Chapitre VIII. La pluralité communautaire ou la communauté a-centrée
p. 189-204
Texte intégral
1Rappelons notre point départ qui consiste à affirmer l’absence d’un registre identitaire pourvoyeur des repères communs – le noyau qu’il conviendra, nous le verrons, d’appeler « méta-récit identitaire » – dont le partage ou même la simple connaissance pourrait être tenu comme la condition minimale de la construction collective. Postulant ainsi que la communauté n’est pas « une » – au sens où elle ne produit pas ce « méta-récit » – mais « plurielle », selon une dynamique qui nous paraîtra issue d’un rapport particulier au pouvoir, le propos qui suit ne prétend pourtant pas embrasser tous les aspects qui pourraient rendre compte de cette production collective démultipliée. Nous allons procéder ici par « touches » ou par « tableaux ». Précisons que ces « tableaux » sont puisés dans différentes recherches conduites sur les populations antillaises, sans pour autant que ces études aient proposé des interprétations identiques à celle de cet ouvrage, bien qu’elles invitent à trouver, dans leurs résultats, l’expression d’une socialité tout à fait particulière ne correspondant pas aux modèles classiques de l’identité collective.
Tissu communautaire des Antillais à Bristol
2La situation des Antillais installés à Bristol, en Grande-Bretagne, confirme les caractères de l’expérience migratoire que nous avions dégagés dans le chapitre III : arrivées nombreuses dans les années 1960, forte présence jamaïcaine, formation de l’inner city en plein cœur de la ville (60 % des 6 000 Antillais de Bristol y sont regroupés). Dans les années 1970, le sociologue d’origine jamaïcaine Ken Pryce conduit une étude très fine dans le quartier Saint-Paul (l’inner city), basée sur la méthode anthropologique. Robin Cohen, qui en a préfacé la deuxième édition, indique que cette recherche a pu irriter les membres de la communauté antillaise, tant elle ne rendait pas compte d’un tissu homogène d’individus luttant dignement pour la reconnaissance de leurs droits. Ainsi, le travail de Pryce montre que « la communauté noire est beaucoup plus différenciée […] que ce que voudraient en concéder ses porte-parole » (Cohen, in Pryce, 1979, p. XVII). Tout le travail du sociologue s’attache effectivement à repérer des « styles de vie » qui semblent présider à l’existence de groupes très distincts, presque juxtaposés les uns aux autres, tant leurs orientations sont différentes. Pryce articule les six principaux styles qu’il dégage autour d’une ligne forte qui partage d’un côté ceux qui sont « respectueux des lois » et de l’autre ceux qui enfreignent ces mêmes lois ou les contestent. La communauté apparaît alors développer deux modes de vie séparés, imputables d’abord à la légalité des sources de revenus. Les hustlers (les « débrouillards ») forment le groupe dont l’activité est illicite par excellence, proxénétisme et trafic de drogue étant les ressources les plus prohibées. À leur côté figurent les rude-boys (les « durs », insolents, insoumis), frôlant les limites de la délinquance, mais surtout idéologiquement rebelles vis-à-vis d’un système qu’ils refusent. Ils s’inspirent de la critique portée par le mouvement musical reggae, des messages nationalistes noirs et cultivent une conscience politique vive qui déborde largement les cercles de « jeunes en rupture » qu’ils forment. Face à ces deux styles délinquants et contestataires figurent ceux développés par les « gens honnêtes ». Ils forment plusieurs sous-groupes qui ont en commun de ne pas s’opposer frontalement au système social, d’en accepter les règles ou d’en revendiquer l’amélioration dans une logique réformiste, sur le mode d’une intégration égalitaire. Parmi eux, les membres de la classe ouvrière et ceux qui forment les « privilégiés » de la communauté, c’est-à-dire les employés qualifiés, quelques entrepreneurs ou commerçants. Ces derniers s’intègrent complètement dans le mainstream (la ligne officielle) et – à la différence des ouvriers – s’impliquent plus facilement dans la vie publique. Ils sont notamment actifs dans les instances de représentation communautaire au sein de la société britannique selon des stratégies où le gain de prestige personnel est loin d’être absent. Les « respectueux des lois » forment aussi un troisième « style de vie », celui déployé à partir des nombreuses assemblées religieuses pentecôtistes. À l’opposé des hustlers, il s’agit pour eux de racheter son âme, d’expier ses péchés par une conduite irréprochable et de gagner un état de paix intérieure dans la foi en l’Esprit saint. Enfin, un quatrième style de vie (« l’entre-deux ») se précise avec la présence de ceux qui, bien qu’intégrés économiquement, continuent de se réclamer d’une culture contestataire forgée au cœur de l’inner city.
3On pourra se dire qu’après tout, la description des styles de vie antillais de Pryce n’est que l’écho de la hiérarchisation sociale qui s’opère dans toute communauté avec la présence, ici, d’un sous-prolétariat opposé à la classe moyenne et aux ouvriers. Mais ce serait s’appuyer sur le principal défaut de l’analyse de Pryce qui est d’avoir créé des catégories quasi étanches alors qu’elles sont en définitive assez perméables les unes aux autres. La catégorie des « saints » (les membres des assemblées religieuses pentecôtistes) recoupe celle des ouvriers comme celle des hustlers, ceux-ci ne formant d’ailleurs pas un groupe aussi séparé que l’on pourrait le penser : un proxénète réputé du quartier est le fils d’une fidèle pentecôtiste ; un autre a « détourné » la fille d’un ouvrier respectable et fondé un ménage stable avec elle. Il n’est donc pas question de trouver ici les lignes de marquage entre les classes sociales et leurs attributs culturels respectifs. Le fait que Pryce soit obligé de créer une catégorie de « l’entre-deux » traduit l’imperfection de sa typologie où se mêlent à la fois des critères d’appartenance sociale et des comportements culturels sans pour autant qu’il y ait adéquation stricte entre les uns et les autres. Le collectif que nous donne à voir le sociologue est bien évidemment traversé par des clivages dotés d’une forte charge conflictuelle, comme le traduit la scission entre les groupes déviants et ceux aux conduites dites « respectables ».
4Pour autant, les séparations ne semblent pas œuvrer comme principe de division définitive entre les groupes. Ceux-là restent reliés par la capacité qu’ont les individus de se réclamer de tel ou tel univers de références. Les familles déjà composites – Pryce (1979, p. 109) nous dit qu’elles fonctionnent à travers des liens « fuides » et « élastiques » pour privilégier les « solutions individuelles » – sont le lieu d’assemblage de ces univers de références. Elles peuvent relier des individus évoluant dans des sphères religieuses, politiques ou sociales bien différenciées. Comme le note Pryce (ibid., p. 243) à propos des personnes cultivant le style de « l’entre-deux », la relation aux autres est avant tout de l’ordre d’un rapport plus individuel que collectif, ce qui rend difficile la définition d’une quelconque cohérence du groupe. Cette caractéristique vaudrait sans doute d’être étendue à l’ensemble du collectif antillais. Elle expliquerait alors cette diversité de « styles de vie » qui fait surtout ressortir des orientations culturelles typées : l’engagement religieux dans les assemblées pentecôtistes ; l’option politique au sein de petits groupes s’inspirant du Black Power ; la rébellion plus individuelle par adhésion à la philosophie rastafari ; l’intégration dans les institutions conventionnelles… Ces orientations se présentent de manière plus transversales que hiérarchiques : aucune d’elles ne semble s’imposer comme modèle normatif, y compris venant de ceux du mainstream (toujours susceptibles d’être contestés), comme si chacun restait maître de la « morale » qu’il entend donner à son existence. C’est en tout cas ce qui ressort fortement de la description de Pryce (ibid., p. 28-31) lorsqu’il livre cette vue générale du quartier Saint-Paul : un lieu « transitoire », « instable », « ouvert », marqué par « le manque de cohésion sociale » et l’absence d’un « esprit communautaire de l’ordre de la conformité, du consensus et de la vigilance vis-à-vis des normes ». Et le sociologue d’ajouter qu’il s’agit d’un lieu où « il n’y a pas de normes communautaires contraignantes, ni de considérations dominantes auxquelles les individus sont forcés d’adhérer ».
5On peut décrypter ici des procédures inverses à celles qui fondent en territoires identitaires les quartiers d’immigration ou d’exil. Le quartier se dérobe à l’appropriation collective, non seulement parce que le choix résidentiel est le résultat de l’imposition d’une logique extérieure, celle de la ségrégation des espaces britanniques, mais parce que la collectivité elle-même se déploie en plusieurs lieux jamais réductibles à un centre. On retrouve de nouveau l’articulation caractéristique du rapport fondateur des sociétés noires des Amériques entre ce qui est de l’ordre la contrainte imposée et des réponses formulées. Car n’est-on pas en présence d’un collectif qui, plutôt que d’être privé d’une capacité à créer la communauté, refuse tout simplement l’ordre communautaire lui-même dans sa puissance contraignante ?
Leadership antillais à Brooklyn (New York)
6On se souvient (chapitre III) que le contexte d’intégration économique des migrants antillais s’était révélé plus favorable aux États-Unis qu’en Angleterre, ce que manifestait notamment l’effervescence du quartier de Brooklyn (New York) par comparaison à celui de Brixton (Londres). Les observations de Pryce (1979) ne pourraient être alors que la conséquence logique des difficultés particulièrement vives rencontrées par les Antillais à Bristol. Pourtant, dans une situation qui, sans être idyllique, se montre plus avantageuse, il semble possible de repérer ce même dispositif communautaire très particulier, c’est-à-dire déployé en plusieurs instances. D’après l’étude de Kasinitz (1992) consacrée à la vie associative et politique des Antillais de Brooklyn, il ressort que le tissu communautaire échappe, là encore, à la hiérarchisation de ses composantes. Il y a d’abord la profusion des associations comme bon indicateur d’une tendance à l’essaimage plus qu’à la centralisation : « Le nombre et la diversité des associations volontaires antillaises aujourd’hui à New York est frappant […]. Dans le milieu des années 1980, ce sont littéralement des centaines d’associations qui sont nées » (Kasinitz, 1992, p. 111 et 119). Un des interlocuteurs du sociologue, leader communautaire, fournit d’ailleurs ce commentaire : « À l’intérieur de la communauté antillaise, nous avons trop d’organisations. La prolifération nous affaiblit » (ibid., p. 171).
7Mais n’est-ce pas cet affaiblissement qui est en définitive recherché ? Car la prolifération communautaire va de pair avec le rapport institué au pouvoir. De ce point de vue, les réflexions que nous livre Kasinitz (ibid., p. 160-163) sur le leadership sont particulièrement éclairantes. Car le rôle de « porte-parole » est hautement ambivalent. Il répercute ce que le sociologue définit comme le fait marquant des sociétés antillaises anglophones, à savoir « la suspicion vis-à-vis de l’autorité en général et des leaders politiques en particulier ». Outre qu’elle est perçue comme intimement associée à la recherche de promotion personnelle, ce qui la rend d’emblée suspecte, la position de leader ou de personne publique se charge du dilemme caractéristique des sociétés antillaises, entre « respectabilité » et « réputation ». La première suppose une certaine conformité aux normes occidentales tandis que la seconde indique la reconnaissance populaire accordée à ceux qui, justement, sapent et ridiculisent les valeurs et comportements « respectables ». Requérant forcément la « respectabilité » pour entrer dans un espace public largement régulé selon les standards européens, le leader « communautaire » s’expose toujours à la perte de sa « réputation » et, tout compte fait, de sa légitimité auprès de ceux dont il ne peut plus dès lors être le représentant incontesté. Neutralisé quant à la possibilité d’exercer un pouvoir communautaire, le leadership n’a plus qu’à se diffuser au travers d’un réseau dense d’initiatives personnelles et utiliser des modes d’autorité informelle de type clientéliste. « Un des problèmes de la communauté est que nous avons trop de leaders et pas assez de suiveurs », affirme un autre interlocuteur de Kasinitz (ibid., p. 163).
8La tenue annuelle du Carnaval antillais à Brooklyn, événement hautement collectif, se fait l’écho remarquable de cette propension à refuser l’entité communautaire « normée ». Ce n’est pas un hasard si certains leaders politiques réclament la transformation du Carnaval en une « parade » identique à celles conduites par d’autres minorités à New York. La parade, nous dit Kasinitz (ibid., p. 147), « est basée sur la métaphore militaire […]. Elle présente l’image d’un peuple uni marchant derrière ces leaders ». Le Carnaval, au contraire, ne « peut pas être utilisé à des fins stratégiques : il est trop anarchique pour être manipulé ». Si le désir de la parade s’exprime, c’est bien que l’événement échappe précisément à l’instrumentalisation politique et qu’il ne se met au service de la promotion d’aucun modèle ethnique, national ou communautaire. Le Carnaval de Brooklyn est en effet particulièrement « anti-autoritaire », tant « le manque d’organisation centrale est évident ». Sans « leader », sans « tête », sans « centre », sans même les associations du quartier, avec seulement des thèmes et une foule costumée ou non, suivant ou non les steel bands formés pour l’occasion, le Carnaval de Brooklyn est l’antithèse des parades de Garvey mises au service de l’idéal nationaliste. Que l’un continue d’affirmer une certaine longévité, et que les autres aient occupé l’espace de Harlem sur pas même une décennie, est certainement le révélateur le plus probant de la spécificité de l’être collectif antillais dans sa globalité, en tant que forme résistant à l’ordre communautaire centré.
La Jamaïque : un contexte d’« innovation religieuse »
9L’expression qui qualifie le cadre social jamaïcain de contexte d’« innovation religieuse » est empruntée à Denis Constant (1982, p. 56). Dans sa précieuse étude sur les liens entre musique reggae et politique à la Jamaïque, le politologue attire l’attention sur la manière dont la religion est le lieu, non pas de la préservation d’une quelconque tradition culturelle, mais plutôt d’une disposition inventive particulièrement intense dans les périodes de crise sévère que ne manque pas de traverser le pays. De son côté, l’anthropologue S. Mintz (cité par Besson, 1998, p. 59) a lui aussi évoqué l’idée d’« innovation religieuse » à propos de la période post-esclavagiste qui voit resurgir la vitalité des cultes africains en pleine période de prosélytisme chrétien. La religion populaire, à la Jamaïque, se présente comme éminemment créative, tout comme elle constitue depuis l’époque esclavagiste jusqu’à aujourd’hui, le domaine par excellence où sont formulées les réponses à l’ordre social oppressif. Ainsi Barry Chevannes (1998a, p. 1) affirme-t-il que « l’institution la plus fondamentale pour la tradition de résistance à la Jamaïque a été la religion ». Et c’est au travers de l’agencement symbolique du monde, tout comme de l’utilisation sociale de cette vision du monde, que vont le mieux s’exprimer les valeurs accordées à la communauté.
10La notion d’« innovation » traduit déjà l’absence de conformisme, voire de dogmatisme qui fait que la religion ne remplit pas ici la fonction de conservation d’un ordre établi. Si le champ religieux supporte le changement, c’est que la communauté elle-même ne se structure pas autour de l’objectif de la transmission d’une tradition rassurante, garante d’un ethos collectif qui perdure. Il s’agit plutôt d’une quête continuelle de spiritualité, n’hésitant pas à s’emparer de ressources nouvelles, à partir du moment où cette ouverture à d’autres horizons religieux apporte des réponses satisfaisantes à la recherche de sens. La labilité du champ religieux ressort d’abord de l’histoire des cultes eux-mêmes, soumis à des recompositions permanentes. À la différence des colons français qui pratiquèrent le baptême systématique des esclaves dès le xviie siècle (dispositions du « Code Noir »), les Britanniques attendirent 1816 pour prendre les premières décisions en matière d’évangélisation des esclaves (Patterson, 1967 ; Barrett, 1988). Cette christianisation tardive, à peine compensée par le rôle des missions non-conformistes à la fin du xviiie siècle, favorise l’édification de la religion en tant que domaine « insoumis », espace d’une certaine liberté pour l’imaginaire. Pendant l’esclavage, des cultes d’orientation africaine sont en mesure de se maintenir. Ils se structurent selon un mode bipolaire entre, d’un côté, les activités conduites individuellement par le sorcier, l’obeah-man, et, de l’autre, les cérémonies plus collectives connues sous le nom de myal. Le myalisme désigne la religion des esclaves jamaïcains associée à des pratiques de protection contre les actes sorcellaires de l’obeah. Ritualisées sous la forme de « danses », ces pratiques permettent d’intercéder auprès du monde des esprits. Ceux-là forment un panthéon complexe impliquant la prise en compte des âmes des morts ou des ancêtres susceptibles d’agir dans le monde des vivants par la possession, d’où l’existence de rituels funéraires élaborés (Besson, 1998 ; Chevannes, 1998a ; Patterson, 1967).
11L’arrivée des missions non-conformistes, venues combler les lacunes de la diffusion de la foi chrétienne de l’Église anglicane, transforme cette première strate religieuse. Plus que les moraves et les méthodistes, ce sont les baptistes qui rencontrent la faveur des esclaves. Il faut dire que la diffusion de la foi baptiste avait été largement amorcée par un ancien esclave noir des États-Unis, Georges Liele (ou Lisle), venu dans l’île en 1784, à la suite de la guerre d’Indépendance. Quand le premier missionnaire officiel de la Baptist Missionary Society in England parvient à la Jamaïque en 1814, il y a déjà quelques milliers d’adeptes sensibilisés ou convertis dans les églises baptistes. La fusion syncrétique entre le myalisme et les messages protestants non-conformistes au cours du xixe siècle constitue l’un des phénomènes les plus aptes à rendre compte du dynamisme du champ religieux jamaïcain. Elle s’opère là où s’affirment des zones de compatibilité forte entre cultes ancestraux et idéologie chrétienne. C’est le cas pour la puissance accordée aux esprits et à l’Esprit saint, pour la dualité entre esprits malfaisants et bienfaisants, entre le Bien et le Mal. De même, le principe de rédemption tout comme la promesse millénariste deviennent particulièrement signifiants dans l’univers esclavagiste. L’existence d’une double variante baptiste découle de cette fusion : l’orthodoxe, rétive aux manifestations extatiques et aux transes possessives ; la native (native baptist, ou black baptist), qui conjugue fonds religieux africain et chrétienté occidentale. Cette double orientation va être entérinée dans les années 1860, au moment du « Great Revival », renouveau religieux conduit d’abord par les moraves, mais très vite investi par les courants « natifs ». À l’issue de cette période d’intense ferveur religieuse, le mouvement « revivaliste », hérité de la tendance « native », devient une composante à part entière du paysage religieux jamaïcain. Il est constitué de deux principales « sectes » ou « maisons », le « Revival Zion, » et le « Pukumina », le premier étant réputé plus proche des symboles chrétiens que le second qui serait resté fidèle à des pratiques de sorcellerie. Le culte revivaliste confirme la dynamique syncrétique de la religion jamaïcaine tout en formant un ensemble religieux distinct des Églises orthodoxe, catholique, anglicane ou non-conformistes, ces dernières ayant fortement rejeté la tendance « émotionnelle » des pratiques revivalistes.
12La charge contestataire contenue dans l’activité des baptistes explique pour une large part le succès de la diffusion/fusion du message chrétien. Les missionnaires, à l’image de la religion qu’ils prêchent, sont réformistes, tel ce révérend Knibb, responsable de mission à partir de 1830, ouvertement opposé aux Églises établies et à l’esclavage. Rappelons que ce sont les baptistes qui se trouvent aux côtés des anciens esclaves pour acquérir des terres et fonder les free villages à l’abolition (Besson, 1998). Pourtant, une certaine résistance à l’adhésion chrétienne s’opère. Elle provient d’abord d’une méfiance à l’égard d’une « religion blanche ». Celle-ci, pour être réformiste, n’en est pas pour autant révolutionnaire. Il existe de surcroît un désir plus ou moins conscient de maintenir des schèmes religieux antérieurs, dû à une exigence de cohérence qui fait que l’apport nouveau se trouve réinterprété au travers des cadres conceptuels anciens. Mais il est vrai aussi que les Églises d’origine occidentale fournissent certains avantages, dont celui de la reconnaissance sociale, et même une protection spirituelle accrue contre les actes de sorcellerie. D’où ce comportement religieux, caractéristique aux Antilles, qui consiste à adhérer à plusieurs cultes à la fois selon les demandes qu’ils sont aptes à satisfaire. Il porte comme la marque d’une « liberté de culte » accordée tacitement à l’individu, celui-ci pouvant appartenir aux Églises officielles tout comme aux « sectes » plus locales.
13Lieu de résistance, la religion l’est assurément. On attribue à l’une des premières révoltes d’esclaves planifiées et de grande envergure – la « Taki Rebellion » de 1760 – les manifestations du myalisme en tant que religion « panafricaine » capable de fédérer les esclaves d’origine diverse (Chevannes, 1998a, p. 6-7). Les rebellions du xixe siècle, dont les plus célèbres sont celles de Sam Sharpe en 1831-1832, appelée aussi « guerre baptiste », et la révolte paysanne de Morant Bay en 1865, sont conduites par des Noirs leaders religieux au sein des assemblées baptistes locales. Au début du xxe siècle, l’un des prédicateurs « revivalistes » les plus influents, prophète et guérisseur, Alexander Bedward, appelait au renversement de la domination blanche. Cette tendance de la religion à fournir l’armature idéologique de la lutte politique ne fait que se renforcer au fur et à mesure que le champ religieux continue de se diversifier. Dans les années 1930, c’est la philosophie politico-religieuse rastafari qui fait son apparition. Vouée à restaurer la filiation africaine, elle s’inspire de la Bible pour dénoncer l’oppression de la Babylone blanche. À la même période, les « sectes » pentecôtistes importées des États-Unis connaissent des débuts prometteurs. Certes moins radicales dans le message qu’elles portent, elles véhiculent néanmoins l’idée d’une chrétienté trahie dans ses fondements mêmes par l’usage qu’en ont fait les Églises établies. Là encore, la culture jamaïcaine reconfigure l’apport de cette nouvelle religion. Elle se charge de faire la synthèse avec les éléments de l’expérience spirituelle antérieure en investissant pleinement les pratiques de guérison associées au pentecôtisme et la croyance en la puissance de l’Esprit saint dont les manifestations tangibles auprès des fidèles rappellent les rituels de possession (Toulis, 1997). Mais, surtout, le pentecôtisme jamaïcain permet d’instaurer un ordre nouveau entre les chrétiens réconciliés avec une foi authentique et ceux restés dans un univers falsifié ou impur. Autant dire qu’il participe d’une inversion de la hiérarchie des valeurs en dotant les fidèles, issus de milieux populaires, d’un pouvoir spirituel qui échappe dès lors à ceux socialement plus nantis. Religion de l’opprimé ? Certes, il serait malaisé de ne pas tenir compte de la situation socio-économique pour comprendre la diffusion du pentecôtisme. Mais il serait tout aussi malaisé de nier la force de contestation puisée par les fidèles dans la conversion.
14Regroupant aujourd’hui plus de 500 000 fidèles, soit environ 22 % de la population totale (Austin-Broos, 1999, p. 219), le pentecôtisme est une composante religieuse majeure de la Jamaïque. Il complète un panorama religieux complexe où figurent les Églises historiques (catholique, anglicane) ; les Églises non-conformistes (méthodiste, baptiste…), les « sectes » protestantes (adventisme, Témoins de Jéhovah…), le « rastafarisme », les cultes « revivalistes », les cultes plus isolés associés à une ascendance africaine directe (Convince, Kumina), et d’autres églises encore, comme l’AMEZ (African Methodist Espiscolian Zion), cousine de l’AMEC aux États-Unis… Cette diversité, déjà évidente en soi, est redoublée par le fonctionnement à l’œuvre dans les familles religieuses, hors de celles régies par les hiérarchies ecclésiastiques occidentales. Dès qu’elles affirment leur autonomie locale, les Églises se montrent en effet particulièrement sujettes à l’essaimage en dénominations multiples, relevant de leaderships indépendants, au point que « la liste pourrait être étendue presque sans fin » (Austin-Broos, 1999, p. 218).
15Se démultipliant en tant de familles, les religions récentes comme le pentecôtisme, pourtant issues assez souvent de structures extérieures basées aux États-Unis, réitèrent d’une certaine manière le fonctionnement des cultes enracinés localement. Le revivalisme a été décrit comme une religion « qui pouvait se trouver n’importe où dans l’île, sans jamais avoir eu une structure centrale organisée » (Chevannes, 1998a, p. 26). Qui plus est, l’éthique développée par cette religion valorise l’initiative individuelle, du moment qu’elle sert d’une manière ou d’une autre à la collectivité (ibid., p. 25). On retrouve là comme une constance sociale entrevue en d’autres moments et lieux, dans le contexte migratoire à Bristol, dans l’évolution familiale des lakou en Haïti…, une constance qui tient à l’aménagement permanent entre ce qui est de l’ordre du respect de l’individualité et l’exigence du lien collectif. Le champ religieux à la Jamaïque traduit les formes de cette négociation. Il donne forme à la communauté au travers de pratiques dotées d’une grande capacité à rassembler et activer des liens de solidarité. En même temps, il laisse ouverte la possibilité d’appartenance à d’autres réseaux et laisse à l’individu le « libre choix ». Antithèse de la religion établie qui conforte l’identité du groupe par la transmission stable de sa doctrine et de son ordre ecclésiastique, le paysage religieux jamaïcain renvoie dans son ensemble à la conclusion que tirait K. Bilby (1998, p. 320) à propos des cultes ancestraux Convince et Kumina, à savoir « son organisation extrêmement fluide », d’où ressort une conception « émergente de la communauté : celle-ci « n’a pas de place fixe, mais existe plutôt comme un potentiel qui peut être réalisé à tout moment et en tous lieux ».
Le pentecôtisme antillais dans les espaces de migration
16Ce qui vient d’être dit vaut pour le déploiement religieux antillais dans les espaces de la migration récente. L’étude des réseaux religieux des Antillais en Angleterre permet d’envisager une « identité ouverte », non crispée sur les particularismes communautaires (Chivallon, 2000b). Cette capacité de la religion à générer une telle identité – qu’il serait à première vue, plus logique d’envisager en termes de clôture du fait des aspects fondamentalistes des « sectes » protestantes – ressort de trois aspects principaux.
17Il y a d’abord les caractéristiques structurelles du champ religieux. Comme à la Jamaïque, les fidèles antillais installés en Angleterre se répartissent au sein d’un réseau d’Églises très diversifiées où l’on retrouve des composantes assez identiques à celles de l’île, depuis les Églises historiques jusqu’aux cultes « revivalistes » (Gerloff, 1992). Les « Églises noires », désignées comme telles au sein de la société britannique, font référence aux dénominations dont le leadership est noir de même que la majorité des fidèles. Elles se distinguent des Églises historiques et regroupent un ensemble d’affiliations issues des variantes récentes du protestantisme. Ce mouvement des « Églises noires », a pris naissance dès les premières années d’installation, à la fois par réaction aux formes du racisme rencontrées dans les « Églises blanches », mais aussi par insatisfaction spirituelle vis-à-vis des services de ces mêmes églises où le langage émotionnel est réfréné. D’après l’étude détaillée de ce mouvement effectuée par R. Gerloff, on peut prendre la mesure de l’essaimage religieux. Dans les années 1980, ce ne sont pas moins de 300 dénominations pour un millier de congrégations qui existent. Sur les 205 dénominations qui regroupent une majorité d’Antillais (les autres étant fréquentées par des originaires du continent africain), 81 % appartiennent au courant pentecôtiste. Aux côtés des assemblées de plusieurs milliers de fidèles, liées aux quartiers généraux basés aux États-Unis, figure une mosaïque de petites dénominations indépendantes, de loin les plus nombreuses (73 % du total). Toujours susceptibles de disparaître, d’être supplantées par d’autres ou de s’accroître, elles sont issues de scissions d’Églises, de nouveaux imports ou créées spontanément (Gerloff, 1992, Chivallon, 2000b). Chaque quartier antillais possède ainsi plusieurs églises de ce type où les fidèles se répartissent selon des appartenances apparemment strictes, ce qui peut donner l’impression d’un cloisonnement dont on verra pourtant qu’il n’est qu’apparent. Via la multiplication des églises s’opère donc de nouveau la diversification communautaire. La structure changeante du paysage religieux éloigne toujours plus d’une institutionnalisation stable. Nous sommes placés, comme l’analyse fort justement Gerloff (1994), dans la configuration transversale d’un réseau : les Églises « forment une organisation réticulaire (ou polycéphale) les soudant entre elles par une variété de liens personnels, structurels ou idéologiques, organisation qui n’est ni linéaire, ni bureaucratique, mais plutôt comme un organisme cellulaire ».
18Le second aspect a trait aux comportements des fidèles qui traduisent ce qui a été estimé plus haut être une « liberté » vis-à-vis de l’appartenance religieuse. Car l’adhésion à telle ou telle assemblée religieuse ou Église n’est jamais conçue comme définitive. De même, il n’est pas de situations qui fixent un état définitif pour l’individu : le péché, par exemple, est plutôt envisagé comme « temporaire », chacun pouvant à un moment ou à un autre renouer avec la foi. On pourrait trouver d’autres expressions de ce « décloisonnement » à l’œuvre dans le fonctionnement et l’idéologie des Églises pentecôtistes et qui demandent que soit aménagée la vision fondamentaliste. Mais on retiendra seulement la pratique très caractéristique du « papillonnage » à laquelle se livrent certains fidèles d’église en église. Insatisfaits des services d’une assemblée et cherchant celle qui leur convient le mieux, ils montrent au travers de cette possibilité de « pérégrination » que l’appartenance religieuse n’a pas pour but de contenir l’obédience communautaire. La communauté en question s’accommode de la grande marge de manœuvre laissée aux individus. C’est d’ailleurs cette marge elle-même qui fait que le lien social traverse les appartenances, relie les segments communautaires entre eux et n’aboutit pas à la séparation définitive des différentes affiliations. Rappelons-nous, de ce point de vue, la capacité « élastique » des familles pour composer avec les orientations très différentes des membres qui la composent.
19Le troisième et dernier élément se rapporte au discours religieux et à la représentation de la communauté qu’il véhicule. Précisons que les fidèles pentecôtistes croient au baptême par l’Esprit saint et au pouvoir de sanctification qui en découle. La réception individuelle des dons de l’Esprit, toujours vécue de façon tangible, physiquement et émotionnellement, préside à la « renaissance » de l’individu, à son entrée dans une vie chrétienne (to be born again christian). Pour comprendre le sens donné à la communauté depuis l’intérieur même de segments religieux apparemment clos sur eux-mêmes, il faut envisager la foi accordée aux dons de l’Esprit en ce qu’elle est conçue comme accessible à tous. C’est la disposition à recevoir les messages spirituels, à ressentir la vitalité de la présence divine qui prime en définitive sur tout autre critère d’appartenance à la communauté, qu’il soit d’origine ethnique, nationale, raciale et même religieuse. Recevoir les dons de l’Esprit préside à l’entrée dans une communauté qui, paradoxalement, rejette les catégorisations du monde social. La réflexion d’un leader pentecôtiste résume cette vision : « Ceux qui sentent le pouvoir du Gospel ont à se débarrasser des barrières de couleur, des barrières raciales, d’éducation ou religieuses » (repris dans Chivallon, 2000b, p. 325). Autant Gerloff (1992) que Toulis (1997) ont identifié cette configuration interculturelle et interraciale que fait naître la foi, la conversion étant interprétée comme « le rejet d’une identité inscrite sur la peau pour une inscrite dans le cœur » (Toulis, 1997, p. 210). À la Jamaïque, Austin-Broos (1999, p. 234) conclut sur cette même création d’une communauté utopique, « sans couleur ». Refusant que leurs églises soient qualifiées de « noires », les fidèles envisagent leur foi, non pas comme un moyen de créer de l’entre-soi, mais comme un véhicule pour « pouvoir aller n’importe où, avec Dieu » (selon un fidèle pentecôtiste, repris dans Chivallon, 2000b, p. 323).
20Ainsi, à l’intérieur de l’institution la plus favorable à la cristallisation des orientations communautaires, comme l’est l’institution religieuse, retrouve-t-on le principe qui contrevient à la centralité normative. Alors que quantité de dénominations participent de la multi-polarisation idéologique, il revient aux individus de choisir le segment qui leur convient. Sans être nécessaire dans l’efficacité de ce dispositif, le discours religieux se superpose néanmoins pour livrer une vision de la communauté projetée dans un espace « ouvert », dégagé de ses adhérences raciales, ethniques ou culturelles.
À propos des identités « patriotiques » et des « nationalismes insulaires »
21Avant de clore ce chapitre qui était destiné à mettre en valeur cette dynamique culturelle qui nous éloigne d’une configuration stabilisée des registres de l’identité, il semble important de s’arrêter sur un nouvel élément qui pourrait contredire cette interprétation. Il ne s’agit plus du « nationalisme noir » qui, comme nous l’avons vu, forme le substrat d’une idéologie entièrement consacrée à produire la communauté sous la forme d’une unité. Il s’agit de ces divers registres d’appartenance basés sur une sorte de « patriotisme » insulaire conforté par les indépendances des États de la Caraïbe, ou redevable aux revendications indépendantistes, et même simplement activé par les formes de territorialisation inhérentes à toute vie collective qui font que le corps social se définit toujours par la définition d’un « entour » géographique. Ces nationalismes peuvent être traversés par les grands courants idéologiques associés au nationalisme noir. Ils s’en autonomisent néanmoins dans la mesure où la référence centrale du registre d’identification nationale reste le territoire insulaire et non l’Afrique. Cette situation est bien exemplifiée à la Jamaïque où la figure de Marcus Garvey érigé en « héros national » sert à construire les symboles de l’appartenance collective, laquelle reste néanmoins strictement limitée à la géographie insulaire, ce qui, nous le verrons, continue de faire du mouvement rastafari un mouvement contestataire. En effet, bien qu’ayant fait elle aussi de Garvey une figure héroïque, l’idéologie rasta prône néanmoins le retour vers l’Afrique et refuse symboliquement l’allégeance à la Jamaïque.
22Nous l’avons entraperçu lors de l’étude de la ségrégation britannique : l’origine insulaire des migrants antillais commande des stratégies de regroupement formant ici des quartiers plutôt jamaïcains, là des enclaves où se retrouvent en plus grand nombre les Barbadiens ou les Trinidadiens, etc. À New York, Phil Kasinitz (1992, p. 119) constate que la quasi-totalité de la myriade des associations antillaises créées dans le milieu des années 1980 se réclame d’une base nationale ou territoriale dans la Caraïbe. Certaines travaillent en lien direct avec les représentants officiels des pays d’origine, comme le Conseil des organisations de la Barbade (Council of Barbadian Organization) ou l’Alliance de Trinidad (Trinidad Alliance). En revanche, la situation en France laisse plutôt apparaître l’émergence d’une entité « antillo-guyanaise », les originaires des départements français d’Amérique abandonnant la formule associative attachée à une région particulière (ANT, 1998). Mais, là encore, on note cependant la structuration collective par référence à une localisation d’origine censée être pourvoyeuse d’unité : les Antilles et la Guyane. Dans leur étude consacrée aux communautés transnationales, L. Basch, N. Glick Schiller et C. Szanton Blanc (2000) indiquent encore plus nettement comment la référence nationale resurgit dans la construction des identités des migrants originaires de la Caraïbe (Saint-Vincent, Grenade, Haïti) installés à New York. Les auteurs s’appuient sur quelques faits particulièrement saillants. Par exemple, à peine quelques mois après l’assassinat de Maurice Bishop lors du coup d’État de 1983 à la Grenade, qui a été suivi de l’intervention américaine, les nouveaux leaders politiques de l’île sont venus chercher le soutien de leurs concitoyens vivant à Brooklyn, en appelant au civisme du peuple « d’électeurs » immigrés pour construire la nation Grenadine (ibid., p. 50). Le cas d’Haïti est tout aussi révélateur de ces liens entre les migrants et la nation territoriale d’origine, avec cette manifestation de milliers d’Haïtiens dans les rues de New York en 1991, pour réclamer le rétablissement du père Jean Bertrand Aristide à la présidence du pays. C’est ce même président qui, quelques mois plus tôt, lors de sa prise de fonction, restée brève, s’était adressé à une assemblée composée par plusieurs membres de la « diaspora » revenus pour la circonstance, en lui signifiant l’importance de cette population du « dehors » qui compte comme un « dixième département » (le pays n’en comptant que neuf) (ibid., p. 212). Cette idée d’un département lointain qui continue d’être une partie intégrante de la nation haïtienne, même si elle est plus symbolique qu’institutionnelle, conforte la démonstration des sociologues selon laquelle les communautés transnationales actuelles forment des extensions des États-nations et contribuent à l’émergence de ces nouvelles entités politiques que sont les « États-nations déterritorialisés » (ibid., p. 269). Les Antillais d’Haïti, de Saint-Vincent, de la Grenade, où qu’ils soient, dans les pays du Nord ou dans les îles, seraient ainsi impliqués dans ces dynamiques nouvelles de construction nationale « à distance ».
23À travers la situation des migrants antillais, ne convient-il donc pas de repérer les traces avérées de processus d’identification nationale qui nous ramènent dès lors bien plus au modèle classique de la communauté qu’aux logiques de décentration qui viennent d’être exposées précédemment ? Ne sommes-nous pas placés face à ce que Fred Constant (1996, p. 111) définit au sein de la Caraïbe par le terme de « nationalisme insulaire », c’est-à-dire « la politisation du sentiment d’unicité (sentiment de former un petit tout, mais un tout) partagé par un peuple réputé conscient de son itinéraire spécifique au sein du cheminement collectif de l’archipel, soudé par son adhésion à des légendes, mythes, croyances et symboles politiques, mais aussi uni par des pratiques culturelles distinctives que couronne une identité insulaire vécue comme irréductible » ? Bref, sommes-nous – par le biais de l’identification politique à des ensembles territoriaux nationaux – en train de dévoiler ce que nous n’avions pas encore découvert, à savoir la « communauté nationale » qui se ferait l’écho d’une expérience diasporique parvenue à épouser les canons de la classique approche où l’imaginaire national irrigue de près ou de loin l’ensemble du corps social ?
24La plus grande prudence s’impose toutefois quant à l’utilisation de cette définition du nationalisme insulaire, de manière à ne pas confondre le phénomène qu’elle désigne – à savoir l’existence d’un projet politique national doté d’une réalité certaine – et le contenu par lequel ce projet se caractérise, ici la symbolique de l’unité partagée et de l’idéal national. En d’autres mots, si nationalisme insulaire il y a, reposant sur l’instrumentalisation de la thématique de l’identité partagée, rien ne garantit que l’existence de cette identité soit acquise pour tous ou reconnue par tous. Certes, aucune nation ne repose sur une adéquation parfaite entre l’imagerie dont elle use pour se construire et la diffusion/intériorisation de cette même imagerie parmi les populations. Mais, comme le suggère le célèbre écrit de B. Anderson (1996, p. 19), la représentation de la nation comme « communauté politique imaginaire et imaginée, intrinsèquement limitée et souveraine », suppose « que dans l’esprit de chacun vive l’esprit de [la] communion [entre ses membres] ». Or, dans le cas antillais, rien n’est moins sûr.
25Les auteurs ayant abordé la construction politique de ces micro-territoires tendent justement à dégager une difficile correspondance entre les deux domaines que sont le « culturel » et le « politique ». Si l’on entend le second comme la capacité à régenter le premier, ou encore comme l’ensemble des processus symboliques et institutionnels visant à la maîtrise du projet collectif et à sa pérennisation, force est de constater que le cas antillais nous place face à la difficulté d’harmoniser l’ordre politique et les projets qu’il est censé maîtriser. Denis Constant Martin (1996, p. 27) constate ainsi pour les Antilles anglophones que « les cultures populaires se sont développées […] en marge des systèmes d’autorité publics, à une distance stratégique qui autorisait le maintien d’un enracinement plébéien et l’expression d’une méfiance ancienne à l’égard de toute forme de pouvoir ». Il y aurait donc matière à déceler un décalage entre les formes institutionnalisées de la représentation politique portées par les autorités ou les partis attitrés et les processus d’identification des populations qu’elles visent et qui peuvent ne se reconnaître que partiellement dans le dispositif symbolique de l’identité mobilisé par ces systèmes politiques.
26C’est à des considérations similaires qu’aboutit Justin Daniel (2002) quand, analysant la situation politique des Antilles françaises marquée par la désillusion vis-à-vis de la départementalisation, il observe « un revivalisme des formes culturelles autochtones ». Mais surtout, le politologue nous invite à constater les difficultés des projets politiques indépendantistes qui se heurtent à l’impossibilité « d’une identité politique en parfaite congruence avec l’identité culturelle proclamée ». Car, si le projet de souveraineté nationale se fonde sur la conception d’une identité ramenée à un système clos de références, il lui faut néanmoins s’accommoder de la diversité culturelle à l’œuvre dans la société. De ce point de vue, il pourrait y avoir de la part des mouvements nationalistes une sous-estimation « de la pluralité des filiations identitaires » qui se traduit notamment par ce que Justin Daniel (ibid., p. 595) décrit comme une « prolifération de single issue groups », c’est-à-dire une myriade de groupes valorisant des particularismes sociaux et culturels. Dans ce cas, le fort succès électoral de certains partis indépendantistes tels que le MIM (Mouvement indépendantiste martiniquais) ne peut guère être vu comme l’aboutissement d’un élan nationaliste. Il exprime plutôt le résultat d’un paradoxe surprenant qui fait que la réussite électorale de tels partis est proportionnellement inverse au crédit qui leur est accordé sur le plan de l’obtention effective de l’indépendance. Le succès repose plutôt sur une confiance des électeurs en matière de gestion des intérêts communs. D’où la vocation désormais quasi assumée par le MIM d’une revendication nationaliste routinière et banalisée, voire « euphémisée ».
27L’inadéquation entre l’identité politique ramenée à une représentation nationale et l’identité culturelle insérée dans un réseau de conceptions plurielles est en définitive ce qui ressort également de l’étude que nous avons abordée plus haut de Basch, Glick Schiller et Szanton Blanc (2000). La formation de ces nouvelles entités politiques que seraient les « États déterritorialisés », censés prolonger l’entité nationale jusque dans les espaces de migration, n’a que peu en commun avec les configurations identitaires à l’œuvre chez les migrants à New York, et les migrants haïtiens en particulier. Le recours à la référence nationale n’est certes pas absent des stratégies déployées par ces derniers, mais il se comprend de façon circonstanciée en fonction du jeu imposé par les rapports sociaux au sein des sociétés de départ et d’installation, comme « capital symbolique » servant à construire un positionnement pris entre deux localisations (ibid., p. 261). Et ce sont, là encore, des autorités politiques bien circonscrites qui portent les discours « nationaux », depuis les territoires d’origine, sans qu’ils recouvrent la diversité des aspirations identitaires des migrants. Celles-ci sont d’ailleurs décrites à partir de « leur variété conflictuelle » (ibid., p. 148). Le « dixième département » haïtien n’est plus dès lors qu’un « reflet partiel des positions sociales, économiques, politiques des transmigrants », ce qui fait qu’en définitive aucune notion identitaire – ni celle d’Haïtien, ni celle d’Haïtien-Américain, ni celle de « dixième département » – ne parvient à cerner les contours d’une expérience sociale particulièrement diversifiée.
28En nous plaçant au cœur des processus d’identification nationale, nous retrouvons ainsi les termes de la pluralité communautaire. On ne peut ici que tomber en accord avec certains points essentiels qui jalonnent l’analyse conduite par Jacky Dahomay (2000) et qui nous aideront à tirer les conclusions relatives à cet aspect fondamental de l’ordre communautaire, tant ils confortent la configuration qui finit par émerger de notre progression. Car pour le philosophe guadeloupéen, il s’agit là encore de repérer une « difficile articulation entre identité politique et identité culturelle » qui forme comme la spécificité des cultures antillaises. À partir du moment où le politique est vu comme l’instauration « d’un monde commun », il faut comprendre qu’il ne se produit pas dans le cas antillais une telle élaboration. J. Dahomay parle de la culture créée par les esclaves comme d’une « culture réactive » ou encore d’une « culture essentiellement polémique élaborée dans un espace déjà régi par le politique », cultures au sein desquelles on retrouverait les traces d’agencements propres aux sociétés sans État, et même « contre l’État », avec « une pulsion très forte d’égalité et le refus constant de toute accumulation » : une « culture de la contre-plantation » (ibid., p. 105). Les identités antillaises seraient riches « en stratégies diverses, voire contradictoires », mais rétives « à conférer un sens à l’intégralité », « à se rabattre sur un tout du social ». Ce divorce du politique et du culturel serait à la base de ces trajectoires paradoxales qui font d’Haïti « une non-république » – l’État ne parvenant pas à s’accommoder de cette contre-tendance à la formation étatique – et des Antilles françaises le lieu d’une république sans souveraineté (ibid., p. 108-109). Dans ce dernier cas, on voit bien que l’assimilation au dispositif républicain français vient satisfaire la demande d’égalité citoyenne, sans pour autant générer une élaboration achevée de l’espace public en tant que bien commun.
29Mais cette absence d’institutionnalisation du domaine public que repère et même regrette J. Dahomay, et qui se fait l’écho de ce « marronage des institutions » plus ancien, n’est-elle pas l’expression la plus manifeste de la dynamique de ces cultures qui est justement de ne pas créer les structures d’un ordre commun ? Si l’espace public se révèle faiblement investi, peu dissocié « des identités culturelles privées », ce n’est peut-être pas tant en raison d’une dissociation entre le « politique » et le « culturel », comme les auteurs qui précèdent le suggèrent, que d’une tendance au sein de cet agencement culturel à empêcher la gouvernance, laquelle suppose toujours la hiérarchisation des orientations collectives et des groupes. En ce sens, c’est plutôt à une culture « contre le politique » que nous aurions affaire, c’est-à-dire à un ensemble démultiplié, trouvant dans une diversité sans cesse renouvelée les moyens d’annihiler l’imposition d’un modèle sociétal. Ainsi, ce détour par les identifications nationales nous permet de serrer encore au plus près cette communauté a-centrée dans la manière qu’elle a de soustraire au politique sa fonction intégrative dans un système clos. On comprend mieux alors que le nationalisme noir en tant que tel, que certains interprètent – par confusion entre la portée du message et le message lui-même – comme la preuve manifeste de la conscience identitaire d’un peuple, soit recouvert par une telle dynamique qui lui laisse en définitive peu de latitude pour traduire son projet en actes.
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