Conclusion
p. 289-291
Texte intégral
1La théorie bergsonienne de l’art apparaît opaque à cause d’une absence de livre et des références artistiques (Corot, Turner, Beethoven…) trop peu nombreuses, trop peu approfondies, qui traversent l’œuvre. Plus encore, le manque de lisibilité de sa pensée politique est lié au désaveu de Bergson, à sa mise à l’écart après la Première Guerre mondiale. Il est très certainement dû, aussi, aux références qui parcourent le quatrième chapitre des Deux Sources : elles rappellent un attachement consensuel (au sens où il n’est ni questionné, ni thématisé) aux valeurs du républicanisme français ; elles réactivent, malgré le potentiel critique de l’affirmation théorique du concept de création, une pensée de l’universel asymétrique ; et elles développent une philosophie de la nature qui encadre les propositions effectives d’émancipation. Cette opacité, ou ce manque de lisibilité comme on voudra, ne peuvent en fait être levés qu’à condition de réinscrire les réflexions sur l’art et la politique à l’intérieur de la métaphysique de la vie créatrice où se construit leur problème. Cette réinscription donne, non pas à la création artistique, mais à l’action morale et politique ouverte, une primauté métaphysique.
2Cette réinscription permet une juste lecture de la pensée bergsonienne de la démocratie. D’abord, on comprendra que tout le quatrième chapitre des Deux Sources propose une herméneutique de la modernité européenne, se proposant de ressaisir la généalogie vitale et par suite religieuse, du fait démocratique et des droits de l’homme. Mais plus encore, la réflexion politique bergsonienne définit le critère nécessaire et minimal de la démocratie dans la lutte contre tout mouvement de clôture. Le modèle politique platonicien de La République est pleinement retourné : ce qu’il faut craindre, c’est la dégradation possible de la vie et des institutions démocratiques en oligarchie, régime de clôture selon la spécification qu’en donne Bergson. Et mieux, si on doit s’inquiéter des alliances qu’une aristocratie désunie, se disputant le pouvoir, contracte avec la classe dominée pour satisfaire ses ambitions, ce n’est pas parce qu’elle peut mener à l’affirmation de la souveraineté populaire, mais bien parce que, dans un tel contexte, l’affirmation de souveraineté n’a souvent de démocratique que le nom135.
3La démocratie réelle est portée par une mystique, un mouvement d’ouverture, qui s’exprime dans des protestations populaires ou des initiatives volontaires venues des classes dirigeantes, brisant l’illusion de leur supériorité native pour des raisons stratégiques ou véritablement morales136. L’objet de la réflexion politique bergsonienne n’apparaît pas directement institutionnel et ne propose pas d’étude de la notion de peuple, dans sa pluralité sémantique et opératoire. Il est de puiser, dans les orientations de la métaphysique de la vie créatrice, des éléments pour une pratique concrète visant à empêcher les mouvements de clôture qui peuvent saisir les démocraties. Il s’élabore comme proposition positive en vue d’empêcher les formes d’assujettissements matériels et symboliques de la vie humaine, dont l’intelligibilité requiert une analyse du phénomène vital.
4Cette pensée politique bergsonienne pourra être comprise comme une cosmopolitique, non pas en un sens philanthropique, ni même en un sens d’emblée juridico-institutionnel, mais en un sens métaphysique quasi littéral : l’ouverture effective se conçoit à l’intérieur d’une anthropologie constituée à l’unisson des devenirs cosmiques. Ce n’est que dans un second temps, que l’ouverture a des implications dans l’ordre de la loi, en affirmant, par exemple, l’existence d’un standard juridique universel incarné, historiquement, par les droits de l’homme. Cette conception bergsonienne du droit aura, d’ailleurs, inspiré certains rédacteurs de la charte des Nations Unies : John Humphrey, avocat canadien qui participa à l’élaboration de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme adoptée par l’assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 1948, en constitue un exemple frappant. Clinton Timothy Curle, dans Humanité. John Humphrey’s alternative account of Human Rights137 retrace la démarche intellectuelle de cet avocat dont l’interrogation fut la suivante : comment fonder un véritable universalisme soucieux de l’individualité concrète des personnes humaines ?
5L’approche bergsonienne des droits humains ouvre, par ailleurs, un problème (que sa pensée ne développe que de manière allusive) : celui de la cosmocitoyenneté dont la réalisation exige de troubler les frontières des Etats-Nations et des appartenances nationales, qui instaurent dans les faits le sujet individuel en sujet de droit. La considération de l’apatridie et du statut des réfugiés souligne les logiques d’assignation et d’assujettissement qui travaillent souterrainement la constitution effective d’un individu comme sujet de droit, toujours rattachée à la factualité d’un territoire.
6« La pensée politique finale [de Bergson] a peut-être été plus progressiste que sa vie », déclare Philippe Soulez138. Une des radicalités qu’on peut lui prêter, au-delà de son effort constant de ressaisie d’un fond originel, consiste en un dernier retournement. Affirmer contre toute attente, en empruntant les chemins de la métaphysique, la primauté du questionnement moral et politique, non pas seulement pour la philosophie, mais aussi pour soutenir les existences humaines en général, dans la matérialité de leur quotidien et de leur vécu.
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