin 1823. Nachgeschrieben von H. G. Hotho, Hamburg, 1998.
58 « Die Subjektivität besteht im Mangel, aber Triebe nach einem Festen, und bleibt so Sehnsucht. Diese Sehnsucht einer schönen Seele stellt sich in Novalis’ Schriften dar. Diese Subjektivität bleibt Sehnsucht, kommt nicht zum Substantiellen, verglimmt in sich und hält sich auf diesem Standpunkt fest, – das Weben und Linienziehen in sich selbst ; es ist inneres Leben und Umständigkeit aller Wahrheit. – Die Extravaganz der Subjektivität wird häufig Verrücktheit ; bleibt sie im Gedanken, so ist sie im Wirbel des reflektierenden Verstandes befangen, der immer gegen sich negativ ist ». (Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, Werke, 20, p. 417). Voir aussi Hegel, Berliner Schriften, Solgers nachgelassene Schriften und Briefwechsel, Werke 11, p. 266 ; Hegel, Vorlesungen über Ästhetik, Werke 13, p. 210.
59 Le fanatisme n’est pas exclusivement religieux chez Hegel, il montre ainsi que la figuration politique de l’universel abstrait de volonté générale a pris sous la Terreur les traits d’un « fanatisme de la liberté ». Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie (trad. fr. P. Garniron), Paris, Vrin, 1991, tome VII, p. 1852.
60 Hegel n’utilise pas ce terme au sens actuel de « maladie imaginaire », mais dans le sens d’un pessimisme paralysant, voire d’un nihilisme.
61 « Dieser Hypochondrie, wie unscheinbar sie auch bei Vielen seyn mag, entgeht nicht leicht jemand. Je später der Mensch von ihr befallen wird, desto bedenklicher sind ihre Symptome. Bei schwachen Naturen kann sich dieselbe durch das ganze Leben hindurchziehen. In dieser krankhaften Stimmung will der Mensch seine Subjektivität nicht aufgeben, vermag den Widerwillen gegen die Wirklichkeit nicht zu überwinden und befindet sich eben dadurch in dem Zustande relativer Unfähigkeit, die leicht zu einer wirklichen Unfähigkeit wird. » (Hegel, Encyclopädie, Zusatz zu § 396, GW 25,2, p. 979, trad. Bourgeois, p. 437-438). Pour Hegel, la possibilité d’une telle crise n’est pas quelque chose d’exceptionnel. Il a lui-même souffert d’une telle crise d’hypocondrie lors de son séjour à Francfort. Voir Hegel, « Briefe an Windischmann (27 mai 1810) », Briefe I, p. 313-315, trad. fr. J. Carrère, p. 280-282.
62 Les causes « objectives » de la folie ne sont pas seulement sociales et religieuses chez Hegel. Dans l’addition au paragraphe 408, on trouve aussi des causes physiques : les changements naturels, le cours du soleil, une saison très chaude et une saison très froide, la tempête, les âges de vie (en particulier l’adolescence [voir § 396]). Hegel va même jusqu’à donner des traits physiques plutôt douteux : homme fort, musculeux, cheveux noirs… En fait, la folie est liée à la subjectivité et au cadre – physique, social et spirituel – dans lequel celle-ci s’inscrit.
63 « Autant à la première lecture, la nouveauté de l’information, l’envergure des perspectives, le brio de l’écriture coupaient le souffle et emportaient la conviction, autant à une lecture attentive, vérificatrice, informée par les déboires de la pratique, les insuffisances de la démonstration ne tardèrent pas à nous sauter aux yeux », M. Gauchet, « À la recherche d’une autre histoire de la folie », op. cit., p. XXVII.
64 M. Foucault, Dits et écrits. 1954-1988, vol. II, Paris, Gallimard, 1994, p. 350.
65 « L’appareil de répression n’a été aboli que pour faire place au pur et simple abandon. (…) Ce dont il s’agissait, au travers de cet acte cathartique, c’était de rendre le problème invisible. (…) La libération signifiait la mise à la rue et la déségrégation, la confusion avec le flot bigarré et montant des sans-domicile-fixe », M. Gauchet, « À la recherche d’une autre histoire de la folie », op. cit., p. XVII.
66 On peut se demander, à l’instar du psychiatre Henry Ey, si, dans son souci de « démystification », Foucault n’est pas victime d’une mystification qui consisterait à faire de la folie un simple phénomène culturel. Il semblerait à tout le moins qu’une autre histoire de la folie puisse être écrite. On consultera en ce sens : C. Quétel, Histoire de la folie. De l’Antiquité à nos jours, Paris, Talandier, 2009.
67 Voir à ce propos E. Renault, L’expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique de l’injustice, Paris, La Découverte, 2004.
68 Nous empruntons cette expression à Manfred Riedel. (Voir M. Riedel, « Tradition und Revolution in Hegels Philosophie des Rechts », in Studien zu Hegels Rechtphilosophie, Frankfurt, 1969, p. 123).
69 Hermann Drüe écrit ainsi dans son commentaire la chose suivante : « Hegels Darstellung der Geisteskrankheiten wurde 60 Jahre vor der bis heute gültigen Kraepelinschen Nosologie entworfen. Insofern ist sie in den meisten Details überholt », H. Drüe et al, Hegels Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften (1830). Ein Kommentar zum Systemgrundriß, Frankfurt, Suhrkamp, 2000, p. 244.
70 Comme l’écrit Hegel, « ce qu’est le sujet, c’est la série de ses actions (die Reihe seiner Handlungen) ». Hegel, GW 14,1, § 124, p. 110, trad. fr. J.-Fr. Kervégan, p. 221. Déjà dans la Phénoménologie, dénonçant le réductionnisme de la phrénologie et de la physiognomonie (alors popularisées par Gall et Lavater), Hegel définissait l’homme par son actuosité. « Das wahre Seyn des Menschen ist vielmehr seine That », Hegel, GW 9, 178.
71 Que le nouveau-né soit un donné « naturel » ou le résultat de manipulations génétiques, cela n’affecte a priori en rien sa capacité à « se produire » et c’est à partir de celle-ci et non à partir d’un passé sur lequel il n’a de toute façon pas prise qu’il faut juger de son humanité.
72 « Die geistige Bildung, der moderne Verstand bringt im Menschen diesen Gegensatz hervor, der ihn zur Amphibie macht, indem er nun in zwei Welten zu leben hat, die sich widersprechen, so daß in diesem Widerspruch nun auch das Bewußtsein sich umhertreibt und, von der einen Seite herübergeworfen zu der anderen, unfähig ist, sich für sich in der einen wie in der anderen zu befriedigen », Hegel, Werke 13, p. 79-80, trad. Lefebvre, Von Schenck, vol. I, p. 76.
73 Il ne faut donc pas dramatiser la rupture entre nature et culture chez Hegel. La culture est moins la négation abstraite de la nature qu’un éveil à une nouvelle dimension. « Zwischen dem Reich der Natur und dem des Geistes ist eine scharfe Trennungslinie gezogen, aber doch geht auch ein Entwicklungsstrom durch die Natur hindurch zum Geiste fort (bzw. zu ihm zurück). Der Mensch wächst aus der Natur heraus, ist ein Geschöpf der Natur und erhebt sich erst allmählich über sein unmittelbar-naturhaftes Dasein », I. Fetscher, Hegels Lehre vom Menschen, op. cit., p. 26.
74 « We have evolved by retaining to adulthood the originally juvenile features of our ancestors », S. J. Gould, « A biological Homage to Mickey Mouse », Ecotone 4 (1), 2008, p. 333-340.
75 Voir, entre autres, de cet auteur : Lettres sur la nature humaine à l’usage des survivants, Petite bibliothèque philosophique, Paris, Calmann-Lévy, 1999 ; On achève bien les hommes : de quelques conséquences actuelles et futures de la mort de Dieu, Paris, Denoël, 2005, Il était une fois le dernier homme, Paris, Denoël, 2012.
76 K. Lorenz, « Psychologie et phylogenèse », in Trois essais sur le comportement humain, Paris, Points Seuil, 1970.
77 « Tous les humains ne sont pas des personnes. Tous les humains ne sont pas conscients d’eux-mêmes, rationnels et aptes à concevoir la possibilité de blâmer et de louer. Les fœtus, les nourrissons, les retardés mentaux profonds, les comateux irréversibles, sont autant d’exemples humains qui ne sont pas des personnes. […] Semblables entités ne peuvent ni blâmer ni louer ni être dignes de blâme ou de louange ; elles ne sont pas capables de faire des promesses, des contrats, ou d’acquiescer à quelque conception de bienfaisance. […] L’éthique de l’autonomie est une éthique des personnes. Pour cette raison, c’est un non-sens, d’un point de vue laïc général, de parler du respect de l’autonomie du fœtus, de nourrissons ou d’adultes profondément retardés, qui n’ont jamais été rationnels. Aucune autonomie ne peut être ici offensée. Traiter de semblables êtres sans respecter ce qu’ils ne possèdent pas et n’ont jamais possédé, ne les spolie de rien qui puisse avoir un statut moral en un sens laïc général. Ils se situent hors du sanctuaire intime de l’éthique laïque. » T. Engelhardt, The Foundations of bioethics, Oxford, Oxford University Press, 19962, p. 138-139. On trouve chez Hegel, comme par anticipation, des arguments contre cette idée. « So ist die Möglichkeit des Kindes, vernünftig zu werden, ganz etwas anderes, viel höheres als das ausgebildete Tier. Das Tier hat nicht die Möglichkeit, seiner sich bewußt zu werden », Hegel, Vorl. 12, trad. fr. M. Bienenstock, p. 137-138. On notera que l’idée de possible n’est pas uniquement ce qui garantit le droit de l’enfant et de l’embryon chez Hegel. Il faut aussi considérer que l’enfant est dans un rapport éthique et que l’embryon n’est pas seulement dans un rapport physiologique, mais dans ce que Hegel appelle un rapport psychique à la mère, voir Hegel, GW 20, Encyclopädie, § 405 A, trad. fr. B. Bourgeois, p. 202.
78 Le principe de la personne domine le droit abstrait, mais il doit être compris et relativisé à l’aune du cadre holistique et génétique qu’est la vie éthique chez Hegel. « [Man muß] beachten, daß die Personalität als Prinzip des abstrakten Rechts weder den gesamten Bereich der Rechtsphilosophie abdeckt, noch in den Sphären der Moralität oder Sittlichkeit das dominante Prinzip darstellt. Menschliche Nichtpersonen sind aufgrund ihrer sozialen Einbettung in soziale Institutionen wie Familie nicht ethisch wert- oder schutzlos », M. Quante « Hegel und die biomedizinische Ethik », in O. Breidbach, D. V. Engelhardt (éd..), Hegel und die Lebenswissenschaften, Berlin, Verlag für Wissenschaft und Bildung, 2002, p. 267. En fait chez Hegel, il faut considérer la vie éthique comme une fin en soi. Ce n’est plus la personne qui est digne de respect, mais la vie éthique, ce qui implique d’étendre le respect à ceux qui contiennent en puissance seulement l’autonomie morale qui fait la dignité de l’homme, car, en tant qu’ils sont hommes, ils incarnent et s’inscrivent déjà dans le tissu éthique.
79 « Die Naturdinge sind nur unmittelbar und einmal, doch der Mensch als Geist verdoppelt sich, indem er zuerst wie die Naturdinge ist, sodann aber eben so sehr für sich ist, sich anschaut, sich vorstellt, denkt, und nur durch dies thätige Fürsichseyn Geist ist », G. Thaulow, Hegel’s Ansichten über Erziehung und Unterricht, Kiel, Akademische Buchhandlung, 1853, p. 16.
80 Voir G. Marmasse, « Hegel : les enjeux de l’anthropologie », Revue de métaphysique et de morale, 2006, p. 545-557.
81 Hegel, GW 20, § 371, p. 371.
82 Hegel, GW 20, § 373, p. 371.
83 Hegel, GW 20, § 410, p. 418, trad. B. Bourgeois, p. 217. Il ajoute plus loin que la conscience de soi a dans sa corporéité, comme dans son signe et son instrument (« als in seinem Zeichen und Werkzeug »), son propre sentiment de soi et son être pour d’autres. Hegel, GW 20, § 431, p. 430.
84 Hegel, GW 14,1, § 48, trad. fr. J.-Fr. Kervégan, p. 157.
85 Ibid.
86 M. Quante, « Hegel und die biomedizinische Ethik », op. cit., p. 265-266.
87 L’esclavage est strictement proscrit par Hegel en raison de ce qui définit l’homme en son essence même. « Die Behauptung des absoluten Unrechts der Sclaverey hingegen hält am Begriffe des Menschen als Geistes, als des an sich freien, fest und ist einseitig darin, daß sie den Menschen als von Natur frei oder, was dasselbe ist, den Begriff als solchen in seiner Unmittelbarkeit, nicht die Idee, als das Wahre nimmt », Hegel, Grundlinien der Philosophie des Rechts, GW 14,1, § 57, p. 64, trad. fr. J.-Fr. Kervégan, p. 164.
88 « Der Kampf des Anerkennens geht also auf Leben und Tod ; jedes der beiden Selbstbewußtsein[e] bringt das Leben des anderen in Gefahr und begibt sich selbst darein, aber nur als in Gefahr, denn ebenso ist jedes auf die Erhaltung seines Lebens als des Daseins seiner Freiheit gerichtet. Der Tod des einen, der den Widerspruch nach einer Seite auflöst, durch die abstrakte, daher rohe Negation der Unmittelbarkeit, ist so nach der wesentlichen Seite, dem Dasein des Anerkennens, welches darin zugleich aufgehoben wird, ein neuer Widerspruch, und der höhere als der erste », Hegel, Encyclopädie, GW 20, § 432, p. 431, trad. Bourgeois, p. 230-231.
89 « Tandis que dans la sphère de la nature en tant que telle, l’irrationalité se montre dans la concrétion empirique des diverses déterminations arrachées à leur abstraction principielle, dans leur brouillage à travers de monstrueux intermédiaires, – dans la sphère de l’esprit, c’est, bien plutôt, l’existence empirique séparée de ses figures, la libération effective des plus abstraites d’avec leur intégration concrète, en tant que résultant de l’abstraction de soi qu’opère la totalité de l’esprit – seul à exister objectivement –, qui constitue l’irrationalité ou, mieux, alors, la déraison. » (B. Bourgeois, « Présentation », in Hegel, Encyclopédie des sciences Philosophiques, tome III, Paris 1988, p. 34). En fait, si cette opposition est indicative, il faudrait être plus précis et comprendre que la déraison est, plutôt qu’une abstraction, une excroissance du concret. L’irrationel serait alors, ce qui ne croîtrait plus avec (con-crescere).
90 « Es ist aber im Konkreten oft schwer zu sagen, wo er anfängt, Wahnsinn zu werden ». (Hegel, Encyclopädie, GW 20, § 408 Anm., trad. fr. B. Bourgeois, p. 212) « Es ist schwer zu bestimmen, wo die Narrheit anfangt », (Hegel, Vorlesungen über die Philosophie des subjektiven Geistes, GW 25,1, p. 93).
91 Hegel : Encyclopädie, GW 20, § 389, p. 388, trad. fr. B. Bourgeois, p. 185.
92 Hegel, GW 25,2, Zusatz zu § 402, p. 1008, trad. fr. B. Bourgeois, p. 465.
93 Hegel, Encyclopädie, GW 20, § 411, p. 419, trad. fr. B. Bourgeois, p. 218.
94 « Eine Erstarrung des Prozesses von Verleiblichung des Seelischen und Vergeistigung des Leiblichen ». J. Van der Meulen, « Hegels Lehre von Leib, Seele und Geist », Hegel-Studien, 1963, Nr. 2, p. 262.
95 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1961 ; T. S. Szasz, The Manufacture of Madness : A Comparative Study of the Inquisition and the Mental Health Movement, New York, 1970.
96 « Das Denken ist die edelste Thätigkeit im Menschen, wodurch er sich vom Thiere unterscheidet ; außerdem aber auch noch durch sittliches, religiöses Gefühl, Reichthum, dergleichen, was die Thiere nicht haben. Religion, Sittlichkeit usf. Erhält ihren höhern Gehalt durch das Denken ». Hegel, GW 23,1, p. 413. « Das Denken aber, das Sein des Menschen als Geist, als Ich, dies macht die abstrakte Wurzel der menschlichen Natur überhaupt aus, konstituiert das Prinzip, durch welches der Geist Geist ist », Hegel, Vorl. 12, p. 29, trad. Bienenstock, p. 133.
97 « Das Denken einmal können wir nirgend unterlassen, denn der Mensch ist denkend, dadurch unterscheidet er sich von dem Thier ; [in] allem was menschlich ist, Empfindung, Kenntniß und Erkenntniß, Triebe und Wille, insofern es menschlich und nicht thierisch ist, ist ein Denken darin », Hegel, GW 18, p. 138, trad. fr. M. Bienenstock, La philosophie de l’histoire, p. 52. « Selbst schlafend und im bewußtlosen Zustand ist der Mensch stets denkend », Hegel, GW 23,1, p. 17.
98 De cette façon, Honneth analyse Hegel dans le sens d’une théorie critique. Il voit dans les Grundlinien der Philosophie des Rechts un diagnostic des pathologies sociales. Il a bien remarqué que le fait d’en rester aux seules catégories du droit civil ou à la seule moralité pouvait conduire à souffrir d’indétermination (Leiden an Unbestimmtheit). Voir A. Honneth, Leiden an Unbestimmtheit, Stuttgart, Reclam, 2001.
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Hegel anthropologue
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