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Conclusion

p. 287-297


Texte intégral

1Dans un contexte intellectuel qui présente la science comme la seule démarche apte à conduire à la connaissance et dans lequel les sciences humaines occupent de plus en plus le terrain de la pensée politique, on peut se demander si la philosophie a encore un rôle. Les philosophes peuvent se sentir contraints de se défendre et risquent toujours de se voir enfermés dans une posture réactionnaire : la philosophie se trouve en effet enjointe de s’engager et ainsi de faire des choix qu’auparavant elle n’avait jamais eu à faire, de s’inscrire dans l’histoire en acceptant ou en refusant la dynamique historique caractérisée par l’idée de progrès. Or Strauss comme Arendt échappent précisément à cette alternative, imposée par une interprétation de la réalité qui diffère de la réalité même.

2C’est ainsi que Strauss met en valeur le caractère fallacieux de la vision moderne, qu’il qualifie de « mode », montrant par-là que la raison ne doit subir aucune influence extérieure : elle doit s’imposer en tant que telle. La crise de la modernité est pour lui une crise de la raison. La question première est donc de savoir quelle attitude a rendu possible la crise conjointe de la politique et de la rationalité, et c’est pourquoi il s’emploie à déterminer l’origine de la pensée moderne. Il réactive ainsi la querelle des Anciens et des Modernes ; son geste ne constitue pas le choix du conservatisme contre le progressisme, mais consiste bien plutôt à sortir des fausses alternatives contemporaines.

3L’issue de la crise réside alors dans une décision, une intention sérieuse de la raison, celle du retour aux principes de la philosophie classique. Comment une telle décision pourrait-elle changer la réalité politique ? Tel n’est pas l’objectif de Strauss : il s’agit au contraire d’abandonner définitivement la soumission de la raison à la réalité, à laquelle a paradoxalement abouti la volonté de soumettre la réalité à la raison.

4 La modernité aux yeux de Strauss n’est donc pas une simple période : considérer l’histoire comme une succession de périodes est précisément une invention moderne. La modernité est une époque : il y a des époques dans l’exacte mesure où il y a des origines, et ces origines sont toujours les moments inauguraux de manières de penser. Strauss opère donc un travail de décentrement, à plusieurs niveaux. D’une part il s’agit de voir que les modes de pensée dominants relèvent en dernière instance d’une intention : ils ne sont pas rendus nécessaires par le progrès des sciences ou encore par l’existence de l’expérience historique ; c’est ce que nous montre la mise au jour de l’origine de la pensée moderne. D’autre part, il faut déterminer la nature de l’intention à laquelle l’origine moderne vient s’opposer, c’est-à-dire penser l’actualité de la querelle des Anciens et des Modernes. Cette querelle est actuelle parce qu’il n’est pas question d’expliquer les différences essentielles de projets par des différences de contextes historiques. Elle est actuelle encore parce que la raison est ici considérée non pas d’après ses effets, mais d’après l’intention qui est la sienne : elle relève donc de l’anhistorique. Or Strauss énonce qu’à un moment déterminable la raison a été expérimentée dans son anhistoricité : ce moment est celui de l’origine de la philosophie classique, c’est-à-dire de l’origine de la philosophie elle-même, celle où s’est donnée l’expérience fondamentale de la philosophie comme prolongement du sens commun.

5En revanche, la dimension d’époque de la modernité ne tient pas à la nouveauté des expériences modernes : car aucune expérience n’est en droit de contraindre la raison à modifier ses intentions. La distinction entre les époques est donc une distinction entre des manières de penser. Il n’y a d’événements – au sens fort du terme – qu’au sein de la pensée. Strauss ne néglige pas l’existence de changements dans la réalité politique – il dit bien que la société moderne était inconnue des classiques. Mais tout devient pensable à partir du moment où la raison se retrouve elle-même, où elle ne sacrifie pas son unité propre et sa puissance judicative au profit de l’unité abstraite et mécanique du réel. Penser l’expérience, c’est donc la reconnaître dans sa nature et l’évaluer selon des critères absolus.

6Autrement dit, si les changements réels ne sont pas niés, ils apparaissent cependant comme secondaires : l’incapacité de la pensée moderne est l’incapacité de reconnaître l’essence des choses. Le sentiment d’impuissance devant le nouveau disparaît, acquiert le statut d’une illusion, lorsque l’on accueille la raison pour ce qu’elle est vraiment ; il n’est donc que l’expression de l’erreur spécifiquement moderne de perspective et de l’impasse à laquelle elle conduit.

7À cet égard, la pensée straussienne fournit des outils critiques de la pensée arendtienne. Il semble en effet qu’Arendt, dans son approche de la réalité politique, abandonne précisément l’intention de vérité et l’intention de morale et donc coure les risques liés à un tel abandon : elle pourrait être jugée prisonnière des modes modernes. Certes, elle met en relief les limites de l’appréhension scientifique de l’homme, mais n’est-ce pas pour réduire davantage encore l’ambition de la raison ? La raison ne trouve-t-elle pas chez elle une voie de sortie par le bas, en acceptant de se situer à même les faits et les apparences ? En adoptant le point de vue straussien, la sensibilité d’Arendt à la nouveauté ne serait que l’expression de la soumission moderne de la raison : ainsi, le concept même de totalitarisme ne serait qu’une manière moderne d’absolutiser une expérience contingente.

8En réalité l’enjeu est ailleurs : les conceptions de Strauss et d’Arendt ne sont pas guidées par la même question. Strauss se demande : comment redonner à la philosophie son statut de connaissance supérieure ? Arendt se demande : qu’est-ce qui nous arrive ? Ou encore, si tous deux se demandent ce qui nous arrive, il ne s’agit cependant pas du même « nous » : tandis que Strauss s’adresse aux philosophes, Arendt s’adresse aux hommes. Devant l’effet de déstabilisation produit par de nouvelles formes de société, Strauss montre l’urgence de réinstaurer l’écart de la raison vis-à-vis de la politique. Mais ce n’est que parce qu’Arendt souhaite comprendre l’événement qu’elle est amenée à réfléchir sur le statut de la pensée. L’attention à la raison est donc première chez Strauss et seconde chez Arendt ; inversement, l’attention à l’expérience est seconde chez Strauss et première chez Arendt. C’est pourquoi la notion d’événement prend chez elle un sens très différent de celui qu’elle a chez Strauss : l’événement tel qu’il concerne tout le monde, et pas uniquement les penseurs professionnels. De la même façon, tandis que pour Strauss chaque époque est éclairée par son origine, pour Arendt l’époque est elle-même éclairée par l’événement.

9Arendt ne constate donc pas en premier lieu la disparition du mode de vie philosophique, mais plutôt l’événement de sa réalité. Comment le penser ? Sa nouveauté radicale a pour effet l’impuissance des concepts traditionnels à en rendre compte. C’est par ce biais qu’il conduit à une remise en question de la philosophie. La pensée arendtienne devient alors à son tour un instrument critique de la pensée straussienne. La compréhension de l’événement ne peut en aucun cas être réalisée par une méthode généalogique d’identification des origines. L’événement ne peut être réduit, en dernier ressort, à une intention. Arendt s’oppose au principe d’une causalité « spirituelle » : le rapport entre la raison et l’expérience n’est jamais causal. La détermination straussienne de l’événement comme événement de pensée nie la véritable nouveauté de l’expérience. Ainsi, en définissant le problème du rapport à l’événement comme celui de la reconnaissance de sa nature, Strauss ne se donne pas les moyens de penser la politique ; il reproduit plutôt les manques de la philosophie politique, incapable de penser la politique autrement que dans son infériorité par rapport à la philosophie : la pensée straussienne est donc en correspondance avec l’expérience philosophique et non avec les expériences politiques. En s’éloignant du monde vécu, elle ne peut rendre compte de la nouveauté en tant qu’expérience collective. Si Strauss établit une continuité entre le sens commun et la connaissance philosophique, ouvrant ainsi la voie à une réappropriation de la raison par elle-même, le sens commun dont il est ici question n’est ni celui de la réceptivité aux phénomènes – du contact avec le monde –, ni celui de la pluralité – dans l’imagination de tout autre dans son appartenance à un même monde. Le sens commun straussien donne à voir une nature humaine, qui ne peut se réaliser vraiment que dans l’écart avec la réalité politique.

10Finalement, la volonté de connaître l’homme comme une nature ne permet pas de saisir la nouveauté au sein des affaires humaines, nouveauté qui est toujours préphilosophique ; elle ne permet donc pas non plus de penser la spécificité de notre situation moderne. La définition arendtienne de l’événement, comme ce qui concerne tout le monde et est donc politique par excellence, oblige au contraire à envisager la pensée, définie comme compréhension, comme une capacité de tous, dont le sens est donc fortement démocratique. Chez Strauss il n’y a certes pas de scission entre la raison philosophique et le sens commun ; mais c’est le rôle du philosophe de penser ce qui est valable pour tous et en tout temps. Du point de vue arendtien, la pensée straussienne est guidée par la quête du salut pour les philosophes et par la volonté de créer les conditions de leur intégrité. Parce qu’Arendt considère l’infinie diversité des expériences, elle n’en absolutise aucune, et pas même l’expérience totalitaire. En revanche, en faisant de la philosophie, dans sa continuité avec le sens commun, le lieu d’apparition de la nature humaine, Strauss absolutise l’expérience philosophique.

11La pratique arendtienne de la pensée vise à replacer les hommes au cœur même de leur existence. Or pour qu’une expérience soit authentiquement humaine, elle doit être accompagnée de compréhension. Les aspects pluriels de la vie en commun des hommes ne doivent donc pas être laissés aux experts. Contre le privilège de l’expertise, qui est l’un des faits majeurs de notre rapport actuel à la politique, il faut donc envisager une réappropriation par l’homme des dimensions plurielles de son existence, mais cette réappropriation ne saurait être une maîtrise absolue. La pensée elle-même est devenue un problème politique. Encore faut-il que les expériences les plus radicales ne produisent pas la sidération : dans ce cadre, la pensée d’un homme, par son ancrage dans le sens commun, peut être initiatrice d’une participation de tous au processus de compréhension. Pour Strauss également le domaine politique doit échapper à l’expertise, mais c’est pour être pensé par le philosophe. C’est pourquoi il lie étroitement la politique et l’éducation : c’est l’une des significations majeures de son retour à la philosophie classique. La société moderne selon lui les sépare en faisant, par un processus d’abstraction, comme si les citoyens étaient tous éduqués et rationnels ; l’idée de capacité politique sur laquelle elle prend appui n’est donc qu’un concept abstrait.

12À l’inverse, Arendt juge fondamentale la distinction entre l’éducation et la politique, et c’est précisément la confusion entre les deux domaines qui fait obstacle à une réponse appropriée à la crise de l’autorité. L’autorité en politique doit inscrire les hommes dans une continuité temporelle, mais pour rendre possible l’exercice du jugement et ouvrir la voie à de nouveaux commencements. En ce sens, le domaine politique peut être défini comme l’espace d’existence de capacités : la capacité à juger en imaginant le point de vue des autres et la capacité à agir, ni pour, ni contre les autres, mais au milieu d’eux. Il ne faut donc pas désespérer de la politique : le désespoir est l’effet d’une attente infondée, qui voit la politique comme le lieu de résolution des problèmes. La politique est bien plutôt un espace de réponses, qui ne doit pas viser la réalisation d’une nature par l’éducation, mais plutôt la manifestation des capacités humaines de juger et d’agir.

13C’est donc la clarification phénoménologique du concept d’autorité qui est la plus apte à écarter la tentation, qui habite notre situation actuelle, d’une restauration de l’autorité par les moyens de la contrainte. Elle permet également de sortir des modalités affectives de la plainte et de la rancœur : le problème en effet n’est pas que les hommes n’écoutent pas assez les philosophes, ou encore qu’ils ne cherchent pas assez la vérité. Ce problème ne fait que voiler une question, suscitée par un événement qui nous dit le risque permanent de la disparition de l’espace politique. L’événement devient alors la modalité moderne d’existence de la réalité politique.

14Strauss distingue deux manières essentielles de concevoir la justice : « la justice a deux principes ou deux jeux de principes différents : d’une part les exigences du salut public, c’est-à-dire ce que réclame, dans une situation extrême, l’existence ou l’indépendance de la société ; d’autre part les règles de justice au sens plus précis du mot1. » Or, selon Strauss, si Machiavel nie le droit naturel, c’est parce qu’il prend pour référence les situations extrêmes : l’écart vis-à-vis des principes de la justice est validé par la nécessité et finit par devenir la norme de l’action. Aristote au contraire se fonde sur les situations normales : on n’y déroge qu’à contrecœur et à condition que ce soit pour sauver la justice elle-même.

15Or l’événement au sens arendtien n’est ni une situation normale, ni une situation extrême, parce que sa signification et sa portée ne peuvent en aucun cas être jugées par rapport à une norme quelle qu’elle soit. Autrement dit, son sens n’est pas tout entier dans sa place par rapport à ce qui devrait être : ni par rapport à la nature de la justice, ni par rapport à ce qui prend la figure d’impératifs de l’action. Que ce soit dans sa définition moderne ou dans sa définition classique, la nature humaine est inapte à penser l’événement. C’est l’idée de condition qui permet de l’appréhender avec le plus de justesse : dans sa dimension de nouveauté radicale et dans sa puissance éclairante.

16 Plus généralement, l’idée de condition permet de penser une distinction qui ne soit ni hiérarchique, ni conflictuelle. Ainsi, l’approche phénoménologique nous ouvre à la compréhension du vivre-ensemble. Celui-ci n’est pas exclusivement social : la notion de société, englobante, produit de l’indistinction en définissant chaque aspect de l’existence par sa fonction. L’enjeu essentiel du vivre-ensemble n’est pas celui de la place assignée à chacun en fonction de ses compétences ou du degré de réalisation de sa nature. Car la « condition » permet de penser la pluralité des activités, la pluralité des modalités de l’être-au-monde et, en particulier, concernant le domaine politique, les modalités de l’existence commune, qui ont peu de points communs avec le conflit straussien des modes de vie. L’idée de condition, plus plastique donc que celle de nature, institue la possibilité d’élaborer le sens de ce que nous faisons, et fait de la pensée une activité proprement démocratique dans la mesure où elle n’abstrait pas, mais accompagne le monde vécu. Sa puissance est d’élargissement plutôt que d’abstraction. Tous ont la capacité de penser, même si tous n’en font pas usage de la même façon.

17C’est pourquoi Strauss et Arendt critiquent tous deux le caractère abstrait des droits de l’homme, mais en des sens différents. Pour Strauss, les droits de l’homme sont fondés sur une définition basse de la nature humaine, qui sépare la politique de la fin propre de l’homme et fait perdre à l’existence humaine son sens, à savoir l’éducation comme réalisation de sa propre nature, entendue au sens de perfection. Pour Arendt il s’agit d’autre chose : la condition humaine – c’est-à-dire, en l’occurrence, les conditions de natalité et de pluralité – fait que les droits de l’homme ne sont que du discours vide en dehors de l’espace politique. En tant que résultat d’un processus d’abstraction, l’idéal des droits de l’homme devient ainsi une expression parmi d’autres de la perte du sens commun : conçue chez Strauss comme la perte du jugement moral, conçue chez Arendt comme la perte de l’imagination du semblable au sein de la pluralité. Ce sens commun n’a donc définitivement rien à voir avec ce que nous appelons le « bon sens », qui manifeste lui aussi le plus souvent l’absence de pensée et l’enfermement du sujet dans des phrases toutes faites censées dire son expérience.

18De même que le sens commun n’est pas le bon sens, de même la liberté qui apparaît dans l’action concertée s’oppose à l’action pour l’action de l’homme fort, dont de nombreux hommes politiques font actuellement leur principe, une telle conception de l’action pour elle-même confond pouvoir et violence et manifeste un rapport pathologique au temps en créant une oscillation entre le désir d’une restauration et le désir d’une transformation intentionnelle des mentalités.

19Entre les rivages largement investis de l’activité technique et de l’attitude humanitaire, qui ont toutes deux un sens mais qui ne sont pas de la politique et tendent à nous faire oublier ce qu’elle est, Arendt fait voir que la politique est avant tout l’espace des opinions et des actions collectives. Dans notre situation, celle d’une crise de la reconnaissance, la conception horizontale de la politique défendue par Arendt offre des outils pour la reconnaissance. L’espace politique peut même être défini comme l’espace de la reconnaissance, à condition qu’il ne soit pas recouvert par des domaines qui lui sont extérieurs : la rationalité économique, la rationalité juridique, la morale, l’ordre du « compassionnel », le fonctionnalisme de la société2 ; à condition donc qu’il ne souffre pas de confusion.

20L’idée de condition, à la différence de celle de nature, évite toute construction d’un concept principiel à partir d’une expérience jugée plus essentielle que les autres ou supérieure à elles ; elle permet également d’échapper au risque que les fins humaines ne se trouvent déterminées à partir d’un processus, impensé en tant que tel, de naturalisation d’un ensemble de normes. Par ailleurs, la conception horizontale du domaine politique, comme espace d’apparition ou de manifestation d’un « qui » et comme espace d’opinions, s’oppose à la définition de la politique par le rapport de commandement/obéissance ou par le schème de la souveraineté, et conduit à penser le droit de tous à l’existence politique. Quant à la distinction entre le social et le politique, elle n’est pas seulement opératoire, mais véritablement productrice de sens. En effet, tandis que la société apparaît comme une construction seconde qui ne peut pas conférer ses normes à l’activité sans faire perdre la distinction entre ses différentes formes, la politique est première dans la mesure où elle entre en correspondance avec deux des conditions fondamentales de l’existence humaine, la natalité et la pluralité.

21 Cependant, si l’on prend acte du manque de reconnaissance politique comme fait politique majeur, il reste à déterminer ce qui demande à être politiquement reconnu. Ou encore : qu’est-ce qui doit se dire dans l’espace politique ? Notamment sans doute tous les types de souffrances produites par le monopole de la société, en tant qu’ensemble de situations concrètes et en tant qu’idéologie au sein desquelles les différentes activités menacent toujours de perdre leur sens. Ces souffrances en effet, dans la mesure où elles sont éprouvées collectivement, relèvent déjà de l’événement. L’espace politique serait ainsi l’espace où le sens vient se dire, dans les actions, les opinions et les débats. Son sens n’advient que s’il n’est pas un simple cadre : la chair des institutions réside dans la garantie et l’opportunité qu’elles offrent à la révélation ; celle-ci est toujours temporelle avant d’être spatiale.

22Rappelons qu’Arendt rend compte du relatif échec de la Révolution française par trois facteurs essentiels : la conception du peuple comme peuple de volontés et non d’opinions ; la prééminence de la question sociale ; son seul objectif de libération par rapport à l’oppression et la misère, aux dépens de la constitution d’une authentique liberté politique3. Or si le rapport commandement/obéissance n’est pas l’essence de la politique, et si le « social » peut devenir le lieu de toutes les confusions et de la fonctionnalisation des rapports, il n’en reste pas moins que ces deux éléments considérés conjointement déterminent à de nombreux égards la situation concrète des individus. Sont donc amenées à se dire dans l’espace public comme espace de liberté : l’existence même de rapports de domination, masqués le cas échéant en rapports légitimes de pouvoir, voire d’autorité ; des revendications qui, dans le monopole du social, ne concernent de fait pas immédiatement tout le monde, mais qui sont appelées à être l’affaire de tous et qui sont donc aptes à l’expression politique. En tant qu’espace de paroles et d’actions, la politique doit être notamment, dans une perspective démocratique, le lieu de la mise en débat des normes. À cet égard, la venue à l’existence politique se fonde souvent sur la perception des inégalités : le trésor de la liberté ne peut être séparé du trésor de l’égalité.

23La conception d’Arendt autorise une telle pensée. Mais pour poursuivre le processus de compréhension, il convient d’appréhender plus directement qu’elle ne l’a fait elle-même l’articulation entre le social et le politique ainsi que l’articulation entre les rapports de domination et le politique. Dans ce cadre, les sciences sociales, même dans une approche descriptive et analytique, ne conduisent pas nécessairement à enfermer les hommes dans des comportements déterminés, mais elles peuvent être un outil indispensable à l’expression de la capacité politique de chacun.

24Le sentiment actuel d’impuissance, partagé par la quasi-totalité des spectateurs-du-monde, ne peut trouver son issue que dans le jugement. Il se dit communément en ces termes : je ne peux rien faire parce que je ne peux agir seul ; mon action n’aurait aucune efficacité, autrement dit mon espace d’action est limité par des forces, économiques ou sociales, contre lesquelles je ne peux rien ; il est également limité par le cadre de la loi, par la police comme incarnation de la puissance de l’État ; les autres ne sont pas mes alliés : ils apparaissent, eux aussi, comme des éléments limitatifs de ma puissance, ils sont des ennemis potentiels ; le pouvoir réel n’appartient qu’à ceux qui commandent.

25Contre cette lecture, il faut comprendre que la vie politique suppose : que je ne conçoive pas le pouvoir comme un espace clos, plus ou moins grand, dont je serais le propriétaire, ni comme un pouvoir sur les autres ; que je saisisse son inscription temporelle dans l’autorité du passé et des institutions ainsi que sa dimension d’intervention dans la fragilité de l’espace public ; que j’assume la révélation dans l’action et la parole comme correspondance à la condition de natalité – l’action et la parole comme seconde naissance – et à la condition de pluralité – l’action et la parole comme existence de soi au milieu des autres hommes – ; que je me représente le point de vue de tout autre depuis mon propre point de vue. C’est ainsi que l’action collective vient à l’être : en elle, je ne viens pas unir ma volonté à celle des autres, je ne viens pas adjoindre ma puissance individuelle à l’action déjà réelle des autres ; simplement, je me représente leur action possible et cette représentation constitue la condition élémentaire de ma propre entrée dans le monde.

26Autrement dit, la constitution d’un réel espace politique ne passera ni par l’exercice d’une sentimentalité compassionnelle, qui devient trop souvent un outil de manipulation, par les hommes qui commandent, d’un Peuple vu comme un corps obéissant, ni par l’application, en surplomb de l’expérience, de normes produites par la raison philosophique ou construites par la raison scientifique. La reconnaissance qui confère à la politique sa teneur suppose le jugement, c’est-à-dire la capacité à penser à la place de tout autre. Dans un contexte où les souffrances, dans tous les domaines – travail, justice, éducation, recherche, santé – se multiplient et peinent à se dire, et où l’on est dans l’impossibilité structurelle d’identifier un ennemi à combattre, il est primordial de mobiliser la vertu du jugement, dont nous sommes tous capables, plutôt que de rêver à l’exercice d’une vertu héroïque. En ce sens, le jugement est déjà une modalité de l’action conçue comme intervention dans le monde. L’événement n’existe qu’à condition d’être accompagné de compréhension ; quant à l’action, elle suppose d’assumer les affaires humaines dans leur dimension de contingence – cette contingence qui interdit de se réfugier dans la nécessité, mais qui interdit également de souscrire à l’idée selon laquelle « tout serait possible ». C’est pourquoi l’exercice politique du jugement est aussi un exercice de la parole, et même, plus fondamentalement, du langage. Il s’agit en effet de lutter contre la domination de nos esprits et de nos institutions par le langage technique, qui dit la technicisation de nos existences. Le concept, à la différence du terme technique, dit toujours une expérience collective : la reconnaissance passe donc nécessairement par l’écoute du concept.

Notes de bas de page

1 DNH, op. cit., p. 148.

2 Sur la confusion actuelle des domaines, voir Myriam REVAULT d’ALLONNES, Le Dépérissement de la politique. Généalogie d’un lieu commun, Paris, Aubier, 1999. Sur l’usage contemporain du discours de la pitié en politique, voir, du même auteur, L’Homme compassionnel, Paris, Seuil, 2008.

3 Voir ER, op. cit., chap. 2, « La question sociale ».

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