Conclusion. À partir de la Caraïbe : pour un modèle de diaspora reformulé
p. 219-235
Texte intégral
Quand je dis « noir », ce mot n’a pas de contenu biologique et je ne l’emploie pas non plus au service d’une cause raciste. Quand je dis « noir », je nomme une expérience historique unique et profonde, vécue par un groupe d’hommes et de femmes bien défini, dont la présence dans ce monde était destinée à changer la vision et l’oreille du monde, et dont la libération finale sera une contribution décisive à la libération de l’humanité.
Georges Lamming, discours d’ouverture au festival Carifesta, 1981, publié et traduit par Le Progressiste, 1982, supplément au numéro 974.
1Le concept de « diaspora » avait été choisi comme point de départ du cheminement proposé dans cet ouvrage pour aider à interpréter cette vaste formation culturelle des Amériques noires produite par les descendants des esclaves amenés depuis l’Afrique. Dans cette entreprise, la Caraïbe ou les cultures antillaises devaient nous servir de guide. Il s’agissait de travailler à partir de ce paradoxe qui tenait à la notion elle-même et à ses usages, à savoir tenter de rendre compte d’une unité s’exprimant au travers d’une diversité pour le moins déroutante dont les premiers signes nous étaient déjà fournis au travers de l’application du concept destiné à signifier tour à tour des réalités très différentes. On se souviendra qu’il avait été voulu de ne pas faire de choix entre les modèles en présence, afin de ne pas laisser échapper l’occasion que la polysémie du terme de diaspora – doublée de l’incroyable capacité du monde noir à s’y conformer – fournissait pour aborder l’univers des descendants d’esclaves aux Amériques. Ce choix du « non-choix » débouche sur une approche de la diversité en tant que construit social qui fournit maintenant l’occasion depuis la Caraïbe – la « partie » de ce « tout » désigné par la « diaspora noire » – de camper quelques repères, à la fois sur le phénomène diasporique, sur les identités sociales produites dans des contextes sociaux très particuliers et sur nos manières de les conceptualiser.
2La question finale à laquelle il s’agit de consacrer ces dernières remarques revient à comprendre en quoi le concept de diaspora peut être utile et légitime pour englober la diversité collective que donnent à voir les formations culturelles au sein des Amériques noires. Autrement dit, il reste à saisir le paradoxe de l’unité et de la diversité. Car si l’on a trouvé une valeur heuristique au concept de diaspora pour aider à « naviguer » au travers des différentes thèses en présence, il faut maintenant dire pourquoi ce concept pourrait être malgré tout conservé pour désigner ces collectifs qui ont fini par être décrits au travers de la démultiplication de leurs orientations. Il ne peut plus être question maintenant d’éviter le référent de l’unité. S’il doit être fait appel à la notion de diaspora, non plus pour explorer, mais pour désigner, c’est qu’il pourrait y avoir matière à qualifier une « unité », et peut-être à déceler un principe commun à ces peuples dispersés depuis l’Afrique dans la manière qu’ils ont de formuler leurs identités. Il nous faut cependant garder à l’esprit les précautions formulées en introduction de cet ouvrage. Le travail sur le concept de « diaspora » proposé ici reste dépendant des prolongements empiriques explorés qui ne recouvrent pas, bien sûr, l’ensemble des phénomènes sociaux censés être contenus dans la notion. À nouveau, il est utile de répéter que les exemples principalement puisés dans la Caraïbe servent à proposer une vision de la diaspora et non à en établir la généralité. Il nous faut en quelque sorte considérer avoir travaillé sur un « échantillon illustratif » plutôt que « représentatif » au sens où les quantitativistes pourraient l’entendre et prétendre à la « généralisation ».
3La distinction faite dès le départ entre conditions historiques d’un côté et production des identités de l’autre (cf. Introduction) mérite d’être à nouveau reprise. S’il s’agit d’envisager les contextes, c’est-à-dire un ensemble de conditions identifiables sous la forme d’événements et/ou de rapports institutionnalisés, il est possible d’aborder le phénomène diasporique selon un premier « filtre » qui donne moins d’emprise à une polysémie, sur ce plan inutile, et permet de dégager un peu plus clairement la problématique de la construction identitaire. Toutes les définitions données à la diaspora, au moins dans sa version classique, cumulent en effet des critères qui font référence à ces deux domaines, mais sans les distinguer, alors qu’ils sont loin d’exiger le même type d’outils analytiques pour les appréhender. D’un côté, il y a ce qui est relatif à la dispersion elle-même, aux motifs qui l’occasionnent (désastre, expansion marchande, migrations de travail…) et aux conditions que ces motifs supposent au sein des sociétés d’installation (minorité dominante ou dominée, élite marchande et intellectuelle ou main-d’œuvre soumise aux régimes particuliers de son exploitation). De l’autre côté, il y a la production de la collectivité à proprement parler, en tant que corps social identifiable en rapport avec ces conditions données dans l’expérience de la dispersion.
4Le cas de la diaspora noire renvoie à l’exigence d’une distinction fondamentale quant à la caractérisation des « contextes » de dispersion. Comment, en effet, aborder en toute clarté les élaborations sociales et culturelles des peuples dispersés s’il s’agit de regrouper sous un même concept ceux qui ont des visées expansionnistes et ceux qui subissent ces mêmes visées ? La typologie de R. Cohen (1997) met ainsi côte à côte des diasporas « victimes » et des diasporas « impériales ». Mais cet auteur n’est sûrement pas le seul à opérer de tels regroupements. La plupart des énumérations de cas types de diasporas mélangent allègrement des situations diamétralement opposées quant aux conditions dans lesquelles les groupes sont amenés à s’identifier. Peuples colonisateurs et peuples colonisés sont ainsi réunis et supposés traduire un même destin collectif, comme être équivalents du point de vue des ressources dont ils disposent pour affirmer leur présence collective. Le concept de diaspora est certainement le seul concept actuel qui réussisse à ce point à rester en total décalage avec la plus élémentaire approche des relations de pouvoir. À force d’être extirpé d’un cadre où la nature des rapports sociaux tend à être clairement établie, le concept pourrait avoir quelque chose de réactionnaire. Qu’en attendre, en effet, du point de vue de la connaissance des relations sociales s’il doit ignorer la force des contraintes imposées sur les uns comme la capacité des autres à légiférer ? La notion de diaspora, ne l’oublions pas, se destine à configurer une « communauté », à montrer l’unicité des caractéristiques collectives de certains peuples dans des conditions de privation de leur lieu d’origine. Si la diaspora doit servir à aborder l’identité sans aucun préalable sur le contexte qui préside à son élaboration, en prenant le risque de passer sous silence l’implication fondamentale de la structuration des rapports sociaux, autant dire qu’il n’y a pas grand-chose à espérer d’une telle notion, sinon qu’elle serve d’outil arbitraire de désignation des peuples.
5Ne pas s’interroger sur les conditions de dispersion et d’installation de la diaspora et mettre ainsi à l’écart une problématique du pouvoir revient à se priver des outils de compréhension de l’identité elle-même, à commencer par ceux que propose magistralement Rogers Brubaker (2001) quand il distingue les auto-identifications des identifications externes. Certes, cette distinction n’est pas neuve, mais Brubaker y ajoute des nuances utiles, entre d’une part ce qui relève de relations entre soi et les autres, ce qui fait que « l’auto-identification se situe dans une relation dialectique avec l’identification externe », et d’autre part ce qui appartient au domaine de l’imposition d’un ordre quasi totalement extérieur, parce que plus difficilement négociable. Ainsi, « il existe un autre type fondamental d’identification externe qui ne trouve pas de contrepartie dans le domaine de l’auto-identification : il s’agit des systèmes de catégorisation formalisés, codifiés et objectivisés, développés par les institutions détentrices de l’autorité et du pouvoir » (ibid., p. 75). Aborder ainsi l’identité implique donc bien de repérer des « agents » capables d’avoir le « pouvoir de nommer, d’identifier, de catégoriser » et de détenir ce que Brubaker (ibid.), à la suite de Bourdieu, estime être « le monopole non seulement de la violence physique légitime, mais aussi de la violence symbolique légitime ». Ce monopole est, certes, toujours susceptible d’être contesté, mais cela n’enlève rien à l’existence de rapports sociaux structurés à partir d’un accès inégalitaire aux ressources de la symbolisation de l’identité. Dans ce cas, il ne peut plus être question de mêler sous un même concept, censé rendre compte d’un même phénomène de construction identitaire, des groupes sociaux qui, pour les uns, ont pu produire des « agents identificateurs » en mesure d’imposer un ordre du monde (la diaspora britannique de l’empire colonial, ou encore la diaspora grecque formée au long de la période de colonisation hellénistique) et qui, pour les autres, ont eu faiblement accès, ou pas du tout, aux rouages d’un pouvoir capable, en outre, de s’exercer sur l’autre.
6On retrouve dans la littérature consacrée à la diaspora cette nécessité d’aborder la « communauté » en fonction de cette double entrée entre éléments endogènes et exogènes. Chez James Clifford (1994) comme chez Stephen Vertovec (1999), la « conscience diasporique » est constituée à la fois « négativement » et « positivement ». Le versant « négatif » fait référence à l’expérience de l’exclusion et de la discrimination, induite par des situations de marginalisation sociale et économique. Le versant « positif » se rapporte aux manières plus internes de composer avec un tel ordre, de faire coexister une « souffrance constitutive » avec des « savoir-faire de survie » (Clifford, 1994, p. 311). Dans ce cas, on s’éloigne bien, pour ne pas dire définitivement, des situations de dispersion motivées par les entreprises de conquête. De toute évidence, le concept de diaspora gagnerait en précision s’il parvenait à être dégagé des habitudes langagières, historiquement situées, qui ont conduit à reprendre le terme pour mêler des minorités dominantes et des minorités dominées.
7La notion de « peuples-monde » que Michel Bruneau (2001) applique à des entités caractérisées par « leur capacité d’expansion territoriale » pourrait d’ailleurs convenir pour dissocier ce que la diaspora réunit de manière aporétique. Ce serait alors reconnaître des contextes de dispersion liés à l’histoire de « peuples qui ont occupé et dominé politiquement et culturellement pendant une grande partie de leur histoire de vastes espaces de dimensions continentales ou subcontinentales » (Bruneau, 2001, p. 194). Ce cas de figure correspondrait aux Indiens, aux Grecs et aux Chinois durant les périodes anciennes où ils constituèrent des « centres d’économies-monde ». La trajectoire de ces peuples n’exclut d’ailleurs pas de reconnaître les spécificités propres à l’autre grand type de dispersion pour lequel il est proposé ici de réserver le terme de diaspora et qui serait relatif à des contextes de migrations forcées impliquant l’existence de rapports de force désavantageux ou dominateurs. C’est le cas pour les Grecs du Pont, dispersés à la suite des conflits liés au déclin définitif de l’Empire ottoman, ou encore pour les Indiens et les Chinois voués aux contrats de travail du « Coolie Trade » dans les anciennes plantations esclavagistes d’Amérique. Que Michel Bruneau (ibid., p. 195) en vienne à distinguer des périodes de « rayonnement » et des périodes où ces peuples ont été « dominés ou minorisés » indique bien qu’un travail conceptuel doit être accompli pour rendre compte de ces différences majeures.
8Un peu à la manière de Chaliand et Rageau (1991, p. XII), qui destinent le terme de diaspora aux migrations issues d’un « désastre souvent de nature politique », il est donc question de réintroduire le critère de dispersion forcée, sans toutefois ignorer la difficulté à apprécier un tel caractère, tout en postulant que celui-ci implique nécessairement la confrontation à un rapport de domination qui peut ou non se prolonger par-delà l’événement fondateur de la dispersion. Dans tous les cas, ce sont les contextes de formation et d’évolution des peuples dispersés qui sont concernés par l’application d’une telle caractérisation. Celle-ci permet alors d’aborder la question de l’identité à partir d’un cadre où se trouvent pris en compte les retentissements d’une histoire douloureuse et tourmentée dont on ne peut ignorer la portée dans les construits communautaires. Le risque est certes présent de tomber dans une approche « victimisante », ce que souhaitait sans doute éviter Robin Cohen (1995, 1997) en affirmant vouloir « transcender la tradition juive ». Et c’est certainement à juste titre que cet auteur attirait l’attention sur le fait que les « sites de l’oppression » ont aussi été ceux de « la créativité ». Il n’en reste pas moins que l’exploration de ces « sites » ne peut se faire sans aborder précisément leur double nature qui tient au fait d’être à la fois subie et réappropriée. La peur de verser dans la « victimisation » ne doit pas conduire à l’évitement de la prise en compte de ce qui est de l’ordre des souffrances collectives, des démantèlements provoqués par la puissance d’actes autoritaires et violents qui occasionnent des recompositions ne pouvant être dissociées de cette matrice où elles se situent. C’est pour cette raison qu’il ne saurait être question de confondre la trajectoire des peuples, même si les changements de focale nous apprennent que rien n’est jamais définitivement réparti d’un bord ou de l’autre, que les « dominés » peuvent se convertir en « dominants », qu’un pouvoir ne se distribue jamais de manière homogène pour un peuple censé le détenir, que celui-ci est lui-même traversé de clivages inégalitaires profonds, sources d’oppression… bref, qu’il n’y a pas de partage strict entre les peuples en fonction de l’hégémonie qu’ils auraient ou non développée au cours de leur histoire. Mais, s’agissant d’appréhender l’articulation des rapports sociaux, il faut bien parvenir à un niveau de généralité d’où se dégagent des lignes de force et des tendances lourdes.
9Pour les peuples noirs des Amériques, les repères fournis au cours de cet ouvrage ne laissent aucun doute sur la violence qui fonde les sociétés du Nouveau Monde. La traite est arrachement et anéantissement. Mais, surtout, sa violence constitutive se prolonge dans l’univers esclavagiste où continue de s’exercer la toute-puissance d’un système « d’identification externe » qui impose, comme le dirait Brubaker, son pouvoir de « nommer, d’identifier, de catégoriser ». L’ailleurs où sont dispersés ceux transbordés depuis l’Afrique, nous l’avons vu, est « un ailleurs (voulu) impossible ». La terre de l’exil forcé présente un horizon bouché, quadrillé, (voulu) entièrement soumis à l’ordre coercitif des systèmes de plantation. Les sociétés post-abolitionnistes, même après leur indépendance, ont encore à négocier avec la pesanteur de ces héritages socio-économiques anciens, à la fois captives et abandonnées à elles-mêmes. Les territoires restés dépendants affirment un malaise non résolu issu d’un conflit resté comme en suspens. Quant aux itinéraires récents de la migration dans les pays du Nord, ils révèlent la longévité de schèmes anciens que l’on aurait pu croire disparus.
10Ce tableau lapidaire pourra être jugé comme versant dans un certain catastrophisme simplificateur trop ignorant des judicieuses recompositions qui se sont opérées sur la base de ces systèmes sociaux particuliers, tout comme des évolutions démocratiques qui se sont accomplies dans les sociétés occidentales. Nous avions noté à maintes reprises qu’une approche du monde noir des Amériques obligeait sans cesse à adopter une double vue, à tenir ensemble des choses contradictoires. La reconnaissance de la vitalité culturelle et sociale de ces régions ne doit pas empêcher d’accéder à une description des contextes où elle se produit comme historiquement marqués par des processus de domination radicaux. Sinon, ce serait oublier ou minimiser que la situation des Noirs américains conduit à parler encore aujourd’hui d’une ségrégation « intense et totale », que la société jamaïcaine, prise entre le poids de la dette extérieure et les affairistes connectés à l’économie mondialisée, ne semble avoir d’autres issues que de fabriquer son terrible apartheid entre riches et pauvres, qu’Haïti n’a jamais pu se remettre des chocs violents de son histoire qu’elle reconduit de manière presque compulsive dans un environnement d’extrême pauvreté…
11Les cultures des Amériques noires ne doivent-elles pas leur spécificité à cette expérience humaine pour le moins singulière qui tient à une confrontation longue, répétée, reproduite, réactualisée, avec ce pouvoir de l’imposition de catégories dont la maîtrise appartient à l’autre, depuis les maîtres et colons des sociétés liées à la vieille Europe aux « agents identificateurs » plus contemporains des États métropolitains et des puissances occidentales ? Certes, les temps ont changé, les dichotomies sont bien moins brutales en certains lieux et les reconductions s’y sont faites plus feutrées, à peine perceptibles, comme c’est certainement le cas aux Antilles françaises. Mais il reste des pans entiers où se lit avec une évidence frappante la permanence d’un ordre généré anciennement, ce dont ne cesse de témoigner le cas des Noirs aux États-Unis.
12Même si cet ouvrage est resté familier de quelques lieux des Amériques noires, il n’est guère risqué d’affirmer comme une généralité le fait que l’unité de la diaspora tient d’abord à ces conditions historiques particulières qui légitiment au moins à ce stade l’emploi du concept pour reconnaître l’état d’une dispersion accomplie sous la contrainte et dont la destinée collective reste tributaire du rapport durable imposé dans les lieux de l’exil. Le Brésil lui-même que I. Sundiata (1996) considère comme un pays marqué par la faiblesse des clivages raciaux, et dès lors comme un contexte où la diaspora se manifeste de manière différente, n’échappe pas au principe de réalité de ces conditions historiques. Le dossier livré récemment sous la direction de Michel Agier (2002) montre combien l’idéal de « démocratie raciale » dans lequel le Brésil a pu se projeter n’a pas compromis l’existence des barrières de race issues de discriminations toujours opérantes qui alimentent « des quêtes identitaires dont le point de départ commun est un vécu social racialisé, douloureux ou problématique » (Agier, 2002, p. 7). Le retournement qui s’opère depuis les trente dernières années – et au sujet duquel la question récente sur la mise en place de quotas en faveur de la population noire marque le franchissement d’un nouveau palier – témoigne de l’ébranlement de la société brésilienne dans la manière qu’elle a de se situer par rapport à cet héritage esclavagiste dont elle avait voulu croire les traces disparues ou restées inefficaces. Mais cette caractérisation de circonstances historiques communes au niveau de la diaspora ne doit pas être confondue avec les réponses qu’elles occasionnent. Rien n’est encore dit sur la production identitaire elle-même dont l’interprétation fournie ici est beaucoup plus dépendante des lieux où elle a été étudiée. Cette approche rejoint celle de T. Patterson et R. Kelley (2000, p. 20), lorsque, s’intéressant à la pertinence de l’usage du concept de diaspora pour les peuples noirs du Nouveau Monde, ces deux auteurs affirment que la notion indique à la fois un processus et une condition. Alors que le premier – le processus – fait référence aux aménagements dynamiques des identités, la seconde – la condition – désigne « le contexte global des hiérarchies de race et de genre » dans lequel évoluent ces identités.
13Cette nécessité de traduire dans un rapport d’extériorité l’imposition d’un cadre de références redevable avant tout au schème racial ressort de nombreux écrits récents consacrés à la diaspora noire, en particulier venant de ceux qui s’en remettent à des modèles où les identités échapperaient aux redoutables déterminismes sociaux. C’est dire combien l’expérience de la discrimination raciale, sous toutes les formes qu’elle a pu prendre dans les sociétés héritées des systèmes de plantation, est difficile à laisser de côté. Articuler la réalité de telles catégorisations sociales avec des identifications internes voulues souples, fluides ou indéterminées n’est d’ailleurs pas toujours simple. Ainsi, l’anthropologue David Scott (1997, p. 36), qui refuse toute démarche associée à l’énonciation de principes de structuration sociale, finit cependant par affirmer :
Personne n’est noir par choix. L’identité de la personne est toujours en partie constituée – parfois contre sa propre volonté – dans une structure de reconnaissance, d’identification et de subjectivation. Selon moi, le sujet de la diaspora noire est un sujet dont le destin, pour ainsi dire, a été d’être créé comme « noir » au travers de relations sociales, d’appareils idéologiques et de régimes politiques racialisés.
14De son côté, D. Williams (1999, p. 105 et 109) insiste lui aussi sur la manière dont l’assignation raciale a pu être formatée depuis l’extérieur, les catégories raciales du recensement américain fournissant pour lui le meilleur exemple des moyens qui produisent cette vision sociale dominante. Assez curieusement, cet auteur propose néanmoins « d’abandonner la catégorisation raciale illusoire [pour conceptualiser] la réalité historique du monde noir ». Il faut dire que la crainte de cautionner des idéologies de tout bord basées sur le référent racial semble se constituer en menace permanente pour les chercheurs qui abordent ce domaine. Mais l’empressement de Williams (ibid., p. 109) à rejeter un modèle de « diaspora africaine » jugé trop dépendant de ce qui peut être appelé un « communautarisme noir » – à savoir les modèles appuyés sur l’idée panafricaine de l’existence d’une conscience noire – en dit long sur la difficulté à affronter l’existence des idéologies raciales en tant que telles, au point de faire jouer à la catégorie d’analyse le rôle de censeur entre ce qui est « illusoire » et ce qui ne l’est pas. Un procédé assez similaire avait été relevé chez P. Gilroy (1993) quand celui-ci, en assimilant l’afrocentrisme à une théorie sociale fausse, était à même de se débarrasser et de la théorie et de l’idéologie, et de ne plus inclure cette dernière dans l’univers de la Black Atlantic (cf. chapitre VI).
15La catégorisation raciale n’a pourtant rien d’illusoire quand elle est conçue comme une idéologie dotée du principe de réalité de toute idéologie, a fortiori quand celle-ci a pu s’incarner dans des institutions et se naturaliser au travers d’une série d’objets prompts à faire passer pour vrai ce qui relève de la construction sociale. Avec P. Berger et T. Luckman (1986), nous apprenons que la réalité sociale est le résultat du passage des subjectivités à des formes matérialisées, qu’elle se construit au travers de systèmes de signes qui « objectivent » des représentations mentales et ordonnent le monde en motifs et objets qui sont l’extériorisation de ces subjectivités. « L’existence humaine est, ab initio, une extériorisation continuelle » (ibid., p. 143). C’est ce principe de matérialisation des formes mentales, dont le langage est l’un des piliers, qui est à la base même de la possibilité de réification de la réalité sociale, comme entité existant à l’extérieur de soi, comme produite par la « nature des choses ». L’idéologie incarnée en vient à faire oublier qu’elle est effectivement une idéologie. Elle s’associe à ce qui fait que « le monde objectivé perd son intelligibilité en tant qu’entreprise humaine et devient fixé en tant que facticité inerte, non-humaine, non-humanisable » (ibid., p. 124). Que l’on ne perde pas de vue que les idéologies sont effectivement des créations sociales est une chose, mais que l’on en vienne du même coup à ne les aborder qu’en tant qu’illusions et chimères soumises aux imaginaires sociaux en est une autre. C’est ignorer que l’imagination humaine a la capacité de déboucher sur la constitution de véritables systèmes dont l’existence n’est en rien irréelle. Pour être inventées, les constructions sociales n’en demeurent pas moins avérées dans la manière qu’elles ont de parvenir à la réalité.
16La vision sociale d’un monde racialisé, parce qu’elle s’est imposée de manière générale dans toutes les Amériques noires aux esclaves et à leurs descendants, incite à la reconnaître comme l’élément commun de la diaspora et comme ce qui en traduit précisément l’unité en tant qu’ensemble culturel redevable d’une expérience identique, qui trouve son origine dans un même événement – la traite – et qui se prolonge dans une similaire confrontation permanente à l’ordre racial. C’est ce point fondamental qui appelle le qualificatif « noir » pour désigner la diaspora, pour indiquer que son unité est dépendante de cette matrice si particulière dont David Scott (1997) a parfaitement traduit le travail qu’elle accomplissait, à savoir fabriquer le destin des sujets de la diaspora en tant que sujets « noirs ». Employer le qualificatif « noir » n’est pas la reprise de certaines auto-désignations au sein des cultures noires. Un tel usage relève d’une construction théorique qui veut signifier avec force l’existence d’une expérience sociale à l’intérieur d’un code racial qui n’a cessé de s’imposer à elle. Mais nous sommes là encore au niveau de logiques d’identification externes, dans ce contexte où les peuples descendants d’esclaves sont amenés à créer leurs propres systèmes de références.
17Que dire maintenant sur la production identitaire « interne » ? Que conclure sur cette fameuse unité dont il est attendu que le concept de diaspora rende compte au niveau de la construction sociale ? C’est là que notre démarche devient essentiellement propositionnelle, liée à l’illustration tirée des situations caribéennes.
18Ni le modèle classique – la diaspora par référence à l’unité du corps social soudé par la conscience de sa trajectoire commune – ni le modèle hybride – l’identité est toujours fluctuante, en recomposition permanente – ne nous ont paru aptes à rendre compte des éléments empiriques offerts par certains travaux consacrés aux identités antillaises. Quand le premier s’appuie quasi exclusivement sur l’idéologie panafricaine et ses symboles d’une fraternité enracinée en Afrique tout en ignorant bien d’autres manières de composer la socialité, le second ne s’en remet qu’à l’imagerie de l’errance et du nomadisme tout en rejetant les projets qui pourraient effectivement se fonder sur la croyance en l’unité du corps social.
19Si les « auto-identifications » doivent témoigner de quelque chose d’unitaire au sein de la diaspora noire, ce n’est certainement pas du côté d’une conscience communautaire qui parcourt l’ensemble du corps social qu’il faut le rechercher. Mais l’hybridité n’en est pas pour autant valable. Elle se refuse à concevoir que les groupes puissent orienter leurs projets sociaux vers des formations stables, répétitives, garantes de la transmission de repères pourvoyeurs de l’identité. Un bref commentaire théorique s’impose ici.
20Car il est nécessaire d’envisager combien l’hybridité verse dans ce que Brubaker (2001, p. 66) appelle à juste titre « un constructivisme doux » qui développe des conceptions « molles » ou « faibles » de l’identité. La crainte de la dérive essentialiste est à ce point obsédante qu’elle conduit à ne plus reconnaître des formes sociales sédimentées, comme si tout n’était plus que du domaine de l’imaginaire. De ce point de vue, la célèbre notion de « communauté imaginée » de B. Anderson (1996 [1983]) relative aux nationalismes politiques contribue, depuis vingt ans – auprès d’un certain public du postmodernisme radical –, à faire passer pour fictif tout scénario identitaire, alors que l’ouvrage démontre en définitive comment l’imaginaire national s’incarne dans des formes et des événements concrets et « durcis » qui n’ont rien de l’évanescence d’images mentales.
21En refusant l’essentialisme, la théorie de l’hybridité en vient en fait à « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Le point de vue essentialiste est en effet vu comme promoteur de la « communauté organique ». Rejeter l’approche essentialiste – laquelle tendrait à prendre pour substance immuable ce qui est socialement construit –, c’est du même coup rejeter le construit par lequel elle s’est illustrée, à savoir la communauté solidaire. Les construits sociaux de l’ordre d’une tradition territorialisée n’ont-ils donc jamais existé ou n’existeraient-ils plus ? Vaste question, comme éludée par les théoriciens communément associés aux approches nouvelles des cultural studies. Bien que n’excluant pas l’idée que des cultures aient pu se constituer sur la base de communautés d’appartenance stable, fortement localisées, tributaires d’un travail de « socialisation de l’espace et du temps » (Appadurai, 2001, p. 250), les auteurs associés à la critique de l’essentialisme, en se polarisant sur les expressions culturelles liées aux brassages de la globalisation, incitent à penser qu’il n’y aurait plus matière à découvrir d’autres élaborations sociales que celles mues par un imaginaire libre de tout dispositif collectif contraignant. Alors que James Clifford (1994, p. 303) affirme la fin des « vieilles stratégies de localisation », Arjun Appadurai (2001, p. 82) suggère de son côté l’avènement d’un univers régi par des choix et des représentations conscientes, en lieu et place des cultures « d’habitus ». Les imaginaires sociaux auraient-ils donc perdu toute capacité à constituer des systèmes d’appartenance, à se « durcir » au travers d’institutions diverses en mesure de faire exister un corps social ?
22Que l’adoption du point de vue constructiviste amène à considérer tout édifice social comme effectivement construit et dépendant de l’action (et de l’imaginaire) des membres qui le constituent n’implique pas de dire qu’il n’y aurait pas de formes construites sur le modèle de la « communauté » et sur les intériorisations d’un ordre du monde qu’elle suppose. D’ailleurs, cette « communauté », difficile à refouler, ne finit-elle pas par resurgir de l’approche de Stuart Hall (1994) quand celui-ci définit la diaspora afro-antillaise par opposition à d’autres formes sociales qu’il considère comme crispées sur les formes de l’« ethnicité » ? C’est ce qui conduit Flora Anthias (1998, p. 575) à relever cette contradiction qui fait que la conception anti-essentialiste de l’hybridité se développe malgré tout à partir de l’existence supposée de cultures non diasporiques, non hybrides et constituées comme par essence.
23Cette question théorique est centrale pour les observations auxquelles il semble maintenant nécessaire d’aboutir au terme de notre exploration. Cette dernière, il faut le rappeler, nous a permis de configurer une modalité particulière de construire la socialité, ce que la notion de « communauté a-centrée » a paru apte à traduire. Par là, il s’agissait de désigner ce qui ressemble à un empilement ou à un cumul d’orientations communautaires qui ne laisse pas se former de noyau identitaire dur. La « communauté », pour être là au sein de contours localisés et traversés par du lien social, comme dans les quartiers antillais de Brooklyn à New York ou de Bristol en Angleterre, a paru néanmoins se dérober à la structuration collective dépendante d’une idéologie identitaire fédératrice. La centralité n’est pas produite. Mais cette caractéristique n’empêche pas de reconnaître des segments qui à leur échelle montrent une adéquation certaine avec la rhétorique communautaire – le récit de la trajectoire commune – qui sert à fixer les symboles de l’identité unitaire.
24C’est au sein des mouvements liés au nationalisme noir que les traces d’une telle rhétorique sont apparues le plus manifestes. On pourra toujours argumenter que de tels mouvements mettent en scène une « Afrique imaginée », qu’ils s’appuient sur des traditions inventées comme au sein de l’afrocentrisme dont le rituel noir américain du kwanzaa fournit l’un des exemples les plus significatifs, qu’ils nous montrent une identité constamment en train de se fabriquer, et donc non stabilisée, qu’ils sont traversés de dissensions… Ces remarques n’enlèvent rien au fait que la construction qui est recherchée est celle de l’unité, de la projection dans une souveraineté collective qui se réfère à un corpus de repères communs dont l’Afrique est la figure centrale. Il y a matière à déceler au travers des composantes nationalistes l’existence d’un récit identitaire où se formule l’histoire d’un peuple autour de la thématique de la terre ancestrale et des épreuves traversées ensemble. La généalogie de ce récit devient parfaitement identifiable à partir du xviiie siècle, ce qui atteste – par-delà toutes les recompositions dont il continue d’être l’objet et les fractures qu’il ne cesse de susciter – qu’il est parvenu à des formes certaines de sédimentation, redevables à la transmission et à la pérennisation. Il s’est constitué en une ressource toujours disponible pour faire émerger, de manière continue ou discontinue, un principe d’identification à la « communauté noire africaine » des Amériques.
25S’il fallait se consacrer exclusivement à noter les formes de cristallisation des composantes culturelles dans le vaste ensemble des Amériques noires, les exemples ne manqueraient pas. L’institutionnalisation d’un ensemble de représentations sociales a bien été en mesure de s’effectuer, ce que ne manque pas de montrer, aux Antilles, le domaine religieux à travers de nombreux cultes et même le domaine familial dont nous avons pu envisager le détail de certaines composantes. Ces sédimentations offrent une assez grande emprise à la reconnaissance de « traditions vivantes » qui seraient, comme le suggère J. Pouillon (1991, p. 712), ces traditions que l’on ignore parce qu’elles sont justement des traditions, inconscientes mais opérantes. Ce sont ces traditions, imputables à des registres de mémoire basés sur l’expérience transmise, qui servent d’ailleurs d’arguments à la superposition d’autres configurations identitaires qui s’en emparent comme outil de légitimation d’une authenticité culturelle (Chivallon, 2002b). Mais pourquoi accorder autant d’importance, au cours de ces remarques finales, aux « sédimentations » alors qu’il avait été affirmé – dans la troisième partie de cet ouvrage – l’existence d’une dynamique créative dont la prise en compte s’opposait justement à considérer des institutions telles que la religion comme le lieu de préservation d’un ordre communautaire ?
26C’est précisément ce constat de l’existence d’expressions culturelles parvenues ici et là à des formes de sédimentation qui forme le point de départ avec la théorie d’Édouard Glissant (1981) qui, rappelons-nous, fournissait des éléments pour comparer le peuple issu de la traite esclavagiste aux autres peuples dispersés selon la capacité des uns et des autres à pouvoir « se continuer » dans l’exil. On ne peut, certes, que tomber d’accord sur le fait que la traite et l’esclavage ont été une éradication totale des institutions qui prévalaient dans les cultures africaines. « L’ailleurs » s’est effectivement révélé inapte à réaliser « le maintien de l’être » alors que d’autres peuples persécutés ont pu parvenir à cette continuité en emportant avec eux leurs modes d’existence (ibid., p. 29). Mais dans l’enfermement des systèmes de plantation, des recompositions se sont malgré tout opérées. Ce volet des résistances qu’Édouard Glissant (ibid., p. 67) ne consent à reconnaître que sous les formes inachevées de cultures émiettées a fait montre de l’extraordinaire vitalité de la résistance des esclaves pour parvenir à édifier des systèmes cohérents qui sont bien plus que « des manifestations dramatiques d’un avoir culturel par ailleurs dénaturé » (ibid., p. 400). Du reste, ces lieux existent, identifiés par Glissant lui-même, comme à Haïti, où le paysan « accumule les traditions, les préserve et les systématise » (ibid., p. 69).
27Reconnaître ces sédimentations, ces possibilités de systématisation de la culture, empêche dès lors de considérer l’absence de méta-récit communautaire qui ressort de notre prospection comme la conséquence d’une aliénation et d’un éparpillement inévitable. À l’inverse de Glissant qui envisage lui aussi cette absence, sans pour autant la nommer ainsi, il n’est pas question de postuler une impossibilité de faire émerger des institutions culturelles nécessaires aux types de constructions unitaires. Ces institutions peuvent être considérées comme potentiellement là, tant au travers des modes d’organisation paysans, des cultes religieux, ou encore des dispositifs narratifs attribuables aux idéologies nationalistes. En d’autres mots, l’absence de méta-récit que l’on a repérée n’est pas imputable à des traditions qui n’auraient pas pu se mettre en place, à des visions sociales qui n’auraient pas pu être véhiculées et transmises. Elle est avant tout redevable d’une dynamique qui irrigue cet ensemble et qui empêche de donner à ces traditions et à toutes les autres formes de sédimentation sociale le pouvoir de s’ériger en système culturel contraignant.
28La communauté a-centrée exprime le résultat de cette dynamique quand aucun récit ne parvient à se constituer en méta-récit, pas plus le récit nationaliste qu’aucun autre. La communauté échappe à elle-même dans cette manière qu’elle a de rester ouverte, de concevoir la pluralité sans pour autant la soustraire à l’unité. Ce principe peut se loger dans des formes culturelles réputées traditionnelles. Un exemple particulièrement parlant nous avait été fourni au travers des modes de transmission de la terre, quand le lakou et les autres dérivés de ces formes coutumières de gestion du patrimoine foncier, tendus vers des formes de stabilisation de la communauté patriarcale, s’édifiaient au travers d’une négociation permanente entre l’individuel et le collectif, comme si, à l’échelle d’unités restreintes, la tradition en train de se perpétuer ne devait jamais sacrifier la personne au collectif et laissait déjà place à une composition entre plusieurs possibilités. Le champ religieux, à la Jamaïque, s’est montré lui aussi complètement traversé par cette dynamique de dé-centrement qui fait que tout un dispositif de repères symboliques est reconduit dans un contexte d’innovation permanente. La tradition se désolidarise ici des formes de transmission de l’ethoscollectif. Ce qui prime, ce n’est pas la permanence de la communauté, mais la recherche d’un ordre communautaire le moins contraignant possible, apte à générer le lien social sans l’enserrer. Un tel édifice social se réalise au travers de cette démultiplication non hiérarchisée des segments communautaires qui fait que le choix est toujours possible entre différentes options collectives, qu’elles soient ou non empreintes de traditions plus ou moins « sédimentées ».
29L’absence de méta-récit met en jeu une configuration qui n’est pas celle d’un vide, mais d’une présence simultanée de plusieurs récits traduisant un empilement d’orientations collectives. Il a fallu se tourner vers l’idéologie politico-religieuse du rastafarisme pour trouver à la fois l’expression quasi paroxystique de ce principe et ce qui pouvait en fonder la raison. C’est dans une exigence de liberté rendue sans doute plus forte qu’ailleurs qu’a paru se loger cette volonté de ne pas enfermer le collectif et qui se traduit, dans le rastafarisme, par la vision d’une individualité souveraine à laquelle le « nous » reste en définitive subordonné. L’évitement de la centralité communautaire, enregistré en d’autres lieux, a paru ressortir de ce même schéma, même si une telle dynamique arrive rarement au niveau d’explicitation auquel le porte le rastafarisme, et qu’elle semble plutôt imputable à une conscience critique maintenue en éveil. De ce point de vue, l’analyse conduite a trouvé matière à être confortée par la conception de l’anthropologue David Scott (1997) qui définit la diaspora noire comme une « communauté de discours », c’est-à-dire comme autant de narrations qui montrent des manières différentes, convergentes et divergentes, de s’approprier les motifs de l’Afrique et de l’esclavage selon des modalités toujours potentiellement critiques.
30Les enseignements auxquels nous convient les exemples caribéens permettent de proposer des contours à la diaspora noire, de cerner un contenu quant à la question de l’identité que suppose l’usage du concept. Cette diaspora ne tirerait pas son unité par référence à l’unité elle-même – ou, si l’on préfère, par référence à ce qui est désigné par la « forte conscience ethnique maintenue à travers le temps […] et basée sur la croyance en un destin commun » (Cohen, 1997, p. 26) – mais d’une identité qui évite précisément les contraintes de la totalité « unitaire ». C’est certainement sur cette élaboration sociale particulière mue par cette exigence de liberté que débouche Harry Goulbourne (2002, p. 163) quand il en vient – il est vrai, encore une fois, à propos des pratiques des migrants antillais – à évoquer presque subrepticement une affirmation de « la liberté individuelle » qui va de pair avec « l’absence de traditionalisme et d’autochtonie ». Le sociologue voit même dans cette faculté accordée à chacun « pour exercer son individualité » une contradiction évidente par rapport au « leitmotiv des autres groupes » préoccupé « à établir une différence sur la base de la religion, du langage, des valeurs » (ibid., p. 210). Cette exigence de liberté n’est pas étrangère, bien sûr, au substrat historique si particulier d’où elle émerge et qui incite à la voir comme une réponse, selon un réseau de correspondances étroites entre ce que nous avons distingué plus haut comme appartenant au domaine des conditions et des processus identitaires. Au cœur de l’enfermement esclavagiste et des traces qu’il a laissées se serait développée cette disposition si particulière à contrevenir à l’imposition d’une vision sociale, à éviter que le récit communautaire n’en vienne à discipliner le corps social.
31Il nous faut cependant savoir cette conclusion partielle, versée depuis la « partie » aux possibilités pour comprendre le « tout » de la diaspora. Mais parce qu’elle suppose un lien quasi organique entre le fondement historique des systèmes de traite et d’esclavage et les projets identitaires qui en ont émergé, cette interprétation incite cependant, comme nous l’avions vu en conclusion du chapitre IX, à postuler la possibilité du développement de tels dispositifs sociaux décloisonnés ou démultipliés ailleurs que dans la Caraïbe. Si un chantier est entrepris pour dégager le « commun » relatif à la construction identitaire diasporique ou le « généralisable » de cette identité que l’on n’a fait que cerner depuis la « partie », il faudra envisager, à la manière de Sundiata (1996), la force opérante de la codification raciale dans les sociétés où elle semble s’être affirmée de façon différenciée, ce qui aurait créé des écarts significatifs entre le Brésil, les États-Unis et la Caraïbe. Sans doute ne faudra-t-il pas non plus perdre de vue l’intuition d’Édouard Glissant (1981, p. 29) selon laquelle ce qu’il appelle « la violence technique » entraînée par l’esclavage – c’est-à-dire la perte des moyens de contrôler le réel – ne s’est pas accomplie partout avec la même intensité. En certains lieux des Amériques noires, la possibilité de conquérir un nouvel environnement technique aurait été plus importante qu’ailleurs, comme sur le continent sud-américain.
32L’appel qui doit être fait pour une comparaison la plus large possible ne s’arrête cependant pas au vaste ensemble des Amériques noires. Il doit aussi concerner d’autres expériences diasporiques. La conceptualisation du phénomène de dispersion en dit long sur la manière dont les catégories se plient à l’exigence de pratiques situées, avec, pour la diaspora noire, cette obstination (assez française) à ne pas l’introduire dans le rang des « classiques » au jugé de sa faiblesse « communautaire » et quitte à rendre silencieuse cette autre caractéristique des peuples diasporiques qui tient à la violence originelle de la trajectoire dispersée.
33Réserver l’usage de la notion de diaspora exclusivement aux peuples qui, dans des conditions de dispersion forcée, ne s’identifient que par rapport au schème de la « filiation » depuis un point d’origine, ce serait laisser de côté les variantes offertes par des expériences sociales singulières qui expriment peut-être un certain degré de conscience vis-à-vis des contraintes que fait peser le corps social « communautaire » et tentent d’échapper à ces dernières. Ce serait laisser passer l’occasion de mener « une analyse comparée des régimes d’historicité » telle que la réclame Marcel Détienne (2000, p. 62-63) pour envisager « les modalités de conscience de soi adoptées par une société, quelle qu’elle soit, à travers la construction du temps ou la perception du passé ». À partir de ces ponts jetés par l’analyse entre les trajectoires de différents peuples, ne serait-on pas mieux à même de comprendre, comme le préconisaient P. Poutignat et J. Streiff-Feinart (1999, p. 154), comment s’opère ou non « la fixation des symboles identitaires qui fondent la croyance en l’origine commune » ? Programme difficile… ce qui n’est que trop apparu dans le cadre de cet ouvrage initialement prévu pour comparer les diasporas noire et grecque, mais différé au vu de l’ampleur de la tâche pour lesquelles les bases n’étaient pas encore assurées (cf. Avant-propos).
34Un appel à la comparaison avec d’autres diasporas est d’ailleurs un thème récurrent des écrits consacrés au monde noir des Amériques, et notamment avec le peuple juif. Thomas C. Holt (1999) a voulu indiquer les raisons qui motivent les regards croisés sur ces deux peuples :
Les Africains aux Amériques et les Juifs incarnent deux narrations archétypales de la diaspora, celle de l’holocauste et celle de la rédemption. Quelque chose est perdu si l’on ne reconnaît pas la résonance de ces deux narrations. Bien sûr, dire que ces deux narrations se répondent, ce n’est pas dire qu’elles sont les mêmes, mais plutôt que les similitudes et les différences entre elles pourraient mieux nous informer sur les forces sous-jacentes qui ont façonné l’ère moderne et sur les réponses à ces forces.
35Le propos de T. C. Holt n’est pourtant valable que si l’on consent à envisager que l’expérience noire aux Amériques n’a justement pas produit un seul et unique schème narratif. Il est remarquable de constater qu’un des rares auteurs à avoir entrepris de comparer, autrement que de manière incantatoire, les diasporas noire et juive – Paul Gilroy (1993) – finisse par évacuer ce qui fait toute la spécificité du monde noir des Amériques, à savoir sa diversité. Étrange contradiction pour un auteur qui entend familiariser ses lecteurs avec l’hybridité interculturelle. Pourtant, c’est ni plus ni moins ce qu’accomplit le sociologue en s’arrêtant exclusivement sur les axes communs aux Juifs et aux Noirs que sont l’exil, la souffrance et la reprise des thèmes bibliques de l’Exode par le peuple noir qui sert souvent de trame constitutive aux discours nationalistes d’inspiration messianique. Quid de l’hybridité si chère à Gilroy quand sa comparaison avec le peuple juif ne veut retenir que la composante « classique » de la diaspora, celle de l’idéologie du retour vers l’Afrique ? Pour que le rapprochement continue d’être possible en dépit de ce qu’attestent d’autres formes d’identification, il n’y a plus guère qu’à signaler, mais pour mieux passer outre, tout ce qui fait la différence avec le peuple juif :
Les parallèles aisés sont affaiblis par des facteurs tels que l’absence d’unité religieuse parmi les Noirs du Nouveau Monde ou encore les diverses manières qu’ont les différents groupes de formaliser leur imaginaire, leurs rituels de retour à l’esclavage et à ses terreurs. Il manque aux Noirs en Occident l’idée d’un ancêtre commun […]. Mais malgré ces différences et problèmes évidents, il semble valable d’aller plus loin dans cette mise en relation (Gilroy, 1993, p. 212).
36C’est bien pourtant du côté de cette « absence d’unité » au cœur de la diaspora noire qu’il y a tout à attendre d’une comparaison avec d’autres peuples diasporiques. Elle serait en mesure de confirmer que des régimes différents d’historicité sont en mesure de se constituer et de se renouveler à travers des trajectoires d’exil douloureux dont certaines inspirent d’un côté une réponse plus communautaire, réfugiée dans la stabilité d’un récit collectif dont il est dit qu’il forme à lui seul – pour le peuple juif – le « territoire identitaire » de la diaspora (Médam, 1993), et de l’autre la réponse du « divers », comme préoccupée d’échapper aux violences de la centralité communautaire.
37Dans le cas de la diaspora noire, on voit comment, tout en étant là, le motif « communautaire » n’est pas central. Le système esclavagiste, dans sa folle démesure, ne sera donc pas parvenu à en compromettre l’existence. En revanche, ce qui a pu être déterminant est cette confrontation longue et sans cesse réactualisée avec cet univers de sens quadrillé par la puissance de l’autre. Elle caractérise à elle seule la trajectoire des peuples noirs en les plaçant dans la perspective d’une connaissance intime des chocs engendrés par l’exercice des pouvoirs les plus autoritaires qui peuvent aussi imposer de manière inaperçue l’arbitraire de leur vision. De ce socle commun, de cette connaissance partagée, de cette « expérience unique et profonde » dont Georges Lamming (cf. épigraphe de cette conclusion) a si bien fait comprendre que le terme « noir » était capable de la nommer, naît sans doute ce mode particulier de conscience vis-à-vis de la violence de l’ordre social. C’est en ce sens que l’on peut comprendre cette réflexion éclairante d’Édouard Glissant (1981, p. 258) dont Paul Gilroy a fait l’une des épigraphes de son ouvrage : « Il semble qu’au moins une des composantes de “notre” modernité soit la généralisation de la conscience que l’on en a. La conscience de la conscience (le double, le second degré) est notre richesse et notre tourment. »
38À partir de la Caraïbe, cet ouvrage nous conduit vers un horizon de questions pour d’autres lieux des Amériques noires et au-delà, de manière à connaître l’étendue des enseignements puisés auprès des cultures antillaises et à savoir plus précisément encore si la « diaspora noire » composée de ces milliers de descendants d’esclaves n’est pas cette formation sociale qui, à force d’expérimenter les errements d’un pouvoir préoccupé à diviser le monde en races inégales, en a forgé une modalité particulière d’échapper au poids des catégories, en élaborant des mondes sociaux rétifs à la logique du « un ». N’est-elle pas l’expression d’un régime particulier d’historicité qui traduit la conscience que les individus ont de leur histoire, non pas dans les discours savants et autres modèles intellectuels, mais en actes, dans les construits identitaires qu’ils élaborent ? Si le terme de diaspora pouvait encore être jugé ne pas convenir pour désigner les expressions collectives inédites issues de cette trajectoire dispersée, pour le moins contrainte et forcée, on pourra tout de même concéder que la catégorie d’analyse « diaspora » reste valable pour approcher un univers culturel aux enseignements surprenants.
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La diaspora noire des Amériques
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