Infamie
p. 161-167
Texte intégral
1L’ouvrage s’ouvre, on s’en souvient, par la longue description du supplice du régicide Damiens condamné, le 2 mars 1757, à être roué en place de grève. Ce récit terrifiant illustre dans Surveiller et punir (1975) une théorie de la peine comme acte de souveraineté, « l’éclat du supplice » ayant d’abord pour but, selon Foucault, non de faire souffrir le condamné, mais de restaurer la majesté, « la souveraineté un instant blessée », du pouvoir royal (Foucault 1975 : 59).
2Célèbre, cette analyse de Foucault est probablement aussi celle qui a suscité les critiques les plus fondées, celles de James Q. Whitman en particulier, qui conteste la théorie de la peine comme acte de souveraineté, et lui substitue, de façon convaincante, une théorie de la peine comme assignation du condamné à un statut social inférieur : « L’histoire de la peine est ainsi, dans une large mesure, une histoire du statut social [du délinquant] […] » (Whitman 2003 : 32).
3La critique que l’on pourrait alors, à son tour, adresser à Whitman est d’ignorer « La Vie des hommes infâmes ». Mais est-ce véritablement une critique ?
4 A priori, l’histoire de ce texte est celle d’un échec. Publié en janvier 1977 dans une revue littéraire, Les Cahiers du Chemin, « La vie des hommes infâmes1 » (Foucault 1977, DE 198) est à l’origine une préface destinée à une anthologie de notices sur l’enfermement qui ne paraîtra pas et une introduction à une collection de documents d’archives qui ne verra pas le jour. « La vie des hommes infâmes » fait un peu figure d’apax, d’un enthousiasme réel mais éphémère de Foucault pour un sujet, l’instant biographique de vies qualifiées d’infâmes non pour les stigmatiser mais parce que la négligence dans laquelle elles ont été tenues jusque-là atteste que ces vies ont été considérées « indignes pour toujours de la mémoire des hommes » (Foucault 1977, DE 198 : 243).
5Or, Foucault n’a cessé de revenir sur « La Vie des hommes infâmes » au moins à trois reprises, en publiant Herculine Barbin dites Alexina B. (1978), en éditant Le Cercle amoureux d’Henri Legrand (1979) dans sa collection « Les Vies parallèles », chez Gallimard ; en écrivant, en collaboration avec l’historienne Arlette Farge, Le Désordre des familles : lettres de cachets des archives de la Bastille au xviiie siècle (1982). Foucault n’a cessé de s’intéresser à la « légende des hommes obscurs » (Foucault 1977, DE 198 : 241) depuis Folie et Déraison : Histoire de la folie à l’âge classique (1961) que hante Mathurin Milan « mis à l’hôpital de Charenton le 31 août 1707 » par sa famille pour « promener son pauvre esprit dans des routes inconnues, et de se croire capable des plus grands emplois » (Foucault 1977, DE 198 : 237) sans oublier Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… (1973) (Collectif Maurice Florence 2009 : 37-40). Bien loin d’être un texte isolé, « La Vie des hommes infâmes » doit plutôt être considéré comme un texte séminal qui oblige à reconsidérer les liens que la pensée de Michel Foucault entretient avec le droit.
6Selon Gilles Deleuze, la conception que Foucault se fait de l’infamie se démarque à la fois de celles de Bataille et de Borges. De Bataille dans la mesure où Foucault ne s’intéresse pas à ces vies « qui passent dans la légende ou le récit par leur excès même » (Deleuze 1986 : 102). En réalité, la distance entre Foucault et Bataille est peut-être plus décisive encore : Foucault ne considère-t-il pas que l’infamie de « ces hommes d’épouvante ou de scandale » (Foucault 1977, DE 198 : 243) qui fascine Bataille et dont Gilles de Rais est une figure emblématique (Bataille 1972), est une « fausse infamie » ? « Modalité de l’universelle fama », l’infamie selon Bataille est une antigloire qui distingue et singularise un cortège de figures scandaleuses (Gilles de Rais mais Sade aussi) de la population des ordinaires et des obscurs qui seule retient l’attention de Foucault. Quant à Borges, les vies qui composent Histoire universelle de l’infamie (1935, 1954), toujours selon Deleuze, ne peuvent trouver « d’intelligibilité que par un récit capable d’épuiser le possible » (Deleuze 1986 : 102), alors que l’infamie selon Foucault privilégie la forme brève, l’éclat d’une narration « en quelques phrases » (Foucault 1977, DE 198 : 239) : « Le terme de nouvelle me conviendrait assez pour les désigner » (Foucault 1977, DE 198 : 237). Ni infamie glorieuse, ni infamie « baroque », Foucault concevrait une « troisième infamie, à proprement parler, une infamie de rareté […] » (Deleuze 1986 : 102).
7Opposer Foucault à Borges ne permet pas de comprendre leur préoccupation commune : l’infamie rend possible une écriture autre de ce grand récit national qu’est l’histoire. Ce qui incite Borges à rassembler des existences objets de scandales, éparses dans des sources dont il dresse la liste à la fin de son ouvrage, et qui mêlent livres d’histoire grand public et légendes des contes, est bien, comme le remarque Kates Jenckes, le souci de produire un autre récit historique national intégrant ce et ceux qui en sont par définition exclus puisque renvoyés au fictif, à l’indicible ou à l’innommable (Jenckes 2002 : 54). Comment trouver le moyen de rendre dignes d’histoire ce et ceux qui par définition ne peuvent ni ne doivent être racontés ou ne subsistent dans la mémoire des hommes que grâce à des récits imaginaires ? C’est dans la contestation du déni d’histoire que s’origine l’intérêt pour l’infamie chez Borges comme chez Foucault. Mais alors que chez Borges il appartient à la littérature de concurrencer et subvertir le récit historique, l’infamie selon Foucault attrape l’histoire à son propre piège. Elle soumet son matériau de base, – « des personnages ayant existé réellement » (Foucault 1977, DE 198 : 239) – ; ses sources privilégiées, les archives2, à un traitement littéraire dont Foucault endigue la subjectivité en précisant les règles auxquelles il convient de soumettre les narratifs des « vies infâmes » (Foucault 1977, DE 198 : 239). Reste que l’histoire au prisme de l’infamie telle que l’entend Foucault ne peut remplir sa mission critique que dans un compagnonnage étroit (donc scandaleux pour les tenants d’une conception « traditionaliste » de l’histoire) avec la littérature (Foucault 1967, DE 48 : 613-614).
8C’est, en effet, à la littérature qu’il revient de recueillir et d’assurer la transmission de l’infâme, et de conquérir par cette mission un « nouveau régime » dans le champ des savoirs : « Je ne veux pas dire que la lettre de cachet est au point d’origine de formes littéraires inédites, mais qu’au tournant du xviie et du xviiie siècle les rapports du discours, du pouvoir, de la vie quotidienne et de la vérité se sont noués sur un mode nouveau où la littérature se trouvait elle aussi engagée » (Foucault 1977, DE 198 : 251). Investie de la mission de « dire l’infâme », la littérature découvre un nouvel impératif : « À elle de dire le plus indicible – le pire, le plus secret, le plus intolérable, l’éhonté » – et ce tout-dire la transforme en partenaire incontournable d’une histoire qui s’efforçait jusque-là de tenir perdu, secret, oublié, négligé « la vie des hommes infâmes » (Foucault 1977, DE 198 : 252). De ce nouveau régime de la littérature, Foucault voyait surgir une nouvelle éthique, « l’éthique immanente au discours littéraire de l’Occident » (Foucault 1977 DE 198 : 252) et une nouvelle fonction de la littérature détentrice des « secrets indiscrets » (Foucault 1967, DE 48 : 620) de tous les savoirs. Il savait qu’il déplairait : « Ce livre ne fera donc pas l’affaire des historiens, moins encore que les autres » (Foucault 1977, DE 198 : 239). Mesurait-il à quel point il posait les fondements non seulement d’une écriture autre de l’histoire, mais également d’une philosophie du droit attentive « aux faits et aux expériences plutôt qu’aux exigences de la théorie », une philosophie du droit indissociable d’une « philosophie des pratiques de l’histoire » (Ewald 1986 : 793) ?
9Parce qu’enfin, les matériaux que mobilise Foucault pour évoquer les « vies infâmes », cette « énorme masse documentaire » (Foucault 1977, DE 198 : 246) composite de « plaintes, dénonciations, d’ordres ou de rapports » (Foucault 1977, DE 198 : 239) ; « d’archives de l’enfermement, de la police, des placets au roi et des lettres de cachet » (Foucault 1977, DE 198 : 243) – sont des matériaux qui relèvent de l’ordre judiciaire ou du droit au sens large. N’était-ce pas, jusqu’à ce que la littérature devienne le réceptacle et orchestre la divulgation de l’infâme, le droit, bien davantage que l’histoire, qui assumait cette mission ?
10Les recueils imprimés des arrêtistes du xviiie siècle fourmillent de récits de cas, d’exemples incrustés dans le commentaire savant de telle ou telle décision dont le narratif excède le point de droit en discussion. Afin de savoir si Martine Prudhomme, fille de laboureur, mariée contre son gré, qui, avec l’aide de son amant, assassine son mari, est indigne de venir à la succession de son père, on trouve dans le Recueil d’arrêts du Parlement de Paris, compilé par Pierre Bardet, l’histoire suivante :
Le 13 novembre 1616, Emard son mari et elle étant couchés dans un lit, et Gilles Prudhomme son père dans un autre en la même chambre, elle se lève secrètement et ouvre la porte à Limeron son adultère, qui entre de furie dans cette chambre, armé d’épée et poignard, se jette sur Emard, l’assassine, et remplit de son sang le même lit qu’il avait si souvent souillé de ces infâmes ordures. Gilles Prudhomme alarmé de ce bruit, accourt tout nu au secours de son gendre duquel cet adultère enragé le rend bientôt compagnon de son malheur, le laissant mort pareillement sur la place3 […].
11Lit plein de sang, couche nuptiale souillée, fureur du meurtrier… quel besoin de ces précisions pour établir si les biens du père, Gilles Prudhomme, peuvent revenir à sa fille, Martine, reconnue, à la requête de sa belle-mère, complice de l’homicide de son mari ? En quelques phrases s’exprime ce « théâtre si emphatique du quotidien » (Foucault 1977, DE 198 : 245) qui retient l’attention de Foucault dans les registres d’internement de Bicêtre ou de Charenton. Un siècle plus tard, le droit verra la littérature contester son monopole sur l’infâme et s’approprier « toute une turbulence populaire, toute une misère et une violence, toute une “bassesse” comme on disait […] » (Foucault 1977, DE 198 : 250) jusqu’alors enfouie dans les archives des tribunaux, des maisons de fou ou de la police. Avec comme conséquence une subversion de l’histoire par la production de narratifs échappant aux déterminations de « la grande suite d’événements » (Foucault 1967, DE 48 : 614), mais tout autant une déstabilisation du droit contesté par la littérature dans l’une de ses opérations souveraines : l’opération de qualification.
12La qualification est l’opération par laquelle le droit désigne les individus et les faits sociaux qui heurtent la conscience collective, les fait entrer dans une catégorie juridique, afin de les soumettre aux conséquences qui découlent de leurs crimes ou assimilés (enquête, internement, procès, jugement…). « Cet acte qui s’affiche ostensiblement comme un imparable jugement de fait est en définitive conditionné par un fondamental jugement de valeur » écrit Olivier Cayla (Cayla 1993 : 9-10). Or, si la qualification est présentée comme neutre, la sociologie démontrera sans peine qu’elle est entachée de considérations politiques et d’impuretés historiques. « La vie des hommes infâmes » fait, elle, surgir un dessaisissement inattendu du droit, celui qu’opère la littérature en dignifiant ces vies transgressives (Biet 2002 : 18).
13L’éthique du tout-dire ouvre, en réalité, à la littérature la possibilité de s’opposer aux opérations de disqualification du droit par des opérations de requalification qui font des infâmes et des indignes, des héros et des héroïnes (sadiens en particulier).
14De tombeau des vies sans éclat et infortunées, l’infamie selon Michel Foucault devient l’épicentre d’une écriture moderne de l’histoire qui pour être totale doit composer avec l’impératif moral du littéraire. Projet étonnamment peu philosophique sous la plume d’un philosophe, à moins qu’il ne le soit au contraire radicalement. Tenir compte de ce que « pense » la littérature (Pierre Macherey) n’est-ce pas écrire l’histoire en vue d’expliciter un nomos (Cover 1983 : 4), un univers normatif, dépassant la simple recension des règles et des lois pour s’intéresser à ce qui rend les unes et les autres effectives, et qui est inséparable du discours qui les accompagne, les approuve ou les contredit ?
15La voie ouverte par « La Vie des hommes infâmes » n’était donc pas seulement celle des bas-fonds et de l’impensé de l’histoire, mais la possibilité de penser les rapports entre « droit et littérature » en s’intéressant non pas tant à ce qui alors mobilisait les Anglo-Saxons, le droit « dans » ou le droit « comme » littérature (Pantazakos 1995 : 38), mais en s’efforçant de produire une archéologie du discours juridique et de ses catégories sans méconnaître la violence faite au réel.
Notes de bas de page
1 On trouvera sur le site : michel-foucault-archives.org la reproduction de certaines pages du manuscrit original qui n’a toutefois jamais été édité avec l’ensemble de ses variantes, même dans l’édition la plus récente du Collectif Maurice Florence (Collectif Maurice Florence 2009).
2 Archives définies par Foucault comme « l’existence accumulée des discours » (Foucault 1967, DE 48 : 595).
3 Pierre Bardet, Recueil d’arrêts du Parlement de Paris, 1773, p. 43. Voir (Leyte 2003 : 54).
Auteur
Maison Française d’Oxford (USR CNRS 3129)
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