Chapitre premier. La traite comme événement fondateur
p. 45-68
Texte intégral
1Parler de la traite comme d’un événement fondateur pourra d’emblée surprendre, ou même paraître un non-sens. Fondateur de quoi ? Certains auteurs joueraient d’ailleurs sans doute du mot pour dire que la traite est plutôt un événement non fondateur, puisque que, procédant de l’éradication la plus totale, il ne participe à l’édification de rien et s’associe à une dépossession qui se prolongera sur les plantations esclavagistes. Parler de la traite comme d’un événement fondateur, c’est d’ores et déjà prendre position dans le débat théorique que l’on voudrait pour le moment tenir à distance. On se limitera pour l’instant à dire que l’association de ces deux termes, que certains envisageraient comme antithétiques (« traite » et « fondateur »), est une manière de tenir ensemble des choses que l’esprit est trop souvent amené à distinguer, ici l’anéantissement des peuples dans l’horreur de l’entreprise esclavagiste en même temps que le maintien créatif de ces peuples.
2La traite et l’esclavage sont évidemment liés, l’une étant la condition de l’autre dans le cadre de la formation des sociétés de plantation des Amériques. Il s’agit néanmoins de deux aspects distincts de l’institution esclavagiste. La traite désigne l’organisation des circuits par lesquels s’opère le commerce des êtres humains captifs, tandis que l’esclavage constitue la finalité de ce trafic, à savoir, l’utilisation de la main-d’œuvre captive. Ce chapitre décrit l’épisode de la traite pour montrer combien l’histoire de la diaspora qui commence dans le « ventre du bateau négrier » est définitivement inscrite dans la violence d’un arrachement perpétré à des fins strictement économiques. Il veut mettre en avant le faisceau de relations constitutives de l’univers noir des Amériques dans ce qu’elles témoignent d’un pouvoir exercé sans limite sur l’Autre, selon cette terrible contradiction qui voit la modernité occidentale se développer à partir de la barbarie esclavagiste.
Histoire obscurcie d’un crime contre l’humanité
3Il y a peu de temps que la traite des Noirs et l’esclavage font l’objet d’une reconnaissance officielle en tant que drame de l’humanité. L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, les sciences et la culture a lancé en 1994 un programme interculturel, « La Route de l’esclave », destiné à rompre le silence qui entoure l’épisode de la traite et à construire une mémoire universelle autour de cet événement. Dans l’exposé de son programme, l’UNESCO (2000) présente la traite comme le « plus grand mouvement organisé de déportation de l’histoire » et la qualifie à la suite de l’historien français Michel Deveau de « la plus gigantesque tragédie de l’histoire humaine par l’ampleur et la durée ». Au Royaume-Uni, le député Bernie Grant, d’origine guyanaise, a milité activement au cours des années 1990 avec le Mouvement de réparations pour l’Afrique (Africa Reparations Movement) pour que les puissances occidentales formulent des excuses vis-à-vis des descendants des esclaves africains et envisagent les moyens d’une réparation. Ce débat a été porté devant le Parlement britannique. Des initiatives similaires sont en cours aux États-Unis, notamment dans la ville de Chicago dont le maire s’est prononcé en faveur d’actions de réparation. En France, la loi reconnaissant la traite et l’esclavage perpétrés à partir du xve siècle en tant que « crime contre l’humanité » a été adoptée le 10 mai 2001. La conférence de Durban en Afrique du Sud, en août 2001, a en outre montré combien la prise en compte de l’épisode esclavagiste et de ses conséquences pouvait être un sujet d’actualité brûlant.
4Ces différentes initiatives, même si elles n’en sont encore qu’à leur début, contrastent avec l’indifférence que les pays du Nord affichaient jusqu’à présent. Dans tous les cas, elles ne laissent que peu d’incertitudes sur la nature de l’événement fondateur de la diaspora noire, celle traumatique et inhumaine d’une dispersion forcée. Ethnocide ou génocide ? Certains, comme Christian Delacampagne (2000), posent la question pour affirmer que la traite et l’esclavage ont été un génocide dans la mesure où l’exploitation de l’autre pouvait s’effectuer sans limite, « c’est-à-dire jusqu’à ce que mort s’ensuive ». Mais si le drame de la traite doit être qualifié ainsi, il est cependant différent des autres génocides qui restent mus par la seule haine raciale, religieuse, ethnique ou nationale et la volonté d’extermination. Delacampagne (2000, p. 138) affirme lui-même que, dans le cas de la traite, le moteur se loge dans « un féroce appât du gain », dans « la logique du profit maximum ». C’est ce qui fait le paradoxe de l’entreprise esclavagiste européenne au regard du comportement vis-à-vis des populations capturées et asservies. À la fois renié dans son humanité et rendu nécessaire à l’accumulation de profits, l’esclave des Amériques est celui dont la qualité humaine et sociale n’existe plus pour l’asservisseur alors que son existence en tant que valeur marchande et producteur de valeur doit être maintenue. Ce paradoxe est celui qui nourrit les marges de manœuvre des populations d’esclaves. Dans cet anéantissement qui ne peut, malgré tout, être total, la résistance s’accomplit pour parvenir à recomposer un univers détruit.
Les débuts du trafic négrier
5D’après la monumentale étude de Hugh Thomas (1997), le premier transport d’esclaves noirs organisé par les Européens est daté de 1444, lorsqu’un navigateur portugais ramène depuis les côtes africaines 235 esclaves au Portugal. Dès 1448, le trafic s’intensifie et un millier d’esclaves africains sont acheminés vers les plantations des îles portugaises de Madère et des Açores. Pas plus dans l’Antiquité qu’au Moyen Âge, l’esclavage n’avait été fondé sur une stricte division raciale. L’esclavage des Noirs existait cependant depuis fort longtemps, déjà attesté dans l’Égypte pharaonique, au vie siècle avant J.-C. où la Nubie constituait un réservoir de main-d’œuvre. Mais les Nubiens n’étaient pas cantonnés au groupe des esclaves et l’on pense même que certains ont pu être pharaons. La présence d’esclaves noirs dans le pourtour méditerranéen dès le haut Moyen Âge, mais également en Asie (Inde, Chine, Indonésie), résulte de l’influence musulmane. Des circuits de traite des Africains existent avec la fameuse filière transsaharienne où les caravanes s’approvisionnent au sud de l’Afrique et alimentent les marchés du Nord et les pays du Moyen-Orient. Les Européens se fournissent sur ces marchés. Des esclaves noirs vivent en Espagne, en France, en Italie dès le xe siècle. Mais l’institution demeure encore fondue dans celle de l’esclavage médiéval où l’esclave n’est pas asservi en fonction de sa couleur de peau : esclaves noirs et blancs se mêlent encore. Pour certains historiens (Harris, 1982), la présence très ancienne d’esclaves noirs en Asie permet de situer l’origine de la diaspora africaine comme antérieure à la grande déportation vers l’Amérique. En Afrique sub-saharienne, avant l’arrivée des Européens, les circuits de commerce des esclaves sous influence musulmane se doublent d’une « traite intérieure », celle liée aux systèmes sociaux africains où l’esclavage est pratiqué. Dans ces sociétés, l’esclave sert généralement de monnaie d’échange. L’origine des esclaves est diverse, soit que l’asservissement résulte de guerres, de razzias ; soit qu’il corresponde à l’acquittement d’une dette ou s’intègre dans un système pénal.
6La présence de ces différents circuits de traite préexistant à l’établissement du trafic transatlantique explique en partie la complicité de certaines élites africaines aux côtés des Européens. Une fois le trafic entamé, il s’effectue depuis les côtes où les Européens installent des forts sur des territoires concédés par les souverains africains. Ces derniers contrôlent des réseaux d’approvisionnement en esclaves dans l’intérieur des terres. Avec l’amplification du commerce, les recompositions politiques locales s’opèrent et président à l’émergence de nouveaux États dont la prospérité est liée directement ou indirectement au commerce négrier. La traite bouleverse la démographie des régions africaines où elle s’exerce, comme elle conduit à des mutations socio-économiques considérables (Coquery-Vidrovitch, 1988). Reconnaître l’implication des élites africaines dans ce trafic ne doit pas servir à minimiser la responsabilité des puissances européennes. C’est bien depuis l’Europe que la traite est programmée, institutionnalisée, organisée. Elle trouve ses relais auprès de dignitaires locaux dont l’intérêt réside dans la consolidation de leur pouvoir, acquis notamment par l’obtention d’armes comme monnaie d’échange. De même, la résistance africaine au trafic doit-elle être affirmée. Elle se traduit par des soulèvements populaires, des révoltes contre les razzias, des mutineries, des évasions.
Découverte et colonisation
7C’est lors de son second voyage vers les Amériques, en 1493, que Christophe Colomb apporte la plante qui allait présider à la destinée des régions découvertes par l’Ancien Monde : la canne à sucre. L’île d’Hispaniola (la future Saint-Domingue, puis Haïti et République Dominicaine) sert de laboratoire pour l’introduction de la plante. Les premiers moulins à sucre (les ingenios hydrauliques ou les trapiches à énergie humaine ou animale) sont implantés au début du xvie siècle. Le procédé se propage dans la région : dès 1523, on compte 30 ingenios à la Jamaïque. Le besoin de main-d’œuvre suit cette évolution qui reste cependant lente tout au long de ce siècle d’installation dans les Amériques (Williams, 1975 ; Ferguson, 1999). Dans un premier temps, les Espagnols ont recours à une immigration blanche, mais très vite celle-ci se révèle insuffisante, d’autant que la motivation est d’abord l’or et non le sucre. Les maigres ressources aurifères des îles favorisent l’exode vers le continent, plus prometteur. Reste alors la population autochtone, celle que la conquête n’épargne pas, les Amérindiens. C’est ici qu’intervient l’épisode sans doute le plus dramatique de l’histoire de la conquête, quand la cause des Indiens va se voir ardemment défendue contre le barbarisme des colons tout en ouvrant la voie à une autre exploitation tout aussi terrible, celle générée à travers la traite transatlantique. Cet épisode est rendu manifeste au travers du débat que cristallisent les interventions du père dominicain Bartholomé de Las Casas auprès de la Couronne d’Espagne.
8Originaire de Séville, Las Casas entreprend plusieurs voyages dans les îles de la Caraïbe et s’installe notamment à Cuba en 1512 où il reçoit une encomienda, c’est-à-dire une concession à laquelle est attachée une main-d’œuvre indienne, ce système s’apparentant aux structures féodales espagnoles. Réalisant la condition inhumaine réservée aux populations locales, l’extermination violente dont elles sont les victimes, Las Casas renonce très vite à son privilège et plaide la cause des Indiens auprès du roi Ferdinand. Il est nommé « protecteur des Indiens ». Le débat sera porté sur la scène publique au cours de la fameuse controverse de Valladolid, en 1550, où Las Casas s’oppose au classiciste Sepulveda pour statuer sur la qualité d’âme des Indiens (ont-ils une âme, potentiellement chrétienne, ou non ?). La question rejoint le sort des Africains, puisque Las Casas lui-même suggère qu’il est possible de substituer à la main-d’œuvre indienne celle des Africains, à condition que le roi autorise une telle importation vers les Amériques. Certes, le père dominicain ne peut être tenu pour seul responsable de l’initiative de la traite. Celle-ci avait déjà débuté vers le Portugal une cinquantaine d’années plus tôt. Il est même dit que Colomb aurait embarqué des esclaves dès son deuxième voyage. « Mais ce qui est vrai, c’est que comme il était très introduit à la cour de Valladolid, Las Casas contribua à faire lever l’interdiction qui limitait l’envoi des nègres dans son souci passionné de protéger les Indiens » (Quénum, 1993, p. 89). À la fin de sa vie, Las Casas a reconnu son erreur, mais il n’eut pas le temps de nourrir la cause des Noirs d’une ardeur comparable à celle qu’il avait réservée au sort des Indiens. Peu de voix, du reste, s’élèveront après lui pour dénoncer l’ignoble trafic qui se met en place. Comme l’affirme brutalement l’historien trinidadien Éric Williams (1975, p. 44), « à la différence de celle des Indiens, la mortalité des Noirs n’eut qu’un résultat : on s’en procura un plus grand nombre ».
9L’épisode long et douloureux de la traite transatlantique commence depuis l’Espagne avec les autorisations successives délivrées par le roi, dès 1505, pour expédier les esclaves noirs vers les Amériques. Le transport s’effectue d’abord depuis l’Espagne avec des esclaves déjà installés sur le sol du royaume. Peu importe qu’ils soient baptisés, leur qualité de chrétien ne les protège pas de l’asservissement. Ici, l’Église se montre constamment sourde à la revendication qu’elle formule pour d’autres chrétiens, celle qu’ils ne soient pas réduits en esclavage. Très vite, l’apport depuis l’Espagne se révèle insuffisant. Charles Quint instaure alors, en 1518, le système de l’asiento, contrat qui accorde à une compagnie, pour une durée déterminée, le monopole de la fourniture en esclaves pour les colonies. Le Portugal, auquel le traité de Tordesillas (1494) avait accordé l’avantage du commerce sur les côtes ouest-africaines, va ainsi devenir le principal fournisseur jusqu’à ce que les autres grandes puissances européennes, l’Angleterre en tête, intègrent le trafic.
10Au cours des xvie et xviie siècles, le Nouveau Monde devient le théâtre de luttes farouches entre les nations européennes. La mainmise espagnole sur les Caraïbes en vertu du partage instauré par le traité de 1494 est mise à mal par les assauts des Français et des Anglais au cours des opérations conduites par des corsaires commandités. La colonisation par les diverses puissances européennes précipite le déclin espagnol dans la zone. Des compagnies sont fondées, telle la Compagnie des Îles d’Amérique créée par Richelieu en 1635. Elle annexe la Martinique et la Guadeloupe la même année. Les Anglais prennent possession de la Barbade à partir de 1627, puis de la Jamaïque en 1655. Le processus est partout le même. Les populations amérindiennes ne résistent pas à l’envahisseur et sont massacrées. L’immigration blanche, envisagée dans un premier temps sous la forme de contrats et parfois assimilée à un esclavage blanc, n’est plus adaptée à l’essor des îles.
Sucre, esclavage et déportation
11Sur les territoires colonisés, tout tend désormais à consacrer le règne du sucre et son corollaire historique qu’est l’esclavage. De 5 350 tonnes en 1674, la production de sucre des îles françaises passe à 13 500 tonnes en 1698. Une main-d’œuvre abondante est plus que jamais nécessaire. La traite transatlantique s’intensifie au fur et à mesure que le capitalisme marchand introduit en Europe les denrées tropicales prisées. La tendance est à la spécialisation au sein d’unités vouées à la monoculture. La Caraïbe se consacre d’abord au sucre, même si les cultures secondaires comme le café, le cacao, l’indigo ou encore le coton ne sont jamais absentes. Aux États-Unis – où les premiers esclaves ont été débarqués d’un bateau hollandais à Jamestown en Virginie, en 1619, soit un an avant l’arrivée du Mayflower et des puritains qui allaient fonder la Nouvelle-Angleterre –, c’est le tabac qui l’emporte dans le haut Sud et le riz dans les bas pays côtiers de la Caroline du Sud. Le sucre et le coton caractérisent la Louisiane plus tardivement, à la fin du xviiie siècle. Quant au développement plus général du coton dans les économies du Sud américain, il s’accomplit également plus tard, dans le courant du xixe siècle, à la faveur des progrès industriels. Aux Antilles, les esclaves sont de plus en plus nombreux, bouleversant le rapport démographique jusque-là favorable aux Blancs. À la Jamaïque, leur nombre passe de 1 400 en 1658 à 40 000 en 1698. D’après Éric Willliams (1975, p. 142), il était estimé dans cette même île, en 1688, un besoin de 10 000 esclaves par an. À la même époque, de 1680 à 1688, la seule Royal African Company importait 46 396 esclaves dans les îles anglaises. Durant le xviiie siècle, plus de 6 millions d’Africains traversent l’Atlantique au cours de ce qu’il est convenu d’appeler le middle passage, le tristement célèbre « passage du milieu ». Si les flux s’intensifient, c’est d’abord parce que les esclaves ne survivent pas. À Saint-Domingue, un esclave sur trois meurt au cours des trois premières années d’arrivée. À la Barbade, en 1770-1771, la mortalité est si élevée que les importations ne suffisent pas à la compenser, ce qui permet sans retenue d’affirmer avec Éric Williams (1975, p. 152) que « jamais développement économique n’a été payé aussi cher ».
Les conditions morales du trafic
12La traite n’est pas une affaire morale. Elle s’accomplit dans un silence consternant tout au long de sa période d’apogée jusqu’à la fin du xviiie siècle, au moment où les mouvements abolitionnistes la dénoncent. Quelques contestations se font bien entendre de la part de certains ecclésiastiques, comme ces missionnaires capucins espagnols partis en Guinée à la fin du xviie siècle et qui s’adressèrent au roi de Portugal pour faire prohiber la traite. C’est aussi le cas du missionnaire français J.-B. Dutertre, qui, toutes proportions gardées, fut comparé à un « Las Casas des Nègres » pour avoir, dans son Histoire générale des Antilles, écrite en 1671, qualifié la traite de « honteux commerce » et défendu la cause des Noirs au nom de la fraternité chrétienne. Mais, dans l’ensemble, il s’agit d’une ère du « grand silence » comme la qualifie Alphonse Quénum (1993) dans l’étude qu’il a consacrée à l’attitude des Églises chrétiennes face à la traite. Car, si la morale doit condamner un tel commerce humain, c’est bien de la part de ceux qui en détiennent l’autorité – à savoir, pour l’époque, les deux grandes formations religieuses catholique et protestante – que l’on est en droit d’attendre les plus vives protestations. Or, aucune condamnation officielle sérieuse n’a tenté d’arrêter le trafic honteux. Les prêtres propriétaires d’esclaves sont monnaie courante. Ceux qui trafiquent dans la traite ne sont pas non plus absents, tel l’abbé Demanet que mentionne A. Quénum (1993, p. 175-176) pour avoir fait fortune à Gorée à partir d’une société de commerce qu’il avait lui-même fondée.
13Par l’Église transitent en fait les arguments de légitimation du commerce négrier. L’œuvre d’évangélisation des âmes noires justifie la soumission des Africains. Quand Louis XIII autorise la traite en 1642, il le fait au nom du salut des âmes païennes. Cette immense contradiction visant à « sauver » les âmes par l’esclavage trouve sa résolution dans une interprétation particulière de la Bible sans laquelle n’aurait pu être envisagée une telle tournure. De la fameuse « malédiction de Cham » découle la logique fallacieuse qui peut tenir le tout en un ensemble cohérent. Il est dit dans la Genèse (IX, 18-25) que Cham, l’un des trois fils de Noé, serait maudit pour avoir vu la nudité de son père pendant son sommeil. À son réveil, Noé prononce la condamnation de Cham : lui et sa descendance seront, pour les deux frères de Cham, leurs esclaves à tout jamais. Les lignées de Noé sont celles à partir desquelles les peuples se dispersèrent sur la terre (Genèse, X, 5-32) avec d’un côté la descendance bénie, de l’autre celle maudite, réduite en esclavage pour servir la première. Peu importe s’il n’est mentionné nulle part la couleur de peau de Cham et de son fils Canaan. L’interprétation chrétienne fait de Cham l’ancêtre des peuples noirs et assigne au mythe de la malédiction « une fonction légitimatrice » de l’esclavage des Noirs, particulièrement manifeste à partir du xviie siècle (Quénum, 1993, p. 35). C’est à partir d’elle que se construit ce qui fait la spécificité de l’institution de l’esclavage des Amériques, à savoir la structuration sociale par la race.
14Si les Églises se taisent, que dire des philosophes en plein siècle des Lumières, au moment où le trafic atteint son apogée ? La plupart des spécialistes dressent un bilan assez déplorable où se perd l’idéal du progrès et de la raison universelle. Qui voit en Kant un père du rationalisme moderne se doit aussi de connaître son opinion sur les races selon laquelle la supériorité blanche est indéniable. Se ralliant à David Hume, il renie toute capacité aux Noirs de « produire quelque chose de grand dans les arts, dans les sciences ou dans quelque autre noble discipline » pour finalement ne leur attribuer que le « goût des sornettes » (cité par Coquery-Vidrovitch, 2003, p. 663). Toute pensée, diront les historiens, doit être replacée dans son contexte. Mais si un Las Casas avait été capable de s’insurger dès les années 1510 pour défendre les Indiens, si d’autres avaient pris position isolément contre la traite, il était possible pour les philosophes européens de démontrer bien plus d’audace, et beaucoup moins de racisme. Or, de trop lourdes ambiguïtés ne manquent pas de jaillir tout au long du xviiie siècle.
15Outre les suspicions qui pèsent sur lui quant à ses intérêts financiers dans la traite, Voltaire, censé inaugurer un nouvel humanisme, est celui qui affirme qu’il faut être aveugle pour douter du fait que les Noirs sont « des animaux » (Dela-campagne, 2000, p. 153). On lui doit à leur propos cette description éloquente et pour le moins rédhibitoire :
Leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence, mettent entre eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses. Et ce qui démontre qu’ils ne doivent pas cette différence à leur climat, c’est que des Nègres et des négresses transportés dans les pays les plus froids y produisent toujours des animaux de leur espèce, et les mulâtres ne sont qu’une race bâtarde (cité par Coquery-Vidrovitch, 2003, p. 661).
16Montesquieu, dont on ne peut douter qu’il ait dénoncé l’esclavage dans son pamphlet contenu dans L’Esprit des lois (chapitre V du livre XV), laisse par ailleurs s’exprimer des justifications sur la pratique de l’esclavage des Noirs, avec l’argument sur la « théorie des climats » (comment parvenir à travailler sous la chaleur, si ce n’est contraint par l’esclavage ?). Épris des lois, Montesquieu passe d’ailleurs sous silence celle, monumentale d’injustice, qui légifère sur la condition des esclaves dans les possessions de la Couronne de France, le fameux « Code Noir » (Sala-Molins, 1998). Quant à Rousseau, il semble être comme au-dessus de la cause des Noirs, ne laissant aucune place, dans sa dénonciation pourtant si juste de la servitude, au cas des Africains esclaves dans les colonies françaises d’Amérique qui lui était pourtant contemporain (ibid.).
17D’un autre côté, l’émergence de la science moderne au cours du xviiie siècle est ce qui va ouvrir la voie à un racisme scientifique épris de classification et de hiérarchisation. Le point culminant en sera incontestablement atteint plus tard, au xixe siècle, avec Gobineau, un diplomate français qui séjourna entre autres pays au Brésil, lequel va consacrer son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855) à l’exposé d’une théorie prônant la supériorité de la race blanche – « la race aryenne » – dont le type pur est incarné par les Germains. Une théorie qui vaut à son auteur d’être resté tristement célèbre auprès des historiens et des philosophes comme le « plus virulent des racistes » et celui à partir duquel les théories eugénistes basées sur le « modèle absolu » aryen vont être en mesure de s’édifier (Coquery-Vidrovitch, 2003, p. 666 ; Delacampagne, 2000, p. 169). Cet essai s’inscrit dans la filiation des écrits des naturalistes du xviiie siècle, dont le Suédois Carl von Linné ou le Français Georges Buffon, qui alimentaient ce « grand siècle » de théories relatives à l’existence d’espèces humaines bien différenciées, le Noir étant, on s’en doute, une espèce proche de l’animal (Delacam-pagne, 2000, p. 150-151). S’appuyant sur les écrits de l’anthropologie physique de l’Allemand Blumenbach, le zoologiste Georges Cuvier – celui-là même qui conserva à Paris les organes disséqués de la « Vénus hottentote » – entérine au cours de cette période (1797) une classification de trois races humaines où la noire est caractérisée par son état barbare par contraste avec la blanche, toujours supérieure (Coquery-Vidrovitch, 2003, p. 664).
18Ne se trouve-t-il donc personne pour prendre le contre-pied de telles conceptions en ce siècle d’émergence d’une pensée censée être arrachée aux croyances ? On trouve bien dans l’Encyclopédie des articles dénonçant la traite, comme celui de Jaucourt qui parle d’un « négoce qui viole la religion, la morale, les lois naturelles et tous les droits de la nature humaine » (cité par Erhard, 1995, p. 146). L’œuvre des Lumières reste pourtant marquée par l’esprit général qui domine ce xviiie siècle. Selon Erhard (1995, p. 146), qui a analysé « la petite cinquantaine d’articles » dont le thème pouvait faire mention de l’esclavage des Noirs, la majorité évoquent l’institution esclavagiste de façon neutre ou la passent sous silence, alors qu’une minorité l’approuvent directement et qu’une dizaine à peine la condamnent « avec plus ou moins de vigueur ». Certains articles de ce monument de la « pensée éclairée » laissent ainsi s’exprimer un racisme abrupt où l’on parle de « vie animale », d’espèce « vicieuse », « rusée » ou « paresseuse » à propos des Noirs (ibid., p. 146), l’entrée sous le mot « Nègre » se révélant à elle seule suffisante pour juger de ce que les grands esprits pouvaient se permettre de dire sur « l’ailleurs de la blanchitude » en ce siècle de fondation de la Raison (Sala-Molins, 1998, p. 255).
19Il faut bel et bien attendre la fin du xviiie siècle pour que des positions deviennent plus claires et exigeantes, comme celles portées par la voix de l’abbé Raynal dans son Histoire politique et philosophique dans les deux Indes (1772) à laquelle Diderot participera dans les éditions successives. Mais, même là, la dénonciation de l’institution esclavagiste, qui semble pourtant absolue, laisse voir les traces d’un racisme décidément tenace où le Noir ne parvient pas à être réellement dégagé d’une vision dépréciative mêlant paresse, carences intellectuelles et débordements sexuels (Sala-Molins, 1998, p. 258 ; Coquery-Vidrovitch, 2003, p. 661). Avec la fondation des sociétés abolitionnistes (1787 en Angleterre, 1788 en France) et l’émergence de figures engagées à l’image de l’abbé Grégoire, farouche défenseur de la cause noire, le combat moral contre l’esclavage semble véritablement entamé. Il n’est pas sûr cependant que ce combat contre l’institution elle-même ne laisse pas s’épanouir ailleurs – dans l’expansion coloniale qui s’annonce en Afrique ou en Asie – l’idéologie raciale et raciste qu’elle a contribué à produire, y compris chez ceux qui se positionnent contre l’esclavage. Les abolitions, nous le verrons, conservent elles aussi leur part d’ambiguïté au regard de ce qui en légitime le sens pour les abolitionnistes. Dans tous les cas, le xviiie siècle, dans sa plus grande partie, laisse entendre, même de la part de ceux dont on attendait tant – les philosophes –, que la traite reste une stricte affaire de profits, sourde à toute humanité.
Une affaire de commerce triangulaire
20On estime à 54 000 le nombre d’expéditions négrières vers l’Amérique depuis 1505 jusqu’aux années 1870 où la traite s’achève dans l’illégalité après son abolition intervenue dès 1815. Au cours du xviiie siècle, ce siècle phare, trois puissances européennes dominent la traite transatlantique en totalisant 90 % des expéditions : l’Angleterre (pour 41 %), le Portugal (29 %) et la France (19 %). Le reste revient à des nations plus marginales dans le trafic comme la Hollande ou le Danemark. L’Espagne, bien qu’active dans le commerce depuis ses débuts, a recours au système de l’asiento auprès des autres compagnies européennes (Saugera, 1998, p. 16-17). Les Anglais en obtiennent le privilège en 1713.
21Quand les Français et les Anglais finissent par intégrer le trafic, à partir de la seconde moitié du xviie siècle, ils calquent leurs pratiques sur celles des Espagnols, déjà éprouvées, et créent des compagnies dotées d’un monopole exclusif les autorisant à commercer avec l’Afrique. Colbert fonde la Compagnie des Indes occidentales en 1664, remplacée plus tard par la Compagnie du Sénégal chargée d’organiser la traite négrière française. La Royal African Company, créée en 1672, est son équivalent anglais. Mais ce système de monopole ne se révèle pas suffisamment lucratif, les planteurs des colonies se plaignent des prix élevés des esclaves, de leur nombre insuffisant. Le libre-échange ne serait-il pas plus avantageux ? Le marché négrier s’ouvre aux armateurs privés en Angleterre avec la promulgation d’une loi abrogeant le monopole de la Royal African Compagny, en 1698. En France, Colbert avait déjà libéré les échanges moyennant des droits versés à la Compagnie des Indes augurant des futures Lettres Patentes de 17161717 autorisant les principaux ports français à faire librement le commerce des « Nègres ».
22C’est la marche vers l’apogée du trafic. Les villes portuaires ouvertes sur l’Atlantique se spécialisent dans le négoce triangulaire. Liverpool, Bristol, Nantes, Bordeaux, Le Havre… La prospérité de ces villes et, bien au-delà, des pays impliqués dans le circuit se bâtit à partir du développement des échanges croisés entre les continents. La traite en est le rouage essentiel, mais pas l’unique. Certains échanges, d’ailleurs, se font en « droiture », tels ceux depuis Bordeaux qui concernent plus le commerce entre la France et les Antilles que le fameux circuit à trois côtés. Mais qu’il s’effectue en droiture ou qu’il suive le périple triangulaire, le commerce n’en est pas moins strictement dépendant et complice des économies esclavagistes d’Amérique où sont produites les denrées dont s’alimente le marché européen. Du port bordelais, dont on persiste encore aujourd’hui à affirmer le caractère marginal dans la traite pour ne retenir que sa spécialisation « en droiture », partent néanmoins, sur une centaine d’années (de 1729 à 1826), plus de 500 expéditions négrières ayant déporté 150 000 Africains (Saugera, 1995). De Nantes, il en partira 1 744 ; de Bristol, 2 100 ; de Liverpool, 5 300… La logique du circuit triangulaire est bien connue. Les bateaux négriers, spécialement conçus pour être convertis au cours du voyage, transportent en Afrique les marchandises d’échange. Il ne s’agit pas seulement de pacotilles (miroirs, verroterie, cadenas, ciseaux…) réputées avoir financé à peu de frais les fournisseurs africains, mais surtout d’armes à feu, d’alcools, de métaux (fer, plomb, cuivre…), de textiles… Une fois en Afrique, le navire est chargé de captifs. Aux Amériques, il reçoit de nouveau une cargaison « normale » et achemine les denrées tropicales vers l’Europe.
23Les zones de traite des côtes ouest-africaines s’étendent sur des milliers de kilomètres depuis la Sénégambie jusqu’à l’Angola. Les Portugais opèrent aussi sur la côte est, au Mozambique, particulièrement au xixe siècle, alors que le commerce négrier est officiellement aboli. Sur la bande littorale, les Européens occupent des points fixes, les fameux forts dont celui de l’île de Gorée, devenu le véritable symbole du départ sans retour. Les razzias s’opèrent aussi bien dans les zones côtières que dans l’arrière-pays et restent sous le contrôle africain. Des régions sont plus ponctionnées que d’autres et forment les centres de la traite. C’est le cas de la Côte de l’Or (« Gold Coast », actuel Ghana) où toutes les nations européennes s’approvisionnent et, plus vers l’est, de la baie du Bénin où les Français font la plus grande part de leur trafic. La côte équatoriale, depuis le Gabon jusqu’au nord de l’Angola, s’affirme aussi comme une zone de traite par excellence tout au long de la période. Pour les Antilles sous domination française, il est généralement admis que le centre de la traite se situe sur les côtes nord du golfe de Guinée (États actuels du Bénin et du Togo). Mais le contrôle de certaines zones par l’une ou l’autre nation européenne n’implique pas forcément que les captifs soient délivrés dans les colonies de ces mêmes nations. Le trafic négrier s’organise selon les lois de l’offre et de la demande et participe au brassage des asservis. Des îles antillaises comme la Jamaïque sont des plaques tournantes du marché à esclaves, en particulier quand les Anglais obtiennent l’asiento. Depuis elles, les captifs sont acheminés vers d’autres régions. L’instabilité est au cœur de la destinée des asservis en fonction des développements des économies esclavagistes et rend difficile la localisation originelle des Africains. Aux États-Unis, la percée du coton au xixe siècle en Alabama, Mississippi et Louisiane occasionne non seulement l’afflux de nouveaux Africains, mais aussi des migrations internes de grande envergure rappelant le drame de la traite et démontrant les immenses obstacles rencontrés par les esclaves pour parvenir aux formes de stabilisation de la vie sociale.
24Une économie déjà mondialisée se met ainsi en place. Elle relie les nombreux rouages d’une machine commerciale où chaque continent se spécialise. À l’organisation d’une Afrique négrière sur la côte ouest répond l’univers des plantations d’Amérique. En Europe, l’enrichissement se produit à partir d’effets « boule de neige ». L’activité portuaire suscite de nombreuses activités maritimes annexes, mais le négoce entraîne surtout le développement de secteurs manufacturiers, ceux concernés par les matières exportées vers l’Afrique et les Amériques et ceux issus du traitement des produits tropicaux importés (raffineries, fabriques de cacao, manufactures de tabac…). À Bordeaux, entre 1749 et 1771, les valeurs du commerce avec les Antilles sont multipliées par 6, celles que représente la seule importation du sucre par 10. On compte 26 raffineries bordelaises en 1789. La ville exporte à son tour vers les îles de la morue, du vin, de la farine. Liverpool se dote à la même époque de fonderies, de raffineries, de corderies… Les fortunes se bâtissent et les villes des ports européens portent encore les marques de cette prospérité au travers des somptueux quartiers construits pendant l’âge d’or de la traite, telle la riche enclave Clifton à Bristol.
25Dire que le commerce triangulaire est à l’origine de l’essor moderne des pays de l’Ouest et de leur actuelle position dominante dans les relations internationales n’est sûrement pas un raccourci historique. En 1773, les importations britanniques depuis les Antilles représentaient le quart du total des importations. En France, le commerce avec les îles indiquait une proportion de l’ordre du tiers du commerce d’importation français pour l’année 1776. On comprend pourquoi l’UNESCO (1998), dans la présentation de son programme « La Route de l’esclave », comparait la traite à la « matière invisible des astrophysiciens » qui occupe selon eux la plus grande partie de l’univers et dont la présence imperceptible explique le mouvement de tous les objets. La traite est certainement cette face cachée apte à dévoiler en grande partie l’origine de l’articulation des rapports sociaux contemporains.
Abolitions et fin de la traite
26La traite est abolie graduellement au début du xixe siècle. Les Anglais inaugurent cette série de décisions en promulguant l’arrêt du commerce en 1807. L’« Act of Parliament » de 1811 renforce cette loi en faisant de la traite un crime soumis à des sanctions pénales. En France, le processus est plus lent. Dans la période révolutionnaire, l’abolition de l’esclavage avait bien été promulguée par la Convention (février 1794). La Guadeloupe a pu bénéficier de cette décision tandis que la Martinique était occupée la même année par les Anglais, la plantocratie locale s’associant aux occupants pour échapper à la vague abolitionniste. À Saint-Domingue, la révolution qui devait donner naissance à la première république noire avait commencé dès 1791. L’un des représentants de la Législative et du roi, parvenu dans l’île avant l’exécution de Louis XVI, le commissaire Sonthonax, avait fini par se rallier, pour des raisons plus stratégiques qu’humanistes, à la cause révolutionnaire conduite par les Noirs et par déclarer, le 29 août 1793, l’esclavage aboli à Saint-Domingue, dans sa partie nord (la province du sud recevant le même traitement quelques semaines plus tard), devançant ainsi les décisions qui allaient être prises par les révolutionnaires parisiens.
27Le xviiie siècle s’achève donc sur un ferment favorable à la mutation des systèmes esclavagistes. Mais il faut encore attendre et, pire, revenir en arrière avant une abolition définitive. Car Napoléon, alors Premier consul, rétablit l’esclavage dans les colonies en 1802, sans doute sous l’influence de Joséphine de Beauharnais, née dans les îles, mais surtout sous celle des lobbies de planteurs et négociants. Il s’agit surtout de maintenir l’esclavage dans les territoires qui viennent juste d’être restitués à la France par la paix d’Amiens, en particulier la Martinique. Pour les colonies ayant bénéficié de ce qu’il est convenu d’appeler « la première abolition », celle de 1794, la loi de 1802, fort courte, n’est pas explicite quant au « rétablissement » de l’esclavage, mais le sous-entend. C’est sur le terrain que les généraux napoléoniens font la démonstration de ce qui est attendu du texte de loi. Richepanse, arrivé en redresseur d’ordre à la Guadeloupe, désarme les bataillons noirs qui s’étaient formés. La révolte pathétique conduite par le mulâtre Delgrès s’achève par la fin héroïque de celui-ci, lorsqu’il préfère se donner la mort avec une centaine de ses compagnons, plutôt que de se rendre aux esclavagistes. À Saint-Domingue, l’issue des stratégies napoléoniennes prend une tout autre tournure. Si le héros de la révolution, Toussaint Louverture, est vaincu par le général Leclerc, son successeur Dessalines parvient à faire reculer les troupes françaises et à déclarer l’indépendance d’Haïti. C’est la première défaite cuisante des colons blancs face aux Noirs insurgés : un symbole pour toute l’aire des Amériques noires, et l’on ne peut s’empêcher de penser que l’actuel pays le plus pauvre du monde est encore en train de payer les conséquences de cette grande audace héroïque.
28L’abolition définitive de la traite intervient dans ce climat d’incertitude fait d’allers et retours entre décisions contraires. Le congrès de Vienne, en 1815, après la défaite ultime de Napoléon contre les Anglais, montre la suprématie de ces derniers dans les relations internationales : la traite est abolie par toutes les grandes puissances. L’Angleterre renforce à partir de là son rôle de chef de file dans la lutte abolitionniste en exerçant, avec les navires de la Royal Navy, un rôle de « contrôleur des mers », veillant à la légalité des cargaisons, contrôles auxquels refusent de se soumettre les Américains et les Français. Car, officiellement abolie, la traite n’en continue pas moins à se pratiquer dans l’illégalité, et ce jusqu’en 1870. En France, il faut renouveler les lois (1817 et 1831) pour parvenir à asseoir la décision molle prise à la suite du congrès de Vienne. L’esclavage étant encore de rigueur, il n’est pas étonnant que la traite se prolonge dans la clandestinité. Et ce sont en définitive les abolitions de l’esclavage elles-mêmes qui finissent par endiguer le terrible trafic. Elles s’échelonnent sur tout le siècle : 1834 dans les colonies anglaises (vote au Parlement en 1833), 1848 dans les colonies françaises, 1865 aux États-Unis, 1888 au Brésil…
29Ambiguës, les abolitions le sont sûrement au regard du message qu’elles portent et dont on souhaiterait qu’il soit la claire expression d’un élan de solidarité humaine. Or les abolitions, si elles correspondent à des visées humanistes, ne sont pas que cela. Il faut en effet comprendre les raisons de la possibilité de ce changement qui s’opère à la fin du xviiie siècle, alors que l’enrichissement tiré du circuit triangulaire ne semble pas faire de doute. Une autre étape du développement capitaliste est pourtant en train d’être franchie. La révolution industrielle ébranle les équilibres mercantilistes. Le sucre de canne se révèle concurrencé par le sucre de betterave européen. Son coût apparaît trop élevé alors que la main-d’œuvre qui le produit ne peut avoir de prix de revient plus bas. Le développement de nouvelles entités sucrières, comme à Cuba où ont été introduits certains principes du machinisme industriel, menace aussi les vieilles économies de plantation de la Caraïbe. L’essoufflement du système esclavagiste en est à ses débuts. Les intérêts économiques ne vont pas tarder à se confondre avec les objectifs humanistes.
30Cette thèse, qui voit l’abolition de la traite et de l’esclavage comme le résultat d’une convergence de plusieurs facteurs avec, en premier lieu, la nécessité pour le système capitaliste de s’adapter à un nouveau stade, a été proposée par l’historien trinidadien Éric Williams (1975) et rencontre aujourd’hui une large audience parmi les spécialistes. L’abolition de l’esclavage répond au besoin de créer un marché libre de main-d’œuvre dans un contexte que tout prépare à la mutation industrielle. Que l’on s’attarde sur la situation française et l’on retrouve assez vite ce creuset où se mêlent visées économiques et arguments éthiques. La Société française pour l’abolition de l’esclavage est fondée en 1834, sur un terrain resté pratiquement désert après la disparition de la Société des Amis des Noirs créée à Paris en 1788, qui réunissait entre autres Condorcet, Brissot et Grégoire. La nouvelle Société est présidée par le duc de Broglie. C’est aussi lui qui est à la tête de la commission formée sous Louis-Philippe, en 1840, pour étudier la question de l’émancipation. Dans ses conclusions, la commission reprend les études d’experts pour préconiser l’« industrialisation » du secteur sucrier à laquelle répond… le passage de l’esclavage au « travail libre » !
31Les modalités selon lesquelles s’est effectué le passage à la liberté permettent de confirmer cet ample ajustement économique que constitue l’abolition de l’esclavage. L’émancipation britannique consiste en une libération immédiate des esclaves âgés de moins de 6 ans. Les autres devront, avant d’être définitivement libres, effectuer une période d’apprentissage : six ans pour les esclaves des champs (période initialement portée à douze ans !) ; quatre ans pour les autres. En 1838, le Parlement britannique finit par accorder la pleine liberté à tous les « apprentis ». L’émancipation, on le voit, est placée sous haute surveillance. Elle vient répondre aux exigences requises qui sont celles de l’adaptation à un nouveau régime du travail. Les anciens esclaves sont enjoints de devenir des travailleurs libres sur les anciennes plantations esclavagistes auxquelles il doivent rester attachés. Dans les colonies françaises, l’abolition, plus tardive, est immédiate pour tous, le projet d’apprentissage n’ayant pas été retenu. Cependant, de la même manière que dans les îles anglophones, il est mis en place un système de compensation des maîtres. Les sommes versées aux anciens propriétaires d’esclaves au titre de l’indemnisation des préjudices causés par l’abolition s’élèvent à 126 millions de francs dans les colonies françaises (20 millions de livres dans les Antilles anglophones). Ces sommes servent à organiser le système bancaire local, ce dernier étant le principal agent des restructurations foncières et industrielles au cours de la seconde moitié du xixe siècle.
32Certes, l’humanisme ne peut être ignoré. L’engagement de Victor Schoelcher, auteur du décret d’abolition de 1848 en France, n’est guère à remettre en doute. Le célèbre abolitionniste français souhaitait d’ailleurs que des compensations soient versées aux anciens esclaves, les « victimes », et non pas seulement aux anciens maîtres (Schmidt, 1994, p. 109 et 120). La lutte conduite en Angleterre par Wilberforce et Clarkson au sein de la « Society of the Abolition of the Slave Trade » (1787), puis relayée par l’activisme d’une seconde génération (Buxton et le quaker Joseph Sturge), témoigne de l’importance décisive des mouvements humanistes. Mais l’histoire renvoie cependant au trouble de positions ambiguës, même lorsqu’elles se trouvent animées des idéaux les plus en pointe. C’est ainsi que la Déclaration de l’indépendance, aux États-Unis, en 1776, ne mentionne pas l’esclavage, le seul passage traitant de ce sujet et rédigé par Thomas Jefferson ayant été supprimé. Comment croire alors à ce formidable élan universaliste qui tient pour « vérité » que « les hommes sont créés égaux » ? La Constitution de 1787 entretient cette sorte de même faux-semblant en se montrant favorable à l’abolition de la traite… mais pas avant vingt ans, le Congrès ayant interdiction de légiférer en la matière jusqu’en 1807. Et lorsqu’à cette dernière date la traite fut enfin abolie, il était entré aux États-Unis en vingt ans un plus grand nombre d’esclaves que sur n’importe quelle autre période équivalente. Les pères de la Constitution, il ne faut pas l’oublier, étaient aussi des propriétaires d’esclaves : George Washington, Thomas Jefferson, James Madison, Edmund Randolph… Pris dans les contradictions d’un républicanisme à la fois novateur et conservateur, ils ont choisi la voie du compromis, ce qui se traduit en particulier par l’absence du mot « esclave » dans la Constitution. Le « problème américain » ne tient-il pas encore aujourd’hui à ce formidable refus d’affronter directement la réalité des rapports socio-raciaux ?
Autour du dilemme entre abolitions conquises et données
33L’historiographie est-elle vraiment fiable quand elle s’appuie exclusivement sur la reconstitution d’événements consignés dans les archives des puissances de la vieille Europe ? Il est vrai que l’histoire de la traite et de l’esclavage est celle d’un rapport de domination total et qu’il n’est pas dès lors étonnant que l’essentiel qui puisse en être reconstitué recoure pour une large part aux groupes détenteurs du pouvoir, ceux en mesure de stocker, archiver et transmettre des traces de leur passé. Mais le groupe des acteurs subissant cette relation en a-t-il été pour autant passif, absent des rouages de sa propre histoire ? On touche là à la question sans doute la plus fondamentale de l’expérience de la diaspora noire et que l’on ne va cesser de retrouver au cours des développements qui suivent : en quoi les peuples noirs des Amériques montrent-ils la pleine prise en charge de leur destin collectif ? Pour les diasporas archétypales, la question semble être réglée d’avance. Les diasporas sont par définition les peuples dispersés qui se montrent actifs dans la perpétuation de leur identité communautaire… Pour les peuples noirs dans le Nouveau Monde, la chronique des abolitions renvoie au point où se densifie le débat crucial qui pourrait être ramené à un seul terme, celui de résistance. Jusqu’où les peuples noirs ont-ils été capables de résister, pour à la fois reconduire les repères qui leur sont propres et pour prendre part à la définition de leur histoire ?
34Les abolitions montrent l’enchevêtrement de ce double rapport inhérent au monde noir des Amériques, tendu entre domination et résistance. La situation à la Martinique a provoqué de vives discussions autour de l’idée d’une abolition « donnée » et d’une abolition « conquise ». Dans l’île, les esclaves se sont révoltés au cours des journées des 22 et 23 mai 1848, forçant le gouverneur Rostoland à proclamer l’abolition. Mais le décret avait déjà été adopté par la République le 27 avril précédent et n’avait pas encore eu le temps de parvenir dans les colonies. Ces dates cristallisent bien le dilemme que fait naître l’impossibilité d’articuler le cours des événements à une seule et unique tendance. Les sociétés issues de l’esclavage obligent à adopter une double vue. D’un côté, celle qui permet de mesurer l’ampleur des processus de domination dans le Nouveau Monde, où toute évolution est liée aux intérêts stratégiques des métropoles coloniales, y compris quand l’humanisme sincère occupe le terrain. De l’autre, celle qui donne accès à la résistance déployée par les esclaves et leurs descendants pour contrer les effets dévastateurs de l’entreprise coloniale.
35Le problème est que le volet des résistances est encore mal connu, principalement en raison du fait qu’il est rendu peu accessible par les sources écrites. Et quand il l’est, il n’est pas sûr qu’une juste place lui soit accordée. Le rôle des révoltes d’esclaves ayant précédé les abolitions n’a-t-il pas été sous-estimé ? N’y aurait-il pas matière, comme le suggère Jacky Dahomay (1995), à parler de « révolutions anti-esclavagistes » qui impliquent un trajet du bas (le peuple) vers le haut, plutôt que d’« abolition », qui emprunte le trajet inverse en étant une loi imposée ? Autant les événements de Saint-Domingue – autour de la lutte pour l’indépendance conduite par le peuple noir – que ceux de la Jamaïque – où l’esclave Sam Sharpe conduit une révolte en 1831 – montrent combien les abolitions sont dépendantes des actes révolutionnaires qui les précèdent. Le processus est identique à la Guadeloupe pour la « première abolition » (1794), à la Martinique pour la deuxième (1848). C’est là l’aspect le plus radical de la résistance que l’on retrouve tout au long de la période qu’inaugure dramatiquement la traite. Les révoltes d’esclaves n’ont cessé de tarauder le système. Aux États-Unis, on en dénombre pas moins de 250 du xviie au xixe siècle, dont celle spectaculaire, bien qu’avortée, de Gabriel Prosser qui enrôla en 1800 un millier d’esclaves et celle, dramatique, de Nat Turner qui tua, en 1831 à la tête d’un petit groupe de 6 insurgés, une soixantaine de Blancs au cours d’une nuit, épopée sanglante suivie d’un massacre de 250 esclaves… Si l’histoire en tant que discipline ne veut pas reproduire et même fabriquer le rapport qu’elle décrit (« dominant/dominé »), elle doit impérativement introduire cette double lecture et adopter résolument une interprétation sous l’angle des « résistances », ce vers quoi tendent de nombreux efforts de recherche aujourd’hui, en particulier ceux conduits sous l’égide de l’UNESCO.
Tout commence dans le ventre du bateau négrier
36L’horreur des bateaux négriers a été maintes fois décrite et illustrée, notamment au travers de la fameuse gravure du navire Brooks, ce plan où sont figurées les capacités d’entassement des captifs. Les abolitionnistes ont largement diffusé ce plan tant il détenait, par son réalisme impitoyable, une force de conviction que n’avaient sans doute pas les discours. Mirabeau, pour gagner en véracité, en fera même faire une maquette circulant au sein de la Société des Amis des Noirs. Tout commence ainsi dans des conditions terrifiantes au cours de voyages longs de plusieurs semaines où le pire est à imaginer dans le déni de la condition humaine. Un médecin de bateaux négriers témoigne en 1788 qu’il ne pouvait rester dans les quartiers des captifs « en raison de l’extrême chaleur qui régnait […]. Le sol ressemblait à celui d’un abattoir, tant il était couvert de sang et du mucus de leurs fièvres » (cité par Kolchin, 1998, p. 28). Des échos du middle passage de la part des captifs nous reviennent grâce à de très rares témoignages, dont celui écrit par l’esclave Olaudah Equiano, capturé au Bénin et envoyé en Virginie en 1756 :
L’étroitesse du lieu et la chaleur du climat ajoutées au nombre dans le bateau où tous étaient si entassés que chacun avait à peine de place pour se tourner, nous étouffaient presque. Tout cela produisait une abondante sueur, une variété d’odeurs répugnantes et provoquait les maladies parmi les esclaves dont plusieurs mouraient […]. Les hurlements des femmes et les gémissements des mourants ramenaient le tout à une scène d’horreur quasi inconcevable (cité par Patterson, 1967, p. 149).
37La résistance commence déjà sur les bateaux dans la forme la plus dramatique qu’on lui connaît, le suicide. Il peut faire suite à ce que les marins finissent par nommer « la mélancolie », cet état où le captif ne s’alimente plus et semble avoir rejoint un autre monde. La résistance se radicalise aussi dans les révoltes, dont celle bien connue de l’Amistad, popularisée par le cinéaste Steven Spielberg. Sur les navires se créent aussi les liens entre ceux que les désordres de la déportation regroupent. Des études ont montré que les captifs créaient des liens d’attachement forts entre eux, en dépit de la diversité des ethnies et des langages, au point de former, une fois à destination, des groupes dont les liens étaient comparables à ceux de parents, « frères » ou « sœurs », allant jusqu’à considérer les relations sexuelles entre eux comme incestueuses. Ces groupes étaient connus par exemple à la Jamaïque sous le nom de shipmate (« compagnons d’équipage ») et, sur les plantations, si jamais les captifs se retrouvaient, les uns veillaient sur les autres.
38Le navire est donc ce lieu où tout commence, de l’horreur à la résistance, de la séparation irréversible aux solidarités perpétuées. C’est sans doute avec raison que des auteurs comme Edouard Glissant (1981, p. 134) ou Paul Gilroy (1993, p. 4) ont pris comme marqueurs symboliques de la diaspora, soit l’océan, soit le bateau. Ce topos en mouvement renvoie à la trame constitutive de l’expérience diasporique noire. Il en contient tout à la fois la part éminemment douloureuse, avec l’arrachement et l’extrême violence qu’il impose, mais aussi la part instituante de l’identité, celle issue de la relation que font naître de telles conditions. Mise en rapport physique des continents et mise en rapport symbolique des univers de sens, telles sont les logiques qui prévalent dès l’origine dans la naissance de la diaspora noire, y compris pour rassembler des termes antithétiques comme ceux qui font naître l’idéal de la modernité dans l’impensable atrocité du projet de la traite. Le bateau figure la mise en place d’une cohérence qui n’est plus celle liée à des héritages et des continuités, enracinées, mais à une transversalité entre éléments hétérogènes et chaotiques.
Estimation de la diaspora noire des Amériques
39La formation de la diaspora découle ainsi des conditions qui viennent d’être décrites. Quant à l’effectif des Africains déportés, les spécialistes parviennent à estimer des valeurs comprises entre 10 millions, 11,7 millions et 15,4 millions (données respectivement associées aux travaux des historiens Philip Curtin, Paul Lovejoy et Joseph Inikori). D’après Hugh Thomas (1997), qui fait le point sur ces données, la valeur la plus juste en fonction des connaissances actuelles est de l’ordre de 11,3 millions. Cet effectif ne prend pas en compte l’aval de la déportation, c’est-à-dire les morts survenues lors des raids et dont il y a tout lieu de penser qu’elles ont été très importantes.
Source : D’après A. McFarlane, « African slave migration », in S. Collier, T. E. Skidmore, H. Blakemore, The Cambridge Encyclopedia of Latin America and the Caribbean, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 139.
40De manière synthétique, on peut dire à la suite de Thomas (1997, p. 804) que :
54 200 expéditions négrières ont déporté 11 millions d’Africains sur toute la période de la traite transatlantique.
42 % (4,6 millions) des captifs ont été déportés aux Amériques par les Portugais ; 24 % (2,6 millions) par les Anglais, 11 % (1,25 million) par les Français.
36,5 % des captifs ont été acheminés vers les Antilles (sauf Cuba), 35 % vers le Brésil, 22 % vers l’Empire espagnol (incluant Cuba), 4,4 % vers les États-Unis.
Sur un nombre de captifs au départ estimé à 13 millions (2 millions de morts pendant la traversée), 44 % provenaient des côtes nord du golfe de Guinée (depuis la Côte d’Ivoire jusqu’à Calabar au Nigeria), 29 % des côtes équatoriales (Loango, Congo, Angola) 15 % de Sénégambie et Sierra Leone.
41Il est difficile de connaître avec exactitude le poids démographique actuel des populations noires des Amériques. Une telle estimation demanderait que les catégories de recensement soient identiques dans tous les pays et qu’elles soient de surcroît basées sur une notion univoque de la « race », ce qui n’est pas le cas : la catégorie raciale étant avant tout une construction sociale du phénotype de couleur, elle varie en fonction des contextes sociaux. Les États-Unis appliquent une catégorisation héritée de la one drop rule des États esclavagistes du Sud qui fait qu’une seule goutte de sang noir suffit à classer l’individu dans la catégorie « noir ». Ce n’est que tout récemment, en 2000, que les individus se sont vu offrir la possibilité de pouvoir se rattacher à plusieurs catégories, ce qui marque le début de la reconnaissance du phénomène de mixité. Ainsi, la stricte séparation raciale aux États-Unis débouche sur une « comptabilité » précise : 12 % de la population est noire, soit 30 millions de personnes. Au Brésil, l’introduction de la catégorie raciale dans le recensement est vouée aux vicissitudes de l’idéal de la « démocratie raciale » qui voulait rompre avec toute identification basée sur l’appartenance raciale. À ce titre, la catégorie raciale disparaît du recensement de 1970, mais réapparaît dans celui de 1980. Dans tous les cas, la perception de la « race » au Brésil s’oppose à celle des États-Unis et diffère d’un traitement « à l’américaine » basé sur la stricte dualité noir/blanc, car les catégories raciales sont nombreuses, liées à l’appréciation visuelle de la couleur de peau. On estimait cependant que la population totale du Brésil en 1980 se répartissait entre 55 % de Blancs, 39 % de Métis et 6 % de Noirs (Munanga, 1998, p. 398).
42Pour l’ensemble des Amériques, on estime à 120 millions la population noire (Chaliand et Rageau, 1991). De son côté, R. Monge Oviedo (repris par K. A. Yelvington, 2001, p. 246) a proposé des valeurs maximales (124 millions) et minimales (65 millions) pour quantifier la présence des descendants d’Africains dans les Amériques (se reporter au tableau en fin de chapitre). Bien qu’incomplètes (il manque pour les Antilles la Martinique, Porto Rico, la Dominique…), les statistiques de Monge Oviedo permettent au moins d’approcher une réalité qui reste difficile à appréhender avec rigueur. L’importance du Brésil varie considérablement de l’une à l’autre des estimations (de 43 à 15 %), en fonction vraisemblablement de la place accordée à la population métisse. En revanche, la taille de la population antillaise en valeur absolue ne fluctue que très peu entre ces deux estimations, suggérant le fait qu’il est généralement admis aux Antilles que la population de couleur est descendante des anciens esclaves africains. Dans tous les cas, le Brésil, les États-Unis et la Caraïbe forment le cœur de ces « Amériques noires » avec respectivement 43 %, 24 % et 22 % (valeurs maximales) du total de la population d’origine africaine aux Amériques, ou 15 %, 46 % et 19 % (valeurs minimales). Mais la prudence est bien sûr de mise eu égard à l’écart très important enregistré par certains pays entre les deux types d’estimation. Dans les statistiques que fournissait Roger Bastide en 1967 (p. 23), en s’appuyant sur le travail de Frank Tannenbaum, l’effectif des Noirs aux Antilles était donné comme équivalent à celui des Noirs au Brésil. Notons également que les établissements de la diaspora concernent aussi ceux, moins connus, de Colombie (dont le poids démographique est comparable à celui d’Haïti), du Pérou ou encore de l’Équateur, pour ne citer que ceux des pays dont on a peu l’habitude de les penser par référence à leur population noire.
43Au sein des Antilles, Roger Bastide (1967, p. 25) distinguait les îles « blanches » (Cuba, Porto Rico), celles où la colonisation de type espagnol, plus urbaine qu’ailleurs, n’a été relayée par l’économie de plantation que tardivement et les îles « quasi entièrement noires » : Haïti, la Jamaïque auxquelles il convient d’ajouter la Barbade, la Dominique et en général les îles anglophones... L’estimation reprise par K. A. Yelvington (cf. tableau ci-après) confirme la présence de petits pays insulaires entièrement constitués par les descendants des esclaves. Même dans le cas des estimations maximales, une telle situation ne se produit dans aucun des pays continentaux, à l’exception du Panama qui montre cependant un tout autre profil dans le cas des valeurs minimales. Cette perspective doit être prise en compte pour relativiser le poids que l’on serait tenter d’accorder au premier abord au Brésil et aux États-Unis. Si ces deux pays comptent aujourd’hui en Amérique le plus de population dont l’origine est en Afrique, ils restent néanmoins caractérisés par le fait que les Noirs ne constituent pas, y compris dans l’hypothèse maximale, une majorité. L’étude comparée de ces situations reste à conduire pour saisir, s’il y a lieu, les effets contrastés – au sein des sociétés multiculturelles issues de l’esclavage – de la plus ou moins forte présence des descendants d’esclaves, ce qui n’est pas, on le sait, l’objectif de cet ouvrage. Mais il faudra peut-être sur ce point conserver à l’esprit la mise en garde formulée par Sansone (2002), et que nous avions déjà entrevue en introduction, contre une vision en termes d’« ethnicité démographique » qui serait tentée de postuler un lien entre poids démographique de la population d’ascendance africaine et force de l’identité ethnique noire ou africaine. Enfin, mentionnons que dans certaines îles antillaises, et bien que les Noirs y forment la majorité de la population, le métissage est réputé pour avoir été plus intense qu’ailleurs, comme à la Martinique. La spécificité de cette dernière île tient aussi au maintien du groupe des Békés, les Blancs descendant des premiers colons.
44Cette strate première de la diaspora issue de la traite transatlantique se double au cours du xxe siècle d’une seconde liée aux mouvements migratoires contemporains, particulièrement intenses depuis la Caraïbe. Ils seront examinés plus loin. En les prenant en compte, la diaspora peut être définie à partir de ces deux sources : la traite transatlantique décidant de la localisation dans les Amériques ; les migrations récentes occasionnant l’établissement durable dans les pays d’Amérique du Nord et en Europe.
Populations d’ascendance africaine dans les Amériques
Pays | Population | Pourcentage par rapport à la population du pays | ||||
Minimum | Maximum | Minimum | Maximum | |||
Valeurs absolues | % | Valeurs absolues | % | |||
Brésil | 9 477 | 14,61 | 53 097 | 42,7 | 5,9 | 33 |
Etats-Unis | 29 986 | 46,23 | 29 986 | 24,11 | 12,1 | 12,1 |
Colombie | 4 886 | 7,53 | 7 329 | 5,89 | 14 | 21 |
Haïti | 6 500 | 10,02 | 6 900 | 5,54 | 94 | 100 |
Cuba | 3 559 | 5,48 | 6 510 | 5,23 | 33,9 | 62 |
République Dominicaine | 847 | 1,3 | 6 468 | 5,2 | 11 | 84 |
Jamaïque | 1 976 | 3,04 | 2 376 | 1,91 | 76 | 91,4 |
Pérou | 1 356 | 2,09 | 2 192 | 1,76 | 6 | 9,7 |
Venezuela | 1 935 | 2,98 | 2 150 | 1,72 | 9 | 10 |
Panama | 35 | 0,05 | 1 837 | 1,47 | 14 | 73,5 |
Équateur | 573 | 0,88 | 1 147 | 0,92 | 5 | 10 |
Nicaragua | 387 | 0,59 | 559 | 0,44 | 9 | 13 |
Trinidad et Tobago | 480 | 0,74 | 516 | 0,41 | 40 | 43 |
Mexique | 474 | 0,73 | 474 | 0,38 | 0,5 | 0,5 |
Guyana | 222 | 0,34 | 321 | 0,25 | 29,4 | 42,6 |
Guadeloupe | 292 | 0,45 | 292 | 0,23 | 87 | 87 |
Honduras | 112 | 0,17 | 280 | 0,22 | 2 | 5 |
Populations d’ascendance africaine dans les Amériques (suite)
Pays | Population | Pourcentage par rapport à la population du pays | ||||
Minimum | Maximum | Minimum | Maximum | |||
Valeurs absolues | % | Valeurs absolues | % | |||
Canada | 260 | 0,40 | 260 | 0,20 | 1 | 1 |
Barbade | 205 | 0,31 | 245 | 0,19 | 80 | 95,8 |
Bahamas | 194 | 0,29 | 223 | 0,17 | 72 | 85 |
Bolivie | 158 | 0,24 | 158 | 0,12 | 2 | 2 |
Paraguay | 156 | 0,24 | 156 | 0,12 | 3,5 | 3,5 |
Suriname | 146 | 0,22 | 151 | 0,12 | 39,8 | 41 |
Sainte-Lucie | 121 | 0,18 | 121 | 0,09 | 90,3 | 90,3 |
Belize | 92 | 0,14 | 112 | 0,09 | 46,9 | 57 |
St-Vincent et Grenadines | 94 | 0,14 | 105 | 0,08 | 84,5 | 95 |
Antigua et Barbuda | 85 | 0,13 | 85 | 0,06 | 97,9 | 97,9 |
Grenade | 72 | 0,11 | 81 | 0,06 | 75 | 84 |
Costa Rica | 66 | 0,10 | 66 | 0,05 | 2 | 2 |
Guyane | 37 | 0,05 | 58 | 0,04 | 42,4 | 66 |
Bermudes | 38 | 0,05 | 39 | 0,03 | 61 | 61,3 |
Uruguay | 38 | 0,05 | 38 | 0,03 | 1,2 | 1,2 |
Guatemala | * | * | * | * | * | * |
Chili | * | * | * | * | * | * |
Salvador | ** | ** | ** | ** | ** | ** |
Argentine | 0 | 0 | ** | ** | 0 | 0 |
Total | 64 859 | 100 | 124 332 | 100 | 9 | 17,2 |
** aucune donnée disponible.
Source : Yelvington K. A., 2001, The Anthropology of Afro-Latin-America and the Caribbean : Diasporic Dimensions, p. 246, d’après R. Monge Oviedo, « Are we or aren’t we ? », Rep. Am., 1992, 25 (4), p. 19.
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