Chapitre VI. Trois conceptions de la diaspora pour trois thèses relatives à l’univers culturel afro-américain
p. 150-162
Texte intégral
1L’approche du monde noir des Amériques à partir de la notion de diaspora répercute de façon remarquable les trois thèses que nous avons examinées dans le chapitre IV consacré à leur description. Quand cet univers culturel est vu comme une continuité depuis l’Afrique, les chercheurs font appel à un modèle classique de la diaspora forgé autour du triptyque identité-territoire-mémoire. Quand est mise en avant une dynamique culturelle de changement puisant à divers registres, le modèle correspondant se trouve être celui de la diaspora « hybride » définie comme une antithèse de la continuité communautaire. Enfin, quand la culture est perçue à travers son incapacité à « sédimenter » le collectif, lequel reste éclaté, le modèle convoqué est celui d’une non-diaspora.
La diaspora classique : le triptyque identité-territoire-mémoire
2Roger Bastide (1967, p. 17) semble être le premier chercheur de langue française à avoir utilisé le terme de diaspora pour désigner les populations noires du Nouveau Monde. Fidèle à son approche en termes de continuum entre « communauté africaines » et « communautés nègres », il parle « d’une double diaspora, celle des traits culturels africains qui transcendent les ethnies, et celle des hommes de couleur, qui eux, peuvent avoir perdu leurs héritages africains, à force de mélanges, et s’être assimilés aux civilisations environnantes ». Du côté anglophone, le recours au terme de diaspora est daté du « Colloque international des historiens africanistes » (« International Congress of African Historians ») tenu en 1965 en Tanzanie où une session est consacrée aux « Africains en diaspora ». George Shepperson y utilise le terme au cours d’une communication publiée par ailleurs (Shepperson, 1966) et qui constitue le point de départ d’une « tradition » académique renforcée par la suite. C’est une telle filiation de l’usage du terme que réclame J. E. Harris dont l’ouvrage collectif publié en 1982 – Global Dimensions of the African Diaspora – fonde véritablement les recherches sur les cultures noires des Amériques conduites à partir du concept de diaspora. Dans son introduction, Harris affirme très clairement que la diaspora dont il va être question sera celle pensée par référence à la continuité africaine. Ainsi, nous dit Harris, « cet ouvrage réaffirme la diaspora noire comme une extension de l’héritage africain » (Harris, 1982, p. 4), une vue qu’il formulera de nouveau plus tard en parlant de la diaspora africaine comme d’un ensemble de communautés liées entre elles par « leur origine géographique, leurs attributs physiques similaires, leurs traditions culturelles et leurs dérivés » (Harris, 1996, p. 7). George Shepperson (1982, p. 41) lui emboîte le pas pour confirmer que si l’usage du terme, pour les Africains, remonte à la deuxième moitié du xxe siècle, « l’approche » est cependant présente bien avant cette période, y compris dans la Bible qui, sans le nommer ainsi, incite cependant à penser le peuple noir « en diaspora ». Mais de telles traces se retrouvent surtout dans les écrits des intellectuels noirs américains du xixe siècle engagés dans des projets de retour vers l’Afrique, comme Edward Blyden. Cet investissement à l’égard du territoire ancestral, ce désir de retourner vers lui incitent Shepperson (ibid., p. 46) à identifier chez les Noirs du Nouveau Monde une vision en diaspora, redevable ou parallèle à celle de la tradition juive. Signalons que, d’après Marcel Fabre (1985, p. 51), le militant noir américain W. E. B. Du Bois aurait employé le terme de « diaspora » dans le journal Crisis qu’il avait fondé en 1910.
3Il est remarquable de noter combien cette conception du monde noir des Amériques en termes de continuité ne peut que faire appel au modèle classique de la diaspora et se fondre en lui. Là encore, Harris est très explicite sur la définition qu’il entend donner de la diaspora. Trois critères sont retenus : la dispersion (volontaire ou forcée) du peuple ; l’émergence d’une identité culturelle basée sur l’origine et la condition sociale ; l’idéologie du retour (ibid., p. 3). L’ouvrage se consacre ainsi à l’étude de différentes communautés noires dispersées à travers le monde depuis l’Afrique, incluant des mouvements de population antérieurs à la traite transatlantique (Africains en Asie, dès le xive siècle). La grande majorité des contributions s’intéresse cependant à des situations résultant des transferts de population vers le Nouveau Monde : cultures des Noirs aux États-Unis, religion à Haïti, « races et classes » au Brésil, retour des victimes de la traite en Sierra Leone, congrès panafricain de Bruxelles, etc. Si la thèse de la continuité apparaît comme le fil conducteur indéniable, on la retrouve cependant dans la version qui apparaît si proche de celle de la créolisation. Car les différents auteurs de cet ouvrage ne renient pas la force des changements intervenus dans le Nouveau Monde. Certains font même appel au modèle de la « rencontre » de Mintz et Price pour aborder les expressions religieuses de la diaspora, mais pour aussitôt insister sur « la perspective et les valeurs africaines » à partir desquelles l’acculturation s’est accomplie (Raboteau, 1982, p. 73). D’autres (par exemple Levine, 1982) affirment que la claire ressemblance avec le passé africain n’a guère d’importance. Ce qui compte, c’est le maintien dynamique d’un « mécanisme » culturel originaire d’Afrique, terme qui pourrait être pris comme un synonyme des « structures profondes ».
4Là où cette approche apporte une perspective assez nouvelle, c’est dans la référence incontournable au nationalisme noir et au panafricanisme qu’elle impose, ce que traduit assez bien l’article de E. P. Skinner (1982) consacré à l’analyse de la dialectique et des ambiguïtés de la relation entre la diaspora et son territoire d’origine au travers des figures marquantes de ces mouvements. Car toute l’idéologie communautaire de la diaspora noire va se trouver identifiée à partir de ces deux pôles idéologiques, intimement liés jusqu’à se confondre, que sont d’un côté le nationalisme noir qui milite pour l’intégrité de la race noire sur le principe de la différenciation/séparation d’avec le monde blanc ; de l’autre le panafricanisme qui trouve l’expression de cette même intégrité dans l’unité de tous les peuples africains. Le long essai qui clôture l’ouvrage de Harris, signé par le sociologue noir américain St Clair Drake (1982, p. 453), est ainsi un appel fervent, quasi militant, à la constitution d’études sur la diaspora conduites selon une « tradition panafricaine », c’est-à-dire destinées à « maintenir et renforcer une conscience noire » et à « encourager la coopération et la solidarité à travers le monde noir ».
5De fait, depuis l’ouvrage de Harris, les études sur le monde noir forgées autour du concept de diaspora ne vont cesser de s’intéresser à la pensée nationaliste panafricaine. Ce mouvement intellectuel, dont on verra mieux les expressions dans le prochain chapitre, trouve ses racines aux États-Unis où, dès 1773, un groupe d’esclaves de Boston fait connaître sa volonté de retourner en Afrique (Moses, 1996, p. 7). Ce thème du retour alimente le nationalisme noir dit « classique » qui s’exprime tout au long du xixe aux États-Unis, notamment avec la fondation de la Société pour la civilisation de l’Afrique (African Civilization Society) pour atteindre son apogée au début du xxe siècle avec les figures du Jamaïcain Marcus Garvey et de W. E. B. Du Bois. Prônant des visions différentes, en conflit ouvert, les deux hommes avaient cependant en commun les thèmes forts qui forment l’armature du panafricanisme, à savoir la dignité de la race noire, avec une nette inflexion vers la pureté chez Garvey et la volonté d’une Afrique unie et solidaire. Fondateur de l’UNIA (Universal Negro Improvement Association – « Association pour le progrès universel des Noirs »), Marcus Garvey s’illustre par ses positions radicales en matière de retour, mettant sur pied la très éphémère Black Star Line, une compagnie de navigation chargée d’organiser le rapatriement des Noirs vers l’Afrique. Plus enclin à militer pour l’intégration et l’égalité entre Noirs et Blancs au sein de la société américaine, Du Bois crée de son côté la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People – « Association nationale pour la promotion de la population de couleur ») à partir de laquelle son action se fera remarquable pour le panafricanisme avec l’organisation d’une série de congrès historiques réunissant différents représentants de communautés africaines et noires américaines en lutte contre la discrimination raciale et le colonialisme.
6À partir du message porté par ces deux hommes – message dont on peut dire qu’il concentre la teneur de la pensée nationaliste noire et panafricaine –, on comprend que l’appel à un modèle classique pour penser la diaspora noire fasse de cette idéologie un passage obligé. C’est en effet à partir d’elle que se trouvent validés les deux critères relatifs à la conscience communautaire et au désir de retour réel ou imaginaire vers la terre ancestrale. Rien ne garantit cependant que ce discours identitaire véritablement enclin à proclamer son attachement à l’Afrique soit une composante stable pour tout l’univers culturel noir des Amériques. Le recours au modèle classique laisse donc entière, sinon la question de la communalité, au moins celle de la centralité des référents identitaires. Postulée implicitement, pensée comme déjà là, cette centralité ne peut guère être interrogée sans que risque d’être remise en cause l’existence de cette diaspora. Car les valeurs attachées au nationalisme noir, pour être en adéquation avec ce modèle, sont-elles des valeurs structurantes pour tout ce vaste édifice culturel des Amériques noires ? Sommes-nous en présence d’une orientation communautaire qui traverserait tout cet édifice et en deviendrait la « généralité narrative » ? S’agit-il bien d’un dispositif d’identification collective reconnaissable par la conscience ou la connaissance, même critique, qu’auraient la plupart des individus de cette mise en récit de l’identité vouée à tracer la généalogie d’un peuple depuis et vers l’Afrique ? Cette question essentielle sera reprise dans la dernière partie de cet ouvrage. Dans tous les cas, il importe à ce stade de reconnaître, dans ce recours à la vision diasporique unitaire, la mise en avant de la conception « centrée » de la communauté comme la désigne J. Clifford (1994, p. 306), c’est-à-dire une communauté pensée par référence à une continuité organique et localisée, ou encore une identité qui ne peut se construire que par référence à une unité puisée dans l’origine territoriale.
La diaspora hybride : multiplicité contre essentialisme communautaire
7L’introduction de cet ouvrage nous a déjà permis d’entrevoir le modèle de la « diaspora hybride ». Celui-ci émerge donc à la fin des années 1980 quand deux sociologues britanniques, tous deux originaires de la Caraïbe – le Jamaïcain Stuart Hall et l’Anglo-Guyanais Paul Gilroy –, vont en définir les contours. Le texte de Stuart Hall – Cultural Identity and Diaspora (1994 [1990]) – est devenu un classique pour l’étude du fait diasporique, qui dépasse de loin le groupe des spécialistes de la Caraïbe. Deux conceptions de l’identité culturelle y sont exposées. La première, essentialiste, voit l’identité comme un caractère immuable. La collectivité est pensée comme unie à travers une histoire partagée et transmise au moyen d’un cadre de références stable. La continuité l’emporte sur les changements occasionnés par l’histoire. Cette conception est rejetée au profit d’une deuxième, hybride, qui prend en compte les ruptures, les discontinuités et la différence. Pour Hall, l’identité est avant tout produite selon les contextes. Elle est forcément instable et ne peut en rien se prévaloir d’un « esprit transcendantal » ou d’un état « fixe ». Ne rejetant pas le fait que la référence au passé intervient dans les construits communautaires, Hall évite cependant d’y voir l’expression d’une permanence avérée. Ainsi, les identités afro-caribéennes apparaissent « comme structurées par deux axes ou vecteurs opérant simultanément : le vecteur de la similitude et de la continuité, et le vecteur de la différence et de la rupture » (Hall, 1994, p. 395). Le modèle de la diaspora qui leur correspond est celui de l’hybridité :
L’expérience diasporique comme je l’entends est définie, non par essence ou par pureté, mais par la reconnaissance d’une nécessaire hétérogénéité et diversité, par une conception de l’identité qui vit par et au travers – et non en dépit – de la différence, par hybridité. Les identités diasporiques sont celles qui sont constamment à l’œuvre dans une production et une reproduction d’elles-mêmes de façon nouvelle à travers le changement et la différence (ibid., p. 401-402).
8Dans tous les cas, le sociologue entend bien forger sa conception par opposition à celle du modèle classique lorsqu’il affirme que « la diaspora ne fait pas référence pour nous à ces tribus dispersées dont l’identité ne peut être confortée qu’en relation à une terre d’origine sacrée où elles veulent à tout prix retourner, même si cela signifie de jeter un autre peuple à la mer. Ceci est la vieille forme de “l’ethnicité”, impérialiste et hégémonique » (ibid., p. 401).
9L’ouvrage de Paul Gilroy publié en 1993 emprunte une direction similaire. À partir de l’expérience noire du Nouveau Monde, le sociologue veut lui aussi rompre avec toute approche essentialiste de l’identité. Une différence est cependant notable entre les deux auteurs, concernant l’expérience du peuple juif. Alors que Stuart Hall tend à la considérer comme la manifestation de formes identitaires crispées, et par là comme l’antinomie ou le repoussoir de la diaspora dont il entend montrer les qualités, Paul Gilroy cherche au contraire à trouver des similitudes entre les deux peuples diasporiques. C’est à travers le motif de l’océan (Black Atlantic) et plus encore celui du bateau, qu’il dit être « un chronotope » (un marqueur spatio-temporel), que Gilroy choisit de figurer la spatialité de cette diaspora afin d’indiquer que son histoire reste liée à une topographie des déplacements, à un réseau de lieux multiples et au contact entre les mondes (Gilroy, 1993, p. 4 et 15). À l’inverse des tenants de la thèse de la continuité qui, comme Harris, entendent ne pas confiner l’histoire des peuples noirs dispersés au « prisme de l’esclavage » (Harris, 1996, p. 7), sa conception veut situer la traite et l’esclavage au fondement même de la diaspora. Car, bien plus que l’Afrique, c’est eux qui forment le socle d’une culture particulière issue du choc violent entre tradition et modernité. L’auteur suggère ainsi que l’esclavage a été le lieu de formation « d’une contre-culture de la modernité » (a counter-culture of modernity – Gilroy, 1993, p. 36-38), non pas comme un ensemble antimoderne, mais plutôt comme ayant la faculté de défier les séparations illusoires de la modernité. Développé au cœur même des contradictions de l’univers occidental, replaçant la terreur et la barbarie au cœur même de l’idéologie du progrès, l’esclavage prédispose les hommes et les femmes qui l’ont subi à vivre dans une connaissance intime du choc des contraires.
10La culture diasporique issue de cette expérience singulière est présentée comme extérieure à toute prétention nationale ou nationaliste : « La spécificité de la formation politique et culturelle moderne que je veux appeler la “Black Atlantic” peut être définie […] à travers le désir de transcender à la fois les structures de la nation et les contraintes de l’ethnicité et du particularisme national » (Gilroy, 1993, p. 19). Cette formation est profondément « interculturelle ». Elle ne s’appuie sur aucun registre qui ne soit pur, mais s’inspire au contraire de diverses sources. Multiple, hybride, mobile, polyphonique, elle procède d’une alchimie du brassage, qui ne s’enferme dans aucune idéologie exclusive. Voué à mettre en valeur la multiplicité, le modèle du sociologue s’affirme ouvertement opposé à celui des afrocentristes et nationalistes noirs que l’auteur critique sévèrement pour leurs positions absolutistes et ethnicistes.
11Tout l’ouvrage de Gilroy se trouve en fait animé par cette volonté de réfuter le discours nationaliste noir. Et c’est précisément ce qui fait la principale aporie de la démonstration. Car la diaspora « hybride » échoue indéniablement dans la prise en compte de ce que Brubaker (2001, p. 66) appelle par ailleurs « la dynamique dure » des identités. Arrimé à l’idée de fluidité et de multiplicité et ne pouvant faire apparaître de telles caractéristiques dans la diaspora qu’en vertu du recours à ce qui en traduit le contraire, le modèle en vient forcément à refouler ce pôle antagonique qu’incarne l’identité nationaliste, pourtant produite par les membres de cette même diaspora. On pourra, au demeurant, être étonné d’une telle structuration de l’analyse autour de schèmes duels irréconciliables (multiplicité versus unité ; hybridité versus pureté, etc.) alors que le souci de se débarrasser d’une pensée binaire est revendiqué tout au long de l’ouvrage.
12En retrouvant chez des penseurs de l’idéologie nationaliste ou panafricaine, tels les Américains Du Bois ou Delany, les traces de cette fameuse multiplicité, Gilroy parvient bon an, mal an à conforter l’idée selon laquelle le principe d’hybridité est partout à l’œuvre. Cette entreprise est d’autant plus facile avec Du Bois que celui-ci est connu pour avoir forgé le concept de « double conscience » ou de « double soi-même » pour traduire l’appartenance simultanée des Noirs américains à deux univers culturels (Du Bois, 1959, p. 19-20), ce qui rapproche effectivement de la notion d’« hybridité ». En revanche, l’exercice semble bien plus périlleux avec la ligne afrocentriste, que Gilroy ne parvient pas à intégrer dans son modèle, à moins de compromettre définitivement la cohérence de ce dernier. Comment, en effet, s’adresser à cette composante identitaire en recherche de pureté, d’origine authentique avec des concepts destinés à traduire l’ouverture, le métissage et l’interculturalité ? Le sociologue n’a d’issue que celle qui le fait opérer par « confusion » (Chivallon, 2002a). Assimilant le nationalisme à une théorie sociale, il n’a aucun mal à la reléguer au rang d’un système de représentations idéologiques historiquement daté. Mais en réfutant la théorie, il finit aussi par éliminer de l’univers diasporique l’idéologie elle-même et, ce faisant, ceux qui la produisent. Le modèle de l’hybridité en vient alors à créer deux mondes séparés : celui de la Black Atlantic alimenté par des « cultures diasporiques rhisomorphiques » et celui des nationalistes noirs, dont le projet se base sur une « définition étroitement ethnique de l’authenticité raciale » (Gilroy, 1993, p. 28). Le modèle se révèle alors bel et bien incapable de prendre en compte certaines composantes trop « dures », trop « ethnicistes », présentes au sein de la diaspora.
13Comme nous avions pu le noter dans l’introduction de cet ouvrage, le modèle de la diaspora hybride a eu un retentissement considérable, aidé – dans l’espace académique anglophone – par la vague postmoderne qui y trouve l’écho de ses préoccupations. Il entre en effet en adéquation parfaite avec une pensée qui se veut indéterminée et libérée de tout essentialisme. La diaspora noire en est ainsi venue à devenir emblématique de ces formes identitaires fluides et mobiles que les mouvances postmodernes se destinent à vanter. Stuart Hall (1994, p. 401) est sur ce point assez explicite quand il affirme :
L’Antillais est le prototype du « Nouveau Monde » nomade, moderne ou postmoderne. La présence au Nouveau Monde – Amérique, Terra Incognita – est en elle-même le commencement de la diaspora, de la diversité, de l’hybridité et de la différence, ce qui fait que les Antillais sont déjà un peuple de diaspora.
14On retrouve ce même élan vers le postulat d’une équivalence entre postmodernité et identité culturelle des Amériques noires dans le courant littéraire de la créolité qui rayonne aux Antilles françaises. Raphaël Confiant (1993, p. 266) est à ce propos plus explicite encore que Stuart Hall :
Le terme « créole » est donc éminemment moderne, et non passéiste et colonial comme d’aucuns pourraient le croire, et même post-moderne dans le sens où il signale l’émergence d’un nouveau modèle d’identité qu’on pourrait appeler « multiple » ou « mosaïque », en train de s’élaborer sous nos yeux, partout à travers le monde, notamment dans les mégalopoles occidentales. La créolisation a été en quelque sorte la préfiguration, au cours des trois derniers siècles, de ce phénomène irréversible.
15Peu encline à entrer dans des schémas théoriques classiques, la conception de l’hybridité abandonne les outils « hypothético-déductifs » de la théorie de la créolisation, tels ceux de Mintz et Price (1992) associés, comme le dit Scott (1997), à une « épistémologie de la vérification ». Elle en conserve cependant l’esprit en faisant du changement, de la mobilité, de l’échange l’armature de la construction de l’identité de la diaspora. Si elle se destine à cerner les contours d’une identité « mobile » et plus jamais essentialiste, cette conception se montre également sensible à la critique de la pensée moderne et rationalisante. On retrouve là la double exigence postmoderne dont il était question dans la partie introductive de cet ouvrage. La diaspora noire se trouve ainsi prise entre deux préoccupations intellectuelles : manifester les attributs de la fluidité et attester la pertinence de catégories de pensée déconstruites qui ne soient plus modernes, donc ni classificatoires, ni binaires, ni objectivistes, ni redevables à un quelconque procédé associé au couple empirie-théorie. Pour ces nouveaux théoriciens, l’exercice, on s’en doute, n’est pas facile, surtout qu’il reste soumis aux règles de l’énonciation dans un espace toujours dévolu à l’exercice de la pensée scientifique, fût-elle proclamée postmoderne. C’est là que s’exprime la seconde grande aporie de ce modèle de l’hybridité, quand on assiste à ce qui peut être assimilé à une « déconstruction par procuration » (Chivallon, 2002a). Face à la difficulté de raisonner autrement que par catégories de pensée qui, pour être intelligibles, sont décidément trop dépendantes d’oppositions signifiantes, il est tentant de projeter sur l’objet les caractéristiques d’une pensée fluide inaccessible. Pour qu’il soit acquis que le discours rompt véritablement avec l’orthodoxie scientifique moderne, il faut bien trouver quelque part les traces de cette déconstruction : où, sinon auprès de la diaspora qui, sous des atours baroques, mobiles, hybrides, polyphoniques vient en signifier l’accomplissement ? Déjà tronquée dans sa dimension nationaliste qu’il lui faut taire, la diaspora saisie à travers le modèle de l’hybridité se doit aussi d’affirmer (simuler ?) certains caractères correspondant aux critères d’acceptation du discours académique du moment.
La non-diaspora
16Ce « modèle » existe, pourrait-on dire, par défaut. Il résulte du non-usage du terme de diaspora pour qualifier l’expérience noire du Nouveau Monde. Ce n’est pas un hasard si cette absence du concept de diaspora est surtout manifeste dans l’espace académique de langue française. Encore aujourd’hui, il est rare d’y appréhender les Amériques noires à partir de cette notion. On retrouve bien cette dernière au détour de certains écrits, plutôt consacrés à l’émigration en France, comme ceux d’Anselin (1990). Mais, dans l’ensemble, l’usage reste parcimonieux, en rapport direct avec la conception de l’identité antillaise, telle qu’elle s’est forgée autour de la thèse de l’aliénation. Car comment concevoir une diaspora dont l’un des attributs tient à la production d’une conscience communautaire quand on considère que les ressorts de cette conscience ont été grippés, incapables de donner forme au corps collectif ? Jacques André (1983, p. 2033) exprime parfaitement ce hiatus lorsque, interprétant l’utilisation du terme dont il exagère visiblement la diffusion, il affirme :
Contre une réalité débridée et blessante s’opère un mouvement de reterritorialisation, de retour à une terre mythique et bienfaisante, plénitude du pays natal et abondance du sein maternel. Un signe : l’usage maintenant généralisé du mot « diaspora » pour désigner l’émigration antillaise en France ; magie du verbe transformant ces pays de « fuite et d’esquive » en terre promise.
17Ainsi, le concept de diaspora ne serait que le révélateur d’une quête identitaire forcément vaine et dérisoire de la part de ceux qui l’utilisent. En aucun cas, il ne peut résulter de la conformité de la situation antillaise à un tel modèle tant l’identité collective s’est trouvée malmenée.
18Bien que recourant au terme pour parler d’une « diaspora nègre », Édouard Glissant (1981, p. 28-32) fournit pourtant l’argumentation qui barre l’accès au concept de « diaspora » pour le peuple noir issu de la traite. Tout se passe comme si l’on pouvait faire usage du terme, mais sans oublier pour autant qu’il qualifie une expérience particulière qui ne correspond pas au cas des Noirs du Nouveau Monde et qui est celle « d’un peuple qui se continue ailleurs,qui maintient l’Être » (souligné par l’auteur). Ce maintien est possible quand la dispersion est un « déplacement » et que la population peut emporter avec elle ses modes d’existence matérielle et spirituelle. Mais quand la dispersion implique que le peuple transbordé « se change ailleurs en un autre peuple », l’idée de ce maintien n’a plus de consistance. « C’est ce qui différencie, outre la persécution d’une part et l’esclavage de l’autre, la Diaspora juive de la Traite des Nègres » (ibid., p. 29). Pour Glissant, il ne fait aucun doute que le peuple noir réduit en esclavage se distingue définitivement du peuple juif. Ce dernier atteste bien de ce « déplacement » qui rend possible la perpétuation collective : « La fuite des Juifs hors de la terre d’Égypte fut collective ; ils avaient maintenu leur judéité, ils ne s’étaient pas changés enautre chose » (ibid., p. 30). Le peuple déplacé collectivement, c’est aussi celui qui met en scène « une pulsion de Retour ». Annonçant la vision de l’identité que Glissant développera plus tard (filiation versus relation), cette pulsion est définie comme « l’obsession de l’Un […]. Revenir, c’est consacrer la permanence, la non-relation. Le Retour sera prôné par les sectateurs de l’Un » (ibid.). Pour les populations transbordées par la traite, il n’était pas possible de maintenir longtemps cette pulsion de retour. Le souvenir de la terre ancestrale s’estompant, il laissera place à cette prédisposition à la relation comme désacralisation de la culture du Un ou encore comme remise en cause de « toute ambition d’un universel généralisant » (ibid., p. 28).
19Fidèle cependant à la thèse de l’aliénation au moment où il formule ces remarques relatives à la diaspora, Édouard Glissant affirme que ce peuple transbordé, une fois parvenu dans « le lieu de son arrivage », ne trouve pas les conditions qui favoriseraient « l’invention ». Il entre de ce fait « pour un temps plus ou moins long dans le marasme souvent imperceptible de l’irresponsabilité globale » (ibid., p. 29). Ce modèle se décline cependant selon les lieux « de l’arrivage », les Antilles francophones apparaissant « plus que partout ailleurs dans la diaspora nègre » comme le lieu où l’invention et l’adoption de nouvelles techniques ont été le plus compromises. La « technique » est ici ce qui permet au peuple une maîtrise de son devenir, « au sens de la médiation concertée d’une collectivité à son entour » (ibid.). Avec cette vision d’un peuple diminué dans sa capacité à user du « support technique », il ne fait plus de doute que c’est une interprétation de la culture fondée au cœur de l’univers esclavagiste en tant que culture privée de ressorts communautaires qui est à nouveau convoquée et vient empêcher de théoriser l’expérience noire des Amériques sous le vocable de diaspora, même si le propos se polarise sur la Martinique comme cas le plus extrême de déresponsabilisation générale. D’un autre côté, l’inadéquation de la notion vient aussi prouver le caractère aliéné de cette culture. Et aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce détour par le concept de diaspora apparaît comme une nécessité pour fonder toute la cohérence de la thèse de l’aliénation. La proposition selon laquelle « l’Être » communautaire n’a pas été en mesure de se maintenir n’est possible que parce qu’il est déclaré en même temps que ce peuple n’est pas une diaspora. Dans ce cas, il s’agit bien d’ériger la diaspora en antithèse de l’univers culturel des esclaves et de leurs descendants, de montrer à travers la vérité-positivité de l’une la fausseté-négativité de l’autre et, ce faisant, de considérer ce peuple comme une non-diaspora.
20Cette approche rejaillit de toute évidence sur les recherches françaises conduites dans le domaine des diasporas. À part Chaliand et Rageau (1982), qui feront entrer la « diaspora noire » dans leur Atlas, les populations noires des Amériques n’ont pas accès au cercle des modèles archétypaux qui restent principalement redevables aux exemples juifs, arméniens, grecs ou encore chinois. Au Royaume-Uni, au contraire, il faut rappeler qu’elle compte au rang des « grandes », aux côtés de la juive et de l’arménienne (Cohen, 1997). Si, en France, un spécialiste des diasporas comme Alain Médam (1993, p. 60) est parvenu à la conceptualiser comme telle, c’est cependant pour la classer à la périphérie des diasporas confirmées en raison de son caractère « amorphe », « anomique », « dépourvu de capacités d’action » … Traces des influences de la thèse francophone de l’aliénation ? Il n’y a guère de doute, comme d’ailleurs il n’y en a pas pour affirmer, au vu de ces commentaires, combien l’usage d’un concept se montre variable selon les contextes de son énonciation. Il est difficile sur ce point d’ignorer les enseignements d’une comparaison entre les approches de Stuart Hall (1994) et d’Alain Médam (1993). Quand le premier considère le peuple juif comme l’incarnation d’une identité diasporique ancienne, crispée sur l’idéal de retour, pour faire ressortir les qualités d’ouverture du peuple afro-antillais, le second utilise la diaspora caribéenne comme preuve manifeste d’une fragilité communautaire qui n’en révèle que mieux la performance du peuple juif quant à la préservation de son identité. Dans les deux cas, il s’agit d’opposer, de hiérarchiser et surtout de doter de valeur l’une de ces expériences au détriment de l’autre, comme si l’usage d’un concept ne pouvait s’extraire d’un réseau d’intentions et se passer d’opérations discriminantes qui répercutent ou confortent les limites que se donnent les groupes sociaux pour se penser différents et singuliers.
21Le fait que soit si souvent convoqué l’exemple juif pour penser l’expérience noire du Nouveau Monde (par exemple chez Glissant, Gilroy, Clifford, Hall) – l’inverse étant aussi vrai (par exemple, chez Médam) – incite à tenir une telle démarche pour révélatrice d’un effet miroir recherché, dont on pressent assez unanimement qu’il a quelque chose à révéler. Le reflet est pourtant loin d’être identique selon le regard qui le déchiffre : similarité dans l’expérience de la terreur pour Gilroy (1993), ce qui explique aussi l’appartenance de la diaspora noire au groupe des « diasporas victimes », selon la typologie de Cohen (1997) ; dissimilarité pour Glissant (1981) ; légitimité de la désignation diasporique pour le peuple noir et non pour le peuple juif chez Hall (1994) et inversement chez Médam (1993). Au vu de ces tentatives, et malgré l’éparpillement de l’analyse auquel elles conduisent, il est permis cependant de penser qu’un tel rapprochement a certainement quelque chose à enseigner sur l’expérience de la dispersion des peuples dont la trajectoire se fonde à partir d’un traumatisme originel.
Vers une autre voie de compréhension
22De la non-diaspora à la diaspora classique, on le voit, il ne semble guère aisé de s’y retrouver pour comprendre et qualifier l’expérience noire du Nouveau Monde. Les écrits actuels semblent répercuter ces hésitations. Si certains comme Lemelle et Kelley (1994, p. 7-9) se positionnent plutôt en faveur du modèle de Gilroy, ils le font pourtant au travers de la composante nationaliste dont il n’est pas toujours facile de voir en quoi elle correspond exactement à ce modèle, même quand elle est appréhendée au travers de la notion de « communauté imaginée ». D’autres – fustigeant les vues de Gilroy pour « son dédain postmoderne de l’idée de nation » et sa « phobie obsessionnelle contre toutes formes d’essentialisme » – finissent par trouver la question de l’adéquation conceptuelle quasi insoluble, « une vue unidirectionnelle du concept de diaspora » se révélant impossible (Okpehwho, 1999, p. XXII-XXIII). Il n’est pas jusqu’à Robin Cohen (1997) qui ne finisse par confondre les modèles. Voulant trouver des « marqueurs empiriques » aux versions intellectuelles trop sophistiquées de Gilroy ou de Hall, il le fait au travers des caractères apparentés au modèle classique. Le type de « diaspora culturelle » qu’il élabore par référence « aux vues postmodernes » finit par évoquer la traditionnelle communauté, comme si l’auteur n’avait pas compris le rejet d’une telle configuration chez ceux qu’il nomme les postmodernes. Ce faisant, Robin Cohen en vient aussi à confondre, comme nous l’avons vu, les strates de la diaspora et à considérer comme constitutive et basique du fait diasporique la plus récente, celle issue des migrations contemporaines.
23De quoi s’y perdre… De quoi aussi y puiser une immense motivation de recherche, aussi exigeante vis-à-vis des catégories qu’elle utilise que de l’histoire qui en justifie l’usage. Il n’est pas toujours aisé d’opérer ce va-et-vient entre modèle et conditions de production de ce modèle, de se livrer en fait à une démarche réflexive au cours de l’exposé d’une interprétation. Ici, comme auparavant d’ailleurs (Chivallon 1998, p. 29), il est attendu de la critique qu’elle dévoile les intentions que le chercheur lui-même ne distingue pas toujours et qui contribuent pourtant à produire les termes de son interprétation tout en garantissant à celle-ci, au travers de cette fragilité constitutive que la science souvent refuse, un caractère relatif qu’il est bon de revendiquer contre la prétention de « vérité ». Car il faut bien parvenir, à ce stade, à prendre position, à retenir une interprétation plutôt qu’une autre, à moins qu’une « quatrième voie », distincte de ces trois thèses sur l’univers culturel du Nouveau Monde et les modèles de diaspora qui lui sont liés, ne s’impose. C’est vers l’exposé de cette autre interprétation que nous allons maintenant nous acheminer, sachant qu’elle requiert elle aussi l’examen de sa propre réalité.
24La voie qui semble se préciser est celle que nous avons entraperçue à la fin du chapitre précédent, quand, avec Roger Bastide (1967, p. 43), il était question de regretter que l’interprétation ne vienne pas « se mouler sur la diversité de faits ». Tour à tour, nous avons examiné des phénomènes sociaux (l’institution familiale) et des modèles pour les interpréter (ceux rattachés à la « culture » et à la « diaspora »). Si nous avons pu suggérer l’existence d’un « objet à géométrie variable », tant il se prête à l’application d’interprétations fort divergentes, il est possible d’en dire tout autant des concepts et de les considérer eux aussi comme soumis à une grande variabilité en fonction de la sélection de faits qu’ils se destinent à épouser et nommer. L’adéquation recherchée, c’est-à-dire celle qui semblerait la plus « juste », ne devrait-elle pas être capable de dire la diversité sans la réduire ou sans l’amputer, à commencer même par la prise en compte de la diversité conceptuelle qui vient d’être décrite ?
25En d’autres mots, ce n’est pas un hasard si nous nous trouvons confrontés à des thèses aussi divergentes. Celles-ci répercutent ce qui est déjà à l’œuvre dans le monde social qu’elles ambitionnent de théoriser, à savoir l’existence d’une communauté liée par une expérience historique singulière, mais jamais réductible à la formulation d’un projet collectif « central », donné comme élément fédérateur dans la construction communautaire. À la différence d’autres peuples diasporiques, et du peuple juif en particulier, les populations noires des Amériques déploient plusieurs registres identitaires dont aucun ne parvient en définitive à s’imposer sur les autres pour traduire les termes de l’appartenance communautaire. C’est ce qui incite à reconnaître dans la diversité des interprétations en présence l’écho de cette singularité quand le discours scientifique lui-même véhicule une manière de sélectionner, dans la réalité sociale, l’une ou l’autre des diverses orientations du collectif. On peut aussi tenir ce discours scientifique comme le lieu de formation de ces mêmes projets, ce qui apparaît assez nettement dans le recours au modèle de la « continuité africaine » (retour à l’Afrique) et même de l’« hybridité » lorsque celui-ci s’édifie contre le projet nationaliste d’une revendication de l’origine africaine. Quant à la thèse de l’aliénation, elle se consacre tout entière à la dénonciation de l’oppression coloniale pour laquelle aucun compromis n’est possible, surtout pas celui de reconnaître une identité façonnée dans une projection positive vis-à-vis de l’Afrique.
26Quelle interprétation pourrait alors convenir pour traduire avec le plus de justesse possible cette diversité ? Il ne peut s’agir de réfuter les trois lignes fortes qui ont été exposées, mais de faire émerger un autre modèle, ou plutôt un autre énoncé, capable de tenir ensemble les trois options communautaires que révèlent les thèses en présence. Le modèle de la « diaspora classique » ne convient pas à lui seul, car il contrevient à l’identification du projet de ceux qui valorisent les valeurs du métissage culturel, comme il échoue plus généralement à reconnaître que l’Afrique n’est pas unanimement ressentie comme terre d’origine. Le modèle de l’hybridité, bien que sensible à l’idée de multiplicité, ne s’élabore qu’en excluant la réalité des projets nationalistes à l’œuvre dans le monde noir. Son entreprise, vouée à réfuter un essentialisme, celui de l’unité intrinsèque, finit par en créer un autre, celui du « tout mobile » qui refuse d’envisager l’existence de segments communautaires élaborés dans le désir ou la logique de la continuité. Enfin, la « non-diaspora » ne conçoit que du vide – celui que seule exprime l’absence d’Une communauté aux contours clairement identifiables – alors que ce « vide » est précisément rempli par le « multiple » en lieu et place du « un ».
27Pour dépasser les apories de ces trois thèses, sans pour autant les réfuter, la voie qui est envisagée propose de prendre acte de cette configuration intellectuelle qui – à elle seule – porte déjà la trace d’une diversité imparable. Elle continue de se réclamer du concept de « diaspora », car il ne peut être question de perdre de vue le phénomène de dispersion forcée et la communalité qui s’en dégage au travers d’une manière particulière de fabriquer le lien social. La conclusion de cet ouvrage sera destinée à justifier plus longuement ce choix conceptuel. Pour l’instant, il faut se consacrer à la question de la « communauté », de l’« identité », pour comprendre les constructions sociales très spécifiques qui se déploient dans l’univers culturel noir des Amériques. Comme nous venons de l’entrevoir, ces constructions paraissent effectivement différentes de celles en usage pour décrire les diasporas classiques : la communauté échappe ici aux formes de l’ordre et à la propension qu’ont les identités sociales de se structurer à partir d’un registre qui forme le « noyau » commun, le centre dispensateur des valeurs minimales d’appartenance. Pour les cultures noires du Nouveau Monde – c’est du moins ce que les exemples tirés de la Caraïbe finiront par exprimer –, il pourrait être rapidement dit qu’il y a toujours plusieurs centres, plusieurs noyaux opérant simultanément, en diverses instances. Certaines de ces instances, mais pas toutes, peuvent être retenues comme des marqueurs empiriques de l’expérience diasporique classique, c’est-à-dire marquée par une identité de la longue durée ou par la revendication d’une telle identité. Mais à ces lieux de production d’une identité du « un » (reconnaissable par sa volonté de continuité généalogique depuis l’Afrique) s’adjoignent d’autres lieux qui rendent difficilement attribuable à telle ou telle orientation collective la spécificité culturelle de la diaspora noire, si ce n’est sous les contours de cette diversité même.
28Pour désigner ce construit, que l’on propose de tenir pour spécifique des populations issues de la traite transatlantique, le terme de « communauté a-centrée » est proposé. Il semble, au moins à ce stade de la réflexion, être en mesure de faire ressortir cette alliance antinomique entre, d’un côté, l’idée d’une absence de centre répercutée en une démultiplication collective et, de l’autre, le fait que, malgré tout, nous soyons en présence d’un « tout », à savoir une disposition collective à produire une telle formation culturelle démultipliée. Les chapitres qui suivent se consacrent à décrire les expressions de cette « communauté a-centrée » comme à en dégager les significations en rapport avec l’expérience de la traite, de l’esclavage et de la « racialisation » des rapports sociaux qui en forment le soubassement.
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La diaspora noire des Amériques
Expériences et théories à partir de la Caraïbe
Christine Chivallon
2004
La brousse et le berger
Une approche interdisciplinaire de l’embroussaillement des parcours
Marianne Cohen (dir.)
2003
Les territoires de la mobilité
Migration et communautés transnationales entre le Mexique et les États-Unis
Laurent Faret
2003
Histoire et devenir des paysages en Himalaya
Représentations des milieux et gestion des ressources au Népal et au Ladakh
Joëlle Smadja (dir.)
2003