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Chapitre 9. Nature et philosophie – condition et phénoménologie

p. 257-271


Texte intégral

1Le centre de la pensée straussienne se trouve dans l’idée de nature humaine. L’homme a une nature, dont il est possible de donner une définition : il existe des « caractéristiques permanentes de l’humanité1 ». Cependant les grandes époques se distinguent en fonction de la définition qu’elles donnent de cette nature. De la philosophie classique à la pensée moderne, le changement majeur est un changement dans la considération de ce qui est donné et sur quoi la théorie se fonde : alors que dans la philosophie classique, la nature humaine se définit par la raison dans sa puissance de jugement, la pensée moderne donne de la nature une définition basse, celle des instincts et des aspirations. C’est pourquoi, selon l’analyse de Strauss, la raison n’intervient plus en tant que production d’un écart légitime par rapport au réel, mais a pour seule fonction de déterminer ce que l’on peut espérer du réel. La raison se trouve donc limitée par ce qui est considéré comme une réalité de fait propre à établir une nature. Au fond, l’opposition entre ces deux conceptions est une opposition entre deux solutions différentes apportées au problème suivant : « qu’est-ce qui de l’homme nous est donné ? » Le regard de l’homme sur lui-même a radicalement changé, et c’est ce regard qui détermine notre rapport au monde. Le donné légitime est pour Strauss celui de la philosophie classique : ce n’est qu’en définissant l’homme par ses capacités les plus hautes que l’on peut donner tout son sens à l’existence, notamment par la distinction entre des modes de vie hiérarchisés. Quant au contenu de ce « donné légitime », il est fourni par la reconnaissance des questions naturelles qui, dans le sens commun, créent déjà l’écart. La pensée moderne est donc fondée d’une part sur une conception basse de l’homme, d’autre part sur l’idée historique de progrès. C’est ce qui permet de comprendre la tentation fabricatrice de la modernité. Ce désir de modeler la réalité politique pour la rendre la plus parfaite possible a pour origine la contradiction, que la modernité essaie de surmonter, entre la définition qu’elle donne de l’homme – affects et intérêts – et son concept de progrès. En effet, la nature humaine ainsi définie devient un obstacle au progrès. L’histoire et ce que l’on attend d’elle se construisent donc contre la nature de l’homme. À l’inverse, dans la définition classique de la nature humaine, c’est l’idée de nature qui détermine le bien proprement humain. L’unité qu’elle permet de se représenter n’est pas une unité mécanique, mais celle du Tout et de ses parties. Un écart est donc instauré entre l’être et le devoir-être, mais il n’exige pas d’être réduit avec violence.

2Le concept de nature est parfois mobilisé également chez Arendt. Parler par exemple de la « nature du régime totalitaire » revient à le définir autrement que par sa fonction, et autrement que par ses fins propres : l’usage du terme de nature signale qu’on a affaire à un concept plein, c’est-à-dire ni technique ni normatif, à un concept pour ainsi dire réceptif à l’expérience qu’il nomme. En revanche sa pensée de la condition s’oppose explicitement à toutes les théories qui se fondent sur l’affirmation d’une nature humaine. L’idée même de nature humaine universelle est toujours le résultat d’une abstraction. Quelle que soit la manière dont on veuille définir l’homme, c’est-à-dire dont on veuille répondre à la question « qu’est-ce que l’homme ? », on est amené à opérer un choix parmi un ensemble de facultés, pour extraire celle qui serait « proprement » ou « spécifiquement » humaine, et, par ce biais-là, déterminer la fin qui lui serait propre. Dans tous les cas on manque l’être-au-monde de l’homme dans la pluralité des rapports qu’il permet. En particulier, définir une nature humaine conduit toujours à manquer la dimension collective de l’existence, la vie dans hommes au milieu des autres hommes. Comme être politique, l’homme n’est pas en relation avec un nombre indéfini d’autres membres d’une même espèce ; il n’est pas non plus en relation avec d’autres individus obéissant à la même fin. Il a affaire à des singularités qui ont toutes un point de vue sur le monde et existent dans ce monde sous des modalités plurielles. C’est pourquoi les droits de l’homme sont une abstraction : pas essentiellement, comme chez Strauss, parce qu’ils se fondent sur une définition basse ou biologique de la nature humaine, mais parce qu’ils se fondent sur une définition de la nature humaine. Il n’y a pas de droits pour l’homme en dehors de la communauté politique.

3Par conséquent, pour penser ce qui nous arrive, il ne peut suffire de modifier notre concept de nature humaine. Si Kierkegaard, Marx et Nietzsche n’ont pu opérer qu’un renversement de la tradition sans s’en échapper réellement, c’est parce qu’ils ne sont pas sortis de la problématique philosophique de la nature humaine : chacun a mis au fondement de sa pensée une autre dimension de l’homme – la foi pour Kierkegaard, le travail pour Marx, la vie pour Nietzsche –, mais aucun n’a pu appréhender l’existence humaine dans ses modalités plurielles. La démarche arendtienne ne peut donc consister, comme celle de Strauss, à revenir à un concept classique de nature humaine, qui permettrait d’intégrer à la définition de l’homme les fins qui lui sont propres. Le seul « donné » est le rapport au monde et donc, immédiatement, la pluralité des rapports au monde ou des expériences. Le mouvement de la pensée ne consiste pas à déterminer le bon regard de l’homme sur lui-même, ou encore la bonne définition de l’homme dont il faut partir. Il s’agit au contraire de ne pas considérer la question de la définition de la nature humaine comme une question humaine. Si l’on considère que la question de la nature humaine est l’origine et la fin de la pensée, la réponse à cette question ne peut que devenir la norme du monde : on n’est plus alors dans un rapport question/réponse, mais bien dans un rapport problème/solution. Dans une telle optique, l’homme, en pensant le monde, ne fait que se penser lui-même, comme si son existence pouvait être ramenée à une essence. Définir une nature humaine conduit à une forme d’anthropocentrisme qui n’autorise pas l’ouverture au monde et le souci du monde : les rapports au monde sont jugés « bons » ou « mauvais » au nom de cette définition ; l’homme ne rencontre que lui-même.

4Le seul « donné » n’est ni une nature, ni une essence, mais une condition. La notion de condition évite la normativité abusive et la transformation platonicienne du Beau en Bien, ainsi que la pure analyse descriptive, celle qui ne peut être faite que du « point de vue de nulle part ». Dire la condition humaine, c’est dire la pluralité des conditions, qui ne sont que des données fondamentales du rapport de l’homme au monde. Les conditions sont des données relationnelles. C’est pourquoi le passage de la nature à la condition est également un passage de l’ordre de la vérité à celui du sens : le sens est un rapport dont on fait l’expérience.

5C’est pourquoi d’ailleurs on peut avoir l’impression, lorsque l’on ouvre Condition de l’homme moderne, que les idées majeures, les conditions fondamentales de la vie humaine, sont « jetées là », sans explication ni justification. En réalité elles sont le point de départ du sens, et ne peuvent donc avoir le statut d’un ensemble de principes, dont le reste pourrait être déduit. Le point d’ancrage du sens est notre existence même dans le monde et donc dans la relation. Justifier le choix de ces données fondamentales impliquerait que l’homme puisse adopter sur le monde et sur lui-même la perspective de Dieu. Leur puissance propre provient donc seulement de ce qu’elles permettent l’émergence du sens : les expériences, présentes ou passées, peuvent être lues à leur lumière, en fonction de leur correspondance ou de leur non-correspondance à ces conditions fondamentales.

6Dans la perspective straussienne, pour penser bien il faut revenir à la définition classique, haute, de la nature humaine. Dans la perspective arendtienne, continuer à vouloir définir l’homme enferme la pensée dans la théorisation et empêche la compréhension. À partir d’une critique commune de la valeur, les intentions des deux auteurs divergent donc radicalement : alors que Strauss veut établir la nature de l’homme pour accéder à la vérité, Arendt veut penser la condition de l’homme pour faire apparaître le sens.

7Si Strauss s’oppose à la conception moderne d’une raison technique ou fabricatrice, c’est essentiellement parce qu’il est dans la nature de la raison, et donc de l’homme, de maintenir l’écart. Le projet moderne a certes engendré une nouvelle société, mais la raison ne peut être jugée en fonction de ses effets : ni en fonction des actions qu’elle induit, ni en fonction de son éventuelle « réussite ». C’est pourquoi, au-delà de la société moderne de fait, il faut tourner son regard vers l’esprit dont cette société est animée ; autrement dit, la réussite technique de fait, qui tend à masquer aux hommes modernes l’exigence permanente de penser l’anhistorique, oblige d’autant plus le philosophe à se placer au sein de l’universel, c’est-à-dire à adopter sur la politique la perspective de l’authentique raison. Le projet moderne est au fond celui d’une vie active : c’est pourquoi il est habité par une raison soumise aux « nécessités du réel » ; la rationalité philosophique, au contraire, se fonde sur la supériorité de la vie contemplative. En ce sens, le projet moderne ne peut que produire des concepts vides, dans la mesure où ils ne disent rien de la nature humaine et de ses fins : ainsi de l’« individu responsable », qui autorise l’institution du vote ; un tel concept ne sert finalement qu’à justifier la démarche fabricatrice de l’institution, sans se préoccuper de l’éducation de l’individu à la responsabilité. Si les concepts modernes sont des concepts vides, on comprend comment la modernité a pu conduire au nihilisme, c’est-à-dire à la négation des principes de la civilisation. Rendre la raison à sa puissance propre, celle du jugement, permet une réfutation du nihilisme, qui reste impossible si l’on s’en tient au niveau des conflits de valeurs. Il faut donc s’élever au-dessus de ce type de conflit, où la question reste de savoir par quelles tendances ou par quels faits il est possible de remplir le vide.

8Le projet moderne a montré son impuissance : il ne peut que se trouver déstabilisé par les événements et les nouvelles formes de société qu’il n’avait pas imaginés ; en effet, à partir du moment où la raison se définit par son efficience technique et par sa capacité de prévision ou d’anticipation, tout événement non prévu est susceptible de la faire vaciller. Le progrès est donc lui-même un concept vide, propre à provoquer chez l’homme des réactions purement affectives, de l’ordre de l’espoir, du désespoir, de l’illusion et de la désillusion. Le projet mène au nihilisme lorsque, devant le désespoir ou la désillusion, c’est la raison en tant que telle qui est jugée impuissante. Strauss montre que si, à l’inverse, on reconnaît que la puissance de la raison ne réside pas dans sa capacité à la conjecture, mais dans sa capacité à établir ou à maintenir un écart par rapport aux faits, on évite alors toute abdication : l’homme peut pour ainsi dire être lui-même, et, tout particulièrement, distinguer, entre les régimes politiques, ceux qui relèvent de la tyrannie. La raison reste alors vaillante. Les principes du projet moderne le rendent donc impuissant à lutter contre le mal qu’il produit lui-même.

9Comment Strauss pense-t-il alors la politique ? L’événement politique n’est jamais que l’expression d’une réalité plus profonde, qui existe en dehors de lui, et qui est de l’ordre de la pensée. La méthode généalogique qu’il emploie consiste à remonter de l’événement comme manifestation politique de la réalité à la conception qui est à son fondement. Cette conception est-elle bonne ou mauvaise, vraie ou fausse ? Voilà les questions que la raison doit se poser à elle-même. Le mal politique est en quelque sorte le résultat d’une conception fausse – et dès lors immorale – de la nature humaine. L’enjeu consiste donc à rétablir la conception juste – morale parce que juste – de l’homme. Ainsi, lorsque Strauss étudie le nazisme, il situe son origine dans la pensée : un préjugé s’est formé contre la démocratie en tant que telle. Il semble parfois que sa préoccupation fondamentale soit celle de l’attitude des penseurs par rapport au nazisme, qui se seraient laissé capter par l’injonction moderne d’engagement, qui n’est là encore qu’un prolongement de la rationalité active. Strauss ne se situe donc pas au niveau même de la politique pour penser l’événement. Le véritable événement est de pensée ; sa face politique n’en est que l’apparence. Rappelons l’un des éléments de l’analyse straussienne de Machiavel : le geste de Machiavel nous signale notamment que la libération de l’Italie déborde l’enjeu de la libération politique ; elle n’atteint donc le statut d’événement qu’à partir du moment où elle est un problème de penseurs. Le « vrai » événement s’identifie à l’origine : ainsi, l’événement n’est pas dans le nazisme, mais, en dernier ressort, dans la fondation machiavélienne. Tandis que, comme nous l’avons vu, l’événement politique selon Arendt éclaire son propre passé, l’origine intellectuelle selon Strauss éclaire son propre avenir.

10Ainsi, le retour straussien à l’origine classique de la philosophie ne doit pas être conçu d’abord comme le retour à une autre forme de normativité : le rôle primordial de la raison n’est pas plus d’être normative que prédictive. Strauss rappelle bien que Socrate, dont il s’agit de s’inspirer, n’a jamais voulu contraindre la politique par la raison : son intérêt pour la politique n’est qu’une conséquence de son intérêt pour les choses humaines ; il faut penser la politique parce que penser le Tout consiste notamment à appréhender le rapport entre les choses humaines et la nature humaine. C’est cette ambition qui définit la connaissance, distincte de l’explication : la connaissance des faits politiques ne peut être établie que par la mise en relation entre ce que l’homme fait et ce qu’il doit être.

11C’est pourquoi les principes de la philosophie classique ne sont pas non plus directement applicables : Strauss dit bien que nous seuls pouvons trouver une solution aux problèmes d’aujourd’hui2. Mais comment concilier cette affirmation avec le décentrement auquel Strauss nous invite ? Se décentrer signifie simplement « ne pas loucher » sur notre situation présente, c’est-à-dire acquérir une vision surplombante en abordant l’historique du point de vue de l’anhistorique, ou encore du point de vue de l’origine. L’application directe des principes classiques est impossible parce qu’il faut d’abord revenir à l’origine moderne : l’accès à l’anhistorique n’est plus immédiat, mais il suppose d’opérer une remontée par cette méthode généalogique qui va des phénomènes historiques à leur fondement intellectuel, le but de cette démarche étant de rendre la reconnaissance à nouveau possible, c’est-à-dire de retrouver la clarté de l’esprit. Il s’agit donc d’être à nouveau de véritables philosophes, et notamment des philosophes de la politique.

12Nous savons qu’Arendt, pour sa part, se démarque de la philosophie. Reprenons la critique que formulent les deux auteurs à l’égard du conservatisme et du progressisme. Pour Strauss, ces deux attitudes n’ont plus rien de philosophique, et c’est la raison pour laquelle elles sont à rejeter ; elles se fondent en effet, chacune à leur manière, sur l’absolutisation de l’expérience historique. Arendt s’oppose également à ce type de démarche, qui revient d’ailleurs toujours à absolutiser une idée. Mais tout se passe comme si Strauss estimait qu’il y a absolutisation de la mauvaise expérience : il faudrait au contraire s’ancrer tout entier sur l’expérience de l’absolu, c’est-à-dire l’expérience philosophique. Pour Arendt, si l’on veut penser la politique, il ne faut se placer au sein d’aucune expérience étrangère à la politique : ni l’expérience de l’histoire, ni l’expérience de la philosophie. Il faut se mettre en position de réceptivité aux expériences politiques, dans leur pluralité.

13La philosophie straussienne comme la phénoménologie arendtienne, devant le constat de l’évidement des grands concepts traditionnels et de la prolifération de la conceptualisation technique, veulent redonner aux concepts leur sens : mais alors que pour Strauss, cela signifie leur redonner leur pleine puissance de rationalisation, c’est-à-dire, même si ce n’est que secondairement, leur puissance normative, pour Arendt cela signifie faire ressurgir les expériences auxquelles ils correspondent. C’est donc la recherche de traces de l’expérience qui la fait se tourner vers les philosophies passées. Strauss semble plutôt guidé par le partage de l’expérience philosophique : il cherche les moments où la pensée a été la plus audacieuse, la plus fondatrice, comme pour faire vivre actuellement la philosophie ; quant aux expériences – simplement – politiques, la raison se situe toujours au-delà d’elles.

14Pour Strauss, le cœur du problème réside donc dans le statut de la pensée. La qualité de la pensée ne peut être estimée d’après l’action qu’elle rend possible ; si l’on prend l’action comme repère, une rationalité technique suffit ; la raison se trouve écrasée et se plie à n’importe quelle action, bonne ou mauvaise. Il est nécessaire que la raison détermine moralement les fins de l’action, pour se sauver elle-même : la rationalité pragmatique n’est pas satisfaisante parce qu’elle correspond à une mauvaise conception de la connaissance. Pour Arendt, la rationalité normative n’est pas plus acceptable que la rationalité pragmatique : dans les deux cas, le penseur est guidé par une mauvaise conception de l’action. D’une part, l’action n’est pas un rapport moyens/fins et n’est donc pas du même ordre que la fabrication ; d’autre part, elle est constitutive d’un domaine politique qui ne peut être soumis à la morale. Pour penser la politique, il faut donc être réceptif à sa spécificité ; cette réceptivité est impossible si l’attitude de la raison vise essentiellement à se maintenir elle-même.

15De la même façon, on peut trouver chez les deux auteurs deux réponses différentes au constat de la déshumanisation opérée par la perspective explicative : pour Strauss, l’universel ainsi atteint ne peut être qu’abstrait, et c’est comme si une certaine forme d’idéalisme ou de confiance en la raison – sa forme classique – était le seul moyen d’envisager un universel concret, celui d’une communauté humaine fondée sur la reconnaissance de l’exigence commune de rationalité. C’est pourquoi la réactivation de la raison passe par une remontée généalogique des événements dans leur apparence politique à leur nature d’événements de la pensée. Strauss ne dit pas que le nazisme comme phénomène politique aurait été évité si les intellectuels avaient été des philosophes ; mais des philosophes n’auraient pas pu s’y laisser prendre, et l’existence de l’authentique communauté humaine aurait été préservée. Il s’agit donc pour Strauss essentiellement de sauver les philosophes et la philosophie.

16Pour Arendt, la perspective explicative nous éloigne des multiples manières dont le monde apparaît aux hommes : pour faire émerger le sens, il faut tenter de penser à même le monde vécu. Aucune « solution » ne peut être trouvée dans la recherche d’une origine, car la pensée en aucun cas n’est à l’origine de l’événement ; pour que la politique ait un sens, il faut pouvoir se situer en son sein, et faire de la pensée un accompagnement de l’événement. Comment penser dès lors l’humanité ? Strauss et Arendt rejettent tous deux le point de vue sur l’espèce humaine et son progrès : mais, alors que pour Strauss le bon point de vue porte sur l’homme comme être moral producteur de fins, pour Arendt il est urgent, enfin, de penser les hommes au pluriel. Le retour straussien à l’origine est un retour à la compréhension première des choses politiques présente dans la pensée classique, dans la mesure où elle permet d’accéder à la connaissance philosophique. La compréhension, donnée à l’origine, est de l’ordre du préscientifique ou du préphilosophique, mais la connaissance ne peut s’établir qu’en continuité avec cette attitude du sens commun. Le rôle de la pensée selon Arendt est de ne pas quitter l’ordre de la compréhension ; celle-ci n’est jamais donnée à un moment précis ; il n’y a pas d’origine vers laquelle se tourner ; en revanche, des ressources pour le sens peuvent être trouvées dans toute pensée et même dans toute théorie philosophique.

17Cette différence de démarche peut être lue dans l’analyse qu’ils font tous deux du concept moderne de société. Selon Strauss, ce concept est abstrait car il provient d’une opposition arbitrairement établie entre la société et l’État, qui empêche de penser la possibilité du bonheur politique. Dans l’opposition société/État, qui implique l’opposition privé/public, chaque individu cherche les moyens de réaliser la fin qu’il détermine lui-même, à savoir son bonheur privé, indépendamment de la compréhension de ce qu’est le bonheur proprement humain, c’est-à-dire la fin la plus haute de l’homme en tant que tel. Dans une telle opposition, les modes de vie sont équivalents en tant que manières distinctes de rechercher le bonheur. À l’inverse, seule une pensée de la continuité entre le privé et le public, c’est-à-dire de l’unité de la nature humaine, permet de penser la distinction des modes de vie. Les idées de liberté et de bonheur ne peuvent que devenir abstraites à partir du moment où les fins de l’individu et celles de l’État sont considérées comme séparées. À la distinction légitime entre les modes de vie se substitue une simple compétition, mécanique, entre les individus. Oublier la continuité au sein de l’unité de la nature conduit donc à abolir toute hiérarchie légitime. L’abstraction moderne fait perdre le sens de la transcendance. Aux yeux d’Arendt, le problème ne tient pas tant à la séparation entre État et société qu’à l’indistinction, ou encore la confusion que crée l’invention d’un domaine social, au sein duquel ne peuvent plus nous apparaître les activités dans leur sens propre. Si tout est social, c’est la pluralité des modes d’être-au-monde qui ne peut plus être pensée. Il ne s’agit pas de pouvoir à nouveau hiérarchiser entre les modes de vie, mais de pouvoir distinguer entre les activités. La démarche de Strauss consiste donc essentiellement à retrouver la possibilité de connaître l’homme et d’apprécier son existence selon sa nature. Arendt cherche plutôt à penser les modalités de l’existence humaine dans une horizontalité qui n’interdise pas la distinction, mais au contraire la fasse voir.

18De la même façon, concernant plus précisément l’ordre politique, leur réflexion sur l’institution emprunte des chemins différents. Strauss critique l’intention moderne, dont il trouve l’origine chez Machiavel, de modeler les âmes par les institutions. Ce désir est négateur de la dimension temporelle de la loi : on ne peut vouloir modeler l’homme par des moyens techniques ; la bonne éducation tient compte de la nécessité d’une instauration naturelle du lien, qui passe notamment par la coutume ; autrement dit elle saisit le fait que les citoyens constituent la cité. L’illusion moderne trouve donc là encore son origine dans une conception erronée de la nature humaine. Arendt, pour sa part, se demande plutôt à quelle question les institutions viennent répondre, celles-ci devenant alors compréhensibles comme des solutions au problème des calamités de l’action. Les institutions permettent à la politique, toujours évanescente dans la mesure où elle n’existe que par l’action et le regard des hommes, d’entrer dans la durée3. Les « bonnes » institutions ne sont pas celles qui permettent à l’homme de réaliser sa nature – comme si nous pouvions la définir – mais celles qui rendent possible l’apparition du nouveau, autrement dit celles qui correspondent à la modalité politique de l’existence humaine, celles qui viennent répondre à l’action et non pas la résoudre.

19Finalement, la perspective de Strauss est fondamentalement celle de l’éducation, autrement dit de la réalisation par l’homme de sa nature ; la philosophie se fait donc politique en tant que mode de vie ; le philosophe est celui qui, au sein des autres hommes, manifeste les capacités humaines les plus hautes. La perspective d’Arendt ne peut être celle de la réalisation d’une nature humaine, que de toute façon seul Dieu pourrait définir : la pensée est donc politique dans la mesure où elle aborde la politique sous l’angle de la correspondance entre ce qui la constitue et les conditions humaines de l’existence. Tandis que Strauss cherche toujours à établir le principium de la politique – sa nature –, accessible à la raison seule, Arendt veut comprendre l’homme comme initium – comme commencement – en affrontant les expériences dans lesquelles il est reçu comme tel4. Au fond, Strauss ne peut accepter l’idée d’un domaine politique autonome parce que cela impliquerait que la raison ne le soit plus ; la raison énonce précisément la continuité entre les ordres, et notamment la soumission de la politique dans son principe à la morale. Pour Arendt, ne pas accorder l’autonomie au domaine politique revient à laisser de côté la réceptivité à l’expérience au profit d’une normativité rationnelle du réel ; la politique cependant ne peut être considérée comme autonome si cela implique qu’elle soit fermée, régie par le complexe moyens/fins : ces deux conceptions traduisent la même volonté de maîtrise dont il faut justement se défaire.

20Si Strauss et Arendt envisagent que la pensée sache prendre des risques, ce n’est pas dans le même sens. Le risque pour Strauss est le risque du philosophe : il doit risquer le conflit avec la société, en l’occurrence avec les mentalités de l’homme moderne ; cela tient à son mode de vie. Le risque arendtien est le risque inhérent à la compréhension : la pensée se risque lorsqu’elle abandonne la position de surplomb pour affronter la réalité politique ; elle prend le risque de ne jamais finir, de ne jamais être définitive, et elle prend dès lors également le risque de l’erreur.

21La phénoménologie politique d’Arendt peut être présentée comme une sortie hors des impasses de la philosophie. La tendance rationnelle à la théorisation et, finalement, à la fabrication du domaine politique n’est en effet pas le propre de la pensée moderne : Arendt montre bien que les Grecs déjà importent des modèles extérieurs à la politique pour la penser et la normer. L’obstacle central auquel se heurte la philosophie tient à la supériorité qu’elle affirme de la contemplation sur l’activité ; la hiérarchie qu’elle postule voile l’expérience. C’est pourquoi le geste inaugural de Condition de l’homme moderne est d’abandonner la hiérarchie entre la vie contemplative et la vie active pour pouvoir penser les distinctions au sein de la vie active5. La reprise de la tradition philosophique est donc guidée par la remise en cause décisive de l’écart entre la pensée et la politique. Cet écart, qui tend à sauver le philosophe, a pour conséquence que la politique n’a jamais été directement pensée. Mais la philosophie dit cependant quelque chose de l’expérience et de notre rapport immédiat avec elle : pour l’entendre il faut se mettre à l’écoute de ce qui en elle ne relève pas de la théorie. Arendt s’oppose donc directement à tout idéalisme, qui implique également que les concepts pourraient avoir une validité indépendamment de l’expérience. Ils ne peuvent être compris que s’ils sont mis en rapport avec l’expérience qu’ils disent et que parfois d’un même geste ils recouvrent. Les concepts et les théories ne sont pas pour autant simplement historiques, mais la tradition qui nous les transmet les abstrait de leur ancrage dans le monde et tend à nous rendre incapables d’évaluer leur validité pour dire notre expérience proprement moderne. C’est pourquoi seul un événement est susceptible de briser le fil de la tradition : c’est le cas de l’événement totalitaire qui dans sa radicalité peut nous contraindre à substituer la pensée au désarroi.

22Les concepts philosophiques peuvent donc être appréhendés sous deux angles différents : dans leur correspondance à l’expérience philosophique ou dans leur correspondance à l’expérience du monde. Ils s’évident lorsqu’ils ne sont plus qu’une expérience de la raison avec elle-même et qu’ils sont donc employés indépendamment de leur rapport au monde. L’expérience philosophique elle-même en arrive d’ailleurs à être oubliée : c’est ainsi que ce qui était un conflit entre le philosophe et la société chez Platon est resté dans la tradition sous la forme d’une simple opposition vide, celle du dualisme entre la pensée et l’action. Le regard phénoménologique sur le passé de la pensée constitue donc un processus de libération ou d’émancipation vis-à-vis de la puissance coercitive de la raison et de la tradition. C’est lorsque les concepts traditionnels deviennent impuissants à dire l’expérience qu’une pensée qui se maintient dans leur ombre devient utopique. C’est ce qui conduit Arendt, comme nous l’avons vu, à interpréter d’une manière singulière les aspects dits « utopiques » de la pensée de Marx : on ne peut se contenter d’affirmer qu’à certains moments de sa réflexion Marx fait usage de son imagination plutôt que de sa raison. L’utopie indique la difficulté d’une consonance de la pensée avec l’expérience. Elle résulte en effet d’un mouvement d’anticipation sur l’avenir fondé sur des concepts dont l’expérience correspondante n’est plus mobilisable comme telle ; elle fait donc signe vers la situation d’un penseur sensible aux changements, mais qui n’a pas encore fait proprement l’expérience de l’événement révélateur. C’est pourquoi il est pour ainsi dire condamné à opérer des renversements : l’occasion politique n’est pas encore là de se délier de la tradition pour envisager librement le passé et le présent.

23Plus généralement, il est possible de comprendre la tradition philosophique comme un recouvrement de l’expérience politique de la liberté par l’expérience de la liberté philosophique. La démarche d’Arendt, qui consiste à retrouver les conditions d’une écoute de la liberté politique, vise donc à constituer phénoménalement la réalité du monde, qui n’est autre que la réalité de notre expérience du monde. La raison ne doit plus être la capacité à unifier, totaliser et rendre cohérent, mais bien plutôt la capacité à s’ouvrir à la pluralité de l’expérience. L’ambition arendtienne est que l’homme puisse exister dans la pluralité de ses rapports au monde, sans qu’aucune des expériences du monde ne soit étouffée ou envahie par une autre ; par la négative, en tant qu’expérience de l’étouffement de toutes les dimensions de l’homme, l’événement totalitaire incite la pensée à emprunter cette voie, c’est-à-dire à se faire compréhension.

24La redécouverte des expériences fondamentales doit ainsi fournir les éléments pour la représentation d’un monde commun : à la nature, dans sa nécessité, s’oppose le monde comme lieu d’apparition du nouveau, comme lieu de manifestation des modalités plurielles de la correspondance de l’existence humaine à ses propres conditions. Pour répondre à la question moderne « la politique a-t-elle un sens ? », il faut aller chercher dans le passé de la pensée les échos aux expériences de la liberté politique : être à l’écoute, notamment, de l’expérience grecque de l’espace politique, comme correspondance à la condition de pluralité, de l’expérience chrétienne du commencement, comme correspondance à la condition de natalité, de l’expérience romaine de l’autorité comme inscription dans l’espace politique de la capacité à commencer. Le nouveau n’est pas un concept philosophique : il relève du préphilosophique. Seule la perspective phénoménologique est capable de l’approcher, par opposition à la perspective philosophique, impuissante à se situer à même la politique ; en témoigne l’utilisation de modèles prépolitiques ou extrapolitiques pour penser la politique. Les Grecs sont privilégiés pour penser la liberté politique du fait de leur situation de commenceurs ; les Romains sont privilégiés pour penser l’autorité du fait de leur situation d’héritiers. De même que la pensée ne cause pas l’expérience, l’expérience seule ne cause pas la pensée ; mais la pensée fait toujours, de manière plus ou moins voilée, écho à l’expérience. C’est parce que les expériences historiquement ne sont pas toujours les mêmes qu’il est nécessaire de parcourir le passé de la pensée.

25Il n’y a pas de nostalgie chez Arendt : les concepts classiques ne sont pas les seuls à dire l’expérience, et il est impératif de rendre justice également aux expériences modernes ; ainsi de l’expérience moderne de l’histoire, qui peut être reçue sans être absolutisée, par exemple dans la notion d’espace historique, qui rend compte de la possible émergence du nouveau. Il ne s’agit donc en aucun cas de faire un choix parmi les expériences : en tant que telles elles sont toutes à penser ; parmi elles se trouve d’ailleurs l’expérience philosophique. Elle non plus n’est pas absurde, mais il faut voir à quoi elle correspond : or son objectif de vérité la fait correspondre à la mort et à l’éternité6. La philosophie, quand elle se fait philosophie politique, conduit donc à l’oubli ou à la perte de l’expérience politique : la natalité se trouve pensée sous l’angle de la mortalité, le commencement sous l’angle de l’éternité. Seule l’approche phénoménologique du passé permet donc que l’autorité ne soit plus celle de concepts vides, mais qu’elle soit seulement l’autorité du commencement.

26Mais en sortant du champ de l’expérience philosophique, ne peut-on pas dire qu’Arendt opère à sa manière un choix parmi les expériences ? C’est que son but est toujours de comprendre l’insertion de l’homme dans le monde : c’est pourquoi il s’agit, enfin, de considérer les expériences qui relèvent de la réception de phénomènes de ce monde. Or l’expérience philosophique, en tant qu’expérience de l’éternité et de la mort, n’est pas un phénomène comme l’est l’expérience politique. Arendt se tourne résolument, dans Condition de l’homme moderne, vers la natalité. La naissance, à la différence de la mort, est un phénomène de ce monde, c’est-à-dire du monde vécu : elle nous ouvre au monde et permet de saisir toute nouvelle insertion dans le monde comme une expression de cette expérience première. La naissance, et non la mort, peut nous ouvrir à la compréhension de ce qui fait événement dans le monde. Si l’expérience philosophique est propre à recouvrir, dans les philosophies politiques, les expériences proprement politiques, elle doit cependant être abordée de front, dans son authenticité, lorsqu’il s’agit de comprendre l’activité de la pensée : et c’est ce que fait Arendt dans son premier volume de la Vie de l’esprit.

27La conceptualisation phénoménologique de la politique doit être une conceptualisation du nouveau : c’est pourquoi, alors que pour Strauss le concept de totalitarisme ne peut être qu’un concept vide dans la mesure où son caractère technique voile la nature tyrannique du régime qu’il est censé désigner, pour Arendt il s’agit d’un concept légitime parce qu’il vient correspondre à une expérience inédite en tant qu’expérience de la communauté humaine, à savoir l’expérience de la désolation7. Au fond, la démarche d’Arendt est guidée par la nécessité de percevoir les changements au sein de la réalité, qui n’est autre que le monde vécu ; pour Strauss, c’est comme s’il n’y avait de changements décisifs qu’au sein de la pensée : en effet, l’homme se donne tout entier dans la nature qui est la sienne.

Notes de bas de page

1 QPP, op. cit., p. 31-32.

2 Voir NP, op. cit., p. 108-109.

3 Voir CHM, chap. 5, « L’action », op. cit., p. 282-295.

4 Nous rappelons que cette distinction entre principium et initium est établie par Arendt à propos de saint Augustin. Voir VE II, op. cit., p. 131, et CHM, op. cit., p. 233-234.

5 Voir CHM, op. cit., p. 52-53.

6 Voir CHM, op. cit., chap. 1, p. 51.

7 Voir ST, op. cit., p. 304-311.

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