Avant-propos
p. 7-25
Texte intégral
1Les problèmes anthropotechniques constituent aujourd’hui un défi majeur pour nombre de philosophes et de praticiens ressortant à diverses disciplines, que ce soit la médecine, le droit ou encore les sciences sociales et politiques. Tout semble indiquer que ces préoccupations ne vont faire que s’accentuer au fur et à mesure que la technique va se perfectionner. Or l’idée d’une modification éventuelle de l’homme par la technique relève d’une conception qui fait de l’homme un être du possible. Cette option anthropologique n’est toutefois pas neuve. Les philosophes des Lumières, en associant l’homme et la liberté, constituent ainsi le terreau de questionnements que viendront catalyser les progrès techniques.
2L’hypothèse dont part ce livre est que la conception de l’homme à l’époque des Lumières, dont Hegel essaie, après Kant, de donner une formulation systématique nous donne des outils pour nous orienter et nous positionner à l’égard de l’anthropotechnique. Il s’agit dès lors de tirer des perspectives pragmatiques de la philosophie de Hegel, non pas en manipulant frauduleusement le sens de ses textes, mais en montrant comment à partir de sa pensée de l’homme des perspectives qui répondent à nos préoccupations contemporaines peuvent émerger et nous donner un éclairage intéressant sur les défis auxquels nous sommes actuellement confrontés par les progrès de la technique.
1. Contexte de l’anthropologie hégélienne
3L’anthropologie philosophique1 s’institue comme une discipline à part entière à partir du XXe siècle en Allemagne avec des philosophes comme Scheler, Plessner et Gehlen. Le besoin de l’institution d’une telle discipline tiendrait au fait que la conception traditionnelle de l’homme face à l’émergence des différents savoirs composant les sciences modernes serait devenue problématique2. La spécialisation des disciplines aurait régionalisé la question centrale de l’homme et occulté celle-ci au profit de sa nature physiologique ou de la nature de son moi, suscitant le besoin d’une nouvelle anthropologie3.
4Les philosophes du XXe siècle n’ouvrent toutefois que de nouvelles voies de réponse à une question de l’homme déjà bien présente. On peut ainsi trouver une place tout à fait centrale au questionnement anthropologique pendant la période des Lumières4. La connaissance du monde accrue pendant la modernité va de pair avec la découverte de nouvelles cultures. Cette découverte d’autres civilisations va conduire Herder à penser un nexus entre l’homme et la culture dont il donne la pleine mesure dans ses Idées pour une philosophie de l’histoire de l’humanité.
5Si Kant reste sceptique par rapport au travail de Herder qu’il traite avec un certain dédain, il prend également le pouls du monde. Sans bouger de Königsberg, il voyage, pourrait-on dire, par procuration5 et donne pendant de nombreuses années des cours de géographie et d’anthropologie, dont le matériau empirique n’est pas négligeable.
6La génération qui suit, avec le récit des voyages d’Alexander von Humboldt, les débuts de la linguistique comparée (Friedrich Schlegel, Wilhelm von Humboldt, Franz Bopp) et un engouement accru pour la Grèce, va rendre la conscience du relativisme culturel dessinée par Herder toujours plus prégnante, mais cette conscience va se faire en essayant de tenir compte des réquisits du kantisme qui était de caractériser l’homme par la liberté de l’agir et de la pensée, le fait de « posséder le Je dans sa représentation6 ».
7Wilhelm von Humboldt va essayer de décrire les diverses façons pour l’homme de décliner l’essence rationnelle de son humanité dans les différentes cultures linguistiques7. Hegel va, quant à lui, tenter d’élever le concept de culture à son essence rationnelle et libre, ce sera le nœud de sa philosophie de l’esprit. Il faut ici faire attention aux termes. Le système de Hegel a pour objet l’esprit et non l’homme isolé8. En tant qu’il porte sur l’esprit, il ne se contente pas d’un examen des facultés et des actions individuelles, il poursuit celle-ci par une analyse des institutions organisant ces actions en un tout éthique et intègre par ailleurs la réflexion de ces institutions dans une vision globale qui recevra son intuition, sa représentation et son concept, respectivement de l’art, de la religion et de la philosophie. La philosophie hégélienne est ainsi spéculative au sens où elle réfléchit les concepts particuliers à l’aune du tout. C’est ainsi que les éléments d’anthropologie que l’on trouve chez Hegel ne prennent pleinement leur sens que si on les prend dans le contexte plus large d’une philosophie de l’esprit, reprenant en elle à la fois la catégoricité logique et l’empreinte contingente de la nature.
8Le moteur de la conception d’un homme se comprenant à partir du monde humain qu’il contribue à constituer est la liberté9. En cela, Hegel s’inscrit dans la continuité de Kant. Si, à ce titre, la conception hégélienne de l’homme a pour but d’établir, selon les prescrits de l’Anthropologie au point de vue pragmatique de Kant, « ce que l’homme, en tant qu’être de libre activité, fait ou peut et doit faire de lui-même10 », elle ne le fait toutefois qu’en reconnaissant l’élément de positivité naturelle et culturelle qui imprègne ses actions.
9En fait, les postkantiens essaient de penser, de diverses façons, la liberté mise en avant par Kant en la réconciliant au domaine de la nature. Ainsi, chez Schelling, l’homme représente, dans les Âges du monde, l’unité de l’esprit et de la nature qu’il constitue grâce à l’âme, dont la fonction médiatrice réside dans la production de soi11. Chez Hegel, on a aussi une reprise de la liberté kantienne qui se base sur l’âme naturelle comprise comme « être de l’esprit12 », le monde de l’esprit dans son actuosité processuelle étant ce qui donne à l’homme son orientation : relever le naturel en lui pour en faire le moyen de sa liberté13.
10Il y a donc là comme un approfondissement en termes de concrétude du point de vue pragmatique sous lequel Kant envisage l’anthropologie14. À l’instar de Kant, Hegel reconnaît bien en l’homme une dimension pragmatique et la nécessité d’encadrer cette dimension. Mais, à la différence de Kant, ce qui détermine le possible de l’homme, ce n’est pas la loi morale15, mais la vie éthique et les institutions de la culture que sont l’art, la religion et la philosophie.
11On montrera au fil des chapitres l’intérêt de l’anthropologie hégélienne dans le contexte contemporain : en pensant la dimension pragmatique (bien que ce terme ne soit pas utilisé16) comme caractérisant l’homme, il rend possible l’ouverture de débats éthiques (que peut faire l’homme de lui-même avec la technique ?), et ouvre des pistes susceptibles d’encadrer ces débats, en relativisant les pouvoirs humains à l’aune du monde de l’esprit dans lequel seulement l’homme peut prétendre s’accomplir.
12Quand Hegel présente ce qu’est l’esprit, il le fait en général « en soi et pour soi ». Il ne montre pas comment l’homme en vient à se comprendre comme esprit. Pour éclairer et normer les débats anthropotechniques à partir de la philosophie de Hegel, il nous faut pouvoir montrer comment l’homme se lie au monde de l’esprit. Un travail prudent de reconstruction s’impose ici.
13C’est un fait que Hegel ne s’attarde guère au fondement anthropologique de son système. Hyppolite, à la suite de Kojève, a cru voir dans la Phénoménologie un tel fondement17. Mais il faut ici rappeler que la Phénoménologie ne porte pas sur l’homme, mais sur la conscience, sa perspective est cognitive. Elle ne montre pas comment l’homme se caractérise par un rapport négatif à sa nature, mais comment la prétention à faire valoir son savoir de l’objet pour le vrai est successivement niée18.
14Nous ne cherchons nullement à réduire la philosophie hégélienne de l’esprit à une anthropologie. Kojève qui a opéré une telle réduction pour la Phénoménologie de l’esprit19 n’est pas ici notre modèle20. Nous sommes plus proches d’Eric Weil, dont la démarche dans la Logique de la philosophie consiste à vouloir fonder le discours spéculatif sur l’homme (plus spécifiquement sur la libre décision qu’a celui-ci de s’opposer à la violence en construisant un discours), démarche qui demande une complète réorganisation des catégories hégéliennes, voire l’insertion de nouvelles attitudes figuratives comme la discussion. La démarche d’Eric Weil ne vise pas à dégager les traces d’une anthropologie hégélienne, mais à élaborer une anthropologie qui sous-tende un discours comme celui de Hegel. Nous voudrions toutefois pour notre part réfléchir le fondement anthropologique hégélien à même son discours.
15Une première façon de répondre à cette gageure serait d’opérer une déconstruction du système hégélien à partir de sa genèse. Si Hegel, dans son système de la maturité, présente le développement de l’esprit en soi et pour soi et non comment l’homme intègre cet esprit, ce n’est toutefois que peu à peu qu’une telle perspective s’impose pleinement à lui, de sorte qu’en adoptant une perspective génétique, des ouvertures anthropologiques pourraient être mises au jour, ouvertures que le système aurait par la suite occultées. Ce type de déconstruction présuppose pour chaque occurrence anthropologique de rétablir les contextes séparant les textes de jeunesse et de maturité. On usera dès lors plutôt des développements contextuels où Hegel annote ou développe son discours systématique de la maturité. Il s’agira ainsi de faire apparaître ce qui se comprend dans les plis du système en analysant ses ampliations plutôt que sa genèse, laquelle risque toujours de mêler la contingence d’intérêts, circonscrits dans le temps, aux ouvertures du système21.
16Quant à l’aspect génétique, on notera toutefois que dans sa Propédeutique de Nuremberg, Hegel proposait encore le programme complet d’une anthropologie.
Les rapports humains nécessaires que chaque homme entretient avec lui-même consistent pour lui : a) à se conserver lui-même, l’individu se soumettant la nature physique extérieure et l’adaptant à sa mesure, – b) à assurer l’indépendance de sa nature spirituelle par rapport à sa nature physique, – c) à se soumettre et à se rendre adéquat à son essence spirituelle universelle, ce qui est le rôle de la formation au sens le plus général du terme22.
17Le premier réquisit de ce programme concernait la condition naturelle de l’homme sans vraiment aborder ce qui fait la spécificité d’être homme. Le deuxième touchait à la prise de distance que l’homme peut prendre par rapport à sa nature immédiate, quant au troisième, il concernait l’acquisition de la culture, l’inscription dans le monde de l’esprit.
18Ce programme ne sera jamais explicitement rempli. Hegel passe directement dans sa Propédeutique au rapport familial, suggérant d’emblée l’inanité de vouloir considérer l’homme abstraitement, alors que celui-ci ne se constitue que sur la base d’un fond éthique, dont la famille est la prime institution. Il reste que si concrètement l’homme ne se comprend qu’à travers le prisme du monde de l’esprit, rien n’interdit de considérer la logique par laquelle l’homme singulier s’inscrit dans ce monde. Or en prenant l’esprit pour sujet, Hegel s’interdit de traiter du rapport que chaque homme entretient avec « son essence spirituelle universelle » et se prive, ce faisant, des moyens de donner suite dans son Encyclopédie des sciences philosophiques au programme esquissé à Nuremberg. Il reconnaît lui-même qu’il n’y a pas place dans ses développements encyclopédiques pour ce qui concerne l’acquisition de l’esprit pour les sujets singuliers.
De la progression qui est ici à considérer, il faut différencier et exclure ce qui est culture et éducation. Ce domaine ne se réfère qu’aux sujets singuliers comme tels, pour que l’esprit atteigne en eux à l’existence. Dans la perspective philosophique de l’esprit comme tel, c’est lui-même qui est considéré comme se formant et s’éduquant dans son concept, et ses extériorisations comme les moments de l’acte par lequel il se produit lui-même pour devenir lui-même, par lequel il se rassemble avec lui-même et sans lequel il n’est pas encore un esprit effectif23.
19L’acquisition de l’esprit par l’homme n’est pas le sujet de Hegel, car il considère que l’homme présuppose autant l’esprit qu’il ne le pose. Si dans ses écrits d’Iéna, Hegel montrait comment l’homme en venait à l’esprit à travers des processus de reconnaissance de plus en plus intégratifs, il comprend dès sa Phénoménologie et sa réflexion sur Antigone que l’homme légifère moins l’esprit (loi de Créon) qu’il n’est légiféré par l’esprit (lois éthico-symboliques). Il s’attache alors dans ses écrits ultérieurs à décrire directement les institutions de l’esprit – la famille, la société civile et l’État – qui organisent la réciprocité du singulier et de l’universel.
20Il reste que si Hegel prend pour sujet l’esprit plutôt que l’homme, son Encyclopédie comprend néanmoins un chapitre intitulé « Anthropologie ». Comment comprendre celle-ci ? Il faut être prudent et reconnaître que celle-ci ne constitue chez Hegel aucunement le terminus ad quem d’une étude sur l’homme, mais seulement son terminus a quo. L’anthropologie ne nous restitue encore que l’homme dans son extériorité24. À ce titre, elle constitue la condition humaine, mais non le principe d’une compréhension de l’homme par lui-même. Elle expose le remaniement (Umbildung) par l’homme de ses déterminations naturelles, mais pas encore sa formation (Bildung) d’homme en tant qu’homme25, elle ne peut valoir pour une description de ce que serait la compréhension pragmatique de l’homme dans le cadre d’une philosophie de l’esprit. En fait, l’objet de l’anthropologie hégélienne, cette partie qui ouvre la philosophie de l’esprit depuis l’édition de 1827 de l’Encyclopédie n’est pas l’homme comme le voudrait pourtant l’étymologie, mais « l’âme » ou « l’esprit-nature » (Naturgeist26). Par là, ce que Hegel vise dans la partie de son système intitulée « Anthropologie », c’est moins la nature de l’homme que ce qui constitue le naturel en l’homme27. L’homme pour lui n’est pas confiné à une nature première, il a bien plutôt à se réaliser dans le champ de l’esprit.
21Il semble dès lors qu’il y a ce que Odo Marquard appelle une « Degradierung der Anthropologie28 » chez Hegel. L’anthropologie serait ravalée à un moment rudimentaire du système. Hegel écrit ainsi dans la Science de la logique :
À l’anthropologie ne doit se trouver abandonnée que la région sombre où l’esprit se tient sous des influences, ainsi que l’on disait jadis, sidérales et terrestres, où il vit, comme esprit-nature, en sympathie avec la nature, s’aperçoit des changements dans des rêves et des pressentiments, est immanent au cerveau, au cœur, aux ganglions, au foie29.
22L’anthropologie entendue en ce sens ne signe aucunement la fin de l’homme. Au niveau théorique, l’homme est d’abord une âme (Anthropologie), ensuite une conscience (Phénoménologie) et enfin une intelligence (Psychologie), ce qui présuppose des processus d’idéalisation, de représentation, de mémorisation, etc.30. Au niveau pratique, il est une volonté libre et, au niveau absolu, il est une intelligence et une volonté qui se conçoit dans l’universel (art, religion, philosophie). L’homme est donc ce qui reflète le chemin de l’esprit pour peu qu’il dépasse son insularité et s’inscrive dans une communauté se réfléchissant sous les préceptes d’une raison universelle. L’étude de l’homme court ainsi sur tout le développement de la philosophie de l’esprit. L’anthropologie en tant que telle n’est que la base de l’homme. Cette base doit se compléter par la phénoménologie et les autres moments du système.
23Dégager une compréhension de l’homme dans le cadre d’un esprit pris pour sujet implique donc de ne pas se contenter de ce que Hegel appelle anthropologie, puisque dans celle-ci nous n’avons encore qu’une compréhension du naturel en l’homme. L’anthropogenèse31 s’inscrit en filigrane du parcours de l’esprit, dont la logique constitue la structure. Le philosophe allemand écrit ainsi dans la préface à son ultime édition de la Science de la logique que « le logique » est « la nature caractéristique » de l’homme32. À ce titre, l’anthropologie qui fait d’une nature présumée la logique de l’homme ne doit absolument pas être absolutisée. Elle n’est toutefois pas purement rejetée. Comme l’écrit Hegel, le logique n’est pas simplement opposé au naturel, il est ce qui traverse ce naturel et lui confère une signification spirituelle.
Mais si l’on dispose la nature en général, entendue comme ce qui est physique, en face du spirituel, il faudrait dire alors que la logique est plutôt le supranaturel qui s’introduit dans tout comportement naturel de l’homme, dans son sentir, intuitionner, désirer, besoin, pulsion et le fait advenir par là en somme à quelque chose d’humain, même si seulement de façon formelle, à des représentations et des fins33.
24L’anthropologie, comme lieu du naturel en l’homme est ainsi un accès à l’esprit à partir du naturel. Mais dans la mesure où l’esprit est un procès et non une substance objectivée, cet accès doit se rejouer pour toutes les articulations de l’esprit. Au niveau subjectif, sur lequel nous nous focaliserons, il nous faut compléter le devenir effectif de l’âme dans l’esprit par les transitions à l’esprit qui se jouent en marge du système encyclopédique. Il y a ainsi l’accès de la conscience à l’esprit que l’on retrouve thématisé dans la version phénoménologique du système et le passage de la lettre à l’esprit qui est le ressort de l’intelligence hégélienne, laquelle est soutenue dans les écrits pédagogiques par le passage d’un esprit à un autre. En d’autres termes, il s’agira dès lors pour nous de voir comment le monde de l’esprit s’origine dans l’esprit-nature qu’est l’homme. Ce sera l’objet du premier chapitre. Il s’agira ensuite de voir comment l’homme prend conscience de lui-même et rend sa liberté effective en s’opposant à l’ineffectif qu’est la mort et, enfin, de montrer dans l’éducation comment la liberté se cultive, comment elle se développe.
25Notre démarche, qui reconstruit l’homme à travers les différentes strates de l’accès théorique à l’esprit, celui du naturel à l’esprit, celui de la conscience à l’esprit et celui de la lettre à l’esprit, plutôt que par un commentaire littéral de l’anthropologie hégélienne, se justifie dans la mesure où il ne suffit pas seulement d’accéder au monde de l’esprit, mais qu’il s’agit de s’y maintenir comme conscience et de le façonner à partir de son intelligence.
Remarque sur la négativité
26Avant de clôturer cette contextualisation de l’anthropologie hégélienne, il importe de situer notre démarche vis-à-vis de l’idée de négativité qui est au centre de l’anthropologisation de Hegel par Kojève. La négativité chez Hegel est liée à la pensée moderne issue du monde chrétien, dans la mesure où celui-ci oppose le spirituel à la nature. Contrairement aux Grecs qui pensaient l’homme sur fond de nature en l’inscrivant dans un cosmos, la philosophie issue du christianisme déprécie la nature et le corps et tend à en différencier radicalement l’homme. L’homme moderne n’est pas circonscrit dans une essence prédéfinie, il est comme l’écrit Pic de la Mirandole un être qui a à se faire34. L’homme ne se définit qu’en niant son donné, qu’en le transfigurant. Comme l’écrit Hegel, « l’homme, en tant qu’esprit, n’est pas un [être] immédiat, mais essentiellement un [être] qui a fait retour à lui-même. Ce mouvement de la médiation constitue donc le moment essentiel de la nature spirituelle. C’est ainsi que l’homme devient indépendant et libre. Son activité consiste à sortir de l’immédiateté, à nier celle-ci et à revenir par là à soi35 ». Cette idée de négativité qui consiste à nier la prétention d’une détermination contingente à valoir pour l’absolu est ce qui caractérise la conception hégélienne de la liberté. En ce sens, Hegel conceptualise l’idée de liberté à l’œuvre dans l’humanisme chrétien et que le protestantisme aurait réfléchi36. Comme l’écrit Kojève, « l’Homme que Hegel a en vue n’est pas celui qu’ont cru apercevoir les Grecs et qu’ils ont légué à la postérité philosophique. Ce prétendu Homme de la tradition antique est en fait un être purement naturel (= identique), qui n’a ni liberté (= Négativité), ni histoire, ni individualité proprement dite37 ».
27La négation ne s’oppose toutefois pas unilatéralement au positif chez Hegel. Elle garde un rapport dialectique à ce qu’elle nie. On pourrait ainsi dire à l’instar de Gagnepain que la culture est « résistance de l’homme à lui-même38 ». La négation intervient en fait à différents niveaux chez Hegel et peut revêtir différentes significations. Elle peut être pour l’homme le simple acte abstrait de nier son donné39, comme elle peut être le fait de dénier à son donné toute prétention absolue et de le former selon la raison. On peut très bien définir l’homme en disant qu’il n’est pas un éléphant. Mais par là, on n’apprend rien sur ce qu’il est. On appréhende l’homme d’une façon qui ne fait pas droit à sa spécificité, l’homme n’étant pas seulement opposé à quelque chose qui lui est autre, mais ce qui s’oppose à son autre40. Il s’agit pour l’homme de s’opposer à une entité contradictoire et non seulement d’être opposé à une qualité contraire41. Il faut donc comprendre qu’une définition négative de l’homme42 ne se réduit pas chez Hegel au simple constat du fait que l’homme soit opposé à d’autres choses. Il faut remonter de cette vision externe et montrer que la négativité touche à l’essence de l’homme, car l’opposition n’est pas seulement observée, mais produite par l’homme43.
28Cette façon que l’homme a de dénier à sa nature la prétention à valoir pour une définition de lui-même, Hegel l’appelle la négation déterminée. Elle ne nie pas l’homme en son entier, mais seulement en sa particularité immédiate, l’homme supporte dès lors cette négation qui est comme une dénégation de son naturel44. Elle est un moyen d’activer le sujet qui habite sa substance en déterminant la sphère indifférente de son donné. La négation déterminée n’est toutefois pas la fin du processus d’effectuation de l’homme. Pour que l’homme réalise pleinement l’identité à soi dans la négation de sa nature immédiate, il faut que la négation déterminée soit niée et que l’homme fasse dans la négation de sa substance indéterminée un retour à lui en tant que sujet posant ses déterminations, c’est ce que Hegel appelle la négation de la négation ou la négation absolue. L’enjeu de celle-ci est de retrouver le positif de la concrétude au sein même de la négation.
29On verra que cette négativité qui tout en niant conserve ce à quoi elle s’oppose est à l’œuvre dans l’anthropologie hégélienne et explique que la théorie modale qui nous conduit de l’âme comme possible à l’âme effective ne soit pas le passage unilatéral du possible dans le nécessaire, mais une réflexion circulaire qui accomplit l’âme comme possible. Le concept hégélien de spéculatif (retrouver le positif dans le négatif) permet d’accéder à un niveau dynamique d’explication. Les différentes déterminations aléthiques ne se nient pas platement les unes dans les autres, mais prennent place dans un procès de négation de la négation qui fait des catégories aléthiques les moments co-constitutifs d’un procès d’identification du possible à l’effectif. On voit que l’on s’éloigne ici de la négativité telle que mise en œuvre chez Kojève, qui gomme l’importance de la positivité. Si l’homme œuvre comme négativité, il le fait sur la base d’une positivité originaire (présupposée dans la Phénoménologie et explicitée dans l’Anthropologie) et fait de la négativité le moyen d’une singularité concrète. Par ailleurs, Kojève tend à commenter cette négativité en s’écartant du texte et en y insérant des pensées qui n’y sont pas, comme l’idée existentialiste de projet45 qui semble faire de la négativité une fuite en avant alors que celle-ci est plutôt un retour sur soi qui fait de l’homme une singularité concrète, un être dont le possible est devenu effectif.
2. Contexte d’une réflexion sur la technique chez Hegel
30Si le contexte hégélien de la réflexion sur l’homme doit être reconstitué, le nôtre doit également être pris en compte. Ce n’est qu’à ce titre que nous introduirons un dialogue fécond avec la philosophie de Hegel et non une vaine redite de sa pensée46. Nous sommes à une époque où le questionnement sur ce qui touche à l’homme revêt une profondeur nouvelle. Si les discussions sur ce qu’est l’homme ont déjà une longue histoire derrière elles, elles prennent aujourd’hui une connotation inédite dans la mesure où les sciences offrent désormais la possibilité théorique d’intervenir dans la génétique humaine. À ce propos, nous pensons à l’instar de Luc Ferry et de Jean Didier Vincent que :
Les formidables découvertes accomplies par les sciences de la vie ces dernières années ne doivent laisser personne indifférent. Ces progrès inouïs bouleversent à tel point nos représentations du monde que la plupart des questions traditionnelles de la métaphysique s’en trouvent affectées. Le constat s’impose plus que jamais : aucune philosophie un tant soit peu sérieuse ne saurait désormais s’enfermer plus longtemps dans une tour d’ivoire en prétendant ignorer les résultats des sciences positives47.
31C’est en se confrontant au problème ainsi qu’au changement de plus en plus rapide de ce qui constitue la condition humaine – évolution pour laquelle Michel Serres a forgé le terme d’« hominescence48 », que notre livre se propose d’esquisser un cadre normatif aux débats contemporains sur l’homme. Au-delà de la seule reconstitution de la logique de l’anthropogenèse hégélienne, de son inscription dans le monde de l’esprit qui l’encadre, il s’agit aussi de la confronter à des enjeux actuels concernant l’anthropotechnique.
32Notre livre introduit certes aux thèmes anthropologiques hégéliens (ou, plus généralement, à ce que Hegel appelle « esprit subjectif » : l’anthropologie, la phénoménologie et la psychologie) et permet de trancher certains malentendus comme celui de l’interprétation foucaldienne de la folie chez Hegel, mais il n’a pas seulement pour but de restituer une image plus ou moins informée de la pensée du philosophe allemand, il entend aussi penser avec Hegel. C’est pourquoi chacun des thèmes étudiés est à chaque fois rapporté à l’horizon actuel de notre questionnement sur l’homme. Les trois notions auxquelles nous allons nous attacher plus spécifiquement – raison, mort et éducation – ne sont donc pas seulement les moments d’une introduction à la conception de l’anthropogenèse chez Hegel, elles ouvrent aussi à des réflexions contemporaines, Hegel ne se limitant pas à un usage d’antiquaire, mais appelant l’exercice d’une raison vivante.
33Ainsi nous voudrions montrer comment l’anthropogenèse hégélienne peut être reliée à des questions concernant la technique. Plus précisément, une fois achevée notre reconstruction de ce qu’est l’homme dans le cadre de la philosophie hégélienne de l’esprit, nous examinerons, dans une certaine postérité d’Ernst Kapp, les rapports de l’anthropogenèse hégélienne dont le moteur est la négativité (le fait de nier sa nature immédiate – particulière – dans une nature indéfinie – universelle – et de nier celle-ci en se déterminant positivement comme singularité) à la mécanisation de l’organique. Plus précisément, il s’agit in fine de faire apparaître les réquisits auxquels le désir transhumaniste d’une anthropotechnique doit répondre, sous peine d’aliéner la liberté humaine en lui fermant les possibles ouverts par la technique. À ces réquisits liés à l’anthropogenèse, s’ajoutent, plus généralement, d’autres exigences liées à l’économie de la liberté dans le système, qu’on évoquera également dans nos conclusions.
34Pour circonscrire le champ de nos conclusions, il importe toutefois de définir au préalable le champ de l’interrogation hégélienne sur la technique. Chez Hegel, il y a une critique de la mécanique (Newton – ou plutôt le courant qui est issu de la pensée de celui-ci – étant visé49) et une valorisation de l’organique50. Celle-ci n’est toutefois pas un simple avatar de l’anticartésianisme des romantiques. En ce sens, le potentiel critique de la philosophie hégélienne dépasse peut-être ce qu’en fait Kapp, le premier à élaborer une « philosophie de la technique », puisque Hegel lie la critique de la mécanique à sa logique des modalités aléthiques.
35La mécanique est chez Hegel un facteur de contingence51 que se doit de relever la logique de l’organique pour en faire un moment du développement nécessaire de la liberté. La mécanique ne détermine le possible qu’est l’homme qu’en le posant dans un rapport d’indifférence face à ses choix. Elle est donc insuffisante à réaliser l’essence effective de l’homme. Comprenons ici toutefois que la contingence de la mécanique est moins supprimée par la nécessité organique de la liberté que décidée en celle-ci. La décision joue chez Hegel un rôle décisif52 que la technique ne peut remplir sans nous mettre hors jeu.
36La technique – entendue ici comme moyen mécanique – de produire des choses n’accomplit pas chez Hegel la logique de la nécessité organique, mais elle peut interagir avec celle-ci. Le rôle de l’habitude dans l’appropriation du corps et de la mémoire mécanique dans l’appropriation du langage de la pensée est chez Hegel un exemple éloquent du fait qu’il n’oppose pas l’essence de la technique à celle de l’homme53. L’homme, créature hybride, nature et esprit, entretient un rapport mécanique à sa substance naturelle, qui lui permet de donner corps à ses décisions. Mais si la technique mécanise le naturel en l’homme, elle ne doit pas mécaniser l’esprit pour Hegel. Si le vivant est « capable54 » de relation mécanique ou chimique, il lui faut, quand il y va de l’esprit, convertir l’aspect extérieur de la technique en faisant en sorte que « le procès mécanique passe (…) dans le procès intérieur par lequel l’individu s’approprie l’objet, de telle sorte qu’il lui ôte sa disposition propre, fait de lui son moyen et lui donne pour substance sa subjectivité55 ». L’esprit, chez Hegel, peut se mourir de l’habitude de vivre. L’instrument peut se retourner contre son créateur en devenant vecteur de sa propre instrumentalisation. La mécanisation chez Hegel ne se joue qu’au niveau de l’en-soi de l’homme (le corps) ou de l’en-soi de la pensée (la mémoire). Pour l’esprit, elle rend possible les choses, mais elle ne les réalise que selon une nécessité extérieure.
37Une mécanisation de l’homme entendue comme amélioration technique de son corps n’est pas a priori à rejeter d’un point de vue hégélien. Mais si l’anthropogenèse devait se transformer en anthropotechnique, si la génétique devait entièrement se substituer au caractère générique de l’esprit, cela signifierait dans la perspective hégélienne que l’on absolutiserait la contingence, le donné, la factualité. À vouloir spiritualiser la nature, on naturaliserait l’esprit. Dans cette perspective, la technique serait moins une essentialité qu’un convertisseur modal et plus précisément, dans le cas qui nous intéresse, un vecteur de contingence.
38Le rôle de convertisseur modal que joue la technique peut toutefois se décliner de différentes façons. Avant que d’être vectrice de contingence, la technique est ainsi vectrice de potentialisation. Penser la technique, c’est dès lors moins penser un « être » comme le fait Heidegger56 qu’une « energeia ». Bruno Latour parle ainsi contre Heidegger de la technique en termes de médiations multiples57. Cela n’est pas faux en tant qu’il y a une démultiplication du possible par rapport à l’être. Mais plutôt que de s’arrêter sur les différentes figures du possible de la technique, notre but est davantage de montrer comment, une fois appliqué à l’homme, le possible de la technique peut modifier le rapport modal que celui-ci entretient avec lui-même. La technique ouvre en fait l’homme à de nouvelles façons de se rapporter à soi, à de nouvelles modalités de se concevoir. On peut ainsi se demander quelle modalité véhiculerait l’anthropotechnique. Transmettrait-elle les contingences de la mode ? les possibilités de la science ? des aptitudes devenues nécessaires ? des moyens de rendre impossible la pensée critique ?
39En fait, tous ces différents cas de figure (et bien d’autres) sont possibles. Dans le cadre d’une application à l’homme, la technique peut apparaître comme favorisant le possible. L’homme s’applique des techniques en vue de répondre à certaines fins. L’homme chercherait à se réaliser et se réaliserait en instrumentalisant son corps, on a là un schéma qui a toujours déjà existé dans la culture. L’importance de l’habitude58 dans l’appropriation du corps, dans la mesure où elle est formatée par l’exercice, ce que l’on pourrait appeler les « techniques de soi59 », prend bel et bien place dans une espèce d’anthropotechnique d’avant la technoscience. Ce schéma reste un peu naïf dans le cadre des techniques contemporaines qui ne sont plus des pratiques qu’un sujet s’applique, mais qui sont hypostasiées dans des outils applicables à d’autres. En bref, l’homme qui applique la technique n’est pas nécessairement l’homme à qui elle s’adresse. Dans ce cas de figure, la technique peut se révéler alors le facteur d’une nécessité extérieure, d’un déterminisme. L’homme est alors le produit d’intérêts extérieurs. Cela n’épuise toutefois pas toutes les modalités auxquelles l’homme peut se confronter sous l’action de la technique. On peut ainsi imaginer le cas d’un homme utilisant la technique sans savoir ce qu’il va en résulter. La technique l’expose alors à l’aléatoire, au contingent. Enfin, l’homme peut instrumentaliser sa propre fin. La technique est alors le vecteur de son impossibilité.
40Dans la mesure où la technique expose l’homme aux différentes modalités aléthiques, il nous semble intéressant d’étudier ce que ces différentes modalités signifient pour l’homme et comment elles émergent au cours de son anthropogenèse. C’est ainsi parce que la technique a une signification modale qu’elle requiert dans le cadre de l’anthropotechnique une pensée de l’anthropogenèse en termes de modalités. On verra alors que le possible apparaît exemplairement dans l’appropriation du corps par l’âme, le contingent dans le rapport à la mort et le nécessaire dans l’éducation. Quant à l’impossible, il hante comme détermination négative tout le procès de l’anthropogenèse. Cela nous permettra de revenir dans nos conclusions sur le problème de la technique en étant à même d’élaborer un cadre normatif concernant ses conséquences modales sur l’homme et la façon dont il se conçoit.
3. Modus operandi et base philologique
41Martial Guéroult critiquait la manie de vouloir se substituer à la pensée de l’auteur étudié. Pour lui, il s’agissait de restituer selon l’ordre des raisons le système analysé. Il entendait dès lors, comme technologue des systèmes, mettre à jour les structures démonstratives de sens développées par les auteurs, dont il se faisait l’historien60.
42Avant d’étudier, au terme de nos développements, la technique chez Hegel et, plus spécifiquement, ses éventuels apports eu égard aux débats sur l’anthropotechnique, il s’agira dès lors pour nous d’être le technologue de son système. Être technologue d’un système peut toutefois se décliner de différentes façons. Dans le cas qui nous intéresse, il s’agira de mettre à jour les jalons de ce qui constitue le sens de la théorie hégélienne de l’anthropogenèse : le processus d’idéalisation préfigurant la raison à même la corporéité vivante (Leib), la conscience de la mort et l’éducation. Mais, ce en quoi nous nous distinguons de Guéroult est que nous étudierons ces structures de sens selon l’ordre d’une raison dialectique, qui s’avère en se confrontant à son extérieur, à son autre.
43Par là, l’enjeu ne sera pas seulement de comprendre la conception hégélienne de ce qu’est l’homme, il sera de nous comprendre dans les termes de sa théorie. Traduire Hegel devant nos préoccupations n’a donc pas seulement pour but un peu vain de le prolonger au-delà de son temps ou des limites de son système, mais de contribuer à traduire sous un autre angle notre façon de poser les problèmes. L’enjeu de notre technique dialectique de reconstruction est de faire apparaître la contingence de nos conceptions et de susciter une transformation modale de notre façon de voir les choses.
44Le problème de la technique qui est l’objet auquel nous confronterons dans nos conclusions l’anthropogenèse chez Hegel est, comme on le voit, à l’œuvre dès l’instanciation de notre interprétation. La technique comme vecteur de transformation est ce qui nous introduit à une approche modale non seulement des substances mais aussi des problèmes. Notre démarche, à ce titre, n’est pas neutre. Il ne s’agit pas pour nous d’épeler un moment du système, mais d’en libérer des figurations à même de jouer un rôle dans les débats contemporains. À ce titre, notre étude pour iconoclaste qu’elle puisse paraître à la vieille orthodoxie, n’est pas pour autant une « lecture non métaphysique » au sens que Jean-François Kervégan donne à ce terme61, nous entendons en effet moins nous détacher de certains éléments d’un optimisme désuet (pour conserver de ses analyses un potentiel valable), qu’amplifier l’aspect anthropologique de son système en tenant compte de la trame logique de sa pensée.
45On peut toutefois se dire qu’amplifier la part anthropologique du système hégélien pour répondre à des problèmes pratiques propres à notre temps n’est qu’une façon de meubler la pauvreté de notre questionnement sur l’homme opérée à partir de Hegel. On glisserait d’une pensée méditative sur Hegel à une visée technique de son système, visant à penser comment et pour quelles fins il peut nous être utile62. Quel besoin y aurait-il en effet du point de vue de la pensée de compléter un travail visant à définir ce qu’est l’homme par des développements relevant du champ des débats contemporains ?
46À ce type de critique, il nous faut rétorquer que ces développements répondent à un besoin de la chose qui nous occupe. L’homme n’est pas un objet comme un autre. Il ne s’agit dès lors pas seulement de confronter l’homme à un definiendum ou de contribuer à alimenter la tradition d’un humanisme. Derrière le substrat d’une définition de l’homme, il faut retrouver le definiens. Il faut glisser de la méditation sur l’homme au definiens, la prise de position quant à la question de l’homme. Or cette prise de position, ce definiens, c’est à partir de notre moi qu’il faut l’expérimenter, sous peine d’en faire un definiendum. Il faut réarticuler le contenu de la méditation hégélienne sur l’homme en fonction de notre objectivité présente. Il s’agit de faire de la philosophie de Hegel, non l’objet d’une historicisation, mais le moteur d’une réflexion hic et nunc sur l’homme. On fait ainsi droit à la dimension subjective de l’anthropologie, discipline qui implique son sujet. Plutôt que de faire un pas en arrière comme Heidegger pour éviter le substrat métaphysique d’une définition de l’homme63, il s’agit de prolonger dans le cadre d’un définir contemporain les éléments de définitions anthropologiques chez Hegel pour en délivrer le potentiel définitoire qui concerne l’homme en tant qu’il est le sujet de ce definiendum et non seulement son objet.
47Le definiendum hégélien n’a d’ailleurs rien d’un simple substrat objectif. Ce qui caractérise l’âme en tant qu’être de l’esprit, c’est son idéalité.
L’idéalité, qui constitue la qualité de l’esprit, est quelque chose de tel qu’en elle toute qualité comme telle se relève (sich aufhebt) ; elle est ce qui est sans qualité – et la finitude de l’esprit est pour cette raison à saisir comme ce qui seulement tombe dans un mode de réalité qui lui est inadéquat, puisque, dans l’idéalité de toutes les bornes, l’esprit est le concept venu à l’existence, libre, infini64.
48Hegel entend donc moins définir l’homme dans son être spirituel le plus immédiat par un donné que par sa disposition à dénier à toute qualité le privilège de le définir. Cette idéalité de l’âme devenue effective s’accomplit comme négativité de la conscience qui dans les objets qu’elle s’oppose aspire à revenir chez soi en suivant une logicité qui lui échappe. Pour Hegel, chaque homme a ainsi une métaphysique naturelle. Mais à l’instar du bourgeois gentilhomme de Molière, qui parle en prose sans le savoir, il ne sait pas qu’il met en œuvre des déterminations métaphysiques65. Remonter des représentations bien connues, au concept autodéterminant de l’homme en soi tel est l’objet de l’humanisme hégélien qui porte moins sur un definiendum comme le pense Heidegger que sur le definiens d’un definiendum.
49C’est d’ailleurs là un legs de la Bildung humaniste qui a moins pour but de véhiculer une image objectivée de l’homme que de former l’homme (et son pouvoir définitoire) par la culture. Le fruit de la Bildung humaniste n’est pas pour Hegel l’acquisition d’un contenu, mais d’une forme à même d’informer tout contenu. Il s’agit dès lors pour nous non seulement de voir comment l’humanisme hégélien s’accomplit en une Bildung, mais de faire de la méditation hégélienne de l’homme une Bildung à même d’informer notre présent.
50Nous prendrons pour base de notre reconstruction l’ensemble des textes hégéliens. Étant donné notre sujet, certains textes seront toutefois plus présents que d’autres. Pour le chapitre sur la raison, la section « anthropologie » de l’Encyclopédie dans sa mouture de 1830 sera notre base que nous compléterons par l’édition critique des leçons sur l’esprit subjectif nouvellement établie par Christoph Johannes Bauer. Pour ce qui est du chapitre sur la mort, nous attacherons une grande importance à la Phénoménologie de l’esprit. Enfin, pour ce qui est du chapitre sur l’éducation, ce seront les écrits pédagogiques de Nuremberg et la correspondance de Hegel qui seront essentiellement compulsés. Nous accorderons alors une attention particulière aux débats sur les réformes de la pédagogie menées par son ami et contemporain, Niethammer.
Notes de bas de page
1 À la différence de l’anthropologie fondée par Broca et entendue comme branche des sciences naturelles, l’anthropologie philosophique réfère au questionnement sur ce qu’est l’homme en général. Ce questionnement n’est pas nouveau (déjà, Socrate avait recentré la pensée sur l’homme), mais il s’institue à nouveaux frais et de façon dramatisée dans le cadre d’un cosmos en crise.
2 « Wir sind in der ungefähr zehntausendjährigen Geschichte das erste Zeitalter, in dem sich der Mensch völlig und restlos problematisch geworden ist : in dem er nicht mehr weiß, was er ist ; zugleich aber auch weiß, dass er es nicht weiß », M. Scheler, Die Sonderstellung des Menschen im Kosmos, in H. G. Keyserling (éd.), Der Leuchter. Weltanschauung und Lebensgestaltung. Achtes Buch : Mensch und Erde, Darmstadt, Otto Reichl Verlag, 1927, p. 162.
3 Sur ce point, voir les remarques lumineuses par lesquelles Bernard Groethuysen conclut son livre d’anthropologie philosophique. B. Groethuysen, Anthropologie philosophique, Paris, Gallimard, 1980, p. 278 ss.
4 Le terme d’anthropologie ne s’impose dans son sens conventionnel de science de l’homme qu’avec la Schulmetaphysik. Avant, son acception était théologique et renvoyait au fait de parler humainement des choses divines. Voir A. Lalande, « Anthropologie », in Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1999, p. 62. Voir aussi O. Marquard, « Anthropologie », in J. Ritter, K. Gründer und G. Gabriel (éds.), Historisches Wörterbuch der Philosophie, vol. I, Basel–Stuttgart, Schwabe Verlag, 1971, p. 362–374.
5 « Une grande ville, au centre d’un état, qui réunit les assemblées du gouvernement, une Université (pour la culture des sciences), et une situation favorable au trafic maritime, permettant un commerce par voie fluviale entre l’intérieur du pays et des contrées limitrophes ou éloignées avec des mœurs et des langues différentes, – telle est, à l’exemple de Königsberg sur le Pregel, la ville qu’on peut considérer comme adaptée au développement de la connaissance des hommes et du monde, et où, sans voyage, cette connaissance peut être acquise », I. Kant, Anthropologie (trad. fr. M. Foucault), Paris, Vrin, 1988, p. 12.
6 Ibid., p. 17. On ne peut nier l’importance de cette conception pour Hegel. Voir Vorlesungen über die Philosophie des subjektiven Geistes, GW 25,2, p. 785.
7 Humboldt s’attache d’abord à essayer de répondre à la question centrale de ce qu’est l’homme en couplant l’observation empirique au raisonnement philosophique. Il établit ainsi le plan d’une anthropologie comparée (cf. W. Humboldt, Le dix-huitième siècle. Plan d’une anthropologie comparée trad. Losfeld, Villeneuve d’Asq, Presses Universitaires de Lille, 1995). Ses recherches postérieures sur le langage sont à comprendre à la lumière de ses travaux de jeunesse, il s’agit à travers l’étude comparée des langues de comprendre l’humanité à la fois dans sa diversité et dans son unicité, laquelle prend la forme d’un sensus linguisticus (Sprachsinn) (cf. W. Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le Kavi, trad. fr. P. Causat, Paris, Le Seuil, 1974, p. 404) copié sur le modèle du Gemeinsinn kantien (cf. Critique de la faculté de juger, trad. fr. A. Renaut, Paris, GF Flammarion, 1995, § 20–21, p. 217–219).
8 Voir Hegel, GW 23,2, p. 789. Pour Hegel, « l’individu ne vit que dans le tout » (das Individuum lebt nur im Ganzen). Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, Vorl. 12, p. 74, trad. M. Bienenstock et al., La philosophie de l’histoire, p. 168. Ce qui implique les institutions de la vie éthique, à commencer par la famille où « chaque membre (…) se sait membre du tout, par l’amour » (jedes Familienglied weiß sich als Glied des Ganzen durch die Liebe) Hegel, Vorl. 12, p. 74–75, trad. p. 169.
9 « Der Mensch ist frei, dies ist freilich die substantielle Natur des Menschen », Hegel, Werke 20, p. 306. Sur le lien de l’homme à la liberté, voir en particulier Hegel, Vorl. 12, p. 25–72, trad. fr. M. Bienenstock, p. 130–166. On notera que définir l’homme par sa liberté ne signifie pas faire de l’arbitraréité (Willkür) la mesure de l’homme. L’homme est libre parce qu’il ne dépend pas du particulier, indépendance ou autonomie qu’il acquiert en se laissant déterminer par l’universel de la raison qui agit en lui. Il y a ainsi un lien fort entre liberté et pensée à l’époque des Lumières. « Das Denken ist Freyheit » Hegel, GW 23,1, p. 16. « Die Freiheit ist das Denken selbst ; wer das Denken verwirft und von Freiheit spricht, weiß nicht, was er redet. Die Einheit des Denkens mit sich ist die Freiheit, der freie Wille, – Denken nur als wollend, d. h. Trieb, seine Subjektivität aufzuheben, Beziehung auf Dasein, Realisierung seiner, indem ich mich als Existierendes mir als Denkendem gleichsetzen will. Der Wille ist nur als denkender frei », Hegel, Werke 20, p. 306–307 On notera enfin qu’on peut aussi bien qualifier le système hégélien de système de la raison que d’éleuthériologie, comme le fait pertinemment Bernard Mabille. Cf. B. Mabille, Hegel. L’épreuve de la contingence, Paris, Aubier, 1999, p. 53.
10 Kant, Anthropologie, op. cit., p. 11.
11 Voir à ce sujet l’article de Jean–Christophe Lemaitre, « La fonction poïétique de l’âme chez Schelling », Penser l’âme après Kant, Archives de Philosophie, 2014. On notera plus généralement l’intérêt du dossier qui montre bien comment le dépassement du formalisme kantien passe par une revalorisation de l’âme.
12 Hegel, « Ein Hegelsches Fragment zur Philosophie des Geistes », GW 15, p. 224, trad. fr. G. Marmasse p. 597.
13 Cf. Hegel, GW 15, 249, trad. Marmasse, p. 610–611.
14 Ce point de vue pragmatique doit être distingué du courant pragmatique qui propose une théorie de la connaissance qui définit les choses par ce qu’elles font et non par ce qu’elles seraient. On pourrait dire que le « pragmatisme » au sens où on l’entend aujourd’hui fait de l’usage le moyen ou la finalité de la connaissance – l’usage déterminerait le contenu ou la valeur d’un concept – alors que chez Hegel et Kant la dimension pragmatique concerne l’aspect sous lequel l’objet de la connaissance est connu – on parle d’une histoire au point de vue pragmatique ou encore d’une anthropologie au point de vue pragmatique. Dans l’anthropologie kantienne, l’épithète « pragmatique » porte ainsi sur un contenu de connaissance, sur une disposition de l’homme et sur un type d’explication (Kant, Anthropologie, op. cit., p. 11, 53, 163). Le pragmatisme renvoie chez Kant, et à sa suite, chez Hegel à un aspect du sujet à connaître et non à la détermination présidant au connaître. Il en va tout autrement dans le pragmatisme entendu comme théorie de la connaissance, comme on le retrouve chez des philosophes comme James, Schiller ou Dewey.
15 « C’est la loi morale, dont nous avons immédiatement conscience (dès que nous formulons des maximes de la volonté), qui s’offre d’abord à nous et nous mène directement au concept de la liberté, en tant qu’elle est représentée par la raison comme un principe de détermination, que ne peut dominer aucune condition sensible et qui, bien plus, en est totalement indépendant. » L’homme « juge donc qu’il peut faire une chose, parce qu’il a conscience qu’il doit (soll) la faire et il reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue », Kant, Critique de la raison pratique, trad. fr. Fr. Picavet, Paris, PUF, 2000, § 6, p. 29–30. Voir aussi, p. 169.
16 Si chez Hegel, on ne retrouve pas cet emploi du terme « pragmatique » pour qualifier une disposition de l’homme, cela s’explique moins par le fait qu’il récuserait le point de vue kantien sur l’homme en tant qu’être du possible que par le fait que le terme de pragmatique est, avant tout, utilisé en son temps par un courant d’historiographie que Hegel déprécie dans la mesure où dans l’histoire au point de vue pragmatique l’on ne ferait pas vraiment droit à la spécificité du contexte. Comme le remarque Norbert Waszek (N. Waszek, « Histoire pragmatique–Histoire culturelle : de l’historiographie de l’Aufklärung à Hegel et son école », Revue Germanique Internationale, 1998, p. 30), la critique hégélienne du point de vue pragmatique porte sur la prétention de l’histoire à être instructive, la réduction de l’histoire au rôle de servante de la morale et l’esprit mesquin qui réduit l’homme à des passions contingentes. En bref, ce que Hegel critique, c’est le point de vue abstrait des histoires dites pragmatiques qui fonde la connaissance sur des actions particulières (cf. Hegel, Encyclopädie, Werke 8, Zusatz zu § 140, p. 277, trad. fr. B. Bourgeois, p. 573–574 ; voir aussi Hegel, GW 15, p. 589, trad. G. Marmasse p. 210), en dépit de la logique animant l’esprit qui vise à accomplir l’universel.
17 « La difficulté maîtresse de l’hégélianisme est la relation de la Phénoménologie et de la Logique, nous dirions aujourd’hui de l’anthropologie et de l’ontologie », J. Hyppolite, Logique et existence, PUF, Paris, 1953, p. 247.
18 La Phénoménologie traite de l’homme en tant que conscience, elle ne montre pas, ainsi que le pointe avec justesse Fetscher, comment il provient de la nature. « Ganz unerwähnt und unberücksichtigt bleibt aber in der Phänomenologie die Herkunft des Menschen aus der Natur (…) », I. Fetscher, Hegels Lehre vom Menschen, Stuttgart–Bad Cannstatt, Frommann Verlag, 1970, p. 23.
19 « Indépendamment de ce qu’en pense Hegel, la Phénoménologie est une anthropologie philosophique », A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947, p. 39.
20 Jean–Renaud Seba, dans son style radical, a bien montré l’infirmité d’une telle démarche. Cf. J.–R. Seba, Le partage de l’empirique et du transcendental, Bruxelles, Ousia, 2006, p. 346–348. Notons que le fait qu’au niveau spéculatif et au niveau de la probité intellectuelle la démarche de Kojève soit problématique, ne retire rien à l’intérêt anthropologique de nombre de ses raisonnements.
21 Pour un aperçu de la genèse des conceptions anthropologiques chez Hegel, voir I. Fetscher, Hegels Lehre vom Menschen, Stuttgart–Bad Cannstatt, Frommann Verlag, 1970, p. 19–25.
22 Hegel, GW 10,1, p. 358–359, trad. fr. M. de Gandillac, Propédeutique philosophique, p. 217.
23 Hegel, Encyclopädie, GW 20, § 387.
24 « Der Mensch ist nach der unmittelbaren Existenz an ihm selbst ein Natürliches, seinem Begriffe Äußeres ; erst durch die Ausbildung seines eigenen Körpers und Geistes, wesentlich dadurch, daß sein Selbstbewußtsein sich als freies erfaßt, nimmt er sich in Besitz und wird das Eigentum seiner selbst und gegen andere », GW 14,1, § 57., trad. fr. J.–Fr. Kervégan, p. 163.
25 « Anthropologie. In dieser ist der Geist in seiner Naturbestimmtheit – das ist die Grundlage im Ganzen, aber zugleich tritt auch ihre Umbildung und Veränderung ein », Hegel, GW 25,2, p. 593.
26 Hegel, Encyclopädie, GW 20, § 387, p. 387, trad. fr. B. Bourgeois, p. 184. Dans la version de 1817, la première partie de l’esprit subjectif est encore appelée « Die Seele », titre qui demeure comme sous–titre dans les versions ultérieures une fois que le titre « Anthropologie » s’impose. Le concept d’âme au sens d’un étant substantiel était devenu problématique depuis Kant, il n’est d’ailleurs nulle part question de l’âme dans l’Anthropologie au point de vue pragmatique. Sur ce point, Hegel entend dépasser le point de vue kantien en donnant en quelque sorte une âme aux pensées de ce dernier. L’âme qu’il entend comme quelque chose d’immatériel (GW 20, § 389) est pour lui un principe immanent, le nous aristotélicien, qui spiritualise le naturel depuis l’intérieur et l’irradie de façon à en faire une manifestation (Verleiblichung) de l’esprit.
27 « In seiner Anthropologie schließt Hegel sich dem Konzept der modernen Anthropologie an, insofern diese als “doctrina humanae naturae” die menschliche Natur nicht so sehr als Wesen des Menschen, sondern vielmehr als das Natürliche im Menschen darzustellen versucht », P. Cruysberghs, « Anthropologie », in Cobben et al., Hegel-Lexikon, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2006, p. 131.
28 O. Marquard, Schwierigkeiten mit der Geschichtsphilosophie, Frankfurt am Main, 1973, p. 132.
29 Hegel, GW 12, p. 197, Science de la logique, doctrine du concept (trad. fr G. Jarczyck, P.–J. Labarrière), p. 311–312.
30 En cela Irving Fetscher a montré la voie, en faisant de l’ensemble de l’esprit subjectif le lieu d’une doctrine de l’homme chez Hegel. Nous entendons dans les chapitres qui suivent aussi donner une image de l’homme en nous inspirant, quoique de manière plus libre, des trois moments de l’esprit subjectif : l’anthropologie, la phénoménologie et la psychologie. Pour une exposition systématique de ce qui constitue le fondement théorique de l’homme, on se reportera à I. Fetscher, Die Lehre vom Menschen, Stuttgart, Fromann–Holzboog, 1970. Notons qu’à l’époque de Hegel, il y existe de nombreuses discussions sur le lien de l’anthropologie à la psychologie, mais il appartient à Hegel de clairement clarifier les deux disciplines à travers sa structuration de l’esprit subjectif. » Voir P. Ziche, « Psychologie und Anthropologie bei Hegel », in O. Breidbach, D. v. Engelhardt (éd.), Hegel und die Lebenswissenschaften, Berlin, Verlag für Wissenschaften und Bildung, 2002, p. 187–188.
31 Hegel n’utilise pas le terme d’anthropogenèse qui n’apparaîtra que plus tard avec Haeckel (voir E. Haeckel, Anthropogenie oder Entwicklungsgeschichte des Menschen, Leipzig, Engelmann, 1874). L’utilisation de ce terme en contexte hégélien a l’avantage de montrer que pour Hegel ce qui fait l’homme est moins un donné qu’une tâche. On évite ainsi des malentendus comme ceux de Foucault. Il reste qu’il faut comprendre que chez Hegel, c’est l’homme en tant qu’individu qui est le fruit d’une évolution et non l’homme en tant qu’espèce. De l’Origine des espèces de Darwin ne paraît qu’en 1859.
32 Hegel, Wissenschaft der Logik, GW 21, p. 10, trad. fr. G. Jarczyk, P.–J. Labarrière, p. 4. Il indiquait déjà dans ses leçons sur la logique que le penser était « das Wahrhafte des Menschen ». Hegel, Vorlesungen über die Logik, GW 23,1, p. 161.
33 Hegel, GW 21, p. 10–11, trad. fr. G. Jarczyk, P.–J. Labarrière, p. 4.
34 « Il prit donc l’homme, cette œuvre indistinctement imagée, et l’ayant placé au milieu du monde, il lui adressa la parole en ces termes : “Si nous ne t’avons donné Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c’est afin que la place, l’aspect, les dons que toi–même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton vœu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature (…)” », G. Pico della Mirandola, De la dignité de l’homme, trad. fr. Y. Hersant, Paris, Éditions de l’éclat, 2002, p. 7–9.
35 Hegel, Vorl. 12, p. 30, trad. fr. M. Bienenstock, p. 133.
36 « Abstrakt genommen ist das Prinzip des protestantischen Geistes, die Freiheit des subjektiven Geistes in sich, daß der Geist des Menschen frei ist, daß der Geist des Menschen dabei sein muß, wenn es ihm gelten soll, daß keine Authorität statt findet ». Hegel, Rph Ilting, 4, p. 650.
37 A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p. 535.
38 J. Gagnepain, Huit Leçons d’Introduction à la Théorie de la Médiation, Institut Jean Gagnepain, Matecoulon–Montpeyroux, 1994–2010, édition numérique, p. 31. Gagnepain dans sa conception de la dialectique est clairement influencé par Hegel via Marx. « Je veux insister sur ce qu’il faut entendre par dialectique. La contradiction qu’elle instaure suppose toujours un lien maintenu à la nature qui nous en rend capables : celle–ci fait partie pour nous de la dialectique. (…) Nous trichotomisons. Nous posons (même si nous n’y avons aucun accès direct) le pôle naturel, auquel s’oppose l’instance qui le contredit, mais l’instance à peine née se contredit elle–même dans une performance qui tend à rejoindre le pôle naturel dont nous sommes partis. Vous retrouvez ici, comme chez Hegel ou chez Marx, la dialectique avec ses trois moments de thèse, antithèse et synthèse », ibid., p. 45.
39 « Der Mensch kann sich das Leben nehmen das kann das Thier nicht ». Hegel, Vorlesungen über die Philosophie des Geistes, GW 25,2, p. 568. Une telle position est naturellement discutable, pensons à certains animaux domestiques qui se laissent mourir de faim une fois leur maître défunt. On pourrait toutefois discuter ici de la différence entre « se laisser mourir » et « se tuer ». Une autre chose à souligner est, comme le pointe Kojève, que le suicide n’exprime encore que la liberté, il ne la réalise pas. « Mais si le suicide (qui de toute évidence distingue l’Homme de l’animal) “manifeste” la liberté, il ne la réalise pas, car il aboutit au néant et non à une existence libre », A. Kojève, Introduction à une lecture de Hegel, op. cit., p. 517–518.
40 Cf. Hegel, Vorlesungen über die Logik, GW 23,1, p. 353.
41 La logique des prédicats et celle des propositions ne permettent pas de distinguer dans l’emploi de la négation le contraire du contradictoire. Cela explique en partie la nécessité pour Hegel de se doter d’une nouvelle logique qui soit d’un ordre supérieur.
42 « Also Mensch in seinem Innersten ein Negatives mit sich selbst », Hegel, Philosophie der Religion. Der Begriff der Religion, Vorl. 3, p. 23, trad. fr. P. Garniron, p. 21.
43 « Der Mensch unterscheidet sich von der unorganischen Natur, nicht wir unterscheiden ihn, er selbst […] sein Leben ist sein Unterscheiden, sich als Unterscheiden setzen », GW 23,1, p. 353.
44 « Der Geist, überhaupt das Lebendige kann seine Negation ertragen, das ist die bestimmung der Freiheit überhaupt », GW 25,2, p. 569.
45 On peut reconnaître dans la lecture kojèvienne de Hegel une influence indéniable de Heidegger, que Kojève reconnaît d’ailleurs. Cf. Kojève, op. cit., p. 527.
46 Reconnaître le fait que dans la philosophie de Hegel l’action intéressée touche une dimension de ce qu’est l’homme et ne définit pas la fin de la connaissance n’interdit pas d’évaluer, dans une perspective pragmatiste, c’est–à–dire en termes de conséquences pratiques, cette théorie. Pour peu que l’arrière–fond de la logique de la philosophie de l’esprit soit restitué et pour peu que la dimension pragmatique contenue dans l’objet de la théorie soit distinguée de l’attitude pragmatiste à laquelle on soumet la théorie, il me semble possible et légitime de se demander dans quelle mesure elle « fonctionne » pour nous. C’est là ce que vise d’ailleurs dans une certaine mesure toute lecture actualisante – celle–ci y compris. Il reste que l’actualisation de re n’achètera sa pertinence que si l’on restitue suffisamment le contexte et la logique exprimée de dicto par Hegel.
47 L. Ferry, J. D. Vincent, Qu’est-ce que l’homme ?, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 10–11.
48 M. Serres, Hominescence, Paris, Éditions Le pommier, 2001, p. 12–16.
49 M. J. Petry, Hegel and Newtonianism, Dordrecht, Kluwer Academic, 1993, p. 136. On notera que la relation de Hegel au newtonisme est d’ailleurs plus subtile que celle d’un simple rejet. Voir sur ce point E. Renault, La naturalisation de la dialectique, Paris, Vrin, 2001.
50 Déjà chez Kant, l’organique était valorisé pour sa force formatrice (bildende Kraft) au détriment du mécanique. « Un être organisé n’est pas simplement une machine, car la machine possède uniquement une force motrice ; mais l’être organisé possède en soi une force formatrice […] qui ne peut pas être expliquée par la seule faculté de mouvoir (le mécanisme) », Kant, Critique de la faculté de juger, trad. fr. A. Renaut, Paris, GF Flammarion, 1995, § 65, p. 366.
51 N. Février, « La contingence dans la mécanique hégélienne », Revue Philosophique de Louvain, 1997.
52 Voir à ce propos B. Bourgeois, Études hégéliennes. Raison et Décision, Paris, PUF, 1992.
53 Dans la remarque au § 410 de l’Encyclopédie, Hegel écrit ainsi : « Die Gewohnheit ist wie das Gedächtniß ein schwerer Punkt in der Organisation des Geistes ; die Gewohnheit ist der Mechanismus des Selbstgefühls, wie das Gedächniß der Mechanismus der Intelligenz », Hegel, Encyclopädie, GW 20, p. 416, trad. fr. B. Bourgeois, p. 215.
54 Hegel, Wissenschaft der Logik, GW 12, p. 183, trad. G. Jarczyk, P.–J. Labarrière, tome III, p. 290.
55 Hegel, GW 12, p. 189, trad. G. Jarczyk, P.–J. Labarrière p. 297.
56 M. Heidegger, « La question de la technique » (trad. fr. A. Préau), in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 9–48.
57 B. Latour, L’espoir de Pandore, Paris, La Découverte, 2001, p. 183–227.
58 On verra le rôle important que Hegel lui accorde dans notre premier chapitre.
59 Les techniques de soi sont à entendre comme « des pratiques réfléchies et volontaires par lesquelles les hommes non seulement se fixent des règles de conduite, mais cherchent à se transformer eux–mêmes, à se modifier dans leur être singulier et à faire de leur vie une œuvre qui porte certaines valeurs esthétiques et réponde à certains critères de style », M. Foucault, Histoire de la sexualité, tome II, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 18.
60 Voir M. Guéroult, Collège de France, Chaire d’histoire et technologie des systèmes philosophiques, leçon inaugurale, 4 décembre 1951.
61 « Quel parti choisir ? J’adopte le suivant, dont je revendique le caractère discutable : lorsque l’optimisme spéculatif de Hegel paraît (au moins dans la doctrine de l’esprit objectif) démenti par l’état du monde ou contraste avec ce qu’il nous est donné d’en savoir, il puise sa source non pas simplement dans la Logique en tant que théorie du discours et de l’être (onto–logique), mais dans la doctrine de l’esprit absolu, ou du moins dans ce qui, au sein de l’esprit objectif, fait écho à l’esprit absolu (“l’esprit du monde”). Si notre souci est de discerner les effets de vérité du discours hégélien et d’en tirer parti, si en d’autres termes nous lisons Hegel dans une perspective qui n’est ni historique, ni technologique au sens de Guéroult, il paraît donc de bonne règle de pratiquer une epokhè à l’égard d’énoncé dont la force de conviction paraît épuisée et à l’égard du contexte de signification qui est le leur, et de les désolidariser (autant que faire se peut, ce qui ne se laisse mesurer qu’au cas par cas) du reste de l’analyse. » Voir J.–F. Kervégan, « Hegel sans métaphysique ? », in L’effectif et le rationnel, Paris, Vrin, 2007, p. 15.
62 Il faut ici avoir à l’esprit la mise en garde de Heidegger. « Lorsque la pensée, s’écartant de son élément, est sur son déclin, elle compense cette perte en s’assurant une valeur comme technè, comme instrument de formation, pour devenir bientôt exercice scolaire et finir comme entreprise culturelle. Peu à peu, la philosophie devient une technique de l’explication par les causes ultimes. On ne pense plus, on s’occupe de “philosophie” ». M. Heidegger, « Lettre sur l’humanisme » (trad. A. Préau), in Question III, Paris, Gallimard, 1976, p. 72.
63 « Aussi différentes que soient ces variétés de l’humanisme par le but et le fondement, le mode et les moyens de réalisation, ou par la forme de la doctrine, elles tombent pourtant d’accord sur ce point que l’humanitas de l’homo humanus est déterminée à partir d’une interprétation déjà fixe de la nature, de l’histoire, du monde, du fondement du monde, c’est–à–dire de l’étant dans sa totalité. » Ibid., p. 77.
64 Hegel, GW 15, p. 595, trad. Marmasse, p. 221.
65 « Jeder Mensch hat auch eine natürliche Metaphysik. Mensch, der nicht wusste, dass er Prosa sprach. » GW 23,1, p. 416.
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Hegel anthropologue
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