Gouvernementalité
p. 169-181
Texte intégral
1Lorsqu’il entame sa leçon du 8 février 1978 au Collège de France, Michel Foucault s’excuse d’être « vaseux ». Il a la grippe. Puis, il revient sur ce « vilain mot » présenté lors de la séance précédente : la « gouvernementalité » (Foucault 2004a : 119). D’ailleurs, « pourquoi vouloir étudier ce domaine finalement inconsistant, brumeux, recouvert par une notion aussi problématique et artificielle que celle de gouvernementalité ? » (Foucault 2004a : 120). La carrière de ce néologisme commence dans une brume hivernale, mais son ampleur est déjà scellée depuis la leçon précédente, celle du 1er février, que les lecteurs de Michel Foucault connaissent comme « la » leçon sur la gouvernementalité : « Au fond, si j’avais voulu donner au cours que j’ai entrepris cette année un titre plus exact, ce n’est certainement pas “sécurité, territoire, population” que j’aurai choisi. Ce que je voudrais faire maintenant, si vraiment je voulais le faire, ce serait quelque chose que j’appellerais une histoire de la “gouvernementalité” » (Foucault 2004 : 111 ; Foucault 1978, DE 239 : 6551).
2Le projet est ambitieux car Michel Foucault ne propose rien de moins que de substituer l’étude du pouvoir dans le cadre de sa réflexion sur la souveraineté et la raison d’État par celle de la gouvernementalité. Pour la définir, il va déployer un programme de recherche en trois temps :
Par ce mot de « gouvernementalité », je veux dire trois choses.
Par « gouvernementalité », j’entends l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer cette forme bien spécifique, quoique très complexe, de pouvoir, qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir l’économie politique, pour instrument technique essentiel les dispositifs de sécurité.
Deuxièmement, par « gouvernementalité », j’entends la tendance, la ligne de force qui, dans tout l’Occident, n’a pas cessé de conduire, et depuis fort longtemps, vers la prééminence de ce type de pouvoir qu’on peut appeler le « gouvernement » sur tous les autres : souveraineté, discipline, et qui a amené, d’une part, le développement de toute une série d’appareils spécifiques de gouvernement [et, d’autre part, ] le développement de toute une série de savoirs.
Enfin par « gouvernementalité », je crois qu’il faudrait entendre le processus, ou plutôt le résultat du processus par lequel l’État de justice du Moyen Âge, devenu aux xve et xvie siècles État administratif, s’est retrouvé petit à petit « gouvernementalisé »
Foucault 2004 : 111-112
3La gouvernementalité, ce n’est donc (plus) ni l’État ni le gouvernement ni encore la gouvernance – concept à la mode dans les pays anglophones. S’il s’agit d’un « vilain » terme, Foucault n’explique cependant pas, et c’est très surprenant, comment il a formé ce concept. Les premières traductions allemandes vont montrer toute l’étendue possible des contresens. Ainsi, Thomas Lemke traduit-il le concept par la « mentalité du gouvernement » (Regierungsmentalität2) avant que le terme idiosyncrasique de Gouvernementalität ne s’impose également en Allemagne (Lemke 2000).
4Moment majeur de la pensée foucaldienne, le concept de gouvernementalité apparaît cependant assez tardivement et fugacement. Il n’en est pas encore question dans les cours de 1976, Il faut défendre la société (Foucault 1997). Sa première occurrence est celle des leçons de 1978 (Foucault 2004a3). Deux ans après, dans les cours sur Du gouvernement des vivants (Foucault 2012), elle apparaît seulement deux fois dans la première leçon du 9 janvier 1980. De même, dans L’herméneutique du sujet (Foucault 2001), il n’y a plus qu’une seule référence à la gouvernementalité qui se déploie de nouveau comme le projet au centre de l’analyse du pouvoir :
[…] si on prend la question du pouvoir politique, en la replaçant dans la question plus générale de la gouvernementalité – gouvernementalité entendue comme un champ stratégique de relations de pouvoir, au sens le plus large du terme et pas simplement politique –, donc, si on entend par gouvernementalité un champ stratégique de relations de pouvoir, dans ce qu’elles ont de mobile, de transformable, de réversible, je crois que la réflexion sur cette notion de gouvernementalité ne peut pas ne pas passer, théoriquement et pratiquement, par l’élément d’un sujet qui serait défini par le rapport de soi à soi. Alors que la théorie du pouvoir politique comme institution se réfère d’ordinaire à une conception juridique du sujet du droit, il me semble que l’analyse de la gouvernementalité – c’est-à-dire : l’analyse du pouvoir comme ensemble de relations réversibles – doit se référer à une éthique du sujet défini par le rapport de soi à soi. Ce qui veut dire tout simplement que, dans le type d’analyse que j’essaie de vous proposer depuis un certain temps, vous voyez que : relations de pouvoir – gouvernementalité-gouvernement de soi et des autres – rapports de soi à soi, tout ceci constitue une chaîne, une trame, et que c’est là, autour de ces notions, que l’on doit pouvoir, je pense, articuler la question de la politique et la question de l’éthique
Foucault 2001 : 241-242.
5Même si la gouvernementalité est furtive dans les mots de Foucault, elle est comme une piste en pointillé à explorer, une invitation majeure à repenser « le » politique. Avant la première leçon de 1978 et les suivantes, il ne s’agit rien moins que d’une nouvelle façon de penser l’État à l’aune des relations de pouvoir et de ses instruments : « l’État ce n’est qu’une péripétie de la gouvernementalité » (8 mars 1978 dans Foucault 2004a : 253). à partir du moment où la question de la population devient centrale, le mot qui revient sans cesse est celui de « gouvernement. » (Foucault 2004a : 77).
6Au-delà du concept lui-même et des différences sémantiques – gouvernement, gouvernementalité, gouvernementalisation –, l’État ou le pouvoir ne sont plus des institutions, comme telles, au centre de l’analyse, mais les techniques mises en place à partir du xviie siècle pour gouverner les individus, ou autrement dit, pour « conduire leur conduite » qui va devenir l’espèce de la « gouvernementalité », ici appliquée à l’histoire de la sexualité :
C’est dans le contexte de cette technologie – elle-même liée aux changements démographiques, économiques, politiques, propres au développement des États industriels – qu’il fallait replacer cette nouvelle rationalité punitive. Ce qui impliquait qu’on place au centre de l’analyse non le principe général de la loi, ni le mythe du pouvoir, mais les pratiques complexes et multiples d’une « gouvernementalité », qui suppose d’un côté des formes rationnelles, des procédures techniques, des instrumentations à travers lesquelles elle s’exerce et, d’autre part, des enjeux stratégiques qui rendent instables et réversibles les relations de pouvoir qu’elles doivent assurer. Et, à partir de l’analyse de ces formes de « gouvernement », on peut comprendre comment la criminalité a été constituée en objet de savoir, comment aussi a pu se former une certaine « conscience » de la délinquance (à entendre aussi bien comme l’image de soi que peuvent se donner les délinquants, ou comme la représentation qu’on peut se faire des délinquants)
Introduction à l’Histoire de la sexualité, 1984 dans DE 340 : 582.
7Si la gouvernementalité est un nouveau concept, elle n’inaugure cependant pas le regard que Foucault porte sur le pouvoir, le savoir ou les technologies. Elle le subsume. Tout comme en 1961 avec l’Histoire de la folie (1961), où il interrogeait la formation d’un nouveau rapport de forces permettant les relations de pouvoir, apparus à la fin du xvie siècle, sur les « malades mentaux » ou encore en 1975 avec Surveiller et punir où la prison y était comprise comme une « technologie de pouvoir » née aux xviie et xviiie siècles, la gouvernementalité est le déploiement d’un mode de pouvoir hétérogène et historiquement repérable de « microphysique du pouvoir » :
Il s’agit en quelque sorte d’une microphysique du pouvoir que les appareils et les institutions mettent en jeu, mais dont le champ de validité se place en quelque sorte entre ces grands fonctionnements et les corps eux-mêmes avec leur matérialité et leurs forces.
Or, l’étude de cette microphysique suppose que le pouvoir qui s’y exerce ne soit pas conçu comme une propriété, mais comme une stratégie, que ses effets de domination ne soient pas attribués à une « appropriation », mais à des dispositions, à des manœuvres, à des tactiques, à des techniques, à des fonctionnements ; qu’on déchiffre en lui plutôt un réseau de relations toujours tendues, toujours en activité plutôt qu’un privilège qu’on pourrait détenir ; qu’on lui donne pour modèle la bataille perpétuelle plutôt que le contrat qui opère une cession ou la conquête qui s’empare d’un domaine. Il faut en somme admettre que ce pouvoir s’exerce plutôt qu’il ne se possède, qu’il n’est pas le « privilège » acquis ou conservé de la classe dominante, mais l’effet de l’ensemble de ses positions stratégiques – effet que manifeste et parfois reconduit la position de ceux qui sont dominés. […]
Le renversement de ces « micropouvoirs » n’obéit donc pas à la loi du tout ou rien ; il n’est pas acquis une fois pour toutes par un nouveau contrôle des appareils ni par un nouveau fonctionnement ou une destruction des institutions ; en revanche aucun de ses épisodes localisés ne peut s’inscrire dans l’histoire sinon par les effets qu’il induit sur tout le réseau où il est pris
Foucault 1975 : 31-32.
8Il répond par « l’hétérogénéité du pouvoir » à la conception marxiste de l’histoire ou au stalinisme en URSS (Foucault 1978, DE 238 : 629). Dans un entretien contemporain de la première leçon de février 19784, il rappelle qu’il n’a pas pour projet d’étudier les institutions per se, mais comment « le pouvoir n’est pas omnipotent, omniscient », il est au contraire « aveugle » ; il « naît toujours d’autre chose que de lui-même » (Foucault 1978, DE 238 : 629 & 631). Là tient toute la prodigalité du projet politique foucaldien qui a irrémédiablement déplacé notre regard sur l’État (Laborier, Lascoumes, 2011). Les institutions sont intriquées dans les relations de pouvoir. Il s’agit alors de se demander « comment le pouvoir s’exerce-t-il ? » et non « qu’est-ce que le pouvoir ? ». Ce sont les actualisations du pouvoir qui permettent d’intégrer l’ensemble des pratiques du pouvoir, comme une force de convergence. C’est la méthode d’analyse déjà énoncée dans la Volonté de savoir « Par pouvoir, il me semble qu’il faut comprendre d’abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s’exercent, et sont constitutifs de leur organisation. […] Omniprésence du pouvoir : non point parce qu’il aurait le privilège de tout regrouper sous son invincible unité, mais parce qu’il se produit à chaque instant, en tout point, ou plutôt dans toute relation d’un point à un autre. Le pouvoir est partout ; ce n’est pas qu’il englobe tout, c’est qu’il vient de partout » (Foucault 1976 : 121-122). Les institutions doivent être lues comme des pratiques. Pour Foucault, « il n’y a pas d’État, mais seulement une étatisation, et de même pour les autres cas » (Deleuze, 1986 : 82). De la même manière, qu’il n’y a pas de gouvernement, mais une gouvernementalisation. Si celle-ci s’inscrit dans l’ensemble de la réflexion de Michel Foucault sur le pouvoir, deux déplacements ont cependant été effectués depuis ses premiers travaux.
9Le premier déplacement est l’élaboration de la notion de gouvernement des hommes par la vérité vers une gouvernementalité rationnelle. Peu avant la première leçon au Collège de France, il se dit « préoccupé » par les rapports vérité/pouvoir, savoir/pouvoir : « On produit de la vérité. Ces productions de vérités ne peuvent pas être dissociées du pouvoir et des mécanismes de pouvoir, à la fois parce que ces mécanismes de pouvoir rendent possibles, induisent ces productions de vérités et que ces productions de vérité ont elles-mêmes des effets de pouvoir qui nous lient, qui nous attachent » (Foucault 1977, DE 216 : 404). Il dit essayer corriger ses instruments par l’objet qu’il croit avoir découvert et qui fait apparaître ce faisant que l’objet défini n’est pas « tout à fait celui-là, c’est comme cela que je bafouille ou titube de livre en livre » (Foucault 1977, DE 216 : 404-405). Cette question de la vérité et du pouvoir se pose aussi de manière militante pour lui, qu’il s’agisse du Goulag ou du fascisme (Foucault 1977, DE 218 : 418-423), de l’extradition de Klaus Croissant (Foucault 1977, DE 210 et 211) ou de ses voyages en Iran à l’automne 1978. Les repérages des discontinuités dans les manières de faire dans le cadre de l’analyse de l’histoire de la véridiction (Foucault 1978, DE 219) peuvent-ils en rester à l’analyse du gouvernement de soi ou des jeux de vérité face à l’ombre menaçante de l’enfermement dans les camps de l’Est ? Dans les « techniques de soi » (Foucault 1988, DE 363), il répondra ultérieurement à cette question par le projet de la gouvernementalité : « J’appelle “gouvernementalité” la rencontre entre les techniques de domination exercées sur les autres et les techniques de soi. J’ai peut-être trop insisté sur les techniques de domination et de pouvoir. Je m’intéresse de plus en plus à l’interaction qui s’opère entre soi et les autres, et aux techniques de domination individuelle, au mode d’action qu’un individu exerce sur lui-même à travers les techniques de soi » (Foucault 1988, DE 363). Comme le note Frédéric Gros, les formes de savoir et de rapport à soi deviennent des pensées plutôt que « de simples pseudopodes de pouvoir », « des points d’articulation de processus de gouvernementalité » (Gros 1998).
10Le second déplacement se fait de manière presque géographique, de la souveraineté des États absolutistes vers le pouvoir dans les États territoriaux allemands. « L’ère de la gouvernementalité », nous déclare Foucault est celle qui a été découverte au xviiie siècle. Elle succède à l’État de justice du Moyen Âge et à ce que Michel Foucault nomme l’État administratif des xve et xvie siècles. Elle opère une rupture avec la conception du pouvoir qui prévaut dans « ce texte abominable », Le prince de Machiavel (Foucault 1978, DE 239 : 636). Les attributs de la souveraineté et l’administration du quotidien ne vont plus être séparés dans l’exercice du pouvoir (Gautier 1996). La grille d’intelligibilité du social doit être alors cherchée dans les relations de pouvoir, « celles que les appareils d’État exercent sur les individus » (Foucault 1977, DE 212 : 379). Il n’y a pas de source unique de ce pouvoir mouvant. Il va compléter l’analyse de la multiplicité des rapports de force par la conception de « dispositif » (Foucault 1977, DE : 206).
11Foucault relit l’époque des Lumières au travers de ces dispositifs de « l’existence plurielle, polymorphe, multiple, dispersée, de savoirs différents, […] – je parle de connaissances technologiques » (Foucault 1997 : 159). Il énumère les quatre manières qu’a l’État de disqualifier, normaliser, hiérarchiser et centraliser ces savoirs. Il s’intéresse, tout d’abord, à la généalogie de ces « savoirs d’État » en France au xviiie siècle au travers des collections de documents administratifs par l’historiographe de Louis XVI, Jacob-Nicolas Moreau, mais aussi dans la création de nouvelles institutions comme l’École des Mines, l’École des Pont et Chaussées, le ministère de l’Histoire qui deviendra l’École des Chartes (Foucault 1997 : 165). Il définit, d’une part, « l’organo-discipline de l’institution », et, d’autre part, la « biorégulation par l’État ». L’institution de la police y apparaît à la fois comme « un appareil de discipline et un appareil d’État » (Foucault 1997 : 223). Dans Sécurité, territoire et population, l’amorce de la réflexion sur la police annonce en quelque sorte celle sur la gouvernementalité, qui apparaît dans la leçon du 18 janvier 1978. Il propose de ressaisir les dispositifs de sécurité pensés les physiocrates et les économistes du xviiie siècle à propos de la disette ; ou encore de la police disciplinaire des grains du Traité de police de Nicolas Delamare (1639-1723) (Foucault 2004a : 46). Il poursuit cette idée dans la leçon suivante, celle du 25 janvier 1978, sur les pratiques de variolisation et de vaccination des populations en Europe. Au travers des exemples de la disette, des grains ou des épidémies, il en vient à penser le pouvoir de manière territoriale, avec la ville comme marché et comme foyer des maladies. C’est à ce moment qu’il y a eu une inversion, nous dit-il, que la ville est devenue le premier problème politique « au fond il a fallu réconcilier de fait la ville et la légitimité de la souveraineté » (Foucault 2004a : 66). Il avait présenté dans la leçon inaugurale du 11 janvier 1978 La Métropolitée ou De l’établissement des villes capitales, de leur utilité passive & active, de l’Union de leurs parties & de leur anatomie, de leur commerce, etc. [1682] d’Alexandre Le Maître. Ce protestant ayant quitté la France pour le service de l’Électeur de Brandebourg en qualité d’Inspecteur général superpose dans la lecture qu’en fait Foucault « l’État de la souveraineté, l’État territorial et l’État commercial » dans une région de l’Europe en plein mercantilisme ou caméralisme (Foucault 2004a : 16). Un nouvel art de gouverner s’est développé grâce à une série d’instruments particuliers qui s’incarne dans la « police » et le développement des sciences camérales (Pasquino 1992 ; Napoli 2003 ; Laborier 1999). Cette première gouvernementalité tend à faire du xvie siècle une phase caricaturale de cristallisation qui aurait « piétiné sur place » pour n’être débloquée que deux siècles plus tard avec les discours sur l’économie et le gouvernement (Schilling 2011). C’est le souci de la population qui sonne le glas de la souveraineté « À mesure que j’ai parlé de la population, il y a un mot qui revenait sans cesse […], c’est le mot de ̎“gouvernement”. Plus je parlais de la population, plus je cessais de dire ̎“souverain” » (Foucault 2004a : 77). Les polices de l’éducation, de la médecine ou des grains peuvent alors se comprendre comme des technologies gouvernementales qui seront analysées sous le prisme de la biopolitique dans le cours de l’année suivante, et plus généralement des « techniques de soi ».
12Dans cette généalogie, l’espace de la gouvernementalité est le pendant du renforcement de l’administration du « pouvoir pastoral », c’est-à-dire une technique ancienne de relation de pouvoir instaurée par les institutions chrétiennes, orientée vers le « salut5 ». Avec l’affaiblissement de l’institutionnalisation ecclésiastique et le renforcement de l’administration, l’État moderne a repris et transformé des objectifs « providentiels » étendus à tout le corps social. Une tactique individualisante de contrôle des bonnes mœurs s’est déployée, caractéristique de pouvoirs aussi divers que la famille, la médecine ou encore une administration spécialisée comme la police. Dans les théories camérales, ce contrôle s’inscrit autant dans le projet d’apporter le bonheur et le bien-être à la population, que dans celui d’accroître la population pour augmenter le pouvoir et le bonheur d’un État – et sa richesse. C’est ainsi qu’au xviiie siècle, une nouvelle raison gouvernementale libérale (Foucault 2004b : 78-79) va contrebalancer la « ligne de pente de la gouvernementalité […] illimitée » de l’État de police6. Il y a donc autant de gouvernementalités que des pratiques gouvernementales : « L’État ce n’est rien d’autre que l’effet, le profil, la découpe mobile d’une perpétuelle étatisation ou de perpétuelles étatisations […]. L’État, ce n’est rien d’autre que l’effet mobile d’un régime de gouvernementalités multiples » (Foucault 2004b : 797).
13La gouvernementalité est un moment singulier. Alors que la bibliographie de Foucault sur la police est jusqu’à la première leçon de Sécurité, territoire et population principalement française8, il va en s’appuyant sur les travaux des caméralistes mobiliser une littérature de langue allemande qui va le conduire à s’intéresser aux travaux du Max-Planck Institut de Göttingen9. Dans « La technologie politique des individus » Foucault fait le lien très clairement entre les débats sur le libéralisme, le passage du Polizeistaat au Rechtstaat, et les sciences camérales (Foucault 1982, DE 364 : 826). La gouvernementalité semble alors surgir au moment où son regard se porte vers les États territoriaux allemands et la question de l’importance des villes.
14Une énigme reste donc celle de l’invention de ce néologisme qui sonne plus comme des concepts tels que « Legitimät » ou « Autorität », etc. que comme la musicalité. Juste avant la leçon sur la gouvernementalité, le 25 janvier 1978, Foucault commente deux auteurs, qui semblent avoir été absents de son corpus jusqu’à lors. Tout d’abord, au sujet des pratiques de normalisation, il cite assez longuement les travaux de Hans Kelsen (Foucault 2004a : 58) – qui ne sont pas cités dans tout l’index des quatre volumes des Dits et Écrits. Puis, il développe la question du « public » : « La population, c’est donc par un bout l’espèce humaine et par un autre bout, c’est que l’on appelle le public. Là encore le mot n’est pas nouveau, mais l’usage l’est10 » (Foucault 2004a : 77). Dans l’espace public, Jürgen Habermas interprète explicitement le développe de la police dans le cadre du modèle de la sphère économique bourgeoise : « Le pouvoir seigneurial se transforme en “police”, et les personnes privées qui lui sont soumises constituent en tant que destinataires de ce pouvoir un “public” » (Habermas 1978 : 29). L’économie urbaine a permis, selon Habermas, que se constitue un État moderne avec ses institutions bureaucratiques. La limite à l’État de police est alors le libéralisme et le développement de l’espace public. Foucault a-t-il (re)découvert avec cette lecture les sciences de la police allemandes et déplacé ainsi son regard vers les États territoriaux qui nécessitaient de repenser la souveraineté en d’autres termes que pour les États absolutistes ?
15Trente ans après la mort de Foucault, le concept de gouvernementalité a fait fortune dans les sciences sociales et humaines11. La gouvernementalité est devenue un champ de recherches sui generis, comme en atteste notamment l’exemple anglo-saxon des « Governmentality Studies » (Burchell, Gordon, Miller 1991 ; Jessop 1990 ; Rose, Miller 1992 ; Dean 1999 ; Walters 2012). Si l’on se fie aux citations sur Google en 2014, c’est ce champ qui paraît le plus important : « governementality » est référencé 488 000 fois (38 600 références sur Gogglescholar.com) contre 301 000 fois (22 000) pour « gouvernementalité ».
16La gouvernementalité a aussi bien irrigué les recherches de philosophie politique sur la raison d’État et les arts de gouverner (Senellart 1995 ; Berns 2005 ; Karsenti 2013), la police (Pasquino 1992 ; Laborier 1999 ; L’Heuillet 2001 ; Napoli 2003), les sciences de gouvernement (Ihl, Kaluszynski, Pollet 2003 ; Laborier, Audren, Napoli, Vogel 2011 ; Déloye, Ihl, Joignant 2013) ou sur le libéralisme (Gros 2013 ; Lasganerie 2012 ; Skornicki 201112). Le déplacement que Foucault a effectué de la théorisation de l’État à sa saisie sous l’angle de ses pratiques a permis aux sciences sociales de désencastrer leur regard institutionnel sur l’État, qu’il s’agisse de la transformation de l’espace politique des sociétés (Bayart 1985 ; Bayart 2004 ; Crowley 2003 ; Hibou 2011), des recherches appliquées aux instruments d’action publique (Le Gales, Lascoumes 2004 ; Bruno, Didier 2013) ou encore à des exemples sectoriels tels que la santé, l’environnement… (Lascoumes 1994 ; Memmi 2003 ; Memmi, Fassin 2004).
17Au-delà des très nombreuses recherches, qui ne peuvent toutes être citées ici, la gouvernementalité est aussi devenue un mythe, le grand programme de recherche que Foucault aurait pu développer, s’il n’était pas disparu si brutalement. Les contemporains de Foucault évoquent le Centre d’Études sur la gouvernementalité qu’il voulait créer au Collège de France13. Si le mot est vilain, le néologisme formé dans les brumes d’une grippe hivernale, son programme ne finit pas d’inspirer durablement les recherches sur le politique, nous enjoignant de nous déplacer, selon ses termes, latéralement comme « l’écrevisse », pour saisir la gouvernementalité sous toutes ses formes en tentant de nous détacher des productions de vérité qui nous attachent au pouvoir (Foucault 2004b : 80).
Notes de bas de page
1 C’est sous cet intitulé qu’elle a été publiée la même année sous le titre de « Governamentalità » dans la revue italienne Aut-Aut et l’année suivante de « Governementality » dans la revue britannique Ideology & Consciousness. Voir le commentaire de Michel Senellart dans l’édition de Sécurité, territoire et population (Foucault 2004a : 114) et Meyet 2005.
2 Michel Senellart critique cette traduction qui a été reprise dans le colloque des « Governementality Studies » à Vienne en 2011 (Foucault 2004a : 406, note 126). Selon lui, gouvernementalité dérive de gouvernemental, comme musicalité de musical.
3 Dans Sécurité, territoire et population, il y a moins de trente occurrences et dans Naissance de la biopolitique à peine plus qu’une vingtaine – ce qui est finalement moins qu’« État » ou « gouvernement ».
4 « Précisions sur le pouvoir. Réponses à certaines critiques », qui a aussi été publié dans Aut-Aut avec Pasquale Pasquino. L’agenda de ce dernier indique que l’entretien a lieu le 20 février 1978 entre 14 h 30 et 16 h 30 au Collège de France, presque certainement dans le bureau de Foucault.
5 Michel Senellart montre qu’il s’agit en creux, d’une figure positive de l’eschatologie (Senellart 2013).
6 Ce « gouvernement qui se confond avec l’administration, un gouvernement qui est entièrement administratif et une administration qui a pour elle, derrière elle, le poids intégral d’une gouvernementalité » (Foucault 2004b : 38).
7 Sur les manières de décliner d’autres régimes de la gouvernementalité (Sauvêtre 2013).
8 Voir la remarque plus générale en ce sens de Michel Senellart dans son édition de Sécurité, territoire et population (Foucault 2004 : 28, note 30).
9 C’est ce que montre le témoignage, recueilli en décembre 2013, de Pasquale Pasquino qui est aussi celui qui a publié la première version de la leçon sur la gouvernementalité.
10 La note de l’éditeur du cours (Foucault 2004a : 288, note 35) renvoie à la parution de la traduction du livre d’Habermas qui venait de paraître chez Payot. Habermas sera commenté explicitement dans le texte « Sexualité et solitude » en 1981 (DE 295 : 170). La même année dans son introduction à la traduction Du normal et du pathologique Foucault nous propose également de regarder hors de France vers l’École de Francfort pour trouver quelque chose qui ressemble au travail de Georges Canguilhem (Foucault 1978, DE 219 : 433).
11 Fabiani (2004), qui reste cependant sceptique devant les appropriations de Foucault, évoque nonobstant « l’effet proprement libérateur, de la lecture de Foucault par une génération de chercheurs en sciences sociales, entrée en activité dans les années soixante-dix : Foucault nous a permis de nous libérer des fausses rigidités disciplinaires et de l’humeur scientiste qui prévalait avec le structuralisme. Il a contribué, plus que tout autre, à rendre à nos activités la dimension excitante que l’institution tend à faire perdre de vue ».
12 Y. Cohen fait remarquer à juste titre que de nombreux travaux, comme ceux d’Ewald ou de Donzelot, se sont appuyés sur cette perspective, sans que le terme de « gouvernementalité » ne soit utilisé à une époque où les cours n’étaient pas publiés (Cohen 2011 : 49).
13 Entretien avec Pasquale Pasquino, op. cit.
Auteur
Université Paris Ouest – Nanterre La Défense Institut des Sciences Sociales du Politique (UMR CNRS 7220)
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