Chapitre 2. Politiques du frère, politiques de l’ennemi
p. 217-251
Texte intégral
Les sociétés humaines comme organisations
1La genèse du monde social n’est pas l’objet exclusif de la philosophie sociale mais aussi de la philosophie de la vie chez Bergson. L’inscription de la pensée sociale et politique au cœur de l’évolutionnisme « vrai » bergsonien souligne les limites pratiques qui conditionnent l’ouverture. À la question : « Que faire pour transformer les sociétés humaines ? », Bergson montre que tout ne peut pas être fait, en raison des formes de vie sociale que la nature impose à l’humanité et à laquelle elle ne peut échapper qu’en partie.
2Une action politique, même créatrice, ne peut pas se construire au-delà de ce que permet une certaine configuration de la vie sociale. Dans l’espace sociopolitique, la nature, comprise comme matérialité, ou en tant qu’elle induit une structuration du psychisme qui implique (sans les déterminer) des types de comportements sociaux, reste un obstacle. La création politique, qui s’inscrit dans le monde social humain, ne va pas aussi loin que la création morale : elle se confronte à une matière (les institutions1), à une nature dont les effets psychiques et sociaux peuvent être neutralisés sans pour autant être détruits.
3Le progrès politique, qui prend la forme de créations successives, ne peut promettre l’avènement collectif d’une humanité nouvelle, d’un Homme Nouveau. Le rebond de l’élan vital, au sein de l’humanité, n’est jamais celui de l’espèce, mais celui de quelques individualités exceptionnelles. Une vision politique qui défend l’avènement messianique de l’Homme Nouveau comme renaissance collective de l’espèce ne peut donner corps, concrètement, qu’à une politique de terreur2. L’humanité, en elle-même, et ses modes d’organisation sociétaux ne peuvent être transformés par un processus révolutionnaire. L’idéal révolutionnaire vit sur l’illusion qu’on peut détruire l’obstacle qui enchaîne l’humanité alors qu’il lui est consubstantiel.
4Pour saisir comment l’ordre social peut être concrètement transformé, une analyse de la société humaine réelle s’impose.
5En premier lieu, la société humaine est une organisation3, qui se définit par un certain modus vivendi entre la vie et la matière : toute organisation suppose nécessairement l’intrication de deux mouvements, l’un cherchant à imprimer son rythme à l’autre.
6En second lieu, l’élan vital, en se dédoublant dans le monde vivant suivant deux lignes d’évolution divergentes, instinct et intelligence4, laisse subsister sur chaque ligne actualisée une frange d’instinct ou une frange d’intelligence. À côté de l’intelligence, dans l’espèce humaine, cette frange d’instinct pourra, ou bien, donner forme à l’intuition grâce au mouvement de dépassement de l’intelligence, ou bien, se développer contre les représentations intellectuelles déprimantes et dissolvantes, et produire, grâce à la fonction fabulatrice, les représentations de la religion statique.
7Ces deux résultats de l’évolutionnisme vrai permettent de dessiner la forme de la société réelle humaine. Elle se distingue de la société animale5, en raison de sa puissance ontogénétique. L’organisation animale possède une forme invariable : son actualisation est un piétinement de l’élan. Dans cet organisme que constitue la société animale6, chaque partie coexiste instinctivement en vue de la conservation du Tout. Cette coexistence est pensée sous le modèle de la division du travail7.
8La société humaine est une société plus dynamique que la société animale, pour deux raisons : 1/ elle est composée d’êtres intelligents et libres ; 2/ en son sein, circulent des individualités exceptionnelles qui prolongent l’élan de la vie créatrice. Appel mystique et/ou mouvement des volontés humaines expliquent, en partie, les retardements et les processus de création à l’œuvre dans le monde social.
9L’organisation humaine, si elle est prise au sein de deux mouvements qui l’orientent vers une conservation de la vie ou une exigence de création, n’en reste pas moins, en partie, un produit des volontés humaines et de l’intelligence. La variabilité des sociétés humaines tient à la manière dont les volontés humaines libres se rapportent à la contrainte de la matière, de la nature, en elles et hors d’elles, et à un appel qui les soulève. Ce rapport entre les volontés et ce qui les contraint ou les stimule, au sein de la société réelle humaine, société du mixte, constitue la forme et l’originalité de chaque société historique.
10Dans le chapitre IV des Deux Sources, l’analyse des organisations humaines se contextualise en s’inscrivant dans les coordonnées géographiques et historiques de l’Europe de l’Entre-deux-Guerres. Dans cette quatrième partie se font écho les problèmes sociaux et politiques posés par la crise économique et l’expansion de l’économie marchande, les tensions entre les Empires européens, le développement de l’industrialisme et du machinisme, ainsi que la confrontation des démocraties à la montée des totalitarismes. Cette inscription de la pensée dans l’événement donne lieu à une nouvelle création conceptuelle, plus ou moins convaincante, dont l’intelligibilité reste dépendante, toutefois, du contexte qu’elle prétend décrire : les lois de dichotomie et de double frénésie. Ces lois tracent à grands traits une herméneutique de l’histoire européenne, en proposant une lecture de la modernité8 dont la fin consiste à dégager, de manière critique, des perspectives pour contrer hic et nunc certains de ses effets.
11Ce que Bergson désigne commodément sous le nom de « loi9 » doit rendre compte, à partir d’une analyse des régularités10 qu’on peut observer dans l’histoire humaine européenne, des grandes tendances à partir desquelles les volontés se sont orientées, façonnant le devenir des sociétés. Dichotomie et double frénésie permettent de penser les motivations rationnelles des volontés humaines à l’œuvre dans l’histoire et les évolutions sociales11. On peut aussi les lire et les interpréter, au-delà de ce que dit le texte qui rend possible des lectures parfois opposées, comme la description de processus sans sujets12 (développement économique, essor de la mécanique surtout) qui dessinent une situation précise que la volonté doit prendre en compte quand elle agit.
12L’évolution de l’histoire humaine et les changements du monde sociopolitique humain qui lui sont liés, prennent la forme d’une alternance de tendances antagonistes. Ces tendances sont définies à partir d’une interprétation rétrospective de l’histoire européenne, du Moyen-Âge, en passant par la Modernité, jusqu’aux sociétés de l’Entre-deux-Guerres. La loi de dichotomie décrit le développement successif de deux tendances obtenues par division d’une tendance originelle et montre que les sociétés se constituent selon des « orientations »13 pratiques antagonistes, dont « le développement se répartit nécessairement sur un nombre plus ou moins considérable de générations14 ». Les tendances obtenues par voie de dichotomie décrivent les motivations antagonistes plus ou moins rationnelles des volontés dans l’histoire, qui dessinent, in fine, des évolutions collectives et sociales. Ces deux tendances prennent la forme d’une tension et d’un relâchement. Tension vers la vie simple qui est vie spirituelle, porteuse de mysticité. Relâchement dans les complications de la vie matérielle qui conduit au luxe et au désir de confort15, conséquence du développement mécanique.
13Ces tendances possèdent une loi dynamique de développement interne qui est la loi de double frénésie. La loi de double frénésie définit « l’exigence, immanente à chacune des deux tendances une fois réalisée par sa séparation, d’être suivie jusqu’au bout, – comme s’il y avait un bout16». Elle explique les déséquilibres intérieurs du monde social humain. Les effets d’une tendance ne sont pas compensés par la tendance inverse qui se développerait avec elle de façon solidaire. Les déséquilibres entraînés par la poursuite frénétique d’une tendance au détriment d’une autre, qui attend son heure, ont deux conséquences : 1/ ils sont conditions de progrès17 ; 2/ ils portent en eux le risque d’une catastrophe. La poursuite frénétique d’une tendance est créatrice, au sens où on ne sait pas ce qu’elle va donner. Mais c’est précisément parce qu’on ne sait pas ce qu’elle va donner qu’elle constitue une menace18. Cette conception des tendances formant le terreau de l’histoire sociale alimente une herméneutique de l’histoire humaine européenne où les lois de dichotomie et de double frénésie ne sont pas vraiment des lois, mais plutôt le dessin schématique, construit rétrospectivement, des évolutions psychologiques et sociales qui traversent le devenir historique du continent. Leur pertinence herméneutique, pour Bergson, vient de ce qu’elles font écho aux orientations essentielles de la vie19. L’exposé des lois de dichotomie ou de double frénésie ne conclut donc pas à l’affirmation de la fatalité en histoire20 et n’introduit pas d’approche historique prophétique. Il n’illustre aucune forme d’« historicisme », au sens bien particulier de Karl Popper, où l’histoire est conçue comme prédictible à partir de la construction de lois générales qui en déterminent le sens21. Ces lois ont plutôt une valeur pratique et leur thématisation reste dépendante de la situation présente qu’elles ont d’abord pour tâche d’expliquer.
14La construction de cette théorie des tendances propose une grille de compréhension de l’état du monde européen dans la période de l’Entre-deux-Guerres ; elle participe à une réflexion sur l’actualité, qui est celle du développement de la société industrielle, au moment de la rédaction des Deux Sources. La société industrielle est le résultat du déploiement inouï et imprévisible de l’esprit d’invention. Ce déploiement, qui constitue le moment de la modernité, a eu le sens d’un progrès pour l’humanité, permettant de libérer l’homme de la matière. Mais, son développement frénétique, ayant donné naissance au goût du luxe et du confort matériel22, porte en lui ses catastrophes sociales et politiques : l’expansionnisme impérialiste (colonisation23, guerres de conquêtes), la misère sociale24, la volonté de domination, qui annoncent la venue de nouveaux chefs affichant des ambitions nationales démesurées. La mécanique, produit heureux de l’intelligence humaine, porte aussi en elle des intentions malheureuses : le développement industriel, s’il n’est pas contrebalancé, menace les sociétés du spectre de la clôture. Raison pour laquelle la mystique doit s’articuler à la politique.
15En ce sens les lois de dichotomie et de double frénésie, en tant qu’elles constituent un principe d’intelligibilité des motivations rationnelles des volontés humaines au sein de l’espace sociopolitique, doivent être rattachées à la conceptualité du clos et de l’ouvert. L’énoncé de ces lois, tel qu’il s’effectue dans les pages 312 à 321 des Deux Sources, apparaît quasiment neutre d’un point de vue axiologique : les évolutions psychologiques et sociales se poursuivent sans repère. Cependant, la mécanique se développe, à première vue, contre la mystique, soutenant, par suite, des formes de clôture25.
16La thèse de Bergson concernant l’évolution des sociétés humaines reste attachée à l’idée que les changements sociaux, qui transforment la physionomie du vivre-ensemble, sont impulsés par des hommes, des individualités exceptionnelles. Ils le sont par des hommes d’action26 ou des grands courants de pensées à l’origine desquels se trouve un homme27. Hommes d’action (simples citoyens qui se révèlent28, sages dignes d’admiration29, ou plus directement saints et mystiques), qui, faisant preuve de bon sens30, sont capables de tourner les obstacles pour ouvrir les sociétés. Ou, au contraire : chefs manqués des révolutions qui instaurent la terreur ; chefs féroces du monde contemporain qui exaltent, sous de faux airs mystiques, la clôture contre l’ouverture.
17Les conséquences de l’analyse de la variabilité des organisations sociales humaines, en tant qu’elles se distinguent de l’organisation animale, sont multiples, certaines sont développées, d’autres simplement esquissées.
18D’abord, on peut entrevoir dans les Deux Sources une amorce de réflexion, non thématisée, sur les masses dans les sociétés à l’âge industriel. Si le développement mécanique favorise, de manière positive, les conditions d’un élargissement collectif de l’appel mystique, il porte aussi en lui une capacité à intensifier la pression du monde social, réveillant les instincts politiques originels guerriers31, ou pour parler comme Freud, une certaine vie pulsionnelle contrôlée, en partie, par le processus civilisationnel.
19Ensuite, les sociétés modernes doivent faire face à l’agrandissement de leurs territoires – agrandissement pour lequel les communautés humaines n’étaient pas préparées32, mais auquel les conduisait inéluctablement la guerre à laquelle elles aspirent naturellement. Cet agrandissement, simple juxtaposition ou addition de territoires et de groupes qui se sont constitués extérieurement les uns aux autres, met en lumière la difficulté des individus à vivre ensemble au sein d’une société trop grande pour eux et dont l’union porte la marque de la domination et de la conquête.
20Ainsi, si on peut légitimement questionner33 la pertinence de la tentative d’herméneutique historique proposée par Bergson, il faut reconnaître le tournant qu’impose la rédaction du quatrième chapitre des Deux Sources à l’intégralité du livre. Le clos et l’ouvert ne décrivent plus seulement les limites idéales de la société humaine mixte ou les deux types théoriques d’une morale. Ils décrivent des orientations politiques précises, traduites sous les termes processuels d’ouverture et de clôture, qui engagent les sociétés humaines sur la voie du progrès, compris comme libération des contraintes matérielles en vue d’une rénovation spirituelle, ou sur la voie de la violence.
21L’analyse de l’organisation sociale humaine apparaît capitale et se distingue, d’emblée, de deux modèles théoriques de la pensée politique. La société humaine n’est pas un organisme, mais surtout, son fondement n’est pas celui d’un contrat34. La critique du contractualisme vise deux modèles de pensée de l’espace sociopolitique : le modèle sociologique durkheimien et la pensée politique moderne du droit naturel. Ce dernier point est important : les théories du contrat, à partir du xviie siècle, ont essentiellement pour tâche de définir la légitimité du pouvoir politique contre les abus et l’arbitraire de l’État. En récusant ce modèle, Bergson ne disqualifie pas l’usage du concept de « légitimité » en tant qu’il se spécifie à l’intérieur d’une critique du pouvoir, mais en propose une autre compréhension, dont le soubassement est celui de la métaphysique de la vie créatrice. C’est à partir de l’affirmation théorique du concept de création, dans la philosophie de Bergson, que peut être envisagée la question de l’arbitraire et de la violence en politique. L’alternance de tendances qui constitue le mouvement interne aux sociétés humaines, empêche un progrès franc et total de la mystique – une société de mystiques ne sera peut-être jamais réalisée35.
22Le clos et l’ouvert se présentent comme des concepts plurivoques sur lesquels se concentre toute la philosophie politique bergsonienne. Ils ne désignent pas seulement deux morales, deux ordres de valeurs ou les orientations pratiques que peut prendre l’action, mais ils caractérisent aussi des physionomies politiques, qui renvoient à des types d’exercice du pouvoir et de construction de la souveraineté. Partant de la description de ces physionomies politiques, Bergson définit clairement ce qui est légitimement souhaitable pour les collectivités humaines et ce qui doit être combattu.
Politiques de l’ennemi
23L’exposé de la physionomie politique d’une société close, naturelle, dans les « Remarques finales » découle d’une exigence d’action : pour combattre la clôture qui menace toute société humaine et relancer le mouvement de création, il faut comprendre comment elle se configure36 de manière générale (même si, on le sait, dans le domaine pratique, chaque action humaine, donnant lieu à des réorganisations sociales, est fondamentalement imprévisible). Méthode de recoupement et introspection permettent de dessiner la physionomie de la société naturelle, dont les traits caractéristiques sont adoptés par toute société politique réelle qui se ferme : « repliement sur soi, cohésion, hiérarchie, autorité absolue du chef, tout cela signifie discipline, esprit de guerre37. » Cette physionomie sociale naturelle renvoie aussi à une psyché, celle de l’âme close38.
24Dans Les Deux Sources, l’analyse de la physionomie de la société close et de la psyché de l’animalité politique peut être lue comme les soubassements d’une théorie de la violence politique, chez Bergson. Cette violence n’a rien à voir avec le thème de la violence créatrice qu’on retrouve chez Sorel39 : elle désigne, de façon unilatérale, des processus sociaux de destruction et non de création, soit une puissance effective de négation dans le monde des hommes. L’interprétation de l’animalité politique comme socle d’une théorie de la violence n’a de sens qu’à l’intérieur d’un monde humain producteur de normes et de valeurs.
25Faudra-t-il dire que la vie, dans sa puissance d’affirmation, est intrinsèquement violente ? Ces deux questionnements font resurgir le problème de la négativité dans la pensée bergsonienne. La vie se poserait en s’opposant à elle-même, sur le mode d’une violence à soi. Cependant, la violence, chez Bergson, n’est pas une violence immanente au processus de création vitale40. Il n’y a violence qu’à partir d’une position de valeurs objectives qui s’effectue dans le monde humain des normes et de l’action.
26Dans la pensée sociale et politique de Bergson, l’amour se distingue de la violence, distinction qui, loin d’être une mièvrerie, met en avant ce qui se joue dans la caractérisation de l’animalité politique. L’amour est un concept relationnel, tout comme le concept de création qui ne se conçoit pas en dehors de la relation d’un acte à son résultat. L’amour est affirmation de la nécessité d’un autre que soi pour aimer : il pose la différence et l’extériorité à soi comme nécessaires et constitutives. La violence, comme refus de la relation, est un processus de négation et d’altérisation en ce qu’elle conçoit la différence comme une menace vitale. Dans cette configuration politique, la fonction fabulatrice tient son rôle, produisant fables et mythes qui assurent la fixité sociale et activent des processus de fictionnalisation de l’ennemi. L’animalité politique, avec tout ce qu’elle contient de violence latente, est traversée par des velléités de destruction et de domination qui se traduisent institutionnellement et juridiquement, mais aussi symboliquement à travers un processus de nomination et de désignation de l’autre comme ennemi.
La guerre
27La guerre est l’expression emblématique de l’animalité politique. Elle est naturelle41 : « Nos devoirs sociaux visent la cohésion sociale ; bon gré mal gré, ils nous composent une attitude qui est celle de la discipline devant l’ennemi42. » La nécessité d’une cohésion, intimée par la nature, s’incarne dans l’instinct guerrier43. La paix n’est pas une fin en soi, elle se conçoit comme « préparation à la défense ou même à l’attaque44 ».
28La guerre comme activité de production de la mort collective est une détermination de l’instinct social naturel. Cette naturalisation de la guerre ne caractérise pas un état de l’homme comme être prépolitique. La guerre ne qualifie pas, dans une perspective hobbesienne, les relations humaines telles qu’elles s’effectueraient à l’état de nature, hors de l’état civil.
29La guerre, fait de l’animalité politique, désigne tout autant une disposition violente instinctive de l’individu recouverte par l’éducation, que le dessein d’une puissance publique conduisant une politique de clôture. Aussi, en tant que la guerre se rapporte, de manière exclusive, à l’animalité politique, elle ne constitue aucunement une loi du monde, mais proprement une opposition à la reprise du mouvement créateur en l’homme et dans l’espace sociopolitique. Cette naturalisation de la guerre, chez Bergson, est étrangère aux réflexions conservatrices produites après la Première Guerre mondiale par Ernst Jünger, par exemple. Chez ce dernier, la guerre est l’événement autorévélateur d’une âme humaine45 dont la psyché s’identifie strictement à celle de l’âme close. Cette naturalisation de la guerre, accompagnée, par ailleurs, d’une rhétorique de la grandeur et du déclin des peuples, chez Jünger, ne peut pas être repliée sur la pensée de Bergson. Chez ce dernier, l’humanité excède son animalité politique. La guerre dit certes quelque chose d’un fond primitif recouvert en l’homme par la civilisation, mais elle ne révèle rien de ce qu’est pleinement l’âme humaine en sa vérité.
30L’instinctivité naturelle se présente comme un instinct guerrier virtuel. Comment s’actualise cet instinct guerrier ? Qu’est-ce qui déclenche les guerres ?
31Bergson distingue deux causes qui sont à l’origine des guerres : la propriété (individuelle et collective)46 et la technique. La propriété instaure des partitions territoriales : des lieux naturels communs, ouverts à tous, deviennent propriété d’un groupe, d’une communauté. Le découpage de territoires, le traçage de frontières produit conflits et guerres47.
32La technique est une cause de guerre au même titre que la propriété, cette dernière la présupposant, même : c’est parce que l’humanité est technique qu’elle est « prédestinée à la propriété par sa structure48 ». L’homme fabrique des instruments dont la propriété lui revient en tant qu’ils sont le fruit de son travail49. Ces instruments étant détachés de lui, il ne peut en affirmer et en attester la propriété de fait qu’au moment où il s’en sert. On peut ainsi aisément les lui prendre, et « les prendre tout faits est plus facile que de les faire50 ». Si la technique est à l’origine de la propriété, elle participe aussi à l’exacerbation du sentiment de convoitise. Elle est un moyen pour assurer la subsistance51, mais contribue également à la production de richesses matérielles. L’esprit d’invention décuple les égoïsmes et l’esprit de compétition qui se muent en volonté de conquête. D’un point de vue politique et même géopolitique, la guerre est ainsi à l’origine des empires52. Ces visées expansionnistes constituent un des paradoxes de la nature : « La nature, qui a voulu de petites sociétés, a pourtant ouvert la porte à leur agrandissement53. » Cet agrandissement, effet de la guerre, est précaire en ce qu’il doit aussi périr par elle : l’action disruptive54 de la nature est toujours à l’œuvre, cause d’effondrement des grands empires.
33La technique (et par suite le développement mécanique) et la propriété (dont la technique porte les racines) causent les inégalités de conditions au sein des sociétés, productrices, elles aussi, de nouvelles formes de conflictualité. L’intelligence fabricatrice de l’homme détache l’homme de la matière, et le libère. Mais orientée et soumise à la frange d’instinct que la nature sollicite pour contrer certains de ses effets, elle soutient la guerre55.
34La guerre participe ainsi de la nature de l’homme, en tant qu’il est nature naturée. Elle renforce le principe de cohésion sociale voulu par la nature, en accentuant la pression des prescriptions de la morale close. La guerre, comme instinct ou comme événement, est l’expression paradigmatique de la clôture produisant une partition fantasmatique de type schmittien56 ami/ennemi entre groupes humains et/ou États. Il faudra distinguer dès lors deux types de guerre, dans le règne de l’animalité close : les guerres « accidentelles [...] pour empêcher l’arme de se rouiller57 », et les « guerres décisives, qui aboutirent à l’anéantissement d’un peuple58 », les premières préparant les secondes. La raison d’être de la guerre est l’anéantissement.
35La guerre dans la société close ou qui se ferme, est une expression de la nature, mais elle n’apparaît jamais juste et légitime. Il n’y a, par ailleurs, pas vraiment de thématisation de la guerre juste dans les Deux Sources59. Cependant, il est possible de présupposer, à gros traits, qu’une théorie bergsonienne de la guerre juste impliquerait de manière singulière la mysticité comme réponse à une aggression ou défense de la dignité des personnes. Elle se distinguerait fondamentalement de l’identification opérée par Ernest Seillière, dans Mysticisme et domination, entre mysticisme et volonté impérialiste. Le mysticisme appelé par les nations conquérantes réactive la mythologie de la religion statique à travers l’« invocation du Dieu qui [...] assistera dans les combats60». C’est une « [contrefaçon] du mysticisme vrai61 ». À ce titre, une guerre juste, porteuse de mysticité ne pourra pas se définir comme guerre sainte, guerre d’éradication et d’extirpation culturelle où le religieux s’affirme comme détermination identitaire. La guerre juste, ou ce que permet d’en dire en le recoupant, par bribes, le texte bergsonien, ne peut être appréhendée que de manière négative, mais ne fait pas l’objet d’une thématisation positive62.
Logiques identitaires et « consentement au meurtre63 »
36L’instinct guerrier fait fond sur une fictionnalisation de l’étranger comme ennemi appelée par la nature et produite par la fonction fabulatrice. Les groupes humains sont nourris de « [préventions] [...] contre l’étranger en général64». La nature « [interpose] entre les étrangers et nous un voile habilement tissé d’ignorances, de préventions et de préjugés65 ». La prévention contre l’étranger, dispositif affectif et psychique qui alimente l’instinct guerrier, est une autre « précaution » de la nature pour consolider la cohésion sociale. Haine raciale et xénophobie trouvent leur raison dans un fond naturel instinctif, originaire, de l’homme et forgent un autre trait caractéristique de la physionomie de la société close, ou de la société qui se ferme.
37Le déploiement de cette thèse s’effectue autour d’une double réflexion chez Bergson : 1/ une réflexion sur les logiques identitaires ; 2/ une analyse des processus de légitimation du meurtre.
38Le terme « logique identitaire » n’est pas bergsonien. Mais, à travers l’analyse de la physionomie de la société close, Bergson pense la fabrique des identités, selon une orientation déterminée qu’il faut préciser. L’identité désigne, de manière large, ce qui constitue le propre d’un individu. En un sens culturel, l’identité pourra définir, dans un premier temps, la détermination d’un propre pour un groupe humain donné. La définition de ce « propre » est problématique. Dans la société close, le propre qui constitue l’identité du groupe est pensé comme stabilité, homogénéité, clôture (pur de tout mélange), produit d’une construction de la fonction fabulatrice. L’identité se conçoit comme détermination d’essence ; par suite, ce qui façonne le propre d’un groupe est ce qui en lui ne change pas. La logique identitaire, dans cette optique, renvoie à une appréhension systématique de la différence (culturelle, par exemple) à travers le prisme des identités closes, homogènes, produisant un partage discriminant de type « eux »/ « nous ».
39La critique d’une telle fabrique de l’identité de groupe, propre à la société close, ne peut se satisfaire du simple usage des outils conceptuels de l’ontogenèse bergsonienne. Dire qu’une identité réelle ne se confond pas avec une essence, pur produit de l’entreprise de solidification de l’intelligence et est une continuité substantielle de changement, ne disqualifie pas pour autant le discours politique des identités closes et peut même se construire en solidarité avec lui.
40Certes, la métaphysique bergsonienne permet de dire que l’existence d’identités, dont le propre serait constitué par un fond qui ne change pas, est une illusion liée au mécanisme cinématographique de l’intelligence. De là, on pourra dire que le mouvement de « repliement sur soi »66 de la société qui se ferme se nourrit de croyances illusoires qui réactivent toujours la même erreur : l’affirmation de la primauté de la stabilité sur le changement. Mais, cette pensée métaphysique des devenirs n’empêche pas la théorisation politique et culturelle de logiques identitaires closes et peut même contribuer à la forger, ce dont certains textes de Bergson lui-même offrent paradoxalement l’exemple. La critique d’une telle fabrique exige en fait une réflexion qui prend directement pour objet la nature des relations interhumaines.
41Pour comprendre le sens des remarques qui précèdent, il faut sortir des Deux Sources, et se tourner vers des textes, qui ne fournissent pas, à première vue, de matrice philosophique pour la théorie politique bergsonienne : il s’agit des discours de guerre, c’est-à-dire de l’ensemble des discours écrits et prononcés entre 1914 et 1919. L’analyse, ici non séparée, de ces discours franchement nationalistes67, ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur la méthode qu’il faut adopter pour les lire : ont-ils une teneur philosophique ? Ces textes, pour la plupart, sont des textes de circonstance. Et, pour reprendre les analyses importantes de Philippe Soulez quant à leur contenu et à leur valeur scientifique, il faut noter que lorsqu’on croit y retrouver des concepts propres à la philosophie de Bergson, les termes employés ont plus un fonctionnement mimétique que philosophique : « ce qui apparaît comme étant̎ du̎ Bergson n’est pas nécessairement ce qu’il y a de plus̎ bergsonien̎68. » Toute analyse sérieuse des discours de guerre se doit d’étudier l’écart entre les termes que Bergson reprend à sa philosophie et l’usage effectif, non philosophique, qu’il en fait, durant cette « période d’unanimisme officiel69 ».
42Cependant, certains de ces textes ont une véritable teneur philosophique, et ne sont des « discours de guerre », qu’au sens où ils ont été produits pendant la guerre, mais non pas au sens où leur contenu s’épuiserait dans la propagande ou une idéologie d’État. Le texte La conférence de Madrid « La personnalité » du 6 mai 1916, prononcé à l’Athénée de Madrid70 propose une réflexion philosophique71 sur la personnalité, qui se construit à partir des créations conceptuelles de la métaphysique de la vie : penser la personnalité concrètement exige une philosophie de la durée créatrice. Mais l’usage qui est fait de l’ontogenèse, loin de remettre en cause les dispositifs conceptuels propres aux logiques identitaires, accompagne plutôt une théorie de la « personnalité nationale72», caractérisée par un « état d’âme73». La métaphysique de la création n’est pas incompatible avec un discours mettant en avant des identités culturelles réifiées, fermées sur elles-mêmes. Ce que montrent deux passages de la conférence s’appuyant sur les développements de l’Essai et de L’Évolution créatrice : le premier intitulé « Les grandes erreurs politiques74 », le second « Les personnalités nationales75 », où s’opère une identification peu clarifiée du peuple et/ ou de la société avec la notion de personne, pensée comme continuité substantielle de changement76.
43Le statut de cette identification, se fondant implicitement sur la loi de regroupement organique explicitée dans L’Évolution créatrice77, n’est pas interrogé et mêle plusieurs usages de la notion de « personne », à la fois juridique et psychologique. Une société est une personne au sens où elle a des droits inviolables78 : cette identification de la société et de la personne préfigure en un sens politique et juridique la formation d’un État de droit international qui reconnaît les droits absolus des sociétés-personnes (États-Nations) qui le composent79. Mais la société est aussi personne en un sens psychologique : sa mémoire, incarnée dans les traditions et les institutions80, définit un « caractère81» propre et un état d’âme82 national spécifique, qui, évoluant selon un développement dynamique interne créateur, incarnent un destin. Cette conception du caractère national n’apparaît pas incompatible avec une rhétorique de la clôture : l’état d’âme français, donnant l’idée de l’état mystique83, exclut de fait, une « mentalité allemande » tournée vers la cruauté84. La métaphysique de la création, telle qu’elle se définit en 1907 et qui participe à la construction de la notion de « personne », n’empêche pas une conception de l’identité culturelle, paradoxalement cristallisée sous la forme d’états d’âme et de caractères porteurs de missions85, qui prédéterminent les pensées et les actions des hommes en fonction du groupe auquel ils appartiennent.
44Que faut-il en conclure ? Le texte de la conférence de 1916, fondé sur les résultats de L’Évolution créatrice, même s’il défend, d’un point de vue politique, la constitution d’une organisation internationale pour la paix, n’empêche pas une conception close des identités et une rhétorique des « caractères nationaux », qui est le fond des discours d’un Bergson, intellectuel engagé dans la Première Guerre86. Mais, si cette conception du caractère national, réifié et porteur de missions, est concevable, malgré la métaphysique de la création qui le sous-tend, c’est parce qu’elle ne permet pas de penser, au-delà de l’intériorité psychologique des sujets humains, leurs relations interpersonnelles et constitutives au sein d’un monde social. Or, le clos et l’ouvert sont ces concepts relationnels, à partir desquels sont conçus les échanges interpersonnels, d’un point de vue moral et politique. La distinction du clos et de l’ouvert, qui apparaît en 1932, explique certains abandons : il n’est pas fait mention, dans les Deux Sources, de personnalités nationales ou de caractères nationaux, et même si la thématisation du mysticisme complet peut sembler problématique quand elle prend la forme d’une histoire comparée des mysticismes, il n’y a, dans Les Deux Sources, ni rhétorique de l’élection, ni rhétorique de la mission.
45Il y a une rupture qui se joue, du point de vue de la pensée, entre le texte de 1916 et celui de 193287 : l’affirmation théorique de la création ne sert plus seulement la description d’un processus immanent de développement interne, mais intègre une réflexion sur la relation à l’autre, à l’étranger. Si la société qui s’ouvre n’est pas définie, comme telle, puisqu’elle est l’objet d’une création humaine orientée par la diffusion d’un élan mystique d’amour, même affaibli, où chaque groupe humain réinvente sa relation à l’autre, Bergson peut tout à fait dire ce qu’elle n’est pas : une société repliée sur elle-même, qui, exaltant une identité close, cultive la haine de l’étranger. De manière très claire, la notion d’ouverture suppose la création par l’homme de son rapport à une individualité altérisée par les logiques identitaires propres à la clôture, qu’elle combat.
46Le concept d’ouverture apparaît ainsi comme un concept critique qui disqualifie les rhétoriques des identités closes et réifiées : la notion d’ouverture, si elle ne dit pas, de façon déterminée, quelles formes doivent prendre les relations entre les hommes, montre que ce qui apparaît stable est toujours changeant (résultat de L’Évolution créatrice) et que la clôture identitaire a un fondement psychique et affectif, résultant de la psyché de l’âme close et de la haine (résultat des Deux Sources).
47La critique de l’identité close qui peut s’élaborer à partir des concepts d’ouvert et d’ouverture apparaît cruciale pour comprendre les processus symboliques qui président à la mort de masse, au meurtre collectif qui sont le fait de la guerre ou de massacres programmés par des puissances publiques.
48En effet, la logique identitaire est une logique du « consentement meurtrier ». Elle fait que la mort d’autrui n’est pas vraiment la mort d’un homme88 et apparaît légitime. Le principe du consentement au meurtre est expliqué à partir d’un double emprunt à Hobbes et à Spinoza dans Les Deux Sources : « Disons seulement que les deux maximes opposées Homo homini deus et Homo homini lupus se concilient aisément. Quand on formule la première, on pense à quelque compatriote. L’autre concerne les étrangers89. » Le commandement « Tu ne tueras point » n’a qu’une valeur relative, et devient inopérant quand il s’agit de l’autre, de l’étranger. Le mode d’être de l’étranger est celui d’une menace potentielle, qui légitime sa suppression et autorise une transaction avec les principes.
49La fabrique des identités est un appel au meurtre de masse. C’est ce qui explique l’urgence d’une réorientation de la technique par la mystique, pour Bergson90. Les intentions exterminatrices prennent une orientation nouvelle dans les sociétés industrielles : les techniques de destruction de l’autre ne sont plus seulement destruction des corps mais aussi destruction des traces. En favorisant l’oubli, elle est anéantissement total des corps et des mémoires91.
50L’instrumentalisation politique des identités closes, impliquant un processus d’altérisation de la différence et de fictionnalisation de l’autre sous les traits d’un ennemi virtuel grâce à la fonction fabulatrice, implique le consentement au meurtre de l’autre homme et participe au mouvement de crispation et de clôture des sociétés humaines.
Charme et supériorité : le chef et les mythes
51La cohésion sociale suppose la discipline92 et la hiérarchie. Cette discipline implique le sacrifice de l’individu au groupe ainsi que l’autorité absolue d’un chef. Une société qui se ferme est une société qui tend à la fixité, reposant sur l’invariabilité structurelle des rapports sociaux. Le chef est cette figure autour de laquelle s’organise la société close. On pourra reconnaître la physionomie d’une société qui se ferme à ce qu’un peuple se tourne massivement vers l’autorité d’un seul homme.
52Le chef de la société close possède une autorité absolue qui ne se discute pas. Elle s’impose grâce à la force, en tirant parti du dimorphisme psychique des individus.
53Le dimorphisme psychique93 met en avant le fait que chaque individu possède une tendance à commander et une tendance à obéir. Il explique, par exemple, comment « des citoyens modestes, humbles et obéissants jusqu’alors, se réveillent un matin avec la prétention d’être des conducteurs d’hommes94 ». Les dispositions à commander ou à obéir ne sont pas des dispositions innées. Bergson oppose explicitement sa thèse à celle de Nietzsche dans les « Remarques finales » (c’est, d’ailleurs, une des deux seules occurrences de Nietzsche95 dans toute l’œuvre de Bergson). Il n’y a pas de psyché innée propre au commandement : rien ne prédispose un individu à obéir ou à commander. Cependant, c’est la tendance à obéir qui l’emporte chez la plupart des hommes96 : la structure psychique des individus explique cette capacité du plus grand nombre à se soumettre à un chef.
54Pour se faire obéir, le chef doit s’imposer. Sa première arme est la force. Et, dans la société close, la force s’impose comme droit. Cette thèse, Bergson l’établit de deux manières, à partir d’un constat historique concernant la forme des « anciennes sociétés » – sociétés peu agrandies, structurées, encore, autour de quelques familles, et à partir de la méthode d’introspection consistant à ressaisir le naturel sous les sédimentations de la culture.
55« Il n’est pas douteux, en effet, que la force n’ait été à l’origine de la division des anciennes sociétés en classes subordonnées les unes aux autres97. » La force explique la traduction des rapports sociaux en rapports de domination, et plus encore, sous la forme de rapports de subordination entre classes. La notion de classe sociale, en son double sens sociologique et économique, est présente chez Bergson98. La genèse des classes sociales s’explique par la force : « les antiques inégalités de classe [ont été] primitivement imposées sans doute par la force99. » Les inégalités de classes sont instables et elles le deviennent d’autant plus quand elles sont soumises à « la critique de la classe inférieure100 ». Il apparaît ainsi légitime de concevoir des rapports de lutte entre classes, pour Bergson. Cette analyse des inégalités et de la lutte ne fait aucune mention des thèses de Karl Marx.
56La méthode d’introspection produit les mêmes conclusions que celles qui précèdent. Si le chef endormi au fond de nous n’est pas nécessairement un chef féroce101, « il est certain que la nature, massacreuse des individus en même temps que génératrice des espèces, a dû vouloir le chef impitoyable si elle a prévu des chefs102 ». La force est ce par quoi le chef impose son autorité absolue.
57Le double fondement de l’autorité absolue et effective du chef sur une masse d’hommes obéissante a deux conséquences. D’abord, il permet de définir quel sera le régime de prédilection de la société qui se ferme. L’organisation du pouvoir politique doit incarner le principe de la société close : un seul commande, tous obéissent103. D’un point de vue institutionnel, les régimes de la société close seront des monarchies ou des oligarchies104. Un homme ou une classe constituent l’élite dirigeante et détiennent le pouvoir. La dynamique politique de la clôture suppose la constitution d’élites dirigeantes fermées, éloignées de leur base sociale. Cet éloignement a deux sens, politique et social. Dans une société qui se ferme, il n’y a pas de peuple-citoyen ; l’organisation juridico-institutionnelle du pouvoir doit entériner les inégalités de classe, en tant qu’elles servent les intérêts de l’élite dirigeante.
58La deuxième conséquence concerne le statut de la supériorité même de ce chef. La supériorité du chef ne peut avoir pour seul fondement la force, au risque d’engendrer des constructions politiques non pérennes. Pour commander, le chef doit aussi subjuguer. La supériorité du chef se fonde ainsi, chez Bergson, sur une théorie du charme et une théorie des mythes – cette seconde théorie mettant en avant la double fonction de la religion statique dans la philosophie de Bergson. La fonction fabulatrice, dans la religion statique, doit en effet assurer la cohésion sociale, l’attachement à la vie en contrant les représentations déprimantes de l’intelligence, mais elle doit aussi soutenir la pérennité des regroupements sociaux en produisant des mythes nationaux.
59La notion de « charme105 » explique non seulement les mécanismes de domination au sein d’une société, mais aussi ce qui fait qu’ils apparaissent légitimes pour les dominés :
Mais une subordination habituelle finit par sembler naturelle, et elle se cherche à elle-même une explication : si la classe inférieure a accepté sa situation pendant assez longtemps, elle pourra y consentir encore quand elle sera devenue virtuellement la plus forte, parce qu’elle attribuera aux dirigeants une supériorité de valeur. Cette supériorité sera d’ailleurs réelle s’ils ont profité des facilités qu’ils se trouvaient avoir pour se perfectionner intellectuellement et moralement ; mais elle pourra aussi bien n’être qu’une apparence soigneusement entretenue. Quoi qu’il en soit, réelle ou apparente, elle n’aura qu’à durer pour paraître congénitale : il faut bien qu’il y ait supériorité innée, se dit-on, puisqu’il y a privilège héréditaire. La nature, qui a voulu des sociétés disciplinées, a prédisposé l’homme à cette illusion106.
60La critique de la thèse lamarckienne de l’hérédité des caractères acquis se présente comme une véritable arme critique : critique de la conception lévy-bruhlienne de la primitivité d’un point de vue anthropologique et cognitif, et déconstruction de l’origine des rapports de domination, d’un point de vue politique. La supériorité du chef, acquise par la force, n’est pas une supériorité innée : le conventionnel, l’acquis, ne peuvent faire l’objet d’une transmission héréditaire. Les rhétoriques du sang, de la race, de la lignée, qui présupposent la supériorité native de certains groupes humains, ont leur raison d’être dans une illusion qui est le fait de la structuration psychique naturelle de l’homme. Cette illusion consiste à faire passer le conventionnel pour du naturel, opérant la confusion de ce qui est de l’ordre de la nature (physis) et de la convention, de la loi comprise comme artifice humain (nomos).
61Pour commander, le chef doit charmer, c’est-à-dire bercer ceux qui obéissent avec une illusion qui repose sur la naturalisation des privilèges de classes. La supériorité du chef s’acquiert par la force, mais dure grâce au charisme. D’un côté, le charisme107 du chef rend légitime l’usage qu’il peut faire de la violence, aussi frénétique soit-il. De l’autre, le charisme subjugue les individus qui conçoivent leur domination comme légitime.
62La théorie du charme, chez Bergson, en démontant l’illusion d’une supériorité politique native, met en lumière un deuxième mécanisme : le passage d’une supériorité qui apparaît illusoire à une supériorité qui se présente comme réelle. La nature crée l’illusion d’une supériorité de valeur des dirigeants, ce qui explique pourquoi les classes inférieures, même quand elles deviennent « virtuellement plus [fortes]108 », ne remettent pas nécessairement en cause ceux qui les dominent : les classes dirigeantes obtiennent le consentement actif des classes qui leur sont subordonnées. Cependant cette supériorité de valeur, illusoire, peut devenir une supériorité réelle, comme le montre le passage cité plus haut. Ce point ne signifie pas que la supériorité attribuée aux élites dirigeantes devient une supériorité innée, mais qu’au vu des conditions privilégiées dans lesquelles elles vivent, elles peuvent « se perfectionner intellectuellement et moralement », et ainsi entretenir pour elles-mêmes109 et pour le peuple l’illusion de leur propre supériorité native.
63La théorie du charme peut être interprétée doublement, à la fois comme une théorie qui explique les mécanismes de domination intentionnels de la classe inférieure par la classe supérieure et, peut-être implicitement, comme l’esquisse d’une théorie des représentations hégémoniques inconscientes. La domination est volontaire et nécessite une action continue d’entretien des apparences110 de la part des classes dirigeantes. Mais, la domination, pour être efficace, s’appuie sur un ensemble de représentations à caractère hégémonique : les classes dirigeantes peuvent se donner les moyens effectifs de réaliser leur supériorité intellectuelle, morale et militaire grâce à l’exercice et à une éducation entretenue par l’esprit de corps, ce qui n’est qu’illusoire se pare ainsi des traits de la réalité, pour elles-mêmes et pour les dominés. L’illusion produite par la nature devient réelle parce qu’elle est réelle dans ses effets. Dans les esprits, la supériorité entretenue se présente comme une supériorité congénitale. Le charme des classes dirigeantes s’appuie sur un ensemble de représentations diffuses, qui ne sont plus le seul produit d’une contrainte exercée par elles, mais qui, habituelles et répétitives, acquièrent la force de l’évidence. C’est en ce sens que ces représentations deviennent hégémoniques et à ce titre, difficilement repérables et peu susceptibles d’être soumises à l’examen de la critique.
64Le rôle de la religion statique dans la construction de ces représentations apparaît central. La religion statique, opposée à la religion dynamique du mystique, consolide les prescriptions de la morale close grâce à un ensemble de représentations imaginaires qui lient l’individu à la société. Son rôle, d’abord biologique, est aussi sociopolitique. La religion statique participe à l’entreprise de légitimation de la supériorité du chef. En tant qu’elle contribue au charisme du chef, elle façonne, en quelques sortes, des représentations idéologiques111, si on entend par idéologie un ensemble de représentations qui, inscrites dans des stratégies de pouvoir, visent à légitimer les intérêts de la classe dirigeante. En liant l’individu à la vie, grâce à la fable de l’immortalité, elle attache l’individu à son groupe et ainsi à son chef. Les fables de la religion statique sont aussi des fables sociales, constituant les mythes nationaux et collectifs autour desquels se resserre le groupe112.
65La religion statique, par le biais de la fonction fabulatrice, produit l’ensemble des mythes nationaux, collectifs, qui structurent la vie du groupe autour d’un ensemble de cérémonies et de rites. Elle contribue aussi à construire la fable de la supériorité native : en faisant découler la supériorité du chef d’une « puissance surnaturelle113 », la religion statique consolide la fixité et la structure hiérarchique de la société close. Cette religion n’est que calcul, elle est incompatible « avec le sentiment qu’ont certaines âmes d’être les instruments d’un Dieu qui aime tous les hommes d’un égal amour, et qui leur demande de s’aimer entre eux114 ».
66Le mouvement d’une société réelle qui se ferme tend à promouvoir la fixité et la hiérarchie, à partir de l’affirmation quasi mythologique de la supériorité native d’une race, d’une classe donnée. Il est difficile de ne pas lire les analyses de la physionomie de la société close sans les lier au contexte historique immédiat dans lequel Bergson écrit Les Deux Sources. Si l’ouvrage de 1932 ne théorise pas dans les termes de la philosophie politique, la question de la dictature et du fascisme, Bergson caractérise avec précision ce que seront les orientations d’une société politique qui se ferme, à l’ère industrielle. La figure de Hitler semble hanter, les pages des Deux Sources, ce que laisse entendre ce propos fameux de Bergson tenu en octobre 1934 : « Hitler a démontré la vérité des Deux Sources : à savoir que le retour au paganisme suit toujours l’appel à la haine115. »
67La physionomie de la société close, permettant de décrire les orientations politiques d’une société qui se ferme, engage une certaine rupture entre la philosophie morale et politique de Bergson et l’esprit philosophique de la modernité, incarné par les Lumières : le progrès technique n’est pas solidaire d’un progrès moral, l’éducation ne permet pas d’éradiquer l’animalité de l’homme, la raison n’est pas cette force mobilisatrice qui peut réveiller les hommes et les sortir des ténèbres. Contre les tendances à la clôture, seule une action politique portée par un élan mystique peut contribuer au progrès des sociétés humaines. Mais ce progrès est toujours susceptible d’être tenu en échec par l’instinct politique originel qui veille.
Politiques du frère
68La physionomie de la société close ne décrit pas des caractères déterminés, mais un ensemble d’attitudes, de mouvements de l’espèce, quand la vie sociale tend vers la clôture : « [la nature] ne peut poser une espèce animale sans dessiner implicitement les attitudes et mouvements qui résultent de sa structure et qui en sont les prolongements116. »
69Les orientations d’une société qui s’ouvre s’opposent, terme à terme, à celles d’une société qui se ferme. Contre la guerre, l’ouverture défend le principe d’une paix définitive, qui n’a rien d’une simple « halte entre deux guerres117». L’ouverture promeut l’égalité et une critique de l’esclavage contre les privilèges de naissance et la domination d’une classe ou de chefs. Et enfin, à la logique identitaire qui conduit au consentement meurtrier, elle substitue le projet cosmopolitique d’une fraternité universelle.
70Ces différentes orientations de la société qui s’ouvre sont moins aisées à définir, car elles supposent d’authentiques créations. Il est difficile de produire des définitions strictes, « alors que l’avenir doit rester ouvert à tous les progrès118 ». « On ne peut que tracer des cadres119 ».
71La création politique est réorganisation du monde social, au sens littéral : elle vise à changer le mode d’intrication des tendances en favorisant le libre passage de l’élan créateur. Le moteur de ces créations sociopolitiques, qui pousse les sociétés humaines à renouer avec l’élan créateur qui les origine, c’est la fraternité. Aux politiques de l’ennemi, productions sociopolitiques de la clôtures, feront face des politiques du frère traversées par une unité d’impulsion créatrice.
72C’est un concept peu usité en philosophie politique, celui de fraternité, qui renouvelle le problème de la justice et interroge le statut et la légitimité des contraintes institutionnelles qui ordonnent l’espace sociopolitique humain.
La critique de l’esclavage
73La caractérisation de l’ouverture passe par une critique politique et philosophique du statut de l’esclave dans les Deux Sources. D’un point de vue politique, elle permet l’affirmation de la liberté politique comme principe ainsi que l’égalité des droits et l’égalité des conditions. D’un point de vue philosophique, elle soutient une thèse classique sur les mobiles de l’action pratique : elle remet en cause la conception selon laquelle les idées construites par la raison seraient mobilisatrices. La proclamation d’une fraternité humaine, si elle s’accommode de principes politiques esclavagistes à l’œuvre dans l’espace sociopolitique, est tout simplement abstraite et inopérante. À l’intérieur de la critique de l’esclavage se rejoue l’opposition entre un universel abstrait, fondé sur la raison, et un universel concret, effet d’une émotion créatrice et donc fondé sur elle.
74D’un point de vue politique, une société qui s’ouvre ne peut accepter l’esclavage, ce dernier manifestant les traits de la clôture : hiérarchie, inégalités, privation de liberté. Cette critique, traversée par une orientation morale, trace les contours d’une certaine idée de la justice articulée autour d’une compréhension singulière des idées de liberté et d’égalité : « Le progrès qui fut décisif pour la matière de la justice, comme le prophétisme l’avait été pour la forme, consista dans la substitution d’une république universelle, comprenant tous les hommes, à celle qui s’arrêtait aux frontières de la cité, et qui s’en tenait dans la cité elle-même aux hommes libres120. » Dans ce passage, qui, en creux, décrie le principe de la démocratie athénienne fondé sur la discrimination entre esclaves et hommes libres, se déploie l’idée d’une justice universelle. L’esclavage désigne l’exclusion, dès la naissance, de certains individus hors de la communauté politique ainsi que l’entière disponibilité de leur corps et de leur travail à un maître121 ; la critique bergsonienne de l’esclavage, qui ne s’inscrit aucunement dans la problématique hégélienne d’une lutte pour la reconnaissance, implique, contre les politiques de clôture, la remise en cause du principe de supériorité ou d’infériorité natives ainsi que l’universalisation des idées d’égalité et de liberté. Cette universalisation reste à construire, en tant qu’elle est le propre d’actes de création, non déterminables, qui sont ceux de personnalités morales122.
75Les traductions juridiques et institutionnelles d’une liberté et d’une égalité universelles ne peuvent être déterminées strictement123. Cependant, la critique de l’esclavage permet d’en esquisser les orientations. La liberté politique ne sera pas une liberté absolue : elle se réalise à travers un ensemble de lois auxquelles les membres de la cité, citoyens sans exceptions, ont librement consenti124. L’égalité, même si elle « ne s’obtient guère qu’aux dépens de la liberté125 », prend une triple forme : elle est égalité de droit, et égalité des conditions. Mais ces deux égalités doivent servir un autre type d’égalité, spirituelle cette fois, qui signifie que les conditions dans lesquelles les individus vivent, doivent leur permettre d’échapper aux contraintes du monde matériel, afin d’actualiser leurs virtualités créatrices et spirituelles : une « réforme accomplie dans le sens de l’égalité [donne] une société où l’on respire mieux, où l’on éprouve plus de joie à agir126 ». La question de l’égalité réelle articule le problème des droits politiques et des conditions matérielles de vie, autour d’une fin qui intègre les orientations de l’anthropologie métaphysique à la question politique dans sa dimension juridico-institutionnelle : le développement, pour tous les hommes, sans exception, de leur virtualité créatrice. Le soubassement de la réflexion politique est métaphysique et les orientations qu’elle défend tirent leur pertinence et leur légitimité de cette dernière. La question des inégalités politiques et de conditions est ainsi cruciale : l’esclavage, en maintenant des individus dans un état de double subordination, à des maîtres et à la matière, empêche le détachement nécessaire qui permet à chaque être humain de se créer lui-même, de construire le sens et la valeur de sa vie.
76Le problème de l’esclavage se constitue ainsi comme problème moral (relations interpersonnelles) et politique (institutions et lois), mais aussi comme problème éthique (relation à soi) et métaphysique (destination de l’homme). L’esclave, dans le système qui l’opprime, est cet être rabaissé psychologiquement, propriété d’un autre dont le travail et l’action ne sont pas créateurs. L’organisation sociale fait de lui un homme incomplet, rivé à la matière, maintenu dans un état de contrainte qui empêche tout détachement.
77Cette critique morale et politique de l’esclavage, qui tend à contrer les tendances issues du dimorphisme psychique humain, se double d’une réflexion sur la production des idées en philosophie, qui souligne un hiatus classique entre les injonctions de la raison et les mobiles effectifs de l’action. Les idées rationnelles, philosophiques, ne sont pas des idées agissantes. Si elles sont nécessaires, elles ne constituent pas, en elles-mêmes, des forces mobilisatrices. L’affirmation stoïcienne d’une fraternité universelle, par exemple, s’est accommodée historiquement d’un système esclavagiste127.
78Dans une mobilisation véritable partant d’une émotion, est « [supposé] possible ce qui est effectivement impossible dans une société donnée »128 : l’action se faisant peut créer les conditions de surmontabilité d’une situation apparaissant, pour la raison pratique, insurmontable129. Cet usage de la notion de « possible » ne constitue pas le mot d’ordre d’un sujet conquérant, prêt à en découdre avec tous les fatalismes ! Il ne renvoie pas, non plus, à la formation d’une utopie rationnelle qui exige la mobilisation planifiée de moyens cherchant à la mettre en œuvre, sans reconnaissance du contexte réel dans lequel s’inscrivent les expériences humaines. D’un point de vue pratique, cette compréhension tautologique du « possible » (est possible ce qui n’est pas impossible) libère un espace pour une pratique créatrice dans le champ politique : la raison, en morale, peut certes fournir des idéaux, mais elle ne permet pas de concevoir la réalisation de l’impossible. Elle ne peut appréhender le contenu effectif et les effets réels d’une activité humaine située, qui répond d’une manière créatrice et imprévisible à un problème donné.
79La critique de la raison comme force mobilisatrice, que Bergson réitère pour la théorie des Idées de Platon130, n’humilie pas la raison : elle montre que le mouvement d’ouverture n’est pas conditionné par des idéaux définis rationnellement et ne peut, ainsi, se réduire à l’énoncé abstrait d’un mot d’ordre, sans inscription historique et contextuelle.
Paix et fraternité universelle
80La fraternité est ce concept à partir duquel peuvent se spécifier concrètement les idées de liberté politique et d’égalité : « Comment demander une définition précise de la liberté et de l’égalité, alors que l’avenir doit rester ouvert à tous les progrès, notamment à la création de conditions nouvelles où deviendront possibles des formes de liberté et d’égalité aujourd’hui irréalisables, peut-être inconcevables ? On ne peut que tracer des cadres, ils se rempliront de mieux en mieux si la fraternité y pourvoit131. »
81C’est la devise de l’idéal républicain français, qui, pour Bergson, qualifie le mieux la triple orientation d’une société qui s’ouvre132, et permet l’identification, d’un point de vue institutionnel, du mouvement d’ouverture avec le développement du régime démocratique. Ce régime repose sur l’affirmation de la primauté de la fraternité sur l’égalité et la liberté. Ce point constitue une originalité de la pensée politique de Bergson. Comme l’écrit John Rawls dans sa Théorie de la justice en 1971 : « En comparaison avec les idées de liberté et d’égalité, l’idée de fraternité a eu moins de place dans la théorie de la démocratie133. » La notion de fraternité, en philosophie politique, n’a pas eu l’envergure d’un concept véritablement politique. Il apparaît ainsi d’autant plus remarquable que la fraternité soit non seulement le fondement de la théorie de la démocratie, chez Bergson, mais aussi le concept central à partir duquel le contenu des idées de liberté et d’égalité, en politique, est appréhendé.
82L’utilisation d’un tel concept, en philosophie politique, peut cependant apparaître quelque peu imprécise. L’idée de fraternité désigne-t-elle un sentiment qui devient un droit ? Ne peut-on pas lui reprocher de se présenter comme une valeur consensuelle incontestée, sans contenu véritable ? Ou encore, ne nous trompe-t-elle pas sur la véritable nature du lien politique, transformant la relation entre citoyens en un lien affectif ? L’idée de fraternité procèderait à une personnalisation de ce qui doit demeurer impersonnel, à savoir l’espace du droit et de la loi.
83De façon très claire, Bergson énonce, dans Les Deux Sources, ce que la fraternité universelle n’est pas. Elle ne doit pas être confondue avec la « solidarité sociale134». La solidarité sociale décrit la cohésion de l’espèce au sein d’un groupe donné contre la menace toujours présente d’un ennemi virtuel. Elle prépare une « attitude de combat135 » propre aux orientations de la société close. La fraternité humaine, au contraire, est rupture avec une certaine nature : elle force les barrières de la cité, et est ouverture universelle à tout homme, quel que soit son groupe.
84La fraternité est le fond d’une émotion et possède, à ce titre, une force mobilisatrice. Elle ne peut pas être assimilée à une simple idée philosophique. Elle n’est ni un idéal, ni « l’intensification d’une sympathie innée de l’homme pour l’homme136 », mais le contenu propre d’un acte effectif d’ouverture. Elle est l’autre nom de cet « amour mystique de l’humanité », par lequel le mystique « [embrasse] l’humanité entière dans un seul indivisible amour137 » et à travers lequel s’édifient les relations interhumaines suivant une direction morale précise. La fraternité ne s’obtient pas par voie de dilatation, comme le rappelle Bergson à plusieurs reprises dans Les Deux Sources ; elle n’est pas une extension de l’ordre de la famille ou de la patrie138.
85Ce dernier point appelle quelques éclaircissements. A première vue, la relation fraternelle prend pour modèle la sphère familiale – relation horizontale entre frères, extérieure à toute relation verticale au père. Une politique d’ouverture appelle-t-elle à l’universalisation du lien familial dans la sphère politique ? Si oui, dans quelle mesure cette « universalisation » ne reconduit-elle pas un simple mouvement d’élargissement, de dilation passant de la famille à tous les hommes et participant, nécessairement, à des dynamiques d’exclusion ?
86Cette difficulté oblige à la construction d’une définition, positive cette fois, de la fraternité. D’abord, la fraternité a un sens juridique clair : elle se définit comme égalité des droits et inviolabilité de la personne139. La notion de fraternité donne son contenu à l’idée morale de justice universelle. Alors, pourquoi ne pas remplacer le mot « fraternité » par celui de « justice universelle » ? En quoi la notion de fraternité se singularise-t-elle ?
87La fraternité est une notion relationnelle, ou plutôt, elle décrit un acte qui instaure un certain type de relation à l’autre : elle est reconnaissance du fait que l’individualité créatrice de chacun est constitutive de l’universalité même de l’humanité. Elle opère, de fait, une articulation entre l’impersonnel et le personnel : l’égalité des droits qui suppose une égalité de traitement des individus devant la loi fait corps avec la reconnaissance des différences individuelles – différences de projets, de perspectives de vie. La fraternité, en affirmant la réalité d’une humanité universelle, suppose l’égale reconnaissance des aspirations de chacun. Elle comporte une inspiration tirée du modèle familial et doit être pensée comme l’universalisation d’une attention individualisée et qualitative à l’autre, considéré comme mon frère, lui permettant de se choisir, de se créer singulièrement. La fraternité, en promouvant l’instauration d’un cadre juridique universel qui reconnaît l’inviolabilité des droits de la personne, implique, aussi, la reconnaissance des singularités créatrices : elle instaure la compatibilité de fait entre l’ordre juridique universel et l’expression des individualités humaines en tant qu’elles se constituent toutes comme créations singulières. La fraternité n’est pas exaltation de la fusion, mais reconnaissance effective des différences singulières au sein d’un cadre juridico-institutionnel fondé sur le principe d’isonomie.
88La fraternité, porteuse d’un état d’âme mystique, donne un sens et un contenu aux formes institutionnelles contraignantes qui structurent l’espace politique : elle permet de les reconnaître comme justes. Selon la triple conceptualisation proposée par J.-C. Goddard140, elle se pose comme refus du sacrifice, symbolique ou matériel, de la personne au Tout de la société ; elle disqualifie toute rhétorique « victimaire » en reconnaissant que tous les hommes sont frères ; elle contrecarre les processus « mimétiques » en invitant chaque homme à être acteur, créateur, de sa propre vie.
89La fraternité est un terme relationnel autour duquel s’ordonne la pensée bergsonienne du progrès politique et du progrès moral. Elle est pensée de l’unité multiple contre les multiplicités unes, produites par la clôture en politique.
90On comprendra dès lors pourquoi une politique fraternelle mène nécessairement à la paix et peut neutraliser l’instinct de guerre originel. La paix, dans les rares paragraphes qui lui sont consacrés, est souvent appréhendée négativement, à travers le prisme du clos, comme « préparation […] à la guerre »141. Mais la paix vers laquelle tend la société qui s’ouvre est une « paix définitive »142, qui n’a rien d’un idéal si elle est soutenue par un élan fraternel entretenu en chaque homme. Paix définitive qui forge les conditions d’une vie authentiquement humaine, par lesquelles les personnes peuvent vivre et se créer.
91La société qui s’ouvre est une société plus fraternelle, qui parvient à poser une exigence conjointe d’égalité et de reconnaissance des différences singulières au sein de réorganisations sociales, créations successives qui sont autant de réinventions des relations interhumaines dans le monde politique. La forme stricte de cette société qui s’ouvre reste indéfinissable a priori, la qualité même de l’ouverture supposant la création neuve et imprévisible de nouvelles formes sociales.
92La fraternité, en tant que concept central de la pensée politique bergsonienne, oriente le questionnement politique sur le terrain de la contrainte institutionnelle et de la réglementation. La fraternité est le centre d’une théorie politique ouverte qui, d’un point de vue juridique et institutionnel, est défense des droits de l’homme et promotion de la démocratie. Les réflexions sur l’origine et la nature de l’État, ou sur les modalités de fonctionnement des institutions politiques, notamment en démocratie, apparaîtront, toutefois, décevantes du fait de leur maigre développement. C’est que le quatrième chapitre des Deux Sources se présente avant tout comme une proposition pratique. Comme l’écrivait déjà Bergson dans une lettre de 1910 : « les philosophes doivent viser à réinsuffler de l’enthousiasme et de l’élan à la [démocratie] »143.
Notes de bas de page
1 PM, p. 96.
2 DS, p. 296-297. La terreur qui résulte des révolutions est en partie un des effets du dimorphisme psychique humain.
3 Ibid., p. 22.
4 Ibid., p. 119.
5 Ibid., p. 21-22.
6 Ibid., p. 2, 3, 6, 7, 83, 122. Bergson ne rapporte le terme d’« organisme » à la société humaine que de façon analogique pour décrire les traits de la société naturelle.
7 Ibid., p. 21-22.
8 Par « modernité », il faut entendre, dans la philosophie de Bergson, ce moment de rupture avec l’idéal ascétique caractérisant le Moyen-Âge, et le déploiement de l’esprit d’invention (scientifique et technique) qui nourrit une aspiration à l’« élargissement de la vie matérielle », et qui commence aux alentours du xve et xvie siècle (cf. DS, p. 318). Il prend corps, dès le xviiie siècle, avec des courants de pensées philosophiques et politiques qui défendent l’idéal démocratique (cf. DS, p. 328).
9 DS, p. 316.
10 Ibid., pp. 316, 329.
11 Ibid., p. 314.
12 Voir dans la loi de double frénésie quelque chose comme l’attestation de processus sans sujet, qui ne sont pas nécessairement voulus, qui se développent de façon non concertée et qui échappent au contrôle des volontés humaines n’est pas impossible, comme le montre ce passage des « Remarques Finales » où le déploiement d’une tendance apparaît autoréférentiel, sans aucune intervention concertée et consciente des volontés : « C’est lorsqu’une tendance, avantageuse en elle-même, est incapable de se modérer autrement que par l’action d’une tendance antagoniste, laquelle se trouve ainsi être également avantageuse. […] Une intelligence, même surhumaine, ne saurait dire où l’on sera conduit, puisque l’action en marche crée sa propre route, crée pour une forte part les conditions où elle s’accomplira, et défie ainsi le calcul » (DS, p. 315). Cette interprétation des lois de double frénésie et de dichotomie reste toutefois subordonnée aux affirmations principales de la pensée bergsonienne, qui d’ailleurs la nuancent fortement, selon lesquelles c’est l’action et la volonté qui sont le moteur des changements sociaux (DS, p. 325). Ces deux lectures possibles signifient que les conditions d’action des volontés sont prises dans un contexte qui trace les contours de la puissance de déploiement de tout agir.
13 Ibid., p. 315.
14 Ibid., p. 315.
15 Ibid., p. 323.
16 Ibid., p. 316.
17 Ibid., p. 316.
18 Ibid., p. 315.
19 Ibid., p. 313.
20 Ibid., p. 312.
21 Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis. L’ascendant de Platon, t. 1, trad. fr. Jacqueline Bernard et Philippe Monod, Paris, Seuil, 1979, p. 11.
22 Toute la civilisation industrielle est ainsi « aphrodisiaque » (DS, p. 322) pour Bergson : « Le besoin toujours croissant de bien-être, la soif d’amusement, le goût effréné du luxe… » (DS, p. 323).
23 Ibid., p. 308.
24 Ibid., p. 326.
25 Ibid., p. 249-250.
26 PM, p. 97.
27 DS, p. 328.
28 Ibid., p. 297.
29 Ibid., p. 78.
30 MM, p. 170 : « Ce qui caractérise l’homme d’action, c’est la promptitude avec laquelle il appelle au secours d’une situation donnée tous les souvenirs qui s’y rapportent ; mais c’est aussi la barrière insurmontable que rencontrent chez lui, en se présentant au seuil de la conscience, les souvenirs inutiles ou indifférents. […] Le bon sens, ou sens pratique, n’est vraisemblablement pas autre chose. »
31 DS, p. 293. Par ailleurs, Bergson avait une connaissance de la littérature scientifique, portant sur le thème de la « psychologie des masses », dont il fait état dans une lettre à J.H. Hyde du 7 avril 1918 (cf. C, p. 782-783), mentionnant, entre autres, La psychologie des foules de Gustave Le Bon, L’opinion et la foule de Gabriel Tarde.
32 Ibid., p. 293.
33 Voir les remarques de Philippe Soulez, dans Bergson Politique (op. cit., p. 293) et celles de Raymond Polin, dans « Y a-t-il une philosophie de l’histoire chez Bergson », in Les Études Bergsoniennes, vol. IV, Paris, Albin Michel, 1956, p. 37.
34 DS, p. 108.
35 Ibid., p. 97.
36 Ibid., p. 291.
37 Ibid., p. 302.
38 Ibid., p. 34 : la description de l’âme close dans les premières pages des Deux Sources définit essentiellement le « cercle » dans lequel tourne une âme, individuelle et sociale à la fois. Elle se comprend à partir des trois processus psychiques définis par J.-C. Goddard (Mysticisme et folie, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 71) : processus victimaire, auto-sacrificiel et mimétique.
39 Sorel Georges, Réflexions sur la violence, Paris, Librairie Marcel Rivière et Cie, 1950 (11e ed.), p. 389. Les Réflexions sur la violence de Sorel doivent beaucoup à la lecture de Bergson, dont certaines analyses se réclament. On sait, dans une lettre à Sorel du 18 mai 1908, comment Bergson reçut cette théorie de la violence élaborée à partir des « lumières » (Sorel, op. cit., p. 40) offertes par sa pensée : « Vos conclusions au sujet de la violence m’effraient, je l’avoue, un peu, mais je suis fort intéressé par la méthode qui vous y a conduit. » (C, p. 202).
40 On peut cependant noter que, dans L’Évolution créatrice, Bergson reconnaît que le spectacle des vivants se présente comme celui d’une lutte (EC, p. 51), plutôt que comme celui d’une entente harmonieuse. Vue de surface, cependant, qui rate l’unité de l’impulsion.
41 DS, p. 303.
42 Ibid., p. 27.
43 Ibid., p. 303 : « L’instinct guerrier est si fort qu’il est le premier à apparaître quand on gratte la civilisation pour retrouver la nature. »
44 Ibid., p. 27.
45 Ernst Jünger, La guerre comme expérience intérieure (1922), trad. fr. François Poncet, préface André Glucksmann, Paris, Christian Bourgois éditeur, coll. « Titres », 1997, p. 79-80.
46 DS, p. 303.
47 Ibid., p. 302.
48 Ibid., p. 302.
49 Sur ce point, Bergson rejoint les thèses de John Locke sur l’origine de la propriété dans le Second traité du gouvernement civil, ch. V, § 27. Le travail que l’homme effectue pour transformer la nature est le critère à partir duquel se constitue la propriété.
50 DS, p. 302.
51 Ibid., p. 302 : les objets peuvent être des « armes de chasse ou de pêche ».
52 Ibid., p. 294.
53 Ibid., p. 293.
54 Ibid., p. 294.
55 Ibid., p. 305.
56 Carl Schmitt, La notion de politique (1932), trad. fr. Marie-Louise Steinhauser, Paris, Flammarion, 1972, p. 64-65.
57 Ibid., p. 303.
58 Ibid., p. 303.
59 Les quelques réflexions sur la guerre juste se trouvent, en fait, en deux lieux du corpus bergsonien qui n’ont pas la même valeur scientifique : dans les « Remarques finales » et dans des discours de circonstances, les discours de guerre, prononcés pendant la Première Guerre mondiale (voir un texte du 4 novembre 1914 : « La force qui s’use et celle qui ne s’use pas », dans les Mélanges, p. 1105-1106). Ces discours (textes écrits ou allocutions publiques) nationalistes sont des discours de propagande, de l’aveu même de Bergson (voir C, p. 655), qui se construisent sur l’idée que la France mène une guerre juste aux accents mystiques contre la barbarie allemande. Ils ne peuvent constituer un matériau philosophique pertinent à partir duquel penser une distinction éventuelle entre guerre juste et guerre injuste. Les Deux Sources développe une pensée critique du nationalisme (qui disqualifie la rhétorique des Discours de guerre) et laisse ouverte la possibilité d’une théorisation de la guerre juste à partir des thèmes suivants : la détermination de Jeanne d’Arc, figure guerrière, comme personnalité mystique ; la reconnaissance d’un droit d’ingérence (DS, p. 309) ; la reconnaissance de l’existence de souffrances humaines intolérables (DS, p. 301) contre lesquelles il apparaît légitime de donner corps à une protestation, dont la forme n’est pas précisée.
60 DS, p. 294.
61 Ibid., p. 331.
62 On pourrait noter une thématisation de la guerre juste, portée par un élan de mysticité chez Jacques Maritain, devenu un lecteur apaisé de Bergson dans les années trente, dialoguant avec sa pensée. Un bergsonisme d’intention nourrit sa philosophie politique fondée sur la conception thomiste de la loi naturelle, dans Christianisme et démocratie (1943), qui reprend des analyses des Deux Sources (Christianisme et démocratie, New York, Éditions de la maison française, coll. « civilisation », p. 67-78). Dans De la justice politique (1940), Maritain propose une conception de la guerre juste, pouvant s’apparenter aux orientations des Deux Sources (De la justice politique, Paris, Plon, coll. « présences », 1940, p. 20).
63 Voir Marc Crépon, Le consentement meurtrier (Paris, Éditions du Cerf, 2012) et La guerre des civilisations – La culture de la peur, t. 2 (Paris, Éditions Galilée, 2010).
64 DS, p. 305.
65 Ibid., p. 304.
66 Ibid., p. 302.
67 On pourra dire que ces discours sont des discours de circonstance et rappeler le contexte de l’époque qui fût celui de l’union sacrée devant l’ennemi. Pour l’analyse d’un tel contexte, du point de vue de l’histoire intellectuelle, voir Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France (Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 1990, p. 23-27).
68 Soulez Philippe, op. cit., p. 129.
69 Ibid., p. 129.
70 Bergson rappelle dans Mes Missions le contexte dans lequel ces conférences ont été données : « La première [mission], de beaucoup la moins importante, est celle d’Espagne, en 1916. Notre gouvernement envoya là-bas quelques membres de l’Institut, en vue d’y donner des conférences, en vue aussi et surtout, de causer avec les personnages influents du pays, pour les amener à une idée plus juste de ce qu’était la France, de ce qu’elle représentait dans cette guerre » (M, p. 1555).
71 Le statut philosophique de cette réflexion est rappelé par Bergson lui-même, après l’exposé de la théorie des personnalités nationales et de deux conceptions opposées de l’État (cf. M, p. 1234).
72 Conférence de Madrid « La personnalité », 6 mai 1916, in M, p. 1232.
73 Ibid., p. 1235.
74 Ibid., p. 1223-1224.
75 Ibid., p. 1232-1233.
76 Ibid., p. 1224.
77 EC, p. 259-260.
78 M, p. 1232.
79 Ibid., p. 1233.
80 Ibid., p. 1232 : une personnalité nationale est définie par « des traditions, des lois, des institutions qui synthétisent son passé et y jouent le même rôle que joue la mémoire dans chaque individu. »
81 Ibid., p. 1232-1233.
82 Ibid., p. 1232, 1235.
83 Ibid., p. 1235.
84 Rapport sur « La mentalité allemande et la guerre » de P. Gaultier, 1er juillet 1916, in M, p. 1237 : la notion de cruauté allemande n’est pas de Bergson mais de l’auteur P. Gaultier.
85 M, p. 1232 : chaque personnalité nationale possède un caractère qui lui permet de « [jouer] dans le monde un rôle spécial, et [d’accomplir] une mission parfaitement définie ».
86 Voir Christophe Prochasson et Anne Rasmussen, Au nom de la patrie. Les intellectuels et la première guerre mondiale (1910-1919), Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 1996.
87 Le texte « La force qui s’use et celle qui ne s’use pas », datant du 4 novembre 1914, sera réédité le 8 janvier 1940 dans le journal Le temps, sans changement. Bergson, comme il l’indique dans une lettre à J. Chastanet de décembre 1939 (in M, p. 1591), ne renie rien de ce discours : l’Allemagne nazie prolonge les orientations de l’Allemagne de Bismarck, « convertie […], depuis 1871, à un matérialisme brutal et sans scrupule ». Si Bergson ne renonce pas à ce texte, c’est pour deux raisons : il va dans le sens des analyses du lien entre mystique et mécanique élaborées dans les Deux Sources, il met en avant une thèse qui constituera un trait caractéristique de la société close : l’idée que le droit se fonde sur la force. L’Allemagne hitlérienne possède ainsi la physionomie d’une société qui se ferme, et qui, comme toute société qui se ferme, est soulevée par un esprit de conquête. Ce texte de 1914 ne fait aucune référence à une rhétorique de la mission.
88 Sur ce point, voir le livre de Marc Crépon, La guerre des civilisations II, Paris, ed. Galilée, 2010, p. 46.
89 DS, p. 305.
90 Ibid., p. 305.
91 Cette logique identitaire, telle qu’on peut la saisir dans Les Deux Sources, permet une réflexion sur la rationalité génocidaire, à laquelle elle introduit implicitement (pour une réflexion sur l’indicible (et non l’ineffable) du génocide voir Jean Hatzfeld, La stratégie des Antilopes, Paris, Seuil, coll. « Fiction & cie », p. 206).
92 DS, p. 302.
93 Ibid., p. 296.
94 Ibid., pp. 296, 332.
95 Ibid., p. 296.
96 Ibid., p. 296.
97 Ibid., p. 70.
98 À ce propos, on se rappellera cette remarque, dont le sens politique apparaît à peine voilé, de Bergson à Halbwachs, dans une lettre datée du 26 mars 1911 : « Il me semble que bien des obscurités seraient dissipées, et bien des discussions abrégées ou même closes, si l’on pouvait définir ce qu’on entend par « classe »» (C, p. 405).
99 DS, p. 73.
100 Ibid., p. 73.
101 Ibid., p. 297.
102 Ibid., p. 297.
103 Ibid., p. 295 : « Le commandement est absolu d’un côté, l’obéissance est absolue de l’autre. »
104 Ibid., p. 295.
105 Ibid., p. 73.
106 Ibid., p. 70-71.
107 La correspondance entre la théorie bergsonienne du charme et la thèse wébérienne du charisme du chef a été de nombreuses fois soulevée. Voir, à ce sujet, la note 174 qui est consacrée à une telle correspondance dans l’édition critique de Les deux sources de la morale et de la religion, établie par Ghislain Waterlot et Frédéric Keck, p. 402-403.
108 Ibid., p. 70.
109 Ibid., p. 299 : « La vérité est que si une aristocratie croit naturellement, religieusement, à sa supériorité native, le respect qu’elle inspire est non moins religieux, non moins naturel. »
110 Ibid., p. 71.
111 Jean-Christophe Goddard, dans son livre Mysticisme et folie (op. cit., p. 75), a mis en valeur, de façon très profonde, la contribution de la théorie bergsonienne de la religion statique à la théorie de l’idéologie politique.
112 DS, p. 218.
113 Ibid., p. 295.
114 Ibid., p. 332.
115 Chevalier Jacques, op. cit., p. 215. Dans Le mythe aryen (Paris, Pocket, coll. « Agora », 1994, p. 405) Léon Poliakov montre comment certains intellectuels de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle, favorisèrent, en Allemagne, le besoin de mythes nouveaux contre la religion chrétienne.
116 DS, p. 302.
117 Ibid., p. 303.
118 Ibid., p. 300.
119 Ibid., p. 301.
120 Ibid., p. 77.
121 Nous reprenons la définition de l’esclavage de Seymour Drescher tirée de l’entrée « Esclavage. Esclavage et réflexion morale au sujet de l’esclavage », dans le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Canto-Sperber Monique (sous la direction de), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2004, p. 670.
122 DS, p. 80.
123 Ibid., p. 80.
124 Ibid., p. 80 : « ... le sacrifice de telle ou telle liberté, s’il est librement consenti par l’ensemble des citoyens, est encore de la liberté. »
125 Ibid., p. 80.
126 Ibid., p. 80.
127 Ibid., p. 78.
128 Ibid., p. 78.
129 PR, p. 113. Dans la note 1 de la page 113, Bergson mobilise une conception pratique du possible, qui n’est pas atteinte par la critique de la modalité. Le possible ne désigne plus un plan élaboré qui attend sa réalisation effective, mais il est l’effet d’un acte créateur imprévisible qui se déploie dans le champ des libertés et des volontés humaines. En dehors de l’espace de la matière qui se laisse enserrer dans une rationalité mécanique, toute action humaine créatrice véritable, en ce que son contenu et ses effets ne sont pas prédictibles, laisse une place à une réflexion pratique sur le possible et l’impossible qui intègre le fait de la durée, c’est-à-dire l’idée que tout n’est pas déjà donné.
130 DS, p. 77.
131 Ibid., p. 301.
132 Ibid., p. 300.
133 Rawls John, La théorie de la justice, trad. fr. Catherine Audard, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1997, p. 135.
134 DS, p. 55.
135 Ibid., p. 283.
136 Ibid., p. 248.
137 Ibid., p. 248.
138 Ibid., p. 248.
139 Ibid., p. 78.
140 Jean-Christophe Goddard, op. cit., p. 71.
141 DS, p. 27.
142 Ibid., p. 309.
143 Lettre de Bergson à A. Lanzillo, fin octobre 1910, in C, p. 379.
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