Introduction à la deuxième partie
p. 111-114
Texte intégral
1Cette partie nous conduit maintenant à explorer le « versant théorique » de la diaspora noire. Parler de diaspora, nous l’avons vu, c’est immanquablement parler de « communauté », « d’identité », ou encore plus simplement de « culture » comme marqueur spécifique d’un groupe, marqueur que celui-ci est appelé à maintenir par-delà la dispersion dans le cas des peuples diasporiques. Tout se complique ici. Car, cette question de la qualification des cultures noires des Amériques, qui ne cesse de hanter la recherche en sciences sociales, apparaît incertaine, tiraillée entre des perspectives très divergentes. Quelle est la teneur de cet univers culturel ? Sommes-nous en présence de cultures héritées de l’Afrique ? Est-il question de nouvelles cultures « afro-américaines » ? Ou bien l’esclavage a-t-il compromis les chances de toute édification nouvelle ? Les alternatives contenues dans la formulation de ces questions nous renseignent à elles seules sur la diversité des interprétations données aux formes culturelles de la diaspora noire. Car, aussi antithétiques qu’elles soient, toutes les réponses possibles à ces interrogations vont recevoir un assentiment. On peut d’ailleurs se demander jusqu’à quel point cet univers culturel n’est pas le seul à pouvoir faire l’objet, pour les sciences sociales, d’interprétations aussi divergentes et contradictoires.
2Avant de poursuivre ce propos, une précision loin d’être anodine s’impose. Elle s’adresse au terme de « culture » pour lequel un soin particulier a été apporté au cours de la rédaction de cet ouvrage afin de ne pas en user et en abuser au singulier. Réduire le monde noir des Amériques à une « culture » pourrait effectivement apparaître rédhibitoire au regard des prudences élémentaires de mise dans les sciences sociales. Le pluriel s’impose de toute évidence pour suggérer la diversité culturelle composée au sein de l’aire des Amériques de plantation, comme il s’impose partout ailleurs pour rendre aux formes culturelles leur caractère situé, soumis au jeu social, et les envisager dès lors dans leur grande variabilité, à l’écart de cadres fixistes pourvoyeurs d’identités stables. Cependant, il ne peut être question d’ignorer que le débat anthropologique dans la Caraïbe, et plus largement dans les Amériques noires, s’appuie fortement sur la catégorie générale de la « culture » pour chercher à théoriser ce qui pourrait être la singularité de l’ensemble de cette « aire culturelle », singularité qui transcenderait la diversité ou qui serait capable de la répercuter. Il y a donc tout lieu de distinguer la « culture », comme catégorie d’analyse destinée à théoriser sur cet ensemble, des « cultures », manifestations vivantes et descriptibles, où l’on retrouverait les principes organisateurs qu’ont voulu déceler les théoriciens. La meilleure illustration de cette distinction est fournie par le célèbre ouvrage de Mintz et Price ([1976], 1992) dont le titre répercute sans ambiguïté le recours au singulier (The Birth of African-American Culture – « La naissance de la culture africaine-américaine ») pour indiquer une généralité alors que leurs auteurs, comme nous le verrons, abordent celle-ci sous l’angle d’une dynamique culturelle de créativité partout à l’œuvre.
3D’une certaine manière, on retrouve ici l’écho du débat à la base de cet ouvrage et qui tient à l’interrogation suscitée par l’usage du terme de diaspora, lequel suppose l’identification d’une singularité dans la diversité d’un vaste ensemble culturel. Un auteur tel que Gilroy (1993, p. 36) ramène d’ailleurs le singulier de « la diaspora » au singulier d’une culture très spécifique, à savoir « une contre-culture de la modernité », généralité qui vaudrait pour tous ceux qui ont en commun l’héritage transatlantique et que Gilroy englobe sous le terme de « Black Atlantic ». Cette interrogation sur le « singulier » pour nommer la diversité n’est pourtant pas exactement celle qui nourrit les interprétations anthropologiques sur l’univers des Amériques noires conduites à partir de la catégorie conceptuelle « culture » (et non pas « diaspora »), ces dernières ayant plutôt pour questionnement la possibilité de l’existence d’une culture autonome, l’origine de celle-ci et de sa perpétuation au sein d’un environnement particulièrement contraignant. Cette précision apportée, on comprendra quelle acception il est utile de donner à un usage au singulier du terme « culture » quand celui-ci se trouve répercuter la vocation généralisante de propositions théoriques formulées par certains auteurs sur l’univers culturel noir des Amériques.
4C’est très justement que Catherine Benoît (2000, p. 25) discerne trois principales thèses qui s’attachent à définir les cultures afro-américaines, catégorisation qui sera reprise dans l’exposé qui suit. À elles trois, ces thèses embrassent le champ de toutes les possibilités : soit que ces cultures sont un héritage de l’Afrique (thèse de la continuité) ; soit qu’elles résultent de processus de changements et de créations nouvelles (thèse de la créolisation) ; soit qu’elles se révèlent incomplètes, fragmentées et inachevées (thèse de l’aliénation). Dire que ces thèses se succèdent au rythme des évolutions de la théorie anthropologique sur la culture n’est juste que partiellement. N’importe laquelle de ces interprétations dans ses expressions plus ou moins nuancées semble plutôt apte à transcender les différents courants théoriques, qu’ils soient appelés « fonctionnaliste », « marxiste », « structuraliste », « constructiviste » … ce qui explique qu’encore aujourd’hui ces trois thèses soient d’actualité. Certes, celle sur l’aliénation est un peu en perte de vitesse et se formule avec plus de nuances, « retour du Sujet » et rejet des déterminismes obligent. Mais celles sur la créolisation et la prédominance africaine offrent une grande vitalité au travers des controverses actuelles qui prolongent l’actualité de débats anciens. Nous verrons au cours de ce chapitre combien la thématique de l’origine va être, sous une forme ou sous une autre, le centre des interrogations. Dans l’essai récent qu’ils ont consacré à la diaspora noire, Patterson et Kelley (2000, p. 15) résument ainsi la question « fondamentale » (et « encore irrésolue ») qui se pose toujours à la recherche : « Jusqu’à quel point le peuple noir du Nouveau Monde est-il “africain” et qu’est-ce que cela signifie ? »
5Si la qualification des cultures noires opère par-delà les clivages purement théoriques, elle se montre en revanche éminemment sensible aux enjeux idéologiques que traduit l’adoption de telle ou telle interprétation. Affirmer la « centralisé » de l’héritage africain dans l’univers noir du Nouveau Monde n’a pas, en effet, les mêmes retentissements politiques que reconnaître l’assimilation de certaines valeurs et traits occidentaux. Dans un cas, c’est mettre en valeur la force de résistance à l’oppresseur et la préservation d’une identité souveraine capable de légitimer la revendication d’une destinée séparée de celle du monde occidental. Cette revendication peut prendre des tournures radicales dans les discours nationalistes noirs. À cette occasion, il est possible que l’argument culturel relatif à la transmission se double de celui attaché à la race, « être de race noire » étant vu comme le corollaire indispensable à l’existence d’un tel patrimoine culturel. Dans le cas de la reconnaissance d’un processus de changement culturel, c’est laisser libre cours à l’idée d’une fusion avec le monde occidental. La posture politique n’est plus la même et supporte l’acceptation de l’univers culturel européen comme partie intégrante de son propre héritage. On mesure alors le dilemme contenu dans la démarche qui consiste à définir les cultures afro-américaines, quand reconnaître la part de l’Autre en soi fait courir le risque de ne plus pouvoir désigner cet Autre comme ayant, au cours de l’histoire, pris part à l’oppression envers soi. À l’opposé, insister sur la continuité avec l’Afrique, c’est aussi s’exposer à minimiser l’ampleur de la contrainte esclavagiste : comment un système aussi oppressif aurait-il pu permettre de conserver intactes des pratiques sociales ? Il s’agit là de questions cruciales qui, sans forcément commander la teneur de tous les écrits en sciences sociales, finissent néanmoins par hanter la recherche sur la diaspora noire.
6Dans cette partie, il sera d’abord question d’examiner tour à tour les trois thèses disponibles pour penser les cultures noires des Amériques. Une deuxième étape sera consacrée à montrer comment, au travers d’un objet d’étude précis – la famille antillaise –, parviennent à être formulées trois interprétations distinctes et antithétiques : l’objet est-il à « géométrie variable » et les concepts sont-ils « élastiques » ? La dernière étape sera précisément l’occasion de mettre en rapport ces trois théories avec le concept de diaspora. Nous verrons alors comment elles donnent lieu à trois conceptualisations distinctes du phénomène de dispersion, ceci avant de nous engager dans l’exposé du point de vue que cet ouvrage propose et défend.
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