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Chapitre 11. Rester à l’écart du monde ou l’habiter ?

p. 279-285


Texte intégral

1Strauss et Arendt ont donc des conceptions très différentes de la nature du jugement et du type de liberté qui doit être pensé et préservé dans les conditions modernes d’existence. De la même façon, s’ils se rejoignent dans une critique commune du langage technique et dans une commune volonté de réhabiliter le sens commun, c’est au sein de projets différents.

2L’une des caractéristiques de la modernité selon Strauss est son usage immodéré de concepts vides, c’est-à-dire ouverts à un futur indéterminé. Le contenu qui manque aux grandes notions modernes, notamment à l’idée moderne de progrès, est de l’ordre du jugement, qui seul permet de différencier entre le bien et le mal, le juste et l’injuste, le légitime et l’illégitime. Les concepts modernes ont le tort d’être exclusivement théoriques, c’est-à-dire au fond abstraits : ils recouvrent dès lors l’expérience fondamentale du sens commun. Ainsi de la distinction entre État et société, qui nous empêche de saisir le sens de l’idée grecque de polis. C’est pourquoi le retour aux notions classiques doit permettre de clarifier la pensée : la considération de l’idée de polis conduit à penser l’union de l’État et de la société dans le terme de « culture » ou de « civilisation » et à inscrire le devoir-être – l’intention de civilisation – dans notre approche de ce qui est, autrement dit à retrouver, au sein de la situation moderne, la perspective du citoyen inscrite dans les notions classiques. Les concepts modernes étant trop souvent en rupture avec la compréhension première des choses politiques, l’usage du langage non technique devient le moyen et le signe d’une sortie hors du conflit de valeurs : un langage repensé à partir du sens commun dépasse le langage technique en pointant son manque essentiel.

3Si pour Arendt aussi le langage moderne souffre de technicité, ce n’est pas parce qu’il ne dit pas l’écart rationnel entre l’être et le devoir-être, mais parce qu’il ne dit plus l’expérience, c’est-à-dire le rapport au monde : il exprime donc l’urgence dans laquelle est l’homme moderne de répondre à son expérience du doute. La situation ne serait pas grave si elle ne touchait que les penseurs professionnels ; mais la crise est politique, au sens où elle concerne tous les hommes, à partir du moment où certains éléments de notre monde semblent ne plus pouvoir être exprimés dans le langage ordinaire, c’est-à-dire qu’ils n’accèdent pas pour nous au statut d’expériences et interdisent donc le processus de compréhension. La théorie, par le biais de la technique, produit une réalité inaccessible au sens commun. C’est pourquoi il ne s’agit pas seulement de penser autrement, mais de tenir compte de l’apparition, nouvelle, de réalités totalement construites, qui substituent au face-à-face de l’homme avec le monde un face-à-face de l’homme avec lui-même. Par conséquent, il y a des événements propres à notre modernité et qui ne relèvent pas seulement de manières de penser : pour les comprendre il ne peut suffire de rappeler et de se rappeler ce qu’est vraiment l’homme, mais il faut les mettre en rapport avec notre condition. C’est ce rapport qu’instaurent les questions fondamentales nées de l’événement. Ainsi, face aux nouvelles découvertes techniques, la question fondamentale de la dimension de l’homme exige d’être posée dans le langage de tous les jours. Contrairement au langage scientifique, qui sépare, le langage ordinaire est lié au monde des sens et du sens commun. Le langage de la pensée comme compréhension doit être en continuité avec le sens commun, pour rendre perceptible l’émergence du discontinu au sein du continu. Une certaine forme d’universalité se donne donc dans la communauté du langage, car le langage est porteur des expériences de ce monde. C’est cette idée qui fonde l’usage que fait Arendt de l’étymologie : il ne s’agit pas de saisir le vrai sens d’un mot, comme si celui était donné à l’origine, mais de se rendre apte à recevoir les expériences qu’il dit. De la même façon, l’écoute des pensées du passé est une écoute des expériences qu’elles disent : elles disent l’expérience en tant qu’elles se situent dans le langage ordinaire ; en revanche, leurs concepts purement théoriques sont impuissants à nous mettre en rapport avec le monde. Cela ne veut pas dire que le langage ordinaire n’a pas à être élaboré : c’est un langage ouvert qui demande à être élargi par la compréhension.

4 Tandis donc que pour Strauss les notions communes classiques contiennent comme en un espace fermé la puissance judicative de la raison, le langage ordinaire dont parle Arendt est ouvert à la nouveauté de l’expérience. C’est ce qui permet de mieux comprendre pourquoi la démarche de Strauss peut être vue comme une réactivation de conflits fondamentaux, alors que celle d’Arendt est une démarche de distinction.

5Pour Strauss, la pensée moderne conduit à de mauvais conflits : ainsi, l’opposition nihiliste à la civilisation est une opposition purement réactive à une situation ou à un ensemble de valeurs. Répondre au progressisme par une attitude conservatrice ou, inversement, répondre au nihilisme par une défense des idéaux modernes, consiste à se maintenir dans le conflit de valeurs ou dans la perspective historique. C’est ainsi que Strauss interprète l’« inébranlable foi en la primauté du conflit1 », qu’il repère chez Weber, comme l’expression de l’impuissance de la raison à trancher les conflits de valeurs.

6Or considérer les conflits de valeurs comme indépassables n’est en réalité que le revers de l’attitude moderne de réconciliation : la réconciliation moderne est abstraite, et c’est la raison qui paye le prix de cette abstraction ; l’objectif d’une unité mécanique s’accompagne d’une réduction des capacités de la raison. Elle devient incapable de reconnaître ce qui s’oppose à elle ; c’est ainsi que la volonté antireligieuse de Machiavel conduit à l’étouffement conjoint de la religion et de la philosophie. Car la vraie philosophie n’a d’existence que dans la permanence des vrais conflits, à savoir les conflits entre les modes de vie. C’est pour redonner leur force aux conflits fondamentaux que Strauss cherche dans le passé de la pensée les moments où les problèmes étaient les plus vifs : ce n’est qu’ainsi que la philosophie peut retrouver son caractère proprement révolutionnaire. En ne cédant pas au désir moderne de réconciliation avec la réalité, qui relève seulement d’un « faux esprit d’accommodement2 », la raison doit donc pouvoir échapper à la fois aux faux conflits de valeurs et à la scission interne qui l’habite actuellement entre une raison scientifique, explicative, et l’ordre de l’opinion.

7 Le théorème de la sécularisation dans ce cadre recouvre la différence fondamentale entre la philosophie classique, celle du vrai conflit, et la philosophie moderne, qui est précisément une philosophie de la réconciliation. Il n’est donc lui-même que l’expression paradigmatique du désir proprement moderne de réconciliation, dans la mesure où il nie l’existence de véritables origines, en tenant pour négligeables, dans une perspective historiciste, les intentions des penseurs. Ainsi, les idéologies qui habitent le siècle ne prennent pas la place de la religion, mais sont des conséquences de l’intention fabricatrice de la modernité.

8Le retour à la philosophie classique prend donc la forme d’une réactivation des vrais conflits, en particulier du conflit entre nature et convention, qui est au fond la formulation philosophique du conflit entre la philosophie et la politique. Un tel conflit est vivant : il n’est pas une opposition vide, car la convention est toujours susceptible de faire signe vers la nature pour celui qui adopte sur elle le regard philosophique, c’est-à-dire qui voit en elle une opinion. L’attitude moderne, en abandonnant ce conflit, en l’étouffant, fait donc perdre la vision du Tout.

9Les distinctions que la raison dans sa pleine puissance peut énoncer sont des distinctions morales : entre le légitime et l’illégitime, entre le juste et l’injuste. Il est du devoir de la raison de désigner seule son ennemi et de le reconnaître dans la réalité. La pensée du conflit des modes de vie n’empêche donc pas une pensée du Tout : au contraire, elle la conditionne ; la philosophie comme science architectonique établit la connaissance de l’articulation conflictuelle et de la hiérarchie entre des modes de vie qui ne sont pas opposés abstraitement les uns aux autres.

10Si, aux yeux de Strauss, le théorème de la sécularisation exprime l’indifférence moderne aux intentions originelles de la pensée, pour Arendt il exprime davantage l’indifférence philosophique à la nouveauté de l’expérience. La pensée en tant que telle – c’est-à-dire lorsqu’elle n’est pas perçue uniquement dans sa dimension théorique – implique la réceptivité de l’expérience dans sa nouveauté. Ainsi, les catégories théologiques et la notion moderne d’histoire sont des concepts qui ne correspondent pas aux mêmes expériences ; de même, la religion chrétienne et le communisme sont des institutions qui entrent en correspondance avec des expériences différentes. La redécouverte qu’il faut permettre n’est donc pas celle des conflits entre les modes de vie, mais celle des distinctions entre les expériences. Tandis que la définition d’une nature humaine, au sens de Strauss, conduit à une conception verticale et hiérarchique des différents grands modes d’existence, la notion arendtienne de condition doit permettre une approche horizontale des distinctions entre les formes d’activités.

11C’est pourquoi le processus de compréhension consiste à sortir des confusions de tous ordres. Comme nous l’avons vu, la crise de l’éducation est une crise de la distinction : elle renvoie à une confusion entre le domaine de l’éducation et le domaine politique, entre le domaine privé et le domaine public, entre le faire et l’apprendre, et entre le travail et le jeu. De la même façon, la philosophie ne pense pas directement la politique parce qu’elle confond l’action et la fabrication. C’est donc l’expérience elle-même qui est obscurcie : car la confusion est toujours une confusion entre les activités humaines et entre les domaines dans lesquelles elles s’inscrivent. Ce n’est donc jamais la pensée seule qui est en cause : une crise signale un trouble dans les rapports mutuels de la pensée et de l’expérience ; c’est pourquoi Arendt peut dire que le concept d’autorité est obscurci parce qu’il ne peut plus prendre appui sur des expériences communes indiscutables et authentiques. Mais il est impossible de trouver une issue à la crise lorsque la pensée se fait exclusivement théorique : une telle attitude produit au contraire un redoublement de la crise. En effet, la théorie a pour valeurs essentielles l’unité et la cohérence : à cet égard, le fonctionnalisme représente les travers de la théorie pure, car l’essence d’une activité est identifiée à sa fonction, pour l’individu ou la société ; la religion chrétienne et le communisme pourront ainsi être assimilés l’un à l’autre au nom de l’identité dans la fonction qu’ils sont susceptibles de remplir, et il en sera de même pour le pouvoir, l’autorité et la violence. On ne peut donc penser la réalité que par la distinction : l’unification rationnelle de type scientifique est séduisante, mais quand elle s’applique à l’homme elle s’opère au détriment de la distinction et donc de l’émergence du sens, dans la pensée comme dans l’expérience. La théorie pèche par la confusion de ses concepts et ainsi elle n’autorise pas l’expérience du nouveau et la reconnaissance de l’événement. Encore une fois, le problème ne serait pas fondamental s’il ne concernait que les penseurs professionnels : mais c’est l’expérience même de chaque activité dans sa singularité qui devient impossible. Contre la sélection ou l’abstraction dans le donné opéré par la théorie, la pensée doit être réceptive aux phénomènes, à la manière du sens commun.

12C’est pourquoi on trouve chez Arendt, comme chez Strauss, une critique des oppositions vides. Mais l’urgence n’est pas, par une réhabilitation des conflits, de redonner à la philosophie son rôle essentiel ; elle est plutôt d’accéder à cette réceptivité aux expériences qui donne à l’existence son sens et qui rend le monde habitable.

13On comprend alors mieux la critique de la pensée engagée opérée par Strauss. L’historicisme en effet affirme l’incapacité de la raison à atteindre de l’anhistorique ou à penser une nature humaine universelle : les contenus de la pensée relèvent toujours d’une situation ; ils sont donc au fond arbitraires et s’inscrivent dans un débat de partisans. Le positivisme également conduit à l’engagement. Strauss a montré que l’idéal type selon l’agir rationnel tel que Weber le définit mène à concevoir la noblesse comme le dévouement à une cause quelle qu’elle soit : en l’absence de critère véritablement rationnel, l’engagement en lui-même devient une valeur, qui s’oppose simplement à l’indifférence. Or engagement et indifférence sont tous deux des concepts vides. Quant à la pensée, elle se trouve du même coup dévalorisée dans la mesure où elle se définit elle-même par l’indifférence : Strauss constate donc finalement que la bonne hiérarchie entre le philosophe et le citoyen, entre la vie contemplative et la vie active, s’inverse. L’engagement n’a rien de révolutionnaire : au contraire, il ne peut être que l’expression de son temps ; la seule attitude révolutionnaire est celle des philosophes.

14Arendt ne juge pas non plus que la pensée doive être engagée ; elle écrit, dans « Compréhension et politique », que « seuls les mauvais livres peuvent être de bonnes armes3 » : la pensée ne doit pas mener au combat, sans quoi elle n’est plus du discours, mais elle devient de la violence ; elle cesse d’accompagner l’expérience. Si la pensée ne doit pas viser l’engagement, ce n’est cependant pas comme chez Strauss parce que son rôle est de maintenir l’écart par rapport à la réalité pour être en mesure de fournir les critères du jugement ; c’est bien plutôt parce qu’elle représente la seule possibilité d’habiter le monde plutôt que de désespérer de ses changements. Elle n’est donc pas non plus révolutionnaire : la seule capacité révolutionnaire est la capacité de commencer, et c’est celle-ci dont la pensée doit montrer la permanence. Pour Strauss, toute tentative intentionnelle d’habitation du monde entraîne la destruction de la raison : si le monde peut devenir habitable, c’est à condition que l’on veuille vivre à l’écart du monde, dans le mode de vie philosophique, ou que, en tant que citoyen, l’on compte sur les philosophes pour nous faire voir la rationalité dont nous sommes capables. Le seul exil que craint Strauss est l’exil en dehors de la raison : et c’est celui qu’il diagnostique dans la modernité, en analysant ses théories dominantes. L’événement totalitaire aux yeux d’Arendt montre au contraire le risque nouveau de se trouver exilé du monde : il s’agit donc « de nous réconcilier avec un monde où de tels événements sont tout simplement possibles4 ». Pour cela, s’il faut renouer avec la précompréhension du sens commun, c’est parce qu’elle présuppose un monde commun ; la seule réponse possible à l’événement totalitaire est le commencement comme événement ; la seule réponse possible à la destruction de la liberté réside dans la capacité à commencer ; la seule réponse à l’idéologie tient dans la compréhension comme processus infini. Ces réponses ne sont donc pas des solutions : il n’est question ni de s’engager, ni de se préserver, mais d’être à l’écoute du monde.

Notes de bas de page

1 DNH, op. cit., p. 73.

2 Voir TANGUAY Daniel, Leo Strauss. Une biographie intellectuelle, op. cit., p. 157.

3 « Compréhension et politique », in La Nature du totalitarisme, op. cit., p. 34.

4 Ibid., p. 34.

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