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Chapitre 10. Jugement et liberté

p. 273-278


Texte intégral

1L’opposition fondamentale entre le projet philosophique de Strauss et le projet phénoménologique d’Arendt se retrouve dans leurs conceptions respectives du jugement et de la liberté.

2Le jugement selon Strauss est par définition extérieur à toute société donnée : son exercice ne peut dépendre des normes d’une société particulière. C’est pourquoi l’usage authentique de la faculté de juger ne peut que conduire au droit naturel, au-delà des idéaux et des principes des droits positifs établis. Dans la modernité, c’est donc la reconnaissance de notre capacité à vraiment juger, selon le bien et le mal, le juste et l’injuste, qui fait défaut. Les productions de la pensée moderne et leurs prolongements politiques s’expliquent par un manque de jugement qui équivaut à l’abandon de l’intention de vérité ; sans intention de vérité, aucune connaissance ne peut advenir. L’issue de cette situation réside donc dans une conversion de la pensée, dans une réhabilitation de l’intention de vérité qui s’identifie, dans la sphère politique, à l’intention de morale.

3Dans le cadre de son analyse de la pensée kantienne, Arendt entend par « jugement » toute autre chose que Strauss, même si tous deux relient la capacité de juger à son inscription dans le sens commun. Alors que Strauss désigne par le terme de jugement la puissance subsumante et évaluatrice de la raison, c’est dans le concept kantien de jugement réfléchissant qu’Arendt trouve l’expression la plus adéquate de l’expérience du jugement politique. Pour Strauss comme pour Arendt, l’historien ne doit pas être le juge ultime : pour Strauss, c’est parce que seul le philosophe peut être le juge ultime ; pour Arendt, c’est parce que le jugement n’est jamais ultime, jamais définitif. Il est le propre de l’homme en tant qu’homme, plus précisément en tant qu’homme vivant au sein de la pluralité des autres hommes : il n’est donc pas le propre de l’historien, mais il n’est pas non plus l’apanage du philosophe. Le jugement est une pratique commune et ouverte. Une manière de juger ne suffit jamais à produire un monde : la réalité ne trouve jamais chez Arendt son origine dans la pensée. Les différentes productions de l’homme et de la pensée doivent être comprises en relation avec les différents rapports de l’homme au monde et à lui-même. L’un de ces rapports n’est jamais susceptible d’expliquer, par exemple, la formation d’une idéologie et son succès, mais une idéologie et son succès ne peuvent se comprendre que s’ils correspondent à un certain rapport de ce type. Lorsqu’il s’agit de retrouver la continuité avec le sens commun et de faire correspondre la politique à cet exercice élémentaire du jugement, cela ne signifie pas que la « solution » résiderait tout entière dans les manières de penser, dans les attitudes réflexives de l’homme face au monde. Dans tous les cas, si la compréhension peut conduire à des réponses, elle ne peut pas produire de solutions.

4Le jugement est donc moins une faculté de la raison qu’une capacité politique : il n’existe qu’au sein d’une communauté. Cela ne veut pas dire que le jugement d’un individu n’a lieu que selon la loi positive, pour l’appliquer ou s’en écarter : simplement, son exercice implique la présence des autres membres de la communauté. Dans le jugement en ce sens, il n’est pas question de se placer, en philosophe, à l’écart de la société et dans une position de surplomb ; il ne s’agit pas non plus d’être soumis à ses valeurs. Le jugement consiste plutôt à saisir que l’expérience politique n’est jamais celle d’un individu isolé producteur de normes, ni celle d’un ensemble d’individus soumis aux mêmes normes, mais qu’elle est l’expérience de la pluralité. C’est pourquoi ce jugement ne met pas directement en jeu le vrai et le faux, ni le bien et le mal, mais l’approbation et la désapprobation : en ce sens, il traduit la participation de chacun à l’existence collective. La communauté des hommes qui jugent n’est pas celle de l’humanité rationnelle ni de l’humanité morale. Par le rapprochement qu’Arendt effectue, à l’aide de Kant, entre le jugement politique et le jugement esthétique, s’instaure un lien entre le beau et le bien, mais il ne s’agit pas comme chez Platon d’attribuer à la vérité une puissance normative en donnant au Beau le nom de Bien. Les principes du jugement ne sont pas extérieurs à la communauté politique : l’exercice du jugement renvoie au seul principe du lien communautaire, c’est-à-dire à la communicabilité ou à la publicité. C’est pourquoi, si le constat de la perte du jugement conduit à envisager les moyens de son renouveau, celui-ci n’exige aucune contrainte, aucune violence, et il n’exige pas non plus l’instauration d’une distance protectrice vis-à-vis de la réalité politique. Le jugement, par son critère de publicité, est ce qui empêche que l’action ne soit transformée en fabrication, ou ne soit envahie par son domaine ; il exprime également l’ouverture du « qui » à la communauté, par opposition à la fermeture sur soi de l’égoïsme logique. Cette ouverture est rendue possible par la dimension imaginative du jugement : il n’est pas une faculté purement rationnelle. Dans les conditions modernes ne se pose donc pas essentiellement le problème de la bonne société ou, pour reprendre les termes de Strauss, celui du meilleur régime, mais bien plutôt la question du sens de la politique. Cette question oblige à sortir de l’alternative traditionnelle entre les deux positions suivantes : soit la bonne société est composée d’hommes moraux ; soit la société ne peut être rendue bonne que par le biais des institutions. Alors que Strauss se situe au niveau du premier terme de cette alternative et fait donc le choix de la position classique, Arendt déplace la question : l’important est qu’il existe un espace politique, autrement dit que la politique ne soit pas étouffée ou écrasée par un domaine qui lui soit étranger ; elle est alors l’espace de la mentalité élargie et de l’action collective.

5Le jugement présent dans l’opinion politique ne peut donc être lui-même évalué au nom de critères extérieurs à la politique ; pour autant, les opinions ne sont pas abandonnées au relativisme. Le critère est celui de la correspondance de chacun à la condition de pluralité : une opinion politique est celle qui participe à l’émergence de l’espace politique. L’opinion n’est donc pas évaluée selon son déficit par rapport à la vérité. Son importance politique permet également d’échapper à la définition de l’homme par ses affects et ses intérêts. Plus précisément, elle permet de penser que l’espace politique n’est pas un simple prolongement du sujet doué de volonté. La fondation démocratique suppose une communauté d’opinions et non de volontés1. En effet, la mise en commun de volontés particulières conduit au concept de volonté générale et donc à la considération du peuple comme un corps uniformisé et indistinct, c’est-à-dire à la négation de la pluralité. Seul l’espace des opinions est un espace de la pluralité. La politique n’est donc pas un appendice du sujet : elle constitue l’apparition d’une réalité singulière, qui ne peut pas être réduite à une théorie du sujet. L’idée d’opinion implique celle d’ouverture au monde et aux autres : par définition en effet, l’opinion ne porte pas sur ce qui a trait au sujet dans sa complexion propre, indépendamment du monde ; elle dit le rapport d’approbation ou de désapprobation entre soi et autre chose que soi ; elle institue donc la relation. La puissance de l’opinion tient à la relation qu’elle instaure et au souci du monde qu’elle manifeste, souci dont l’individu politique attend qu’il soit partagé par les autres hommes. Elle est donc créatrice de sens. À cet égard, elle n’a pas pour vocation essentielle d’être corrigée par la vérité. Il ne s’agit pas de dire que toute opinion en tant que telle est bonne ou vraie, mais qu’elle contribue à l’ouverture d’un espace démocratique : la pluralité des points de vue sur une même réalité, celle des actions et des événements, exprime un souci commun de la communauté.

6Les opinions ne sont donc pas comme chez Strauss constitutives de la nature humaine ; elles ne sont pas humaines au sens où elles exprimeraient, quoique imparfaitement, la rationalité de l’homme ; elles sont constitutives de notre condition politique. Accorder ainsi une place fondamentale à l’opinion n’a pas pour but de réconcilier le sujet rationnel avec lui-même, d’affirmer l’universalité de la nature humaine, ou encore de lire une communauté de rationalité derrière la divergence des positions individuelles : une telle communauté ne peut qu’être abstraite, c’est-à-dire apolitique. L’opinion a bien sûr à voir avec la pensée : mais elle n’est pas une amorce de pensée exigeant d’être corrigée ou épurée par la recherche de la vérité ; elle est la modalité proprement politique de la pensée.

7L’espace politique est l’espace de la pluralité des opinions : en conséquence, il ne peut pas être le règne du principe de non-contradiction et de la raison logique ; il n’est pas non plus le lieu qu’il faudrait toujours confronter rationnellement aux jugements absolus de la raison productrice de perfection. Il est plutôt le lieu d’un sens toujours à élaborer. En lui se constitue donc une humanité non abstraite : c’est ainsi que le sens des droits de l’homme ne vient qu’avec leur garantie politique et même, avant cela, avec leur expression publique. Penser vraiment la politique n’est donc possible qu’en s’écartant des oppositions et des positions issues de la raison « pure ». Cela suppose d’accepter que la réalité politique ne soit pas cohérente : il n’y a pas de vérité unique de la politique ; la politique n’est pas non plus un espace dans lequel la divergence des opinions devrait être expliquée et résolue par la singularité des complexions affectives ou des intérêts individuels ; l’unité de la politique enfin ne peut être conquise par la raison, qui s’autoriserait à la juger imparfaite au nom du bien rationnel. La modalité politique de l’existence montre par ailleurs que l’homme ne peut être défini ni par l’une de ses facultés, ni par un ensemble de facultés. Les capacités plurielles dont l’homme fait preuve ne sont pas présentes en lui avant leur actualisation, car elles n’existent que par la présence de spectateurs.

8Dans sa critique du positivisme de Weber, Strauss dénonce tout particulièrement, comme nous l’avons vu, la définition de la liberté qu’il implique : liberté et dignité résideraient dans l’autodétermination, c’est-à-dire dans la détermination par le sujet de ses propres valeurs ou idéaux, indépendamment de la question de leur valeur. La liberté ainsi conçue est aux yeux de Strauss une coquille vide que l’individu vient remplir comme il le désire et non pas comme le lui indique sa raison. Il s’agit donc d’une conception faible de la liberté de penser. À cette conception faible Strauss veut opposer une conception forte, celle de la liberté philosophique de penser. La véritable expérience de la liberté est donnée dans la pratique philosophique.

9Arendt ne s’intéresse pas avant tout à la liberté de penser, mais aux expériences politiques de la liberté ; c’est donc son attention première à la politique qui la conduit à envisager le rôle de la liberté de penser, mais celle-ci se trouve définie par l’usage public de la raison. Ce n’est donc pas la nature des normes du jugement qui fait la part entre servitude et liberté : nous n’accédons à la liberté, qui ne peut pas être déterminée à partir de la nature humaine, qu’en entrant dans l’espace public des opinions.

10Si Strauss et Arendt se retrouvent donc dans une critique de l’idée de société, c’est au fond pour des raisons différentes : Strauss refuse que telle société donnée confère ses normes à la raison ; Arendt voit dans le concept de société l’expression de l’indistinction entre les différentes activités et de l’inexistence d’un domaine proprement politique. La liberté au sens de Strauss est donc essentiellement la liberté de penser au-delà des idéaux de la société, c’est-à-dire la liberté de maintenir l’écart entre la raison et le domaine politique. La liberté selon Arendt tient à la possibilité pour l’homme d’avoir à l’égard du monde des rapports pluriels, c’est-à-dire de se manifester comme un « qui » dans le monde plutôt que d’exprimer, par son activité, son inscription dans une mécanique qui le dépasse. L’homme pour Strauss ne peut être libre qu’en réalisant ce qui le définit en propre et qui est aussi ce qu’il possède de plus élevé. La liberté selon Arendt réside dans l’accès aux modalités plurielles de son existence. Quant à la liberté politique, elle est correspondance à la condition de pluralité : elle ne peut exister qu’au milieu d’hommes au pluriel. C’est pourquoi Arendt jugerait le concept sartrien d’intersubjectivité encore trop abstrait, dans la mesure où il s’accompagne d’une identification de l’individu à la liberté. La liberté chez Sartre n’existe certes pas en dehors des actes et donc en dehors du monde, mais la notion d’engagement en fait encore une affaire personnelle : c’est la situation qui pousse à l’exercice de la liberté et à l’insertion dans le monde, mais cette liberté réside au fond dans ce qui se dit de l’individu devant l’humanité entière dans son abstraction. Arendt montre au contraire que par ses actions et ses jugements l’homme n’existe pas seulement au sein d’un espace politique déjà donné, mais qu’il crée toujours en même temps cet espace. La liberté sartrienne est encore morale et philosophique : elle est la manifestation d’un « je » et non pas d’un « qui ». Lorsque Arendt dit que la liberté politique est la révélation d’un « qui », cela signifie surtout qu’elle est le moment où le « je » se voit sous les traits d’un « nous » : autrement dit, elle ne fait pas exister l’homme au sein de l’humanité, mais au sein de la communauté.

Notes de bas de page

1 Voir ER, op. cit., p. 108.

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