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Chapitre 8. La pensée comme puissance de questionnement

p. 235-255


Texte intégral

1Pour Strauss, l’historicisme est dans l’erreur lorsqu’il affirme que les pensées sont essentiellement dépendantes de leur temps. Mais il semble que seul l’historicisme échappe au jugement straussien : à la différence de la philosophie classique, Strauss décrit précisément sa dépendance vis-à-vis de son époque. Nous pouvons comprendre la raison de ce qui apparaît au premier abord contradictoire. D’une part en effet, aux yeux de Strauss, une pensée qui affirme fondamentalement l’incapacité de la pensée à être anhistorique ne peut être qu’historique : car l’origine de la pensée ne peut en aucun cas se caractériser par le refus ou la négation de la pensée. Il a bien fallu que soit éprouvée une capacité ou une puissance, à savoir, dans l’évidence naturelle du jugement moral, la capacité à établir les critères de distinction du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, du bien et du mal. D’autre part, l’historicisme se fonde sur l’absolutisation d’une expérience contingente ou accidentelle. Il est donc important de savoir distinguer entre les pensées qui prennent appui sur l’expérience quelle qu’elle soit et les pensées qui prennent appui sur l’opinion. C’est pourquoi Strauss peut dire que la « situation historique » où est né l’historicisme « n’est pas seulement la condition mais la source de la thèse historiciste1 » ; il précise d’ailleurs que « la distinction entre “condition” et “source” correspond à la différence entre l’“histoire” de la philosophie dans le Premier livre de la Métaphysique d’Aristote et l’histoire historicisante2. » L’histoire des opinions ou des doctrines est un moment indispensable de la pensée car celles-ci expriment le lien entre l’évidence de l’expérience naturelle du sens commun et l’élaboration philosophique. En faire l’histoire consiste donc pour ainsi dire à les ouvrir au Tout ; cette étape est une condition de la pensée d’Aristote parce que les opinions existantes y sont considérées comme des tentatives d’énonciation de la vérité. À l’inverse, l’histoire historicisante, qui est une conséquence de la thèse de l’historicité essentielle de toute pensée, leur dénie cette prétention car elle est conçue elle-même comme le résultat de la situation historique. Une telle approche néglige le mouvement même de la pensée philosophique et n’accorde aucune attention sérieuse à l’intention fondamentale qui y préside. Elle rend donc impossible l’identification de ce qui dans la philosophie passée relève de la pensée de la nature humaine.

2C’est parce que l’expérience ici absolutisée est l’expérience historique qu’elle devient la source, et pas seulement la condition, de la pensée. Car une telle expérience n’a rien de « naturel » : choisir un tel principe revient à s’interdire de faire de la pensée une connaissance de la nature des choses.

3Dans sa lecture de la philosophie classique, Strauss opère donc un véritable renversement de l’historicisme : l’historicisme considère la pensée d’Aristote comme une erreur, parmi d’autres ; en adoptant le point de vue de l’anhistorique, Strauss regarde l’historicisme et les autres modes modernes – et parmi elles, la distinction moderne entre État et société – comme des opinions. Il leur confère le statut d’opinions. C’est de cette manière qu’il se décentre par rapport à notre situation moderne tout en ne l’oubliant pas : le retour aux textes oubliés peut donc permettre réellement d’adopter la bonne perspective sur la modernité, à condition de les prendre au sérieux, c’est-à-dire de reconnaître l’intention de vérité qui leur donne leur sens et dès lors de considérer ce qui en eux est susceptible d’être de l’ordre de la connaissance. Autrement dit, il faut les interpréter à la lumière de leur intention fondamentale.

4Arendt, pour sa part, montre également que certaines manières modernes de penser déterminent un type d’histoire de la pensée dont il est nécessaire de sortir. En effet, le concept intégrateur de société et le relativisme des valeurs qui l’accompagne conduisent à considérer que les pensées elles-mêmes sont essentiellement productrices de valeurs : une telle lecture consiste à les réduire à leur fonction. Le fonctionnalisme appréhende les théories comme des éléments interchangeables, qui viennent répondre à un besoin permanent. Au fond, pour Strauss comme pour Arendt, la perspective moderne réduit les pensées à des visions du monde, à des Weltanschauungen, c’est-à-dire des erreurs – chez Strauss – ou des fictions – chez Arendt. Pour tous les deux, les pensées ne doivent donc pas être ainsi réduites : pour Strauss, parce que cela implique leur égale valeur ; il faut à l’opposé pouvoir différencier la nature des projets pour enfin distinguer entre le vrai et le faux ; pour Arendt, parce que cela consiste à les considérer, dans leur multiplicité, comme autant de réponses successives à un même besoin de théorie ; or, à chaque moment de l’histoire, des expériences sont à penser, et dans toute pensée des expériences se trouvent pensées ; c’est ce rapport de la pensée à l’expérience qu’il s’agit de mettre au jour.

5C’est ainsi qu’Arendt recherche dans les théories philosophiques des traces de l’expérience. Elle montre ainsi que la pensée de Marx entre en correspondance, par l’intermédiaire de la tradition, avec l’expérience grecque de la communauté politique et avec l’expérience du philosophe. De cette manière, elle peut relever l’existence d’une dissonance entre l’usage marxien des concepts et l’expérience de son temps. Sa lecture des théories est une lecture phénoménologique et elle fait partie intégrante de sa démarche de redécouverte des expériences.

6Devant le constat de la diversité de fait des pensées au cours de l’histoire, Strauss prend donc le contre-pied de l’historicisme en mettant en valeur ce qui en elles est permanent : il s’agit des problèmes fondamentaux, essentiellement ceux de la nature de la vie bonne et de la nature du meilleur régime. Rappelons ce qu’il en dit dans Droit naturel et histoire : « Bien loin de justifier les conclusions historicistes, l’histoire paraît plutôt prouver que toute pensée humaine, et davantage toute pensée philosophique, se porte toujours aux mêmes problèmes et aux mêmes thèmes fondamentaux, et qu’en conséquence une structure immuable demeure à travers toutes les variations de la connaissance humaine des faits comme des principes. Il est trop clair que cette affirmation est compatible avec les différents degrés de lucidité dont ont fait preuve les maîtres à penser, avec la diversité des démarches et des solutions qu’ils ont proposées à différentes époques. S’il est vrai que les problèmes fondamentaux demeurent à travers toute évolution historique, la pensée humaine est capable de transcender ses limitations historiques ou d’accéder à quelque chose de transhistorique. Ce serait le cas même s’il était vrai que toutes les tentatives de solution sont vouées à l’échec, à cause de “l’historicité” de “toute” pensée humaine3. » À travers le temps, la diversité des théories cache l’identité des problèmes : la raison est le lieu de la permanence, et c’est par elle que la nature humaine transcende l’histoire. Pour appréhender cette permanence, il est donc nécessaire de remonter des solutions aux problèmes. Mais par effet de retour, mettre au jour l’anhistoricité des problèmes doit donner les moyens de distinguer entre les différentes solutions : car la raison exige que toutes les solutions ne soient pas équivalentes entre elles. En effet, d’une part elle marque son écart par rapport à tout état de fait réel en montrant les problèmes auxquels il renvoie ; mais d’autre part, à partir du moment où les problèmes eux-mêmes sont de l’ordre de l’anhistorique, il est inconcevable que deux solutions différentes soient aussi vraies l’une que l’autre. La bonne solution n’est pas celle qui s’adapte à un réel défini historiquement, mais celle qui est vraie de tout temps. Strauss prend donc tout simplement au sérieux l’idée philosophique de vérité. D’après quels critères pouvons-nous juger de la bonne solution ? La bonne solution n’est pas celle qui a les meilleurs effets dans l’ordre de l’action – logique pragmatique – ; elle n’est pas non plus celle qui donne le plus à penser – logique du sens. La bonne solution énonce un bien dont une conception juste du Tout peut résulter, en particulier concernant l’articulation entre ses différentes parties. Il est donc impératif d’abandonner un espoir qui est au fond irrationnel : l’espoir que la réalité soit un jour conforme à cette conception. Précisément, l’anhistoricité de la raison lui impose de maintenir l’écart, qui n’est autre que le conflit fondamental entre le philosophe et la société. L’intégrité et l’éclat de la raison imposent de ne pas céder à deux tentations conjointes : d’une part la tentation de soumettre la raison à la réalité, car dans ce cas la raison doit calquer ses principes sur la généralité, qui est toujours de fait, et abandonner l’universalité, qui est toujours de droit ; d’autre part la tentation de fabriquer la réalité politique en la faisant obéir de force à la raison, car dans ce cas la raison se dénature en raison technique. Il s’agit donc d’éviter que la raison détruise elle-même sa prétention légitime à édicter des normes, quand bien même la réalité ne pourrait jamais s’y conformer. Nous pouvons aller encore plus loin : la possibilité pour la réalité de se conformer effectivement à ces normes autrement que par un heureux hasard ne ferait que signaler leur défaut de rationalité. Autrement dit, ces normes ne sont pas des impératifs d’action ou de fabrication, mais des impératifs de jugement. Vouloir les appliquer consiste à n’en faire que des idéaux.

7L’authentique rationalité est donc celle qui sans cesse retourne aux problèmes fondamentaux et s’emploie à les résoudre : elle lutte par-là contre l’illusion selon laquelle il existerait de purs faits, ou encore de pures expériences. L’erreur se redouble lorsque les pensées elles-mêmes en viennent à être considérées comme des faits qui s’intégreraient à une logique explicative. Rendre la pensée à sa dimension problématisante consiste donc également à rendre la « réalité » à son existence problématique : l’appréhender rationnellement équivaut à mettre en lumière les problèmes qui la fondent. La rationalité « haute » s’exprime donc littéralement dans le conflit entre le philosophe et la société.

8À cet égard, la démarche arendtienne est très différente. En effet, le processus de compréhension se met en route devant l’événement. Or l’événement, dans sa nouveauté radicale, ne conduit pas à la découverte de problèmes, mais à l’élaboration de questions. Si la défaite de l’Allemagne nazie offre à la pensée la possibilité d’identifier l’événement comme tel, c’est parce qu’elle donne à la raison l’occasion de mettre en œuvre sa puissance de questionnement : il devient enfin possible de poser des questions, c’est-à-dire de les articuler et de les élaborer. Ces questions, nous dit Arendt, étaient déjà présentes au moment même de l’événement puisqu’il avait bien fallu vivre avec elles ; elles ne sont donc en aucun cas produites de toutes pièces par la raison dans l’écart par rapport à la réalité politique. Mais, alors qu’elles sont confusément présentes dans l’expérience immédiate de l’événement, elles ne peuvent être articulées que dans le processus de compréhension qui lui fait suite et la prolonge. C’est en tant que crise que l’événement impose à la pensée de mettre au jour un rapport de questions/réponses : c’est ainsi que l’événement se trouve interrogé. Les questions ne sont pas des problèmes, dans la mesure où elles ne sont pas formulées par la raison seule : elles naissent de l’expérience et sont l’expression de la continuité entre le sens commun et la pensée. La réalité politique elle-même n’est pensable que dans sa dimension questionnante : la pensée suppose donc avant tout la réceptivité à l’expérience.

9On retrouve cette même idée dans l’analyse que donne Arendt de la crise de l’éducation. En effet, elle montre que la crise produit la disparition des préjugés et permet dès lors la réapparition des questions ; les préjugés apparaissent ainsi sous leur vrai visage : ils constituent des réponses à des questions ; leur inadaptation à la réalité, mise en lumière par la crise, oblige donc la pensée à se saisir de son rôle primordial. Notre rapport à l’expérience, c’est-à-dire à notre réalité, devient opaque, s’obscurcit lorsque nous nous appuyons sur des réponses par habitude : car les notions et idées nous semblent indistinctes de la réalité même ; dans ce cas, ce qui nous apparaît comme « réel » est en fait le produit d’opérations rationnelles qui ont oublié leur nature de réponses. Autrement dit, dans les réponses toutes faites, dans les préjugés, la raison n’a affaire qu’à elle-même et non plus à l’expérience, qui pourtant questionne toujours pour celui qui est à son écoute.

10La crise est donc l’occasion d’une réactivation des questionnements nés de l’expérience. Dans le cas de l’éducation, la crise nous impose de nous interroger sur son essence : il s’agit donc d’une question permanente ; mais elle doit être élaborée d’une nouvelle manière pour que le contact ne soit pas rompu avec l’expérience dans sa nouveauté. Il existe donc des questions permanentes, mais il n’existe pas de problèmes permanents, auxquels on pourrait espérer une solution définitive. Un problème permanent peut être résolu par l’affirmation d’une nature, elle-même permanente. À une question permanente, on ne peut répondre que par la mise en rapport de l’expérience, dans sa dimension inédite, avec les conditions fondamentales de l’expérience. C’est ainsi que l’élaboration par Arendt des questions mises en lumière par la crise de l’éducation la conduit à mettre en rapport les expériences modernes de l’éducation, et notamment sa confusion avec l’ordre de la fabrication, avec la condition fondamentale de la natalité : des réponses ne sont envisageables que si l’on fait correspondre les expériences de l’éducation avec la condition de l’homme comme être naissanciel. Des réponses déterminées ne peuvent être satisfaisantes que dans la mesure où elles instituent un rapport satisfaisant à notre réalité vécue. Un changement radical dans l’expérience signale leur insuffisance, mais, en dévoilant leur nature de réponses à des questions, il permet d’engager à nouveaux frais le rapport de questionnement. Les différentes réponses à travers l’histoire ne peuvent donc pas être jugées comme définitivement vraies ou définitivement fausses. Faire du rapport questions/réponses un rapport problèmes/solutions revient à nier la possibilité de l’émergence du nouveau. Les questions nouvelles qui se posent en regard de l’événement conduisent à des questions fondamentales auxquelles on ne peut répondre qu’en pensant la condition humaine. Or la condition de l’homme n’est en aucun cas donnée par la raison sous la forme d’une définition. Pour que l’expérience résonne avec elle, il faut, à l’inverse d’une démarche d’absolutisation d’une expérience unique, se mettre à l’écoute de la pluralité des expériences, dont les concepts et pensées gardent la trace. Se défaire de la tradition philosophique pour penser la politique revient donc aussi à ne pas penser que les problèmes posés par l’expérience puissent être véritablement résolus.

11Le « Qu’est-ce qui nous arrive ? » posé par l’expérience totalitaire n’appelle pas une solution. D’une manière générale, une crise ne demande pas à être résolue. La démarche de résolution consiste au fond à privilégier, en se fermant à l’inédit de l’expérience, l’unité et la cohérence de la raison logique, qui sont les mêmes que celles de l’imagination. C’est pourquoi la découverte de « solutions » aux « problèmes du réel » s’accompagne en réalité toujours de confusion, d’obscurcissement, de non-réceptivité aux distinctions qui existent au sein même de l’expérience. C’est ainsi que la « solution moderne » au « problème » des « calamités de l’action » – imprévisibilité et irréversibilité – se fonde sur une confusion majeure entre le domaine de l’action et celui de la fabrication. Pour résoudre ce qui a l’apparence d’un problème, on est amené à négliger la spécificité même du domaine politique, autrement dit à mettre de côté ce qui dans l’expérience même vient questionner. Le problème est au fond toujours une question que la raison se pose à elle-même : la réalité n’y est plus qu’une abstraction, car s’y trouve abstrait ce qui seul pour nous peut faire sens, à savoir l’expérience. C’est pourquoi, aux calamités de l’action il s’agit plutôt de trouver des réponses : non pas dans une rationalité qui se tient par elle-même, à l’écart des phénomènes de ce monde, mais au sein même de l’action : la réponse, toujours ouverte, est à trouver dans deux de ses modalités, la promesse et le pardon4.

12 C’est donc le recours à la distinction, obtenue par la réception de la pluralité des expériences, qui permet de poser convenablement les questions et d’envisager des réponses. Les distinctions ne doivent donc pas être formulées dans un langage technique, mais dans le langage ordinaire, qui n’exclut ni la précision, ni la possibilité d’un élargissement conceptuel. C’est ainsi que, devant le constat de la disparition moderne de l’autorité, établir la distinction entre autorité et violence doit permettre de lutter contre toute tentation de résoudre le problème par une restauration violente de l’autorité. La responsabilité du monde, qui n’est pas seulement celle du penseur professionnel mais celle de tout homme en tant que tel, implique la juste formulation des questions et la recherche infinie des réponses.

13À l’inverse des réponses, les solutions risquent toujours de redoubler la crise en masquant les questions. C’est le cas notamment pour la crise de l’éducation, lorsque le pathos de la nouveauté vient provoquer une surcharge théorique qui se traduit par l’imposition d’un contenu déterminé aux générations à venir qui existent pourtant par leur potentiel de commencement. Le désir de résoudre s’apparente à un désir, caractéristique de la raison, de remplir et de maîtriser. La raison accepte que la réalité vienne lui poser problème, puisque, semble-t-il, cette configuration est la seule où elle puisse montrer ce dont elle est capable, autrement dit se sauver elle-même ; mais elle reconnaît plus difficilement que la réalité, dans la mesure où elle est toujours vécue par les hommes, soit essentiellement l’occasion d’un questionnement. La crise est généralement acceptée comme un problème théorique, mais non dans sa capacité à mobiliser la pensée comme puissance de compréhension. La raison cherche alors un abri aussi bien dans l’investissement théorique du futur que dans le retour à des « solutions » passées. Dans les deux cas, la négation porte sur le caractère « réel », c’est-à-dire réel pour nous, de la crise, ou encore de son appartenance à l’ordre de l’expérience commune. Seule la recherche de réponses fait prendre des risques à la raison. Les solutions échappent à la temporalité politique : en effet, soit elles prétendent énoncer une vérité scientifique, du point de vue de nulle part ; soit leur vérité se dit philosophique et leur temps d’énonciation est alors l’éternité ; soit elles sont des solutions purement techniques, et identifient alors le temps politique à celui de la fabrication. Dans tous les cas sont manquées la pluralité et la natalité, conditions fondamentales de l’existence politique. La recherche de réponses à l’inverse ouvre le temps : le passé comme temps où des commencements ont eu lieu, le futur comme temps de nouveaux commencements à venir. L’ouverture aux expériences est une ouverture à la temporalité spécifiquement humaine, qui est préscientifique et préphilosophique : le regard, ou plutôt l’écoute, doit se faire phénoménologique.

14L’approche d’Arendt constitue également une réponse au fonctionnalisme de la pensée : en effet, l’idée d’une permanence des problèmes, en regard desquels une solution pourrait venir se substituer à l’autre, implique au fond la permanence de la réalité elle-même, une réalité qui est produite par la pensée. Dans un tel cadre, la « réalité politique » est jugée par nature imparfaite, inférieure à la réalité rationnelle : le postulat premier est donc dualiste ; la pensée ne pense rien qui lui soit extérieur, mais ne fait que se répondre à elle-même. Lire la succession historique des théories dans cette perspective consiste alors à abstraire de ces théories leur aspect théorique. Or la puissance de la lecture arendtienne des philosophies du passé réside dans sa capacité à y chercher ce qui est de l’ordre de la compréhension, c’est-à-dire du rapport à l’expérience. Car ce n’est pas parce que la philosophie propose des solutions qu’elle fait disparaître le questionnement : celui-ci est simplement recouvert par la théorie, et la situation de crise rend possible la mise au jour de ce questionnement. Il faut sortir de la philosophie dans la mesure où elle envisage des solutions plutôt que des réponses ; mais les philosophes peuvent malgré tout devenir des compagnons de compréhension pour celui qui les aborde dans une perspective phénoménologique. Il s’agit donc d’une autre manière d’entrer en continuité avec le sens commun : en cherchant les questions dans les problèmes, et les réponses dans les solutions.

15C’est ainsi qu’opère Arendt dans tous les textes où elle s’attache au sens des grands concepts – liberté, autorité, histoire, etc. – : elle les appréhende comme des réponses à des questions. Ainsi du concept antique d’histoire, qui apparaît comme une réponse à une question pouvant se formuler en ces termes : « l’homme a-t-il accès à une forme d’immortalité qui lui soit propre ? ». Les concepts ne sont donc pas historiques au sens que donne l’historicisme à ce mot, mais toutes les communautés humaines n’ont pas fait de tout temps les mêmes expériences : pour accéder à leur pluralité, il faut donc rendre les théories à leur dimension de pensée ou de compréhension. Arendt procède de même avec saint Augustin, qui se prête particulièrement à une telle approche. En effet, la véritable expérience est toujours aussi une question, et c’est précisément des questions que saint Augustin formule dans ses œuvres : ainsi, sa découverte de la vie intérieure n’a pas le statut d’une solution théorique apportée à un problème théorique ; cette découverte est une question : « je suis devenu question pour moi-même ». C’est la volonté, dont saint Augustin fait également l’expérience – celle de vouloir et d’être incapable d’accomplir –, qui constitue une réponse ; quant à l’amour, il sera une voie de rédemption pour les impasses de la volonté. Autrement dit, Arendt lit la pensée de saint Augustin comme l’établissement d’un rapport à la phénoménalité. Il est remarquable d’ailleurs qu’elle oppose clairement le rapport questions/réponses, qu’elle trouve chez lui, à l’absolutisation de l’expérience du doute dans la pensée moderne, en l’occurrence chez Mill. En effet, le « moi qui dure » de Mill, qui à certains égards se rapproche de la volonté augustinienne, a pour elle le statut d’une solution, théorique, à un problème, qui n’est autre que celui du doute5. L’absolutisation de l’expérience du doute, comme expérience de la solitude d’une raison qui se tient à distance du monde, conduit à des justifications théoriques et spéculatives. Il y a donc production d’un rapport problèmes/ solutions interne à la raison, qui, loin de venir correspondre à la pluralité des expériences, vient correspondre à une expérience unique, qui n’est pas une expérience du monde, mais de la raison. Les philosophes classiques n’évitent pas non plus ce recouvrement de la question par le problème : l’issue ne peut donc être trouvée dans un retour à la philosophie classique. Cependant, il semble que leur pensée se prête davantage au regard phénoménologique : sans doute parce que leur expérience fondamentale est celle de l’étonnement et non pas du doute.

16Le rapport questions/réponses ouvre à la pluralité dans la mesure où une question peut s’accompagner d’autres questions, et une réponse d’autres réponses ; à l’inverse, même lorsque l’on formule un ensemble de problèmes, au fond il n’y en a qu’un : celui que la raison se pose à elle-même ; la découverte d’une solution, quant à elle, ne fait qu’exprimer la capacité de la raison à établir sa puissance et son unité malgré l’incohérence de l’expérience.

17Revenons à saint Augustin : Arendt repère dans son œuvre la formulation de deux questions fondamentales, à savoir l’énigme du commencement et l’énigme de la révélation singulière de soi ; et c’est en mettant en rapport la natalité et l’action qu’elle peut les penser ensemble et montrer qu’elles proviennent du phénomène même de l’agir. Mettre au jour l’ancrage phénoménal des questions permet d’envisager des réponses, par la mise en correspondance des expériences et des conditions fondamentales de l’existence. Dans sa réflexion sur l’action elle montre que l’action et la parole sont la réponse à la question posée à tout nouveau venu : « Qui es-tu6 ? ». Les questions viennent donc du monde, et les réponses de l’existence dans le monde. Et c’est ainsi que l’action apparaît comme la réponse à l’énigme augustinienne du commencement, tandis que la parole est la réponse à l’énigme augustinienne de la révélation singulière de soi. De la même manière, le jugement se trouve être une réponse à la question de l’existence politique de la liberté, dont Arendt trouve des formulations chez Kant.

18À la différence de Strauss, Arendt juge inacceptable de poser une permanence des problèmes, et encore moins d’envisager l’unicité de leurs solutions. Chercher une solution – par exemple à la disparition de l’autorité – revient toujours à chercher un substitut ; penser une permanence du problème et de la bonne solution équivaut à penser une permanence de la réalité humaine elle-même. Il faut remarquer que Strauss se démarque également de la recherche de solutions techniques aux problèmes politiques : car la réalité politique ne se fabrique pas. Au niveau de la raison en revanche, il existe selon lui une bonne solution à un nombre restreint de problèmes dont on trouve la formulation la plus adéquate à l’origine de la philosophie. Si Strauss et Arendt s’accordent dans la critique du conservatisme et du progressisme, il n’en est pas de même sur un autre point essentiel : Strauss reste un idéaliste, alors qu’Arendt sort de l’alternative même entre matérialisme et idéalisme – dans laquelle Marx s’était d’ailleurs maintenu en renversant Hegel – pour penser la politique en phénoménologue.

19 C’est donc pour des raisons très différentes que Strauss et Arendt s’écartent de l’idée moderne d’autofondation rationnelle.

20Strauss critique l’historicisme parce que cette mode moderne soumet la pensée à une puissance extérieure à la raison. Il dit bien que « l’homme ne peut pas abandonner la question de la bonne société » et qu’« il ne peut pas se délivrer de la responsabilité d’y répondre en faisant appel à l’Histoire ou à tout autre pouvoir que celui de sa propre raison7 », et c’est par un tel abandon qu’il rend compte de la grande erreur de Heidegger. Par ailleurs, dans la critique qu’il adresse au positivisme de Weber, il insiste particulièrement sur la définition basse de la dignité auquel il conduit : la dignité dans l’autodétermination, c’est-à-dire la capacité à vivre selon des valeurs que l’on a soi-même fixées, quelle que soit la nature de ces valeurs. Or il est possible d’interpréter cette position comme une dérive de l’autofondation rationnelle, à partir du moment où l’homme gagne son indépendance contre l’idée d’une nature humaine : en s’émancipant de la nature, l’homme se soumet aux affects, aux intérêts et à l’histoire.

21Il ne s’agit pas de dire que la raison ne doit pas s’autofonder : mais elle ne doit pas prendre appui sur n’importe quelle dimension de sa capacité rationnelle. Notamment, la rationalité technique ne saurait être un point d’appui valide. Ce qui apparaît, dans la modernité, comme l’affirmation de la confiance de l’homme en la puissance de sa raison, n’est en réalité qu’un repli sur soi, c’est-à-dire sur les rationalités qu’autorise un rapport au réel défait de l’idée de nature. La raison se trouve réduite à ses potentialités techniques de maîtrise du monde, par opposition à l’ouverture au Tout dont elle est pourtant capable, et qui permet à l’homme d’y prendre place selon sa nature. La considération moderne pour l’humanité seule, indépendamment de sa nature et donc de la pensée de sa place dans le Tout, a conduit l’homme à se perdre. L’idée straussienne d’ouverture au Tout est donc une critique de l’humanisme. Or précisément, la raison, quand on l’écoute, nous apprend que l’homme n’est pas le début et la fin de toutes choses. L’autonomie de la raison est donc illusoire si elle nie le rapport au Tout qui, s’il n’est pas présent dans chacune de nos expériences, est présent en revanche dans chacune de nos opinions. La raison philosophique ne doit donc pas se fonder sur elle-même, mais doit se reconnaître comme le prolongement de la perspective du citoyen.

22Contre le sujet moderne, l’ego cogitans, il faut retrouver l’homme classique. L’expérience cartésienne du doute n’est pas rationnelle au sens noble : dans le doute, on ne fait au fond que constater le caractère insatisfaisant de la nature, ce qui conduit à vouloir l’ordonner autrement. La rationalité sceptique s’oppose à la nature dans le désir de la maîtriser ; ses effets se font sentir jusque dans la politique des « droits de l’homme », qui vient remplacer la politique de la « loi naturelle » : l’homme ne veut obéir qu’à des lois qu’il a lui-même produites. Il ne rencontre plus que lui-même. La démarche de Strauss consiste donc à choisir la fondation rationnelle classique – l’affirmation du Tout – contre l’autofondation moderne. Il prend cependant celle-ci au sérieux en tant que projet.

23Pour Arendt également, l’une des manifestations de la crise moderne est que l’homme ne rencontre plus que lui-même. En effet, elle dit bien que désormais le doute radical de Descartes « peut devenir l’objet d’expériences physiques8 » : elle décrit ainsi l’effet de réalité des principes de la modernité scientifique et philosophique. L’homme ne rencontre plus que lui, c’est-à-dire les résultats de son faire : ce qui est de lui, et non pas ce qui est pour lui, à savoir le monde. Certaines « expériences » nous signalent donc le danger de la perte de l’ouverture au monde. Dans ce cadre, la fondation moderne de la pensée sur l’expérience du doute empêche l’instauration d’un autre rapport, plus immédiat, aux expériences : loin d’aider à saisir l’inscription de l’homme dans le monde, elle conduit la raison à rester seule avec elle-même. Au fond, l’autofondation rationnelle moderne engage la raison sur la voie de la construction de concepts spéculatifs qui, loin d’ouvrir au monde en disant l’une de ses expériences, ne font que répondre à l’inquiétude du doute, toujours intérieure au sujet pensant. Encore une fois, le sens des productions rationnelles ne peut pas être trouvé en considérant simplement leur fonction : il faut, pour cela, les mettre en rapport avec l’expérience fondamentale à laquelle elles correspondent. Les concepts modernes ne peuvent être des substituts à des concepts antiques ou chrétiens : ils correspondent à des expériences singulières, et c’est ce qui fait que la modernité n’est pas seulement une période historique, mais bien une époque ; la tonalité dominante de la pensée moderne tient à l’écho qu’elle fait à l’expérience du doute. Cela ne signifie pas cependant que le doute soit la seule expérience à laquelle les pensées modernes correspondent ; mais elle est une expérience à laquelle vient répondre tout ce qui dans les pensées modernes tient de la rationalisation pure, de la recherche d’une cohérence indépendamment du monde. Il ne s’agit donc pas de rejeter l’expérience du doute, comme si elle ne faisait pas partie de l’existence humaine ; mais pour éviter l’absolutisation dont elle fait l’objet et qui empêche l’ouverture au monde, il faut la réinscrire à l’intérieur de la pluralité des expériences. Arendt ne cherche donc pas comme Strauss à réhabiliter la fondation classique de la raison, contre la fondation moderne : son geste consiste plutôt à abandonner l’idée que la raison devrait être fondée ; contre toute forme de totalisation, il s’agit de privilégier l’ouverture au monde dans le processus de compréhension.

24Pour Strauss, il est donc impératif que la raison s’émancipe des manières spécifiquement modernes de penser, et pour cela elle doit être à l’écoute de ses capacités les plus hautes, pour trouver, ou plutôt retrouver les questions fondamentales. Ainsi, la possibilité même qu’a l’homme de se demander ce que vaut l’idéal d’une société donnée montre que quelque chose en lui n’est pas asservi à la société et à ses représentations dominantes : les questions que l’homme pose naturellement ne doivent pas être étouffées. La recherche de réponses à ces questions fondamentales doit constituer la fin de la pensée : la raison doit être réhabilitée comme quête de la vérité9. Pour cela, elle doit dépasser l’ordre du fait, ou plutôt être à l’écoute de son insatisfaction devant la diversité des faits. L’infinie diversité des notions de droit et de justice n’est pas un argument contre l’existence d’une justice universelle. La « bonne » continuité entre les faits et la pensée réside dans le passage naturel de la pluralité des idéaux à l’unicité du droit naturel : car « l’intelligence de ce fait [à savoir la diversité des systèmes de justice] est précisément ce qui stimule notre recherche du droit naturel10 ». Les faits dans leur contradiction sont donc un aiguillon pour la pensée. Les questions philosophiques sont fondamentales en tant qu’elles expriment l’écart permanent entre la raison et le réel. En ce sens, si l’expérience peut s’avérer fallacieuse – c’est le cas de l’expérience historique –, les problèmes énoncés par une raison qui refuse de s’abstraire du sens commun sont toujours authentiques. La raison « naturelle », celle dont on repère la naturalité à même les opinions, nous place d’emblée au sein de l’anhistorique. Elle ne doit pas conduire à vouloir rendre la réalité cohérente en elle-même ; mais, en se tenant à l’écart de l’imperfection des faits, elle veille essentiellement à ne pas se perdre, c’est-à-dire à perdurer dans son unité. Le sens commun est ce qui nous fait entrevoir l’existence d’un espace proprement rationnel de problèmes et de solutions. Il nous engage à préserver l’unité de la raison malgré la contradiction au sein des phénomènes.

25Le sens commun tel que l’entend Arendt doit mener à une attitude très différente : en effet, en tant que rapport aux expériences, il nous conduit sans violence à renoncer à la primauté du principe de non-contradiction ou de la raison logique. Les expériences ne peuvent être fallacieuses, autrement dit elles ne font jamais en elles-mêmes violence à une raison dont il faudrait préserver l’intégrité. En revanche, la raison conçue comme raison logique est violente, et c’est au sens commun et à l’expérience qu’elle fait violence. On peut distinguer deux modalités de cette violence. Elle a d’une part une modalité « dure », celle qui est à l’œuvre dans les régimes totalitaires : Arendt définit en effet l’idéologie comme la logique d’une idée, qui se développe en elle-même indépendamment de l’expérience et n’en reçoit que ce qu’elle veut y trouver ; l’idéologie constitue une pathologie de la raison logique, dans la mesure où, ancrée sur le principe de non-contradiction, elle enferme l’homme dans la solitude et lui fait refuser l’incohérence de l’expérience. Cette modalité « dure » se prolonge en une volonté de transformation du monde pour le rendre conforme aux représentations idéologiques. Quant à la modalité « douce », elle se trouve dans la solitude du penseur : la solitude est une condition fondamentale de la pensée dans la mesure où elle exige un dialogue de soi avec soi-même ; mais la pensée n’est pensée de quelque chose que si le monde ne disparaît pas de ce dialogue silencieux.

26Il est clair que Strauss évite absolument la modalité dure de cette violence, pour deux raisons majeures : d’une part du fait de son insistance sur le rôle du sens commun et sur la continuité entre la perspective du citoyen et celle du philosophe ; d’autre part parce que, contre ce qu’il identifie comme une tendance moderne, il refuse de rendre la raison fabricatrice de la réalité politique. Mais si la raison doit prendre le risque de la vérité, il semble qu’à certains égards sa nature anhistorique la tienne à l’écart du monde. Strauss en effet énonce son verdict sur l’historicisme en ces termes : « l’historicisme porte en soi une contradiction interne, il est absurde11 » ; nous voyons bien ici que le critère de cohérence est ce qui permet de trancher entre le vrai et le faux. Strauss va même plus loin : l’existence d’une contradiction interne fait perdre tout sens à une théorie. En adoptant la perspective arendtienne sur la philosophie, nous pouvons dire qu’attribuer un rôle si décisif à la cohérence revient à faire de l’attitude du penseur une attitude de systématisation, à l’écart du monde. Pour Arendt, face à un réel contradictoire, du point de vue de l’expérience, il est au contraire nécessaire de ne plus faire du principe de non-contradiction un repère absolu. Il s’agit de sortir de la logique du système, du seul partage entre le vrai et le faux, pour s’ouvrir au sens.

27C’est pourquoi Strauss et Arendt abordent différemment les contradictions qu’ils repèrent chez les philosophes. L’art de lire développé par Strauss consiste en effet à voir dans la contradiction l’indice d’un discours implicite. Repérer la contradiction au sein de la pensée permet de cerner le lieu de sa vérité et d’identifier son intention fondamentale. Le présupposé de l’approche straussienne est donc que la contradiction est volontaire, dans la mesure où l’on peut légitimement avoir confiance dans l’usage philosophique de la raison logique. Mais pourquoi Strauss ne procède-t-il pas alors de même avec l’historicisme ? Comment expliquer qu’il le juge absurde parce que contradictoire ? C’est que l’historiciste n’est pas en situation de persécution : il n’a aucunement à craindre l’hostilité de la société parce que la thèse qu’il défend correspond à une mode, ou encore parce qu’elle se fait l’écho d’une expérience du moment – l’expérience historique. Inversement, le philosophe est pour ainsi dire persécuté par nature : sa démarche de recherche de la vérité le place naturellement en situation de conflit. Le philosophe doit donc pratiquer cet art d’écrire, dans lequel la contradiction a une fonction de signe à l’intention des hommes qui partagent sa quête du vrai.

28Lorsque Arendt pointe une contradiction dans une théorie philosophique, par exemple chez Marx, c’est plutôt pour mettre en lumière l’inaptitude de la théorie en tant que telle à saisir la pluralité des expériences. Il ne s’agit ni d’une erreur théorique, ni d’une intention de l’auteur : la contradiction fait signe vers ce qui dans l’expérience échappe toujours à la théorisation. Arendt ne néglige pas les principes logiques, mais ceux-ci ne doivent pas décider de notre réception aux expériences.

29Strauss et Arendt partagent donc un constat : la reconnaissance de l’expérience dans sa diversité implique la contradiction. La réponse de Strauss est qu’il faut s’écarter de l’expérience, qui, à l’exception de l’expérience naturelle du sens commun et de son prolongement philosophique, n’est jamais qu’historique. La réponse d’Arendt est à l’opposé : il ne faut pas considérer le principe de non-contradiction comme un principe absolu et n’en faire un usage décisif que lorsque l’objet du discours y autorise. Cela signifie-t-il qu’aux yeux d’Arendt l’expérience ait une valeur en tant que telle ? Il faudrait plutôt dire qu’elle exige toujours d’être pensée : non pas en elle-même et pour elle-même, mais par sa mise en rapport avec les autres expériences et avec les conditions fondamentales de l’existence. De ce point de vue, la conception straussienne du sens commun évite la tentation fabricatrice de la rationalité technique, mais elle comporte le danger d’un enfermement du sujet rationnel dans son propre système. La garantie proposée par Strauss est celle d’une évidence partagée : celle de la tendance naturelle de la raison au jugement absolu, en vrai ou en faux, en bien ou en mal. L’historicisme échoue sans doute dans l’élaboration d’un universel concret ; mais n’avons-nous pas affaire avec Strauss à un universel abstrait ? En effet une définition de la nature humaine ne semble pas apte à prendre en compte, par le biais d’une opération de totalisation, la dimension collective de l’existence.

30Avec Arendt, nous voyons que la pensée comme compréhension, contre la perte du sens commun et l’appétit imaginaire ou faussement rationnel de cohérence, est celle qui reçoit l’expérience dans sa contradiction ; le point de vue du monde ne peut être totalisant. L’idéologie peut être appréhendée comme une manière d’imposer à la réalité humaine un principe de non-contradiction qui lui est étranger, jusqu’à vouloir transformer l’homme lui-même, et Strauss a raison de penser que l’on n’échappe à ce danger qu’en renonçant au désir de fabriquer le réel. Mais plus rien de l’expérience ne pourra être pensé si l’homme se réfugie dans l’expérience d’une raison « pure » dont le monde est absent.

31Quelle est la bonne attitude dès lors pour penser ce qui nous arrive ?

32Contre l’objectivité réductrice des sciences sociales, Strauss juge essentiel de ne pas s’interdire de parler de cruauté à propos des camps de concentration : s’y refuser est un acte de « malhonnêteté intellectuelle12 ». S’abstenir de tout jugement moral ne permet pas d’adopter un regard juste sur les événements de ce monde. Une connaissance purement descriptive des choses politiques est impossible et y prétendre fait manquer leur nature même. Il n’y pas de neutralité éthique possible ; on ne peut pas dissocier la politique de la morale, sans introduire, par un processus d’abstraction, une scission entre deux dimensions que la perspective sur le Tout montre dans leur continuité. Dans l’esprit de la philosophie classique, il est nécessaire de penser l’unité du bien : une telle unité n’implique pas une absence de distinction entre les domaines, mais elle interdit la scission. C’est l’évidence et l’immédiateté du jugement moral dans le sens commun qui ouvrent à la pensée du Tout. S’interdire ici de parler de cruauté revient donc à faire taire notre capacité rationnelle la plus naturelle et la plus philosophique. Le penseur doit laisser l’histoire et la sociologie à leur juste place : en luttant contre les illusions modernes qu’elles induisent et en leur conférant un rôle d’outils en vue d’atteindre la vraie connaissance. Il existe pour Strauss une hiérarchie des modes de connaissance : la connaissance philosophique est la plus haute dans la mesure où elle prend pour objet les natures et les principes, et non pas les faits. Une science descriptive qui n’est pas guidée par la philosophie, c’est-à-dire qui s’en tient aux « faits », empêche tout processus de reconnaissance. Seule une connaissance définitive et anhistorique aurait permis de reconnaître, dans l’avènement du régime de Hitler, l’avènement d’une tyrannie. La reconnaissance n’est possible qu’à partir d’une connaissance authentique : si certains penseurs ont pu se laisser prendre au piège, c’est parce que la notion de tyrannie avait été oubliée, obscurcie par les voiles de la tradition, rangée au nombre des concepts techniques explicables par leur contexte d’émergence. Autrement dit, si l’on se tourne vers l’origine de la philosophie, on prend conscience que les grandes notions auxquelles elle a donné naissance sont aptes à nous faire saisir la nature même des expériences, c’est-à-dire leur essence. Seul un tel retour doit donc permettre de ne pas être aveuglé par la nouveauté des expériences, qui n’est au fond jamais qu’une nouveauté prétendue.

33Pour Arendt non plus l’objectivité scientifique n’est pas apte à appréhender le domaine des affaires humaines. Adopter sur les activités humaines le point de vue de la science revient à considérer l’homme comme un élément parmi d’autres de l’univers, dont le comportement pourrait être expliqué par des lois nécessaires, autrement dit à manquer ce qui en l’homme relève de la capacité d’innover, ou encore à manquer le caractère relationnel du sens. La règle de la pensée n’est donc pas l’objectivité, mais plutôt la phénoménalité.

34C’est pourquoi, si, au lendemain de la défaite de l’Allemagne nazie, il n’est pas encore temps d’appréhender les faits sine ira et studio, le processus de compréhension peut néanmoins débuter. Comprendre l’événement comme tel, c’est-à-dire comme événement politique, en tant qu’il concerne tous les hommes, implique précisément de ne pas espérer en avoir une connaissance « objective ». Penser l’événement suppose de penser en même temps le rapport des hommes à cet événement. Il ne s’agit donc pas, comme chez Strauss, de fonder la connaissance sur le jugement moral, naturel et philosophique, mais plutôt de renoncer à lutter contre une certaine forme de sensibilité à l’événement. Comprendre suppose de ne pas abstraire en l’homme l’une de ses facultés au mépris des autres. De même qu’un événement par définition concerne tous les hommes, il serait faux de considérer qu’il ne touche en l’homme qu’une seule de ses dimensions. Il faut donc faire droit, dans le processus même de compréhension, aux différentes dimensions de l’existence. La compréhension, à la différence de la connaissance, autorise cette attitude. L’important n’est donc pas d’établir une hiérarchie entre les modes de connaissance, pour que la raison remplisse le plus parfaitement possible son rôle, mais de n’écarter aucun moyen de comprendre. C’est au même moment que peuvent se déployer les discours de l’historien et du spécialiste de sciences politiques, et le mouvement de la compréhension. La condition impérative de la compréhension reste le respect des vérités de fait ; pour le reste, le processus est infini, toujours à poursuivre. La liberté de le mettre en route provient de l’urgence : il ne serait pas humain d’attendre que l’on puisse en avoir une connaissance définitive. Le mouvement de la pensée en effet n’importe pas seulement pour ses résultats. L’impératif d’établir un savoir certain sur lequel s’appuyer pour être sûr de ne pas s’égarer est une préoccupation de penseur professionnel ou de philosophe – de celui dont l’activité correspond à l’expérience fondamentale de la philosophie. La pensée a du sens par son mouvement même. Elle doit accompagner l’événement comme elle accompagne au demeurant l’action. Il n’y a pas un seul moment pour la pensée – celui de la délibération –, qui précède l’action ; de même, il n’y a pas l’événement, en soi, puis une démarche au terme de laquelle la raison, qui serait restée seule avec elle-même, donnerait sa vérité. La compréhension n’est pas une affaire de professionnels, mais d’hommes : « elle commence avec la naissance et prend fin avec la mort13. »

35À proprement parler, le phénomène totalitaire ne peut pas être reconnu dans sa nature, parce qu’il est nouveau. Précisément, en tant qu’événement il manifeste l’impuissance de nos catégories traditionnelles, et non pas, comme chez Strauss, l’impuissance de notre façon moderne de penser. En revanche, sans doute ne pensons-nous pas suffisamment ce qui nous arrive. Notre incapacité à identifier quoi que ce soit de connu dans l’événement totalitaire montre que la recherche philosophique de la vérité n’est pas apte à saisir la dimension d’événement de l’événement. L’intemporalité de la vérité philosophique vient de ce qu’elle exprime bien davantage l’expérience de la philosophie que l’expérience de la politique. La reconnaissance n’aurait satisfait que les philosophes, et elle n’est de toute façon pas orientée au combat ; si la compréhension n’est pas soumise à l’action, elle montre cependant qu’il n’est pas besoin de connaître ou d’identifier une chose pour la combattre14. La seule reconnaissance dont il faut nous rendre capables est la reconnaissance de l’événement en tant que tel, c’est-à-dire de l’obligation dans laquelle il nous place de ne plus nous satisfaire des réponses toutes faites. C’est cette reconnaissance qu’empêche la perspective strictement historique, qui ne voit dans la succession des événements qu’une succession d’étapes, vers le mieux ou vers le pire. Ce n’est pas la perte des notions communes, mais la vision totalisante de l’histoire qui, en concevant le cas échéant l’enfer comme la fin des temps et non pas comme un phénomène de ce monde, nous a rendus incapables de reconnaître le véritable enfer lorsqu’il s’est produit sous nos yeux15. Comprendre ne peut consister à recourir à des notions anciennes dont il faudrait réaffirmer la pertinence : ce processus doit conduire à l’inverse à envisager de nouveaux concepts, à condition qu’ils désignent une réalité d’expérience et non pas une abstraction. En ce sens, l’« invention » du concept de totalitarisme établit pour la pensée la reconnaissance de l’événement.

Notes de bas de page

1 DNH, op. cit., p. 37.

2 Ibid., p. 282

3 Ibid., p. 33-34.

4 Voir CHM, op. cit., chapitre 5, « L’action », p. 301-314.

5 VP 2, op. cit., p. 117.

6 CHM, op. cit., p. 235.

7 QPP, op. cit., p. 33.

8 CC, op. cit., p. 349.

9 Nous utilisons ici l’expression straussienne de « questions fondamentales ». Mais nous pouvons remarquer que, dans l’élaboration philosophique de ces questions, elles deviennent des « problèmes fondamentaux ». Cela n’entre donc pas en contradiction avec l’opposition que nous avons repérée entre le rapport problèmes/solutions chez Strauss et le rapport questions/réponses chez Arendt.

10 DNH, op. cit., p. 22.

11 Ibid., p. 35.

12 Ibid., p. 57.

13 « Compréhension et politique », in NT, op. cit., p. 34.

14 Ibid., p. 33.

15 Voir CC, op. cit., p. 133-134.

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