Chapitre III. La deuxième strate de la diaspora
Migrations contemporaines et réactualisation de rapports anciens
p. 95-109
Texte intégral
1Les perspectives économiques de plus en plus maigres pour les masses rurales et urbaines de la Caraïbe expliquent pour une large part la migration qui s’accomplit vers les pays du Nord au cours de la deuxième moitié du xxe siècle. États-Unis, Canada, France, Royaume-Uni constituent les destinations principales de ces mouvements de population contemporains. Ces migrations forment la deuxième strate de la diaspora et non pas la diaspora elle-même. Le terme de « diaspora caribéenne », comme nous l’avions vu en introduction, recouvre en fait des réalités assez distinctes selon les auteurs qui recourent à une telle désignation. Chez Stuart Hall (1994), il s’agit encore du peuplement depuis l’Afrique dans le Nouveau Monde et dans les Antilles en particulier. En revanche, chez Robin Cohen (1997) – qui s’essaye pourtant, comme nous le verrons mieux plus loin, à trouver les prolongements empiriques du modèle de Hall –, il est essentiellement question de la dispersion contemporaine depuis les territoires d’origine que seraient les Antilles. L’auteur ne cache cependant pas son embarras à considérer cette diaspora « caribéenne » depuis une origine qui paraît en définitive assez contestable, puisque formant le point d’arrivée d’une migration (d’une dispersion) plus ancienne depuis l’Afrique. On peut dès lors se demander pourquoi un spécialiste tel que Robin Cohen ne s’en est pas tenu strictement à cette superposition d’expériences migratoires depuis le transbordement occasionné par la traite transatlantique. La perspective adoptée ici consiste non pas à ne retenir que les déplacements les plus récents, mais à considérer ces différents épisodes migratoires comme appartenant à l’ensemble du phénomène de dispersion des populations noires des Amériques depuis son origine incluant le « passage du milieu ».
Une migration ancienne devenue massive au xxe siècle
2L’expérience migratoire depuis les territoires insulaires de la Caraïbe ne débute pas avec les récents mouvements de la seconde moitié du xxe siècle. Comme l’affirme Mary Chamberlain (1998, p. 4-5), elle est partie intégrante de la « culture antillaise », déjà présente à son commencement, et poursuivie tout au long des cinq siècles qui la séparent des débuts de la traite transatlantique, au point d’envisager cette culture comme déjà « globale », ne cessant « d’adapter, d’incorporer et de transformer le local avec le global ». Nous l’avions vu plus haut, le trafic esclavagiste occasionne des transferts entre les îles, motivés notamment par l’arrêt de la traite. Après les abolitions, les besoins en main-d’œuvre suscitent d’autres flux plus ou moins réguliers, tels ceux assez remarquables qui s’effectuent entre 1838 et 1920 vers Trinidad et la Guyane britannique où les terres disponibles réclament des travailleurs agricoles venus d’Antigua, de Saint-Kits, de Montserrat puis de la Barbade. La construction du canal de Panama constitue également un autre des points forts de cette histoire migratoire dans la Caraïbe. À partir de 1904, quand les Américains en prennent la direction, le chantier provoque pendant une dizaine d’années la venue de milliers d’Antillais : 90 000 depuis la Jamaïque, 20 000 depuis la Barbade, 5 500 depuis la Martinique. La plupart d’entre eux retourneront dans les îles d’origine, confirmant par là l’existence d’un profil migratoire multiforme, saisonnier, temporaire ou définitif, exprimé à bien d’autres reprises (exploitation de l’or en Guyane ou du pétrole au Venezuela). Cette aptitude à la mobilité resurgit aussi au travers des mouvements inter-îles déclenchés au rythme des récoltes agricoles, celle de la canne en particulier. Cuba accueille ainsi au cours des années 1910-1920 des milliers de travailleurs saisonniers venus d’Haïti, de la Jamaïque et de Porto Rico, effectuant ce qui fut baptisé « la migration des hirondelles » (Domenach et Picouet, 1992, p. 25).
3Ancienne donc, l’expérience migratoire devient massive au cours du xxe siècle quand elle participe à la formation d’une véritable deuxième strate de la diaspora. La venue des Antillais en France autorise à parler d’une « troisième île » (Anselin, 1990), tant l’effectif des migrants équivaut aujourd’hui au peuplement de l’un ou de l’autre des départements antillais, Guadeloupe ou Martinique. Cet effectif est néanmoins difficile à connaître avec exactitude au travers des outils de recensement français du fait de l’absence de distinction entre le statut de migrant et celui de la population d’accueil. L’éloignement générationnel par rapport à la catégorie « né aux Antilles » qui permettait jusqu’alors de repérer les migrants compromet également une approche sérieuse. Et si l’on estime en 1990 à 330 168 individus la population originaire des Antilles en France, cet effectif est assurément bien en deçà de la réalité puisqu’il ne prend pas en compte les nouveaux foyers fondés par ceux nés en France. Dans tous les cas, il ne fait aucun doute qu’au moins un Martiniquais ou un Guadeloupéen sur trois résidait en France en 1990 (Picouet et Domenach, 1992, p. 184-89).
4La migration jamaïcaine produit des effets aussi spectaculaires. Le nombre de ceux répartis à travers les pays du Nord équivaudrait aujourd’hui à l’effectif de la population insulaire, 2 millions d’habitants environ. Elle a un caractère bien plus dispersé que pour les originaires des Antilles françaises. Les destinations principales sont les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni. Difficile à estimer avec justesse, la répartition des migrants jamaïcains laisse penser que le plus gros effectif se trouve aux États-Unis (Grosfoguel, 1997), avec une communauté d’au moins 650 000 individus, suivi de celui présent au Royaume-Uni (325 000). Mais ces chiffres ne représentent que des valeurs minimales au regard de l’obstacle que constitue l’évaluation précise des descendances, voire aussi des situations illégales.
5Les Jamaïcains dominent largement la présence antillaise au Royaume-Uni et dans le Canada anglophone (dans l’Ontario). Les Haïtiens sont aussi nombreux qu’eux aux États-Unis (autour de 650 000) et forment le groupe majoritaire originaire des Antilles dans le Canada francophone (Richmond, 1987). À cette migration dite « afro-caribéenne » s’ajoute celle dénommée « hispanique », en provenance de Cuba et de Porto Rico. C’est aux États-Unis qu’elle est le plus considérable. Les Cubains y sont plus d’un million, fort présents à Miami où près de la moitié de la ville est peuplée par eux, formant une « cuban-american world city » (Foner, 1998, p. 57). Les Portoricains sont 2 millions aux États-Unis, dont un tiers à New York, mais leur installation, qui rencontre les mêmes procédures de ghettoïsation que pour les autres minorités, reste cependant distincte de celle des Afro-Caribéens, ce que traduit le fameux quartier Spanish Harlem ou El Barrio à New York (Grosfoguel, 1997 ; Allen et Turner, 1988). Ces établissements remarquables dans les pays du Nord répercutent la suprématie démographique des Grandes Antilles (Haïti, Cuba, Porto Rico et Jamaïque). Celle-ci ne doit cependant pas faire oublier les migrations depuis le chapelet d’îles des Petites Antilles. Les migrants de la Barbade, de Sainte-Lucie, de Trinidad, de Saint-Kits, d’Antigua, de Saint-Vincent… contribuent aussi à ce phénomène de deuxième dispersion. Toutes origines insulaires confondues, on parvient ainsi en 1991 à un total de l’ordre de 500 000 Antillais au Royaume-Uni, la seconde « minorité ethnique » (17 %) après les originaires de l’Asie (Indiens, Pakistanais, Bangladeshi : 49 %) – Modood et alii, 1997, p. 13. Au Canada, cette même population était estimée à 211 000 individus en 1981 (Richmond, 1987). Enfin, pour tenter d’être complet sur ce panorama, il faut mentionner les mouvements depuis les trois Guyanes continentales, en particulier vers les anciennes métropoles coloniales (France, Angleterre et Pays-Bas). Les Surinamiens sont actuellement plus de 200 000 aux Pays-Bas où ils forment la minorité ethnique la plus importante (Lutz, 1998, p. 97).
Des situations migratoires contrastées
6L’installation des originaires des Antilles en Europe et en Amérique du Nord s’accomplit par vagues successives régulées par les législations en cours dans les pays d’accueil. La migration depuis les Antilles anglophones (majoritairement jamaïcaine) épouse parfaitement les dispositifs migratoires américain et britannique. Elle débute très tôt au début du xxe siècle vers les États-Unis pour culminer autour de 12 000 entrées par an au début des années 1920. Ralentie par les restrictions de 1924, puis quasi stoppée par le « McCarran-Walter Act » de 1952 qui fournit un quota de 800 entrées par an pour les possessions coloniales britanniques, elle s’oriente alors vers le Royaume-Uni où elle atteint son pic l’année 1961 avec 66 000 entrées. On est à la veille des mesures prises par le gouvernement britannique : le « Commonwealth Immigration Act » de 1962 soumet désormais l’entrée des « sujets de la Couronne britannique » à de sévères conditions, jouant sur la distinction entre British subject (citoyen « non national ») et British citizen (citoyen « national »), le premier n’ayant pas les mêmes droits d’entrer sur le sol britannique que le second, même si l’un et l’autre bénéficient des mêmes droits civiques une fois entrés sur ce même sol. La suppression aux États-Unis du système de quotas par pays à partir de 1965 (« Hart-Cellar Immigration Act ») réoriente à nouveau la migration vers l’Amérique pour former une vague continue. Au début des années 1980, on estimait à 50 000 le nombre d’Antillais anglophones entrant annuellement aux États-Unis, la moitié d’entre eux s’installant à New York (Kasinitz, 1992, p. 27). Pour les seuls Jamaïcains, il s’agirait d’un effectif de l’ordre de 400 000 entrées entre 1966 et 1992 (Foner, 1998, p. 53).
7En France, la migration antillaise a été organisée par l’État au travers d’un outil spécifique, le BUMIDOM (Bureau pour les migrations intéressant les départements d’Outre-mer). Créé en 1963, ce bureau a pour mission de sélectionner les candidats à la migration, de les former et les placer professionnellement ou encore de faciliter leur installation (Condon et Ogden, 1991). Véritable outil institutionnel de régulation de la migration, ce bureau émane de la volonté politique qui accompagne le processus de départementalisation aux Antilles. Le « développement » des îles se doit d’en passer par l’absorption de son formidable excédent démographique, d’autant qu’une insuffisance de main-d’œuvre en France peut le résorber. Obsolète, le BUMIDOM est supprimé en 1982, laissant place à un dispositif bien moins systématique dans ses intentions avec la création de l’ANT (Agence nationale pour l’insertion et la promotion des travailleurs d’outre-mer). Ce changement institutionnel traduit les conditions nouvelles du marché de l’emploi, mais aussi l’émergence de la question antillaise au regard de son traitement dans l’espace français avec une volonté d’« insertion » de ceux qui ont déjà migré. Une question où accès à l’égalité et reconnaissance des différences ont du mal à composer au sein d’un dispositif républicain (Domenach et Picouet, 1992, p. 98).
8Aux États-Unis, la succession de deux vagues migratoires séparées par une période de ralentissement a donné lieu à deux profils de migrants bien distincts au regard des stratégies communautaires développées (Kasinitz, 1992). Le premier, au début du xxe siècle, tend plus à affirmer dans l’espace public une « identité noire ». Installés dans les ghettos où vivent les Noirs natifs, les migrants se montrent solidaires de la question noire au point que l’activisme politique de cette période repose pour une grande part sur l’influence de nombreux Antillais. C’est à New York, ville par excellence de la migration antillaise, que se produit cette convergence dans le contexte de la « Harlem Renaissance » où le Jamaïcain Marcus Garvey va développer au cours des années 1920 l’un des plus grands mouvements politiques noirs : l’UNIA (Universal Negro Improvement Association). L’historien Winston James (1998) a montré combien d’autres activistes politiques antillais (Harrison, McKay, Briggs…) ont contribué à la radicalisation grandissante de la revendication noire aux États-Unis. Certes, la fusion est loin d’être totale entre les deux groupes, comme le montre Watkins-Owens (1996) dans son étude consacrée aux relations entre les migrants antillais et les Noirs américains à Harlem entre 1900 et 1930. Des dissensions sévères opposent même les deux communautés, notamment en raison du relatif succès économique des Antillais. Le radicalisme de Garvey fait également naître des réactions promptes à jouer des arguments « nationaux » de la part des Noirs natifs contre « le migrant » ou « l’étranger ». L’expérience antillaise confrontée à une forme nouvelle de racisme – celle de la ségrégation, des lynchages, de la situation minoritaire – met cependant en marche une conscience politique vive et agissante, surprenant même les Noirs américains. Les relations entre les deux communautés sont donc « ambivalentes », faites d’une certaine rivalité que provoque la réussite des uns par rapport aux autres et de solidarité issue de la confrontation commune au racisme, les Antillais formant dès lors « une part intégrale de l’identité de la communauté de Harlem en tant que communauté raciale » (ibid., p. 172). Le deuxième profil qui émerge à la fin des années 1960 montre un souci bien plus prononcé de conserver une identité antillaise dans l’espace public au travers, notamment, d’un développement associatif assez remarquable. La localisation de la deuxième grande vague de migrants a d’ailleurs changé. À New York, elle se déplace depuis Harlem jusqu’à Brooklyn, formant dans la zone de Crow Heights et Flatbush un quartier véritablement antillais. Autant l’évolution des droits civiques américains que l’indépendance acquise dans les îles peuvent expliquer ce changement de vues entre les générations, marqué par une différenciation plus nette entre les communautés noires.
9Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le phénomène de ghettoïsation de la minorité noire, déjà en place au moment de l’arrivée des migrants antillais aux États-Unis, vient expliquer le relatif succès de l’insertion économique de ces derniers. La première génération d’Antillais s’affirme en effet comme celle du « génie des affaires ». Elle est surreprésentée dans les professions du commerce indépendant par rapport aux Noirs natifs. Le financement des affaires s’opère par le biais de systèmes originaux basés sur une épargne collective informelle dont les fonds sont attribués alternativement aux souscripteurs. D’où la naissance du mythe du black Jew (« Juif Noir ») accolé aux Antillais, et aux Jamaïcains en particulier, développant dans Harlem un esprit d’entreprise qui pose les bases d’une réputation de minorité ethnique dynamique au sein de la société américaine qui se prolongera par la suite. Cette génération, il est vrai, a un profil bien particulier qui tient à son origine sociale et à son niveau d’éducation qui l’a fait être dans une position plus avantageuse que les Noirs venus des États du Sud au cours de la « grande migration ». Pour la seconde génération de migrants antillais venus après le « Hart-Cellar Immigration Act », l’origine sociale se diversifie, avec l’importance accrue d’une main-d’œuvre non qualifiée, même si la présence de migrants issus de couches intermédiaires ayant un bon niveau scolaire se fait toujours très nette (Ueda, 1994). Cette génération, si elle diffère de la première, se montre elle aussi très active avec une intégration assez remarquable dans le secteur des services par rapport à ses homologues noirs américains. L’estimation de cette situation de réussite économique chez les Antillais aux États-Unis passe, on le voit, par une comparaison avec la situation des Noirs natifs, dont elle n’est d’ailleurs pas aussi éloignée. Bien que sensiblement plus bas que chez les Noirs américains, le taux de chômage des Antillais à New York restait par exemple supérieur à celui des Blancs en 1980 (11 % chez les Noirs natifs, 10 % chez les Jamaïcains, 7 % chez les Blancs). À la même date, en revanche, le taux d’emploi dans le secteur des services était de 33 % chez les Jamaïcains contre 13 % chez les Noirs américains (Kasinitz, 1992, p. 100-101).
10Cet avantage pour les Antillais installés aux États-Unis s’enregistre aussi par rapport à ceux ayant migré en Angleterre, à Londres. Il n’est que de déambuler dans les deux quartiers emblématiques de la présence antillaise dans ces deux pays – Brixton à Londres et Brooklyn à New York – pour saisir immédiatement ce qui les distingue. L’appropriation des espaces résidentiels est nette à Flatbush (Brooklyn), dont l’habitat fait de petites maisons particulières à l’aspect souvent coquet assigne déjà un attribut harmonieux au quartier. La participation communautaire s’affirme sans ambiguïté au travers du balisage de l’espace public des artères centrales. Commerces, effervescence de la rue, musique, profusion des églises… autant de signes attestant de la vivacité d’une présence collective qui tient à se dire. Ces signes sont bien moins probants à Brixton (Londres) où se dégage plutôt une impression de malaise manifestée notamment par l’apposition de grilles et de barbelés à certaines devantures de commerce. Ici, la stigmatisation du quartier en tant qu’enclave urbaine dangereuse et violente ne tarde pas à prendre le dessus sur les autres formes de codification de l’espace.
11D’après l’excellente analyse de Nancy Foner (1979 et 1998, p. 50-51), il s’agit de voir là les conséquences induites par deux contextes d’intégration apparemment assez proches, mais dont une différence semble pourtant se révéler fondamentale : celle relative à l’existence d’une minorité noire aux États-Unis précédant la migration. En Angleterre, au contraire, ce sont les vagues de migration des années 1950-1960 qui vont occasionner la création des ethnic minorities, phénomène quasi inexistant jusqu’alors, même si la présence de communautés noires jalonne l’histoire des grandes villes portuaires britanniques (Shyllon, 1982). Rendus survisibles dans la société britannique en tant que groupe noir et potentiellement menaçant pour l’équilibre social, les Antillais ont subi de plein fouet les manifestations d’un racisme nourri du clivage brutal entre Noirs et Blancs. Le racisme est certainement loin d’être absent de l’expérience sociale que transportent avec eux les migrants antillais. On se souviendra cependant qu’aux Antilles, il ne s’est jamais totalement articulé autour d’une dualité nette entre l’univers blanc et noir, puisant plutôt dans l’existence d’une hiérarchie socio-raciale graduelle. En outre, les Antillais n’ont jamais été une minorité « raciale » dans les sociétés de départ. L’arrivée au Royaume-Uni procède donc d’un véritable choc annulant les possibilités du petit miracle économique des compatriotes installés aux États-Unis, à New York. Dans le cas américain, la construction raciale est déjà inscrite dans les espaces urbains ségrégués. Dans les ghettos américains, le face-à-face désavantageux avec le Blanc a moins de chance de se produire que dans les cités britanniques moins ségréguées. La ville de New York a, de surcroît, une longue tradition de diversité ethnique. Les Antillais en deviennent du même coup moins visibles, presque ignorés. Face à la situation des Noirs natifs, il se crée une sorte d’émulation. Solidaires avec eux dans la discrimination qu’ils subissent et prêts à la mobilisation, les Antillais se différencient néanmoins de leurs homologues noirs américains au regard de l’énergie qu’ils puisent dans leur situation d’« outsider », étrangère en définitive à la constitution du problème racial américain, position qu’ils orientent vers la démonstration de leur capacité à entreprendre.
12Ce paradoxe qui fait que l’existence déjà ancienne de la racialisation duale des rapports sociaux favorise une meilleure insertion des Antillais aux États-Unis n’est pas le seul facteur qui expliquerait, selon Nancy Foner (1998), la réussite antillaise à New York. Il faut aussi tenir compte de la distance plus réduite – et donc moins coûteuse à parcourir – qui sépare les îles de la grande métropole américaine et qui permet des échanges plus fréquents dans le cas des migrants en Amérique que pour ceux partis vers le Royaume-Uni et dont l’isolement paraît plus important. Autre facteur : le niveau de formation plus élevé des Antillais installés à New York par comparaison à ceux de Londres (ibid., p. 53). Même si le niveau de qualification des Antillais a baissé au cours des périodes de migration récentes vers les États-Unis, les dispositions de l’« Immigration Act » de 1965 sont venues freiner l’arrivée d’une population pauvre et non qualifiée (Grosfoguel, 1997).
13D’autres perspectives comparatives entre communautés antillaises migrantes ont permis d’affirmer des écarts différentiels assez importants, liés au contexte d’accueil (Grosfoguel, 1997). Les Antillais en France passent pour connaître l’insertion économique la plus réussie. Le taux de chômage est équivalent en 1990 à celui de la population française. L’intégration dans le secteur public est assez remarquable puisque 55 % de la population active d’origine martiniquaise en France travaille pour l’État (53 % pour les Guadeloupéens ; 34 % pour la population française totale). Ces emplois publics appartiennent cependant aux catégories les moins qualifiées et les moins rémunérées. Tandis que les Surinamiens au Pays-Bas voient leurs difficultés économiques amorties par l’intervention des dispositifs publics d’assistance, les Portoricains aux États-Unis et les Antillais au Royaume-Uni sont ceux qui ont à affronter des taux de chômage élevés, du simple au double par rapport à la population totale des pays d’accueil. Ils ont aussi à faire face à des mécanismes de ségrégation résidentielle forts dont les conséquences rejaillissent sur de nombreux aspects de la vie sociale (logement, éducation, santé…), le cas des Portoricains à New York indiquant sans doute une détérioration des conditions de vie encore plus profonde que pour les Antillais de Londres.
L’expérience de la ségrégation britannique
14S’il se montre moins intense que celui en cours aux États-Unis, le phénomène de ségrégation constitue néanmoins la caractéristique qui prévaut pour qualifier la situation des Antillais au Royaume-Uni. Cette ségrégation se met en place au cours des années précédant la loi de 1962 qui contrôle désormais l’entrée sur le sol britannique pour les sujets originaires de l’ancien empire colonial. Les premiers migrants se heurtent à une grande hostilité. Celle-ci atteint son point culminant au cours des émeutes de rue à Notting Hill à Londres, en 1958, mais aussi dans d’autres villes anglaises, quand des groupes blancs protestent contre la présence des nouveaux arrivants. Ce sont d’ailleurs ces manifestations qui encouragent les Conservateurs à prendre des positions opposées à l’immigration et qui se concrétisent par les mesures de 1962. À Birmingham, en 1968, le Conservateur J. Enoch Powell prononce son fameux discours alarmiste où il brandit la menace de « l’Étranger » à travers la métaphore d’un sol britannique que finiraient par arroser des « rivières de sang » si l’on y tolère trop d’individus de couleur venus des ex-pays coloniaux (Goulbourne, 1998, p. 58). À partir de cette époque, les initiatives en matière de régulation de l’immigration et d’accès à la nationalité ou encore de législation contre le racisme montreront assez bien l’alternance des vues des Conservateurs ou des Travaillistes. Si les deux partis n’ont guère agi différemment sur le plan des contrôles imposés à l’entrée sur le sol national, les Travaillistes ont cependant montré un engagement bien plus net que leurs rivaux politiques en ce qui concerne le dispositif législatif de lutte contre le racisme (ibid., p. 57).
15Dans ce climat hostile des première années d’installation et jusqu’aux années 1970, les filières d’accès au logement s’affirment comme ouvertement discriminatoires, l’application de mesures contre la discrimination – renforcée par le « Race Relations Act » de 1976 – ayant contribué par la suite à enrayer le phénomène dans ses aspects les plus manifestes. À cette époque, il n’est pas rare de trouver dans le secteur locatif privé des panonceaux affichant l’impératif « No Black, no Irish » parfois complétés par « No dog » (« pas de Noir, pas d’Irlandais », « pas de chien »). Des pratiques sélectives sont également à l’œuvre dans l’attribution des logements sociaux et dans l’accès au parc immobilier en général, l’ensemble finissant par créer des zones d’habitat réservées. Durant cette période, les plans de rénovation urbaine contribuent à la répartition ségréguée des groupes avec le délaissement des centres-villes par la population blanche pour une installation dans les ceintures périphériques des grandes villes où se développe le style de vie pavillonnaire (Condon, 1993). Ce sont dans les zones centrales d’habitat souvent délabré que les opportunités d’accès au logement se révèlent les plus grandes pour les nouveaux arrivants. D’où la formation des fameuses inner cities – termes désignant à la fois les quartiers urbains intérieurs et les quartiers déshérités – où la concentration des « minorités ethniques » atteint des taux importants. Du point de vue architectural, elles offrent un profil bien particulier, datant de l’époque victorienne avec cet alignement caractéristique de maisons mitoyennes affichant sur des mètres de rue, rectilignes, des façades identiques.
16À Londres, où vivent 57 % des originaires de la Caraïbe, c’est plus de la moitié de cette population qui vit dans le seul « Inner London » (Robinson, 1993, p. 56). À la différence des ghettos américains, les quartiers « ethniques » ne sont cependant pas homogènes et mêlent plutôt des groupes d’origines diverses (Peach, 1996). Les minorités y sont rarement majoritaires, mais le plus souvent sur-représentées – entre 30 et 45 % de la population d’un quartier – par rapport à leur poids démographique national (5,5 % de la population britannique). Dans les autres grandes villes d’installation – Birmingham, Manchester, Nottingham... –, le phénomène est comparable, accentué même par le fait que les communautés sont de taille bien plus réduites qu’à Londres et qu’elles ont tendance à être presque exclusivement présentes dans un ou deux quartiers. Dans certaines villes, des wards (unité administrative ou quartier) atteignent des pourcentages de concentration (toutes minorités confondues) très élevés, de l’ordre de 90 %, comme à Ealing ou à Leicester (83 %). À Londres, la municipalité (borough) de Brent comporte le niveau le plus élevé de population originaire des minorités ethniques, autour de 45 %. C’est là que les Antillais atteignent le pourcentage le plus haut dans la composition d’un ward, avec 30 % dans celui de Roundwood. À titre comparatif, il faut signaler le taux le plus élevé atteint par les Bangladeshi, qui forment 61 % de la population du quartier Spitalfields dans le borough de Tower Hamlets. La tendance à la concentration dans ce groupe est plus forte que pour les Antillais, ces derniers témoignant par ailleurs d’un mouvement plus enclin à la dispersion en raison notamment de leurs choix en matière résidentielle, favorables aux logements sociaux disséminés dans le tissu urbain. Au sein de ces quartiers de forte présence minoritaire, plus les échelles d’observation sont fines et plus les taux de concentration augmentent. Mais, dans l’ensemble, la majorité des populations originaires des minorités ethniques vivent dans des quartiers où elles ne forment pas, pour l’une ou pour l’autre d’entre elles, une « majorité », contrairement au phénomène du ghetto noir américain (ibid.).
17Terminons ce panorama sur le phénomène de la ségrégation britannique par l’exemple de la ville de Bristol pour entrevoir combien la séparation résidentielle est indissociable d’un traitement différencié en matière sociale. Dans cette ville, la population antillaise vit pour 60 % d’entre elle dans l’inner city où elle représente 13 % de la population totale du quartier. Le taux de chômage, pour 1991, passe du simple (9,9 %) au double (19,4 %) selon qu’il s’agit de la population blanche ou de la population de « couleur » (à savoir la catégorie « Black » qui mêlent les Asiatiques, les Antillais, les Africains et « autres Noirs »). Les trois quartiers « ethniques » qui forment l’inner city connaissent en toute logique des taux supérieurs à ceux de la ville. Les Antillais de Bristol forment au sein de la cité la communauté la plus touchée par le sous-emploi avec un taux de chômage atteignant 21 % (Marolleau, 1996). La ségrégation spatiale sur fond de discrimination raciale se double ainsi inévitablement d’une profonde inégalité économique. À Londres, des études ont montré que plus le niveau social baisse, plus la localisation résidentielle est ségréguée pour n’importe quel groupe ethnique, ce qui vient confirmer le lien entre inner cities et pauvreté (Petsiméris, 1995).
18L’appréhension de ces processus de ségrégation a donné lieu à des interprétations qui peuvent parfois surprendre par le caractère divergent qu’elles offrent face à un phénomène relativement aisé à circonscrire. La ségrégation se prête en effet assez facilement à des études quantitatives sophistiquées qui font que l’on pourrait s’attendre à un certain consensus quant à la description atteinte, et pour peu que des données soient disponibles pour mesurer le phénomène. C’est le cas au Royaume-Uni où les recensements se fondent sur la base de l’appartenance à une catégorie raciale ou ethnique (selon le principe de l’autodésignation depuis 1991).
19L’usage de telles catégories dans les sciences sociales a soulevé de nombreux débats au cours des deux dernières décennies, aidé en cela par la critique vive dont les courants postmodernes et relativistes se sont fait l’écho (Chivallon, 2001). Pour le Royaume-Uni, A. Bonnet (1999) a parfaitement décrit cette « déconstruction » de la catégorie raciale que les analystes britanniques avaient trop souvent laissée à l’état d’impensé, participant eux-mêmes à une naturalisation de formes socialement instituées. Dans une perspective constructiviste, on reconnaîtra cependant que pour n’être en rien « naturelles », les catégories raciales sont cependant dotées d’une efficacité certaine qu’elles tirent justement de la capacité qu’ont les formes sociales à intégrer des dispositifs de réification qui font passer pour « vrai » ce qui relève de l’invention sociale. L’espace, en particulier l’espace résidentiel, est un de ces vecteurs puissants qui font dire à la trame urbaine elle-même la force des catégories du monde social. C’est ce qui a inspiré à Pierre Bourdieu (1993) cette réflexion selon laquelle l’espace est le lieu où le pouvoir s’exerce dans sa forme la plus subtile, comme violence symbolique inaperçue.
20N’allant peut-être pas jusqu’à proposer d’étudier un schème de pensée objectivé dans l’espace, certaines analyses sur la ségrégation au Royaume-Uni montrent au moins combien l’appréhension du phénomène relève du choix des systèmes de références. C’est le cas des études de Petsiméris (1995) et de Peach (1996) qui, utilisant les mêmes indices, parviennent à des conclusions diamétralement opposées. Selon Peach, le ghetto à proprement parler n’existe pas au Royaume-Uni, alors que Petsimeris affirme « une forte polarisation ethnique et sociale » de l’espace intra-urbain britannique. Une telle divergence s’explique par le modèle de référence pris par chacun des deux auteurs : le Chicago des années trente pour Peach, avec une ségrégation quasi totale ; le social mix chez Petsiméris, avec une diffusion parfaite. S’il ne peut être question de nier la différence avec les États-Unis, l’affirmation selon laquelle la Grande-Bretagne n’aurait pas de ghetto peut conduire à minimiser les processus par lesquels s’opèrent et l’accès inégal des groupes aux ressources socio-économiques et la légitimation de cet accès. Le diagnostic de Peach est de surcroît basé sur une analyse focalisée sur la localisation résidentielle de chaque groupe ethnique et non pas sur celle de tous les groupes ethniques confondus. Or, le phénomène de ségrégation en Angleterre concerne « un tout » redevable de cette fameuse catégorie « Black » qui englobe tous ceux dont la pigmentation de peau n’est pas blanche. Peach (1996, p. 220) n’échappe pas d’ailleurs lui-même au constat qui lui fait dire que « cependant, si toutes les minorités sont prises ensemble, des taux très élevés de concentration peuvent être atteints ». Et pour différente qu’elle soit en degré de celle des États-Unis, avec des indices inférieurs, la ségrégation urbaine britannique ne l’est cependant pas en nature et confirme bien, comme l’avait montré Susan Smith (1989), que l’espace urbain sert à construire et à naturaliser la catégorie raciale en même temps que les inégalités sociales qui en fondent l’existence.
21La ségrégation des espaces met aussi en jeu des stratégies intracommunautaires. La désignation pour les migrants d’un secteur de logements quasi obligé, au moins dans les premiers temps, recoupe ou encourage la tendance au regroupement communautaire. Ce double aspect de la concentration résidentielle des minorités ethniques a retenu l’attention au cours des années 1980 et donné lieu à des analyses plus sensibles à l’interaction entre les groupes en présence et formulées notamment autour de l’alternative du « choix/contrainte » (Jackson et Smith, 1981). Pour les Antillais, les quartiers d’installation confirment une tendance à valoriser l’origine insulaire (Peach, 1983). Les migrants originaires de la Jamaïque sont plutôt établis dans les quartiers londoniens au sud de la Tamise (Brixton), ceux de la Barbade au nord (Notting Hill), les Antillais des petites îles Sous-le-Vent (Saint-Kitts, Antigua, Montserrat...) se retrouvent en plus grand nombre dans la ville de Leicester, etc.
22L’installation au Royaume-Uni de ces populations originaires de l’ancien empire colonial et dotées du statut de sujet britannique laisse entrevoir un grand paradoxe au sein de la société britannique, sans lequel il ne serait pas possible de comprendre ce mouvement contradictoire qui fait que d’un côté s’accomplissent des pratiques discriminatoires et que de l’autre se déploie un arsenal très vigilant, voire pointilleux, vis-à-vis de ce qui pourrait porter atteinte à l’égalité des chances entre les races. La société britannique se structure historiquement autour de l’idéologie de la séparation raciale. À travers les dispositions juridiques en matière de nationalité se lisent les héritages d’une telle vision sociale. Le « British Nationality Act » de 1981 est redevable d’une telle conception puisque cette loi conforte à peu de choses près une distinction déjà posée en 1971 par l’« Immigration Act » entre des sujets nationaux – ceux d’ascendance britannique – et des sujets non nationaux – ceux issus des pays du Commonwealth. Il faut préciser que, dans la conception britannique, les principes de nationalité et de citoyenneté sont distingués. La citoyenneté s’acquiert dès qu’un sujet entre sur le sol britannique. Tous les sujets de la Couronne britannique (British subjects) – donc les ressortissants des pays du Commonwealth – bénéficient d’une telle prérogative. Les lois en matière d’immigration et de nationalité ne remettent pas en cause ce principe de l’exercice des droits citoyens pour tout sujet britannique. En revanche, face à la nouvelle donne que constituent les mouvements de population depuis l’ancien empire colonial vers le Royaume-Uni, elles dressent des barrières protectrices en matière d’entrée sur le sol du pays. D’où la création et le renforcement de ces deux catégories de citoyen : les nationaux (British citizens) et les non-nationaux (British subjects). Les premiers jouissent d’une liberté de circulation, tandis que les seconds se voient soumis à des règles strictes d’entrée sur le sol britannique. Même si l’accès aux droits civiques demeure par-delà cette distinction, cette dernière laisse néanmoins entrevoir, à travers une sorte de nationalité à deux vitesses, la volonté de confirmer un ordre social par référence à l’origine raciale et insulaire.
23Pour la sociologue Catherine Neveu (1993) qui l’a étudiée de façon remarquable, cette conception britannique de l’identité nationale finit elle-même par se situer au-delà de l’instrumentalisation juridique. En rendant le dispositif citoyen accessible à tous, la loi ne se montre-t-elle pas, après tout, tendue vers une conception sociale indifférenciée ? Ce serait ignorer la force des représentations et la manière dont le sentiment national puise en définitive à cette égalité des droits. Car l’identité nationale britannique (la « nationité », comme la désigne C. Neveu) se construit sur la base d’un sentiment d’appartenance qui se place au-dessus de cet accès à la citoyenneté et qui joue même de cette distance pour conforter la vision selon laquelle « être britannique » relève d’une origine sacrée ayant peu à voir avec une participation à la vie citoyenne ordinaire, mais seulement avec un héritage ou avec l’hérédité insulaire.
24La contre-tendance à l’affirmation d’un ordre racial et national se trouve sur l’autre versant de la législation touchant les populations immigrées. Les « Race Relations Acts » (lois sur les relations raciales) attribuables au parti travailliste forment un outil assez remarquable de lutte contre le racisme que beaucoup de pays pourraient en définitive envier. Celui de 1976 rend illégale toute action de discrimination basée sur la couleur, la race, la nationalité ou l’origine ethnique. L’esprit général de la loi, comme le souligne Goulbourne (1998, p. 112), est de « promouvoir de bonnes relations interraciales ». La « Commission for Racial Equality » (« Commission pour l’égalité raciale ») a pour mission, sous l’égide du ministère de l’Intérieur, de lutter contre toutes formes de discrimination directes et mêmes indirectes. En 1994, elle avait reçu 1 937 demandes d’assistance pour des affaires concernant en majorité le domaine de l’emploi (ibid., p. 110-111). Elle travaille en partenariat avec les Race Equality Councils(« Conseils d’égalité raciale ») qui opèrent à un niveau local en lien avec les membres des minorités ethniques et sur un mode plus volontaire et militant. L’importance de ce dispositif a de quoi surprendre par son caractère omniprésent et systématique dans la vie publique. Pour le regard extérieur, plus familier de l’invisibilité de la catégorie raciale, il évoque parfois comme un garde-fou qui viendrait contrecarrer la tendance à trop user de cette même catégorie, quand bien même il ne participe pas lui aussi à rendre toujours présent à l’esprit ce mode d’appréhension de la réalité sociale. Certains analystes ont d’ailleurs interprété l’esprit contradictoire des législations (renforcement des distinctions entre nationaux et non-nationaux ; lutte contre la discrimination) comme le « prix à payer » quand une tendance l’emporte sur l’autre et se doit d’être compensée (Dummett et Nicol, cités par Goulbourne, 1998, p. 102). C’est là le grand paradoxe de la société britannique qui ne cesse de rendre efficace la catégorie raciale tout en tentant de la neutraliser au travers d’actions qui conduisent néanmoins à toujours reconnaître l’efficacité d’une telle vision/division du monde social.
25Face à des conditions qui révèlent le traitement inégalitaire entre sujets britanniques et malgré les dispositifs antidiscriminatoires mis en place, il n’est pas étonnant de voir se produire au sein même des espaces de migration des événements que l’on aurait pu croire confinés à la Caraïbe. Quand les émeutes de Brixton, à Londres, éclatent en 1981, opposant les jeunes Noirs antillais aux forces de police, elles contiennent le ressentiment d’une expérience tenue en échec. Une expérience dont les racines plongent bien au-delà des quelques années qui viennent de s’écouler, dans le rapport fondateur des sociétés du Nouveau Monde et qui continue sous des formes plus inaperçues à structurer les conditions d’installation des Antillais dans les villes du Nord.
26L’empressement des autorités de Bristol – ville du sud-ouest de l’Angleterre elle aussi menacée par des violences de rue en 1980 – à répondre à la revendication des minorités antillaises exprimée dans le milieu des années 1990, pour qu’il existe une « mémoire de l’esclavage » dans cette ville ancien port négrier, montre combien l’histoire qui s’est nouée dans une Caraïbe apparemment lointaine retentit aujourd’hui dans les espaces européens (Chivallon, 1999c). À la suite d’une série de programmations festives destinées à célébrer le patrimoine maritime de la ville tout en passant sous silence combien ce patrimoine avait pu être lié à la traite transatlantique, certains collectifs associatifs antillais n’ont pu taire leur amertume. Ils réclament alors de la ville qu’elle commémore son passé en tenant compte de ce qui fut décisif pour son développement, en même temps que déterminant pour la vie des Antillais, à savoir la traite négrière. L’envergure de l’action déclenchée par les autorités municipales (musées, expositions, plaques commémoratives, journées du souvenir, balisage d’un « chemin de l’esclavage » dans la ville…) a de quoi surprendre, comme s’il s’agissait de compenser sur le plan culturel ce qui n’existe pas sur le plan de l’égalité sociale. On se retrouve ici dans la configuration décrite par plusieurs auteurs (Goulbourne, 1993 ; Constant, 2000) quand l’option politique du multiculturalisme se polarise sur la reconnaissance des patrimoines culturels des communautés, laissant vacant le domaine de l’intervention sociale. Cet emballement récent de la mémoire dans les anciens ports négriers britanniques traduirait alors une instrumentalisation des signes destinés à accréditer la vision sociale « multiculturelle » où l’acceptation de la différence raciale et culturelle doit être tenue pour acquise en même temps qu’est masquée son inefficacité à produire des conditions d’insertion économique égalitaires. Dans tous les cas, le dispositif mémoriel fabriqué au cours de ces dernières années a bel et bien participé au maintien de la cohésion sociale et semblé en mesure de juguler le potentiel contestataire issu de cette douleur diffuse face à un conflit si ancien, resté non réglé et même reconduit hors des sociétés de plantations.
La migration comme prolongement de schèmes anciens
27L’historien Winston James (1993, p. 265) a suggéré l’existence « d’un traumatisme profond et continu » pour décrire la situation des Antillais au Royaume-Uni. Les conditions offertes par la société britannique ne viennent-elles pas réactualiser pour le migrant un rapport ancien de domination, exprimé sous des formes nouvelles et inattendues ? Cette situation qui reproduit les schèmes structurants des sociétés antillaises, avec l’opérateur socio-racial toujours doté d’efficacité, empêche en définitive que la migration fournisse un « ailleurs » véritablement différent et salvateur où une rupture avec la lourdeur du passé aurait pu être consommée de manière effective. C’est pourtant dans les villes les plus soumises à l’accélération des changements que s’établissent les migrants Antillais : Londres, New York, Toronto, Paris, Québec, Amsterdam… L’installation de cette deuxième strate de la diaspora occasionne, au cœur des « villes globales » symboles d’une internationalisation des rapports socio-économiques, l’usage de stratégies anciennes et archaïques se soldant par une marginalisation « ethnique » ou « raciale ». Elle prouve par là que la globalisation très contemporaine n’est que le déroulé d’une trame continue de l’histoire des rapports inégalitaires. L’expérience de cette deuxième strate de la diaspora se fait l’écho de la première et ne prend son sens que replacée sur le temps long. De l’événement traumatique fondateur introduit par la traite à la formation des inner cities, il y a l’incroyable longévité d’un dénominateur commun qui consiste, de façon outrancière ou inaperçue, à légitimer l’accès différentiel aux ressources par l’appartenance raciale.
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