Christianisme et modernité. Pierre Manent, critique de la thèse de la sécularisation
p. 169-185
Texte intégral
1Une double préoccupation semble traverser tout l’itinéraire de Pierre Manent : Dieu et la politique. Cette affirmation peut surprendre. Nul ne contestera que le point de départ de son enquête est bien la condition politique de l’homme, mais on sera davantage embarrassé à préciser les grandes lignes de sa réflexion sur Dieu ou la religion. Tout lecteur attentif de Manent sent que Dieu est bien l’une de ses préoccupations de fond et que sa foi catholique, affirmée discrètement, mais avec fermeté, est peut-être l’une des clés de compréhension de sa pensée1. Manent, lui-même, résisterait toutefois probablement à une telle suggestion. Non pas qu’il en nierait la pertinence, mais bien par peur qu’en insistant trop sur la dimension de la grâce dans sa pensée, on soit du même coup porté à négliger sa réflexion sur la condition politique naturelle de l’homme. Or, en tant que philosophe politique, Manent veut précisément être jugé sur l’examen qu’il nous propose de la nature des choses politiques. C’est sur la terre ferme des choses politiques qu’il nous attend et il laisse volontiers aux théologiens le ciel.
2Si l’on veut être fidèle à sa démarche, il faut donc partir de la compréhension humaine et politique de la religion qu’il nous propose. Ce n’est qu’à partir d’une telle compréhension que l’on pourra saisir comment le problème de Dieu et de la politique – le « problème théologico-politique » – prend forme dans sa pensée. Seule une telle compréhension nous permettrait peut-être d’entrevoir chez Manent l’articulation subtile entre l’ordre de la nature et l’ordre de la grâce dans sa pensée.
3Il ne saurait être ici question de rendre justice au traitement délicat et subtil de Manent du problème théologico-politique. Nous emprunterons un chemin de traverse – la critique manentienne de la thèse de la sécularisation – pour éclairer sa perspective sur le problème théologico-politique. Comme on le verra, il est l’un des critiques les plus vigoureux de cette thèse qui est devenue l’un des lieux communs de l’explication sociologique et philosophique de la genèse de la modernité. Lui, en général si modéré dans son ton, ne manque d’ailleurs pas d’ironiser lorsqu’il aborde ce thème : « Le christianisme est vrai ou faux, peu importe, mais, nous explique-t-on, la “sécularisation du christianisme” a produit, ici chacun peut faire son choix, la démocratie, l’individu moderne, la science moderne de la nature, et ainsi de suite. On me permettra d’être incrédule2. »
4La thèse de la sécularisation ne serait pas uniquement fausse au plan descriptif, mais plus gravement encore, elle obscurcirait la question de la vérité. Notre hypothèse est que Manent cherche à travers sa critique de la thèse de la sécularisation à remettre en question une certaine interprétation de la modernité qui tend à occulter la vraie nature de la condition politique humaine et, par extension, à brouiller l’essence du problème théologico-politique. Nous aborderons sous trois angles la critique manentienne – la sécularisation comme « fable convenue », catholicisme et modernité, problème théologico-politique et vérité – en essayant de dégager la question centrale sur laquelle Manent nous invite à réfléchir en tant qu’hommes certes modernes, mais hommes tout de même.
La sécularisation comme « fable convenue »
5La critique de Manent de la thèse de la sécularisation commence par un examen de son origine. Il fait remonter, sinon le mot, du moins l’idée, à l’époque de l’après-Révolution française. Selon des auteurs aussi différents que Chateaubriand, Tocqueville, Quinet, Thierry, et d’autres encore, la Révolution française fut inspirée, contrairement aux apparences, par les idéaux fondamentaux du christianisme – liberté et égalité – et elle fut ainsi la réalisation ou le commencement de réalisation des promesses du christianisme. Les « idées chrétiennes » – ce que l’on appellera plus tard les « valeurs chrétiennes » – auraient ainsi anticipé les idéaux de la Révolution et le nouveau régime politique réalisera les promesses millénaires du christianisme3.
6Selon Manent, cette réinterprétation idéalisante du rôle du christianisme dans son rapport à la Révolution française repose en fait sur un aveuglement volontaire. La Révolution en tant que mise en œuvre du programme de la philosophie politique moderne voyait dans le christianisme, et en particulier dans l’Église catholique, non pas un allié, mais plutôt un ennemi à abattre sans pitié. Au xviiie siècle, l’Église catholique était vue par les Philosophes et les esprits éclairés comme la mère de tous les fanatismes et de toutes les oppressions. Voltaire avait, comme toujours, bien résumé l’esprit des Lumières françaises dans sa célèbre formule épistolaire : « Écrasez l’infâme ! ». La Révolution française tenta de mettre en pratique ce programme jusqu’à vouloir substituer au christianisme une religion et un culte nouveaux qui, comme on sait, ne connurent pas le succès escompté. On comprit alors que l’on ne déracine pas si facilement du cœur d’un peuple la religion de ses pères. C’est pourquoi la question du pouvoir spirituel ou bien du rapport entre la religion et le nouveau régime moderne obséda à tel point le xixe siècle français. C’est au sein de ce que Manent appelle « la religion du xixe siècle » qu’est née l’idée de la sécularisation et les sciences sociales de la fin du xixe et du début du xxe siècles ne font que prolonger cette religion et lui donner une forme scientifique.
7Cette religion du xixe siècle se caractérise par l’idéalisation déformante du christianisme dans la mesure où le christianisme devient une idée ou un idéal qui se réalise graduellement dans l’histoire et qui ne devient pleinement réel que dans le monde démocratique moderne. Il y a ici processus d’idéalisation déformante, car on prétend que la modernité politique a en fait révélé la vraie nature de la religion chrétienne, alors que pour la plus grande partie de son histoire, elle était demeurée cachée à l’Église et aux croyants.
8Manent révèle alors un paradoxe qui est à la source de la thèse de la sécularisation : plus l’homme moderne est détaché dans les faits de la religion, plus il est enclin à lui accorder une grande importance dans l’origine de son propre monde et à surestimer son influence dans la vie des sociétés antérieures. La thèse de la sécularisation acquiert ainsi d’autant plus de valeur comme interprétation de la modernité que la religion perd de sa signification réelle et politique dans la vie des modernes : « Plus l’homme est athée, plus l’historien est croyant, plus il croit du moins au pouvoir historique formateur de la religion. À peu près tous les grands phénomènes du monde moderne – de la physique mathématique au capitalisme et à la démocratie – ont ainsi été attribués à la causalité directe ou indirecte du “christianisme”. (…) La “sécularisation du christianisme” : telle est l’éponge de toutes les difficultés, telle est la ressource toujours prête de l’historien occupé à reconstituer la généalogie du monde moderne4. »
9Manent critique donc la thèse de la sécularisation pour son incapacité à comprendre le projet politique et philosophique moderne dans ses propres termes, c’est-à-dire comme essentiellement une tentative de rupture radicale avec le monde ancien et chrétien. Au plan historique, la thèse de la sécularisation nous présente donc une vision déformée de l’origine moderne. Sur ce point, Manent est très proche de la position d’un Leo Strauss qui voyait dans la thèse de la sécularisation une « fable convenue » adoptée par les Lumières modernes pour des raisons d’accommodement politique5. Cette communauté de vues renvoie à une compréhension partagée de la rupture philosophique moderne et à une perception particulièrement vive des différences essentielles entre le monde nouveau et les deux grands mondes anciens – monde gréco-latin et monde chrétien – qui l’ont précédé. Cette sensibilité partagée touche bien sûr la philosophie ancienne, mais peut-être plus encore exprime une compréhension empathique pour l’exigence de vérité et l’élévation morale des religions révélées.
10Cette compréhension commune n’exclut cependant pas une différence d’appréciation sur les mérites comparés des différentes religions révélées et, plus profondément encore, sur la valeur à accorder à la religion tout court. Strauss, malgré sa condamnation de la thèse de la sécularisation, ne peut en effet s’empêcher de lui accorder un certain crédit. Dans sa compréhension du problème théologico-politique, il se réfère en effet à ce qu’il considère comme les formes les plus pures des religions révélées – le judaïsme et l’Islam – en tant qu’elles sont des religions de la Loi qui n’opèrent pas de distinction entre un Royaume d’en haut et un Royaume d’ici-bas. Seul le christianisme est victime d’un tel dualisme entre la chair et l’esprit, entre les commandements et les préceptes évangéliques, entre la Cité terrestre et la Cité de Dieu. Ce dualisme ne pouvait qu’être source de déséquilibre et conduire à l’adoption de différentes solutions pour sortir du dilemme théologico-politique propre au christianisme. Selon Strauss, la solution politique moderne, nourrie et accompagnée par la philosophie politique moderne de Machiavel à Rousseau, en passant par Hobbes et Locke, était donc la réponse à une situation propre au christianisme, ce qui veut dire que cette solution gardera les marques de sa polémique contre le christianisme.
11On a donc chez Strauss une sorte d’utilisation de la thèse de la sécularisation par la négative : la modernité dans son effort de trancher le nœud théologico-politique a conservé des traits propres au christianisme – idées d’égalité, de charité et de valeur accordée à l’individu. La « fable convenue » contiendrait ainsi une part de vérité et cette dernière expliquerait la réticence discrète de Strauss à l’égard du christianisme. Comme chez Nietzsche, le retour qu’il propose aux Anciens devrait se faire par-dessus la tête du christianisme.
12Sur ce point fondamental, Manent se détache de Strauss qui est pourtant une source d’inspiration constante pour lui. La raison de son désaccord repose sur une évaluation sensiblement différente du christianisme et plus spécifiquement du rôle de l’Église catholique dans l’histoire politique occidentale. Pour saisir cette différence d’appréciation, il est nécessaire de montrer de quelle manière une certaine vision du catholicisme et de son rapport à la modernité politique informe les réticences les plus profondes de Manent à l’égard de la thèse de la sécularisation.
Catholicisme et modernité
13On a vu que, selon Manent, les libéraux français de l’époque romantique ont cherché à se réconcilier avec le christianisme en insistant sur la convergence entre les idéaux de l’Évangile et ceux du nouvel ordre politique qui peinait à s’établir dans la France du xixe siècle. Ce ton conciliateur à l’égard de la religion provenait du fait que les libéraux ont pris peur, selon Manent, devant les ravages d’une volonté humaine qui s’émanciperait de toutes contraintes et ne pourrait plus dès lors trouver de frein à son désir de transformer le monde à l’image de l’homme. Suite à la catastrophe de la Révolution française et surtout de l’épisode de la Terreur, la religion se transforma subitement pour les penseurs de sensibilité libérale d’ennemie de la liberté en alliée dans la cause de l’émancipation véritable de l’homme. La démocratie avait, dans la perspective d’un Constant, d’un Tocqueville ou d’un Guizot, besoin de l’influence à la fois modératrice et stabilisatrice de la religion. Il ne s’agissait plus tant d’opposer dans un combat sans merci la religion et la liberté politique, mais de les réconcilier sur un plan plus élevé. On renouait ainsi avec une tradition très ancienne en philosophie politique qui estimait la religion avant tout pour son utilité politique et sociale.
14Les libéraux ont donc assigné à la religion chrétienne le rôle utilitaire de gardienne des mœurs et des « valeurs » humaines. Mais pour que la religion puisse accepter de jouer ce rôle, il fallait qu’au préalable elle consentît à sa subordination à l’ordre politique moderne. Les libéraux croyaient qu’une telle subordination serait en fin de compte profitable à l’État et à l’Église. L’État y gagnerait en puissance de commandement et en autonomie alors que l’Église libérée de l’exercice du pouvoir politique ne compromettrait plus la pureté du message évangélique et pourrait se consacrer pleinement à sa mission salvatrice. L’Église catholique du xixe siècle ne l’entendit pourtant pas de cette manière : elle résista de toutes ses forces à cette subordination politique et n’y vit qu’une autre attaque déguisée des forces qui, depuis le siècle des Lumières, désiraient sa ruine définitive. L’émancipation de la volonté humaine de la contrainte ecclésiale ne pouvait conduire selon elle qu’à l’indifférence religieuse ou, pire encore, à l’athéisme.
15Dans son analyse des rapports entre le christianisme et la modernité, Manent accorde une grande importance à la pensée des réactionnaires français, tels que Joseph de Maistre et Louis de Bonald, qui eurent une si forte influence sur la pensée catholique du xixe siècle et même sur les positions officielles de l’Église à l’égard de la modernité politique6. Selon notre auteur, il y eut bien des excès rhétoriques propres à cette pensée et aux positions de l’Église exprimées dans ses grandes encycliques « anti-modernes », mais en même temps on y retrouve, comme il le souligne, sinon le « fil directeur de la bonne explication » de l’origine de la modernité, du moins son « exacte description7 ».
16Quelle est au juste cette exacte description ? Dans la mesure où la modernité proclame l’autonomie de la volonté humaine et où elle veut tirer l’ordre politique humain de cette seule volonté, elle présuppose que Dieu n’existe pas ou du moins qu’il n’a aucune influence sur les affaires humaines. L’État moderne, fruit de cette affirmation de la volonté humaine libérée de toutes contraintes extérieures, n’est dans cette perspective jamais vraiment neutre à l’égard de la religion. Sa prétendue neutralité est un autre masque pour son athéisme de principe. Si l’État ne reconnaît pas pleinement la seule religion vraie et la seule vraie loi divine, il devient alors de fait un ennemi du vrai Dieu. On a bien dans cette idée l’origine de la résistance de l’Église catholique de l’époque au mouvement démocratique : « Si l’Église s’est d’abord, et longtemps, déclarée contre la démocratie, c’est parce qu’elle a eu le sentiment, ou plutôt la conviction que le mouvement démocratique moderne était au fond dirigé contre elle, c’est-à-dire contre la vraie religion et donc contre le vrai Dieu8. »
17De ce point de vue, on ne saurait postuler une sorte d’harmonie préétablie, comme le présuppose la thèse de la sécularisation, entre le christianisme et la modernité. Le principe même de la modernité est l’émancipation de la volonté humaine. Or, cette émancipation ne renvoie-t-elle pas à l’orgueil humain qui refuse le joug de la Loi divine, voire à une « volonté “luciférienne” d’institutionnaliser la souveraineté de la volonté humaine, de substituer celle-ci à la loi de Dieu ou aux finalités, convenances et nécessités de la nature de l’homme9 ? » Si tel est bien le cas, on comprend pourquoi il est absurde, selon Manent, de parler de continuité entre le christianisme et la modernité et de lire ainsi dans la modernité une sécularisation du christianisme.
18Cette analyse de la modernité à partir du point de vue catholique traditionnel laisse toutefois en suspens une question essentielle. On connaît toute l’importance du rôle que la Réforme protestante joue dans la thèse classique de la sécularisation. Selon cette thèse, la sécularisation du christianisme a passé par la Réforme qui a stimulé des virtualités du christianisme que le catholicisme avait étouffées. C’est donc une interprétation particulière du christianisme plutôt que le christianisme en tant que tel qui fut le vecteur de la transformation moderne. Il est à noter que cette interprétation de l’origine de la modernité s’accorde pleinement avec les leçons du catholicisme réactionnaire qui voyait dans la Réforme protestante et son idée de la sola fide la première manifestation de la « volonté “luciférienne” » de la modernité et de l’« insurrection de la raison individuelle contre la raison générale10. » Le rejet par la Réforme protestante de l’autorité de l’Église catholique était considéré comme la préfiguration de la révolte de la volonté humaine contre toutes formes d’autorité extérieure.
19L’interprétation catholique traditionnelle de la modernité accorde donc ainsi un certain crédit à la thèse de la sécularisation en voyant dans la Réforme le premier pas dans l’émancipation moderne. Autrement dit, c’est bel et bien à l’intérieur du christianisme que le projet moderne a pris forme. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les réactionnaires français n’étaient pas si éloignés du point de vue des libéraux quand venait le temps de préciser l’origine de la liberté et de la civilisation moderne. Ils en appréciaient seulement d’une manière tout à fait opposée ses conséquences.
20On voit par cet exemple même qu’il est difficile de faire l’économie de la thèse de la sécularisation dans l’explication de la genèse de la modernité politique. Manent, lui-même, n’y arrive pas totalement. Sa propre analyse du passage des formes politiques au monde moderne ne peut pas entièrement se passer du processus évoqué par la sécularisation. Dans cette analyse, la Réforme protestante est un évènement historique et politique qui a préparé l’avènement de la forme politique moderne. Le protestantisme renvoie lui-même dans l’analyse de Manent à une tension interne au christianisme même, tension théologico-politique jamais résolue, entre ce qui relève du Royaume de César et de ce qui relève du Royaume de Dieu. La Réforme aurait tout simplement aggravé et compliqué une tension déjà inscrite dans le catholicisme médiéval et, plus encore, dans le christianisme lui-même. Les Guerres des religions et surtout les réponses politiques données à ces évènements contiennent déjà en puissance le projet de la modernité politique. La modernité politique ne peut être comprise que comme réponse au problème théologico-politique occidental créé par l’indétermination des formes politiques inscrite au cœur même du christianisme.
21Manent a retracé à plusieurs reprises les étapes de cette solution moderne et politique au problème théologico-politique qui n’avait pu être résolu par le Moyen Âge chrétien11. Il insiste avec raison sur le caractère tout à fait concret de ce problème pour les hommes qui l’ont affronté avec passion et sérieux. Le problème théologico-politique est un terme quelque peu abstrait pour décrire le conflit de loyauté éprouvé par des hommes bien réels entre l’obéissance au prince « naturel » ou séculier et l’obéissance au prince « sur-naturel » ou spirituel12. Avec l’avènement de la Réforme, le conflit des loyautés s’est exacerbé et a débouché sur une suite de Guerres de religion qui étaient apparemment sans issue. La modernité politique est venue dénouer, tout au moins au plan séculier, cette tension par l’affirmation de la monarchie absolutiste nationale. En plaçant le monarque au-dessus de la mêlée et en assurant son indépendance à l’égard du pouvoir spirituel en vertu du principe cuius regio, eius religio, la monarchie de droit divin préparait l’avènement de l’État-nation. L’État-nation moderne recueillera l’héritage de la souveraineté absolue du monarque en transférant cette souveraineté au peuple ou à ses représentants dans l’Assemblée législative13. L’État-nation ne sera pas que l’héritier de ce transfert de puissance, mais il s’incorporera aussi la dimension sacrée et spirituelle propre au pouvoir monarchique. Manent souligne ainsi que la Nation « exerce, outre son pouvoir proprement politique, un tel pouvoir spirituel qu’elle parvient à être, bien plus que l’ont jamais pu les monarchies même nationales, à la fois Empire et Église. C’est la Nation éventuellement anticléricale, qui, plus que le Roi-Très-Chrétien, “réunit les deux têtes de l’aigle”14 ». Au plan politique et pratique, l’État-nation est venu résoudre le problème théologico-politique – qui reposait sur le conflit des allégeances dû à l’indétermination de la forme politique – en garantissant la liberté religieuse dans la sphère de l’existence privée tout en neutralisant le pouvoir politique de la religion dans la sphère publique.
22La formation de l’État-Nation représente donc dans l’histoire manentienne des formes politiques la solution moderne au problème théologico-politique posé par l’indétermination de la forme politique caractéristique des sociétés traversées par les demandes contradictoires du christianisme. L’État-nation a réussi à stabiliser la forme politique là où avaient échoué l’Empire, la Cité, la Monarchie absolue et l’Église catholique en tant que corps politique. Notons que cette réussite dépendait de la capacité pour l’État-nation de faire sien le caractère sacré et religieux de la souveraineté qu’avaient tout d’abord incarné les monarques absolutistes. La neutralisation du problème théologico-politique passait par la consécration d’une nouvelle divinité, le Léviathan.
23Le libéral Pierre Manent, à n’en pas douter, juge favorablement cette solution théologico-politique qui a conduit à la réconciliation contemporaine de l’Église catholique avec la démocratie moderne. Il ne peut s’empêcher toutefois de manifester une inquiétude « pascalienne » ou « péguyste » devant cette réconciliation15. L’examen des sources et de la nature de cette inquiétude nous conduira à la dimension la plus profonde du problème théologico-politique, celle qui concerne la quête humaine de la vérité.
Sécularisation, problème théologico-politique et vérité
24Pour comprendre l’inquiétude spirituelle qui teinte la pensée de Manent, il faut tout d’abord revenir à la solution moderne au problème théologico-politique. La seule solution politiquement viable à ce dernier semble être la séparation de l’Église et de l’État, de la religion et du pouvoir politique16. Cette séparation est peut-être la plus essentielle de toutes les séparations instituées par l’ordre politique libéral17. Pour que cette séparation devienne politiquement efficace, il faut qu’elle passe tout d’abord dans l’âme du citoyen : ce dernier doit être convaincu que ses croyances appartiennent au domaine de sa vie privée et que, par conséquent, il doit les mettre entre parenthèses quand il traite des questions d’ordre public. Plus encore, l’obéissance aux commandements et préceptes d’une religion ou d’une autorité religieuse ne doit en dernier lieu ne dépendre que de l’exercice de la volonté libre du citoyen. L’État ne peut en aucun cas intervenir pour le contraindre à obéir à une autorité religieuse. Tout au contraire, il veille scrupuleusement à conserver intacte la liberté de pensée et d’action du citoyen.
25Cette solution raisonnable au problème théologico-politique présuppose toutefois que soit achevé ce que Manent appelle un « processus de désétablissement de l’Église » qui est au cœur du régime moderne de la séparation entendu comme un « processus sans terme qui implique la domestication indéfiniment croissante de l’Église18. » Quels sont les effets réels de ce processus sur la religion ? Le consentement aux commandements d’une religion ne naît pas par génération spontanée. Il doit être encouragé et soutenu par une institution qui lui donne une consistance réelle. Or, dans le régime de la séparation, l’Église se trouve fort dépourvue quand vient le temps d’exercer la force de son commandement auprès de ses fidèles. Dans le cadre de l’État libéral, son pouvoir d’intervention est neutralisé par l’État. En fait, dans le régime de la séparation, l’État a toujours l’avantage sur l’Église, car il a les moyens, lui, d’imposer le consentement, alors que la puissance de commandement de l’Église est limitée par l’État et par le consentement libre des individus.
26Les critiques réactionnaires du xixe siècle avaient donc jusqu’à un certain point raison en voyant dans l’État libéral, l’un des pires ennemis politiques de l’Église catholique, dans la mesure où il conduisait les individus à l’agnosticisme et à l’athéisme. Pour eux, l’État libéral n’était jamais neutre, car en professant son indifférence en matière religieuse il soutenait en fait l’incroyance et les comportements moraux contraires à la vraie religion. La neutralisation du pouvoir politique de l’Église signifiait à leurs yeux le règne d’une liberté humaine sans guide et prompte à se laisser séduire par les mirages de l’orgueil humain. Pire encore, la neutralisation politique de l’Église présupposait que la question de la vérité de la religion fut réglée par avance au profit du matérialisme, de l’athéisme, de l’agnosticisme ou bien du scepticisme.
27Manent est visiblement sensible à cet argument. Ce n’est pas bien sûr son opinion finale sur la question, mais il ne faut jamais négliger la part de vérité qu’il accorde à ce jugement dans son analyse du problème théologico-politique. Comme Tocqueville et autres penseurs libéraux français du xixe siècle, Manent estime que le christianisme est essentiel aux sociétés démocratiques, car par lui les hommes apprennent à modérer leurs désirs et à limiter leurs volontés. Dans la mesure où la modernité politique a pour projet, selon Manent, d’émanciper la volonté de toutes contraintes, son problème est celui de concilier cette affirmation de la volonté avec l’existence d’une communauté politique qui exerce l’autorité politique. La démocratie libérale se retrouve donc devant une impasse : elle a en quelque sorte besoin de la religion pour contenir les mouvements anarchiques de la liberté, mais en même temps elle fait tout pour enlever à la religion la puissance d’intervention réelle sur la communauté politique.
28Comme l’avait déjà constaté Tocqueville, seuls les États-Unis semblent avoir trouvé une formule politique qui permet de sortir de cette impasse19. Le régime américain de séparation ne neutralise pas complètement la puissance d’action de la religion et l’opinion religieuse peut ainsi stabiliser la communauté politique en freinant ou tout au moins en modérant le mouvement d’émancipation des volontés et des désirs individuels. Dans cette perspective, la religion joue un rôle avant tout utilitaire : elle a une fonction de pouvoir social dans la mesure où les croyances religieuses sont des habitudes sociales qui viennent soutenir l’appartenance à la communauté politique américaine. On peut parler ici, comme on le fera plus tard, de la religion civile américaine ou bien plus largement de l’esprit religieux diffus qui imprègne et nourrit la République américaine.
29Cet arrangement, pour souhaitable politiquement qu’il soit, a cependant un prix. C’est ici que l’analyse de Manent du problème théologico-politique passe à un autre niveau. La solution américaine, et par extension la solution libérale, présuppose que la question de la vérité religieuse soit sinon mise en suspens, du moins affaiblie ou bien « relativisée ». Il faut que chaque citoyen tienne la vérité de sa religion pour une opinion personnelle pour laquelle la paix civile ne mérite pas d’être troublée. Plus encore, chaque citoyen doit être au fond convaincu que toutes les opinions religieuses se valent jusqu’à un certain point, car chacune d’entre elles conduit en fait à une seule vérité unique, au même Dieu connu par des voies différentes. En dernier lieu, la connaissance de la vérité religieuse ne concerne que la conscience inviolable de l’individu et elle ne peut faire ainsi l’objet d’un examen critique ou d’un jugement. Dans le langage contemporain, nous dirions que les croyances d’un individu relèvent de ses « valeurs » et qu’à ce titre elles ne peuvent être soumises à la discussion à moins, bien sûr, qu’elles ne viennent troubler le consensus politique.
30Il y a donc une certaine forme d’hypocrisie ou de malhonnêteté intellectuelle qui est inhérente à la solution libérale au problème théologico-politique. Le régime de la séparation ne peut fonctionner que si la question de la vérité est refoulée dans la vie privée et ainsi banalisée. Manent manifeste un certain malaise devant le compromis moderne qui assigne une si grande place au christianisme pour lui dénier tout de suite tout pouvoir réel dans la société. Le citoyen moderne semble donc vouloir jouir de tous les bénéfices des valeurs et des expériences religieuses sans en avoir aucune des obligations. Il ne veut pas d’une religion qui lui commande, il préfère une religion qui le réconforte et surtout qui vienne le confirmer dans sa vision des choses. La vérité religieuse devenue maintenant une « valeur » ne doit surtout pas venir déranger son sommeil dogmatique. Elle ne doit pas le rappeler à ses devoirs en renvoyant de lui-même une image peu aimable. Or, cette attitude décontractée à l’égard de la vérité morale ou religieuse est, soulignons-le encore, essentielle au bon fonctionnement du régime de séparation. La démocratie libérale ne peut bien fonctionner sans une grande part de scepticisme démocratique accompagnée par une foi inébranlable dans la valeur ultime de ce scepticisme.
31L’examen de la solution moderne au problème théologico-politique conduit donc pour Manent à la question de l’homme et de la vérité. Comment peut-on encore entendre cette question par-delà le conformisme intellectuel moderne ? Comment peut-on se libérer du préjugé moderne contre le caractère dogmatique, voire autoritaire, de toute vérité qui nous empêche de prendre au sérieux les appels à la vérité qui nous proviennent des temps lointains ? Comme Strauss avant lui, Manent nous invite discrètement à remettre en question nos certitudes modernes pour atteindre le plan plus élevé du problème théologico-politique. Ce plan le plus élevé est celui où les deux mondes anciens qui sont à l’origine de notre civilisation se sont rencontrés et se sont affrontés autour de la question de l’homme et de sa destinée finale. Il est vrai que Manent, comme nous l’avons vu plus haut, accorde une place plus prépondérante que Strauss au christianisme, et plus particulièrement au catholicisme, dans cette opposition originelle, mais les deux auteurs mettent une égale passion et intelligence à dépeindre les forces en présence et nous contraindre ainsi à poser dans ses termes originels la double question : « Quid sit homo ? » et « Quid sit Deus ? »
32La solution libérale – qui est pour Manent, répétons-le, la solution décente au problème théologico-politique – recèle donc un péril pour la pensée et la véritable liberté intellectuelle20. Elle encourage en effet un conformisme intellectuel qui détend en l’homme le ressort intime de la recherche de la vérité. Elle nous dispense de prendre vraiment au sérieux le défi des religions qui proclament posséder la vérité sur l’homme et sa destinée dernière. En nous mettant à l’abri de la question de la vérité religieuse, elle nous épargne le difficile travail de peser et de juger avec courage et probité les raisons de la croyance religieuse. Autrement dit, elle nous offre le luxe de passer une vie, si nous le voulons, dans l’ignorance de la question des fins dernières, une vie à l’abri des tourments de l’inquiétude pascalienne. Or, c’est bien cette inquiétude que Manent cherche discrètement, mais fermement, à éveiller en nous21.
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33À la lumière de cette saisie intime et profonde du problème théologico-politique, on comprendra dès lors mieux le rejet par Manent de la thèse de la sécularisation et de ses implications. Elle ne postule pas seulement une fausse continuité historique entre le christianisme et la modernité, mais surtout elle voile la vraie question en désarmant à peu de frais l’un des adversaires dans ce combat. La vraie question est bien sûr celle de la vérité sur l’homme et son destin. La thèse de la sécularisation en spiritualisant l’origine de notre modernité nous donne le loisir de vivre les frissons de l’expérience religieuse sans en assumer les obligations. Elle nous institue héritiers tout en nous déliant de tout devoir envers la religion défunte. Plus gravement encore, elle nous empêche de comprendre ce que nous sommes vraiment en présentant une image faussée de ce que nous sommes, nous, esprits modernes. La critique de la thèse de la sécularisation par Manent nous conduit donc au seuil du problème théologico-politique et nous ouvre les yeux devant toute sa difficulté et sa profondeur. À chacun de nous, par la suite, de tenter d’y trouver en toute probité une solution, ou du moins de tenter d’affronter l’impasse dans laquelle nous place le problème théologico-politique, dans son sens le plus élevé.
Notes de bas de page
1 On trouvera dans les entretiens avec Bénédicte Delorme-Montini de nombreux passages où Manent précise la nature de son catholicisme : Manent P., Le regard politique, Paris, Flammarion, 2010, p. 31-33, 63-69, 83-93.
2 Manent P., « Le problème théologico-politique : question résolue ou drame inachevé ? », dans Philippe Capelle (éd.), Dieu et la cité. Le statut contemporain du théologico-politique, Paris, Cerf, 2008, p. 18.
3 Manent P., « Sur la notion de sécularisation », dans ID., Enquête sur la démocratie, Paris, Gallimard, 2007, p. 423-426. On retrouve la même idée exprimée d’une manière un peu différente dans ID., « Christianisme et démocratie. Quelques remarques sur l’histoire politique de la religion, ou, sur l’histoire religieuse de la politique moderne », dans ID., Enquête sur la démocratie, op. cit., p. 445-447.
4 Manent P., « Sur la notion de sécularisation », op. cit., p. 423.
5 « Lettre de Leo Strauss à Karl Löwith, 20 août 1946 », dans Strauss L., Gesammelte Schriften, Bd. 3 : Hobbes politische Wissenschaft und zugehörige Schriften – Briefe, Stuttgart/Weimar, J. B. Metzler Verlag, 2001, p. 667-668.
6 Manent P., « Christianisme et démocratie », op. cit., p. 437-438.
7 Ibid., p. 441.
8 Ibid., p. 437.
9 Ibid., p. 441.
10 Maistre J. de, Œuvres, Paris, Bouquins/Robert Laffont, 2007, p. 311.
11 Manent P., Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Calmann/Lévy, 1987, p. 17-30 ; ID., « Christianisme et démocratie », op. cit., p. 453-459 ; ID., Cours familier de philosophie politique, Paris, Fayard, 2001, p. 39-54 ; ID., « Le problème théologico-politique : question résolue ou drame inachevé ? », op. cit., p. 17-32 ; ID., Les métamorphoses de la cité. Essai sur la dynamique de l’Occident, Paris, Flammarion, 2010, p. 7-22, 273-292.
12 Manent P., « L’État moderne : problèmes d’interprétation », dans ID., Enquête sur la démocratie, op. cit., p. 71.
13 Manent P., « Les théoriciens de la monarchie : Bodin et Montesquieu », dans ID., Enquête sur la démocratie, op. cit., p. 316.
14 Manent P., « Christianisme et démocratie », op. cit., p. 458. Dans son plus récent ouvrage, Manent retouche quelque peu sa présentation de la dynamique occidentale. Il souligne qu’après la Réforme les Princes n’ont fait qu’entériner des choix que les peuples ou les nations en formation avaient déjà opérés en faveur d’une forme ou l’autre de christianisme. Ce qui veut dire que « la subjectivation et la nationalisation de l’Église chrétienne » précèdent la construction des monarchies et que « plus absolu que la volonté du prince absolu fut le choix de la nation ». Ce fait est, comme le dit Manent, l’un des faits « les plus mystérieux mais les plus déterminants de notre histoire », Manent P., Les métamorphoses de la cité, op. cit., p. 410.
15 On oserait presque dire une inquiétude « marxiste », si cela ne pouvait pas être pris en mauvaise part. Manent insiste en effet à quelques reprises sur le fait que le Marx de la Question juive avait bien perçu la situation aporétique dans laquelle la séparation libérale avait placé la communauté politique et l’individu. Voir en particulier Manent P., Les métamorphoses de la cité, op. cit., p. 275-277.
16 Manent P., Cours familier de philosophie politique, op. cit., p. 59
17 Sur le régime démocratique libérale moderne comme régime des séparations, voir le chapitre I du Cours familier de philosophie politique. Voir aussi les pages consacrées en particulier sur la séparation entre le politique et le religieux dans Manent P., Les métamorphoses de la cité, op. cit., p. 272-292.
18 Manent P., « Christianisme et démocratie », op. cit., p. 460. On trouve une formulation particulièrement vigoureuse de la même idée dans Les métamorphoses de la cité : « En ce sens, la subordination de l’Église à l’État souverain est une apparence à laquelle l’Église consent, ou est forcée à consentir, mais qui obscurcit sa véritable nature de société complète. » (p. 283)
19 Manent P., Tocqueville et la nature de la démocratie, (1982) Paris, Fayard, 1993, p. 117-149.
20 « Pour parer aux effets corrupteurs d’une religion qui imposait la vérité, on a donc séparé le plus complètement possible la question de la liberté et la question de la vérité. L’idée de la liberté l’emporta complètement sur l’idée de la vérité. Cette victoire fut peut-être trop complète. Privée de son rapport conflictuel avec la vérité, la liberté tend à s’effondrer sur elle-même. Au lieu d’être l’effort vers l’autonomie, vers le gouvernement de soi par soi, elle devient acceptation et déclaration de soi, accompagnée de l’exigence que les autres reconnaissent et respectent cette acceptation et cette déclaration de soi. Ayant vaincu la vérité, ou l’ayant absorbée, la liberté est vaincue par la propriété, ou absorbée par elle », Manent P., Cours familier de philosophie politique, op. cit., p. 54 (les italiques sont de nous).
21 Manent P., « La raison et la foi », dans André vingt-trois (éd.), Qu’est-ce que la vérité ? Conférences Notre-Dame de Paris – Carême 2007, Paris, Parole et silence, p. 14.
Auteur
Professeur de philosophie politique à l’Université d’Ottawa. Il a notamment publié Leo Strauss, une biographie intellectuelle (Grasset, 2003).
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