Chapitre 7. De la science au préscientifique
p. 219-234
Texte intégral
1La critique straussienne de l’historicisme tient au fond dans l’affirmation selon laquelle l’histoire n’est pas un argument. En effet, si l’histoire nous montre l’existence d’une pluralité de principes de justice, nous ne sommes pas autorisés à conclure à leur pluralité en droit. Autrement dit, chercher dans l’histoire un principe nous conduit à oublier l’idée même de nature. L’histoire est incapable de fournir des principes universels, ou encore des normes pour le jugement. La tentation de se tourner vers elle pour y trouver des principes universels et concrets conduit à une impasse, à savoir la dissolution même des critères du jugement.
2Plus généralement, l’historicisme comme le positivisme, par leur impuissance, nous font constater l’impossibilité pour les sciences empiriques de constituer un modèle pertinent pour juger des choses politiques : cette impossibilité tient aux contradictions inhérentes à l’idéal du progrès. Le « préjugé historiciste » nous fait croire dans le futur en tant que tel ; quant au positivisme des sciences sociales, s’il n’affirme pas l’existence d’un sens global de l’histoire, il confère aux actions un sens exclusivement subjectif, déterminé par les intentions des acteurs : si l’écart de fait entre les intentions et les résultats laisse de la place pour l’imprévu, il n’en reste pas moins que cet imprévu, selon les termes de Strauss, est notre destin et qu’il « détermine nos idéaux1 ».
3En réalité, pour Strauss, l’historicisme et le positivisme ne se fondent pas sur la même conception de la science : alors que pour l’historiciste, rien n’est indépendant de l’histoire, pas même la science, pour le positiviste, la science reste indépendante d’une Weltanschauung. À cet égard, le positivisme échappe dans un premier temps à l’accusation faite à l’historicisme d’être habité par une forte contradiction interne : ses affirmations fondamentales peuvent prétendre à l’objectivité dans la mesure où leur source n’est pas toute entière dans l’histoire. Peut-il dès lors fournir un appui à la recherche de principes anhistoriques ? Strauss répond par la négative : la conception positiviste de la science s’accompagne d’un rejet total de l’idée de droit naturel. En effet, si la science en général apparaît comme indépendante d’une Weltanschauung, les sciences sociales doivent reconnaître qu’elles sont guidées par le présent et par les intérêts, à cause de la nature même de leur objet, à savoir la compréhension du présent, qui implique l’impossibilité d’établir un ensemble définitif de principes. Le sens – subjectif – des faits dépend de la valeur qui leur est subjectivement attribuée, et qui est donc historiquement variable. Les sciences sociales pour une part s’arrachent donc à leur temps puisqu’elles reconnaissent la dépendance de leurs interprétations par rapport à un ensemble de valeurs : cet arrachement les rend critiques vis-à-vis de leurs propres présupposés et leur fournit leur programme. Cependant elles s’arrêtent en chemin : au lieu de tirer les conclusions de ce constat en se haussant au-delà des valeurs pour juger de leur valeur respective au nom de principes absolus, la sociologie de Weber, que Strauss prend pour objet d’étude, se fixe comme cahier des charges de se limiter strictement aux faits : l’attitude sociologique, après avoir été critique, se fait strictement descriptive en choisissant de considérer comme des faits les valeurs mêmes en fonction desquelles on juge. Même les « valeurs intemporelles » dont Weber reconnaît l’existence n’autorisent pas d’aller au-delà des valeurs.
4Strauss voit donc dans cette démarche un abandon par la raison de ses propres capacités : car ni la pluralité des notions du bien, ni la permanence de certaines d’entre elles n’autorisent à se mettre en quête de principes anhistoriques. La raison pour ainsi dire s’auto-restreint, se bride, ou encore s’acharne contre elle-même. Autrement dit, appliquer le modèle des sciences empiriques à la politique et à la société tout en affirmant qu’il n’existe pas de discours rationnel en dehors du discours scientifique constitue une négation de l’autonomie de la raison, ou encore de sa puissance productive propre. C’est ainsi que Strauss analyse le dogme de la « neutralité éthique ».
5En effet, la raison se trouve définie comme une puissance de prédiction : les sciences sociales sont qualifiées d’« astrologie moderne » ; le positivisme rejoint l’historicisme dans l’affirmation de la dimension essentiellement historique de l’existence humaine. Or pour Strauss il est évident que la raison ne doit pas prédire, mais bien plutôt normer, car son seul objet est la vérité. C’est ainsi que la « valeur » de vérité ne peut être une valeur parmi d’autres. Le concept même de valeur est un concept bas, dans la mesure où il contient dans son usage même l’idée de l’équivalence de toutes les valeurs. Dans la lecture straussienne, le postulat sociologique de l’égale valeur de toutes les valeurs induit ainsi un glissement de la démocratie libérale – définie comme le système de valeurs au sein duquel les sciences sociales se situent – à l’égalitarisme permissif. C’est pourquoi le projet straussien de redécouverte du Tout est aussi le projet de redécouverte du rapport intime de la politique et de la morale. Dans cette perspective, le concept moderne de société apparaît comme une idée obscure : en impliquant la subordination de la moralité à la société, il constitue une puissance de relativisation et de neutralisation. Dans la société, l’idéal vient se substituer à la fin, et la morale se vide de son contenu : l’impératif catégorique de la société, « Tu auras des idéaux », n’est qu’un impératif formel.
6L’idéal a la même fonction que l’idéologie ou le mythe, et toutes les fins ne sont plus que des idéaux. C’est ainsi que la manière moderne de penser a transformé le statut des principes de la Déclaration d’Indépendance : c’est la raison elle-même qui en a fait de simples idéaux. Elle laisse donc les faits être ce qu’ils sont, c’est-à-dire irrémédiablement non conformes aux principes. En ne remplissant plus son rôle critique, elle se range elle-même du côté du mythe. Or, dit Strauss, l’étalon qui permet de juger le droit positif ne doit pas se réduire à l’idéal d’une culture donnée. Cette conception basse de la rationalité produit dès lors également une neutralisation de la pensée : c’est ainsi que le regard moderne sur les pensées passées s’accompagne d’un renoncement à tout accès au permanent ou à l’anhistorique ; la recherche – classique – de la vérité devient elle-même une vision du monde parmi d’autres. L’humilité affichée de l’historicisme se renverse donc en son contraire, en énonçant comme une vérité que la prétention à la vérité est de nature historique.
7Arendt met également en évidence, dans l’appréhension de la réalité humaine, les limites d’une approche d’inspiration scientifique. D’un point de vue général, la pensée scientifique s’accompagne d’un désir de maîtrise du réel. Arendt montre bien, dans « La Conquête de l’espace et la dimension de l’homme », que l’augmentation de la puissance technique n’implique pas celle de la dimension de l’homme, et que ce problème est celui du profane et non celui du scientifique. La rationalité scientifique tend en effet à séparer l’ordre du savoir et l’ordre de l’expérience : en considérant l’homme du « point de vue de nulle part », elle fait perdre le « point de vue du monde », qui seul est véritablement humain. La réalité humaine acquiert le même statut que la nature : elle n’est plus qu’un objet parmi d’autres. Cette objectivité scientifique nous éloigne donc de la phénoménalité et conduit à une mise à distance de notre sens commun.
8Il est possible de repérer ce mouvement scientifique d’objectivation et de déréalisation dans l’approche purement historique de la réalité politique : en effet, les événements deviennent des éléments ou des étapes d’un processus conçu comme nécessaire. Pour Arendt, l’histoire ne doit pas être le juge ultime : autrement dit, lorsque l’on cherche une objectivité historique séparée du sens commun, la raison s’identifie à sa puissance de cohérence, de totalisation et de mise à distance des événements ; elle s’autorise alors également à être une puissance de prédiction, aux dépens de l’attitude de compréhension. Trouver le sens d’un événement consiste alors à lui conférer une signification déterminée, c’est-à-dire à identifier sa place ou sa fonction dans un processus qui le dépasse.
9Cette captation de la réalité proprement humaine, qui est opérée au niveau des événements par l’histoire absolutisée, a lieu au niveau des actions dans les sciences sociales : lire la succession des événements comme un processus et lire la succession des actions comme un comportement relèvent de la même réduction scientifique. La cohérence ne peut être obtenue que par une opération d’abstraction, qui consiste à ne garder du phénomène – événement ou action – que ce qui permet d’en donner une lecture déterministe et de répondre à la tendance explicative de la pensée. Les réalités humaines sont lues comme de simples fonctions. C’est comme si la pensée venait correspondre à une seule de ses puissances en abandonnant la réceptivité dont elle est capable. Comme Strauss, Arendt est donc amenée à critiquer le relativisme des valeurs : dans la « société », les hommes agissent suivant des « valeurs » et des systèmes de valeurs considérés comme interchangeables. Mais, alors que Strauss, contre le relativisme, veut avant tout réhabiliter l’intention proprement rationnelle de vérité et de morale, Arendt veut que l’homme soit capable de percevoir, ou plutôt de recevoir le sens propre de ces activités qui deviennent indistinctes quand elles sont prises dans le concept totalisant de société. Le « social », qui n’est ni privé, ni public, et qui consiste, par abstraction, à ne garder dans chaque activité que sa fonction, est un concept confus ; mais cette confusion du concept s’accompagne d’une indistinction des domaines dans l’existence même : elle est donc une affaire qui concerne tous les hommes, et non simplement les penseurs ; elle est une affaire politique. Pour Strauss, le relativisme des valeurs a des conséquences désastreuses pour la pensée : le danger vient donc des sciences sociales, et c’est au penseur de mener le combat. Pour Arendt, le problème n’est grave que dans la mesure où il ne touche pas seulement le cercle des « penseurs professionnels », mais où il naît de la confusion au sein de l’existence elle-même. En effet, « la fonctionnalisation intégrale de la société » est « une mutation bien réelle2 ». Le « salut » ne peut donc pas venir des philosophes : il ne suffit pas de lutter contre des idées, en affirmant par exemple que la nature humaine se définit par sa capacité à produire des normes. Il s’agit de trouver les moyens d’introduire du sens là où il n’y a plus que de la signification, pour faire émerger, au cœur de l’existence politique, la possibilité de correspondances plurielles aux conditions fondamentales de la vie humaine. Le concept de fonction définit l’homme et ses capacités comme des abstractions : l’unité humaine est une unité abstraite ; tout a une fonction et rien ne peut être sans fonction. La pensée, en cherchant à satisfaire son besoin de cohérence, se prémunit contre l’expérience, qui est toujours plurielle. L’homme ne saisit de lui que ce qui rentre dans un concept qu’il a lui-même produit par abstraction. On ne saurait trouver d’issue à cette situation dans l’établissement d’une autre définition – nouvelle ou ancienne – de la nature humaine : en effet, si le problème est politique, c’est parce que l’homme n’a pas la possibilité de se recevoir comme un « qui », mais est réduit à se concevoir comme un « quoi ». Il faut pouvoir s’ouvrir à la pluralité des activités, c’est-à-dire des rapports au monde, s’ouvrir à la nouveauté des expériences et des événements. Il s’agit d’une question politique, et non d’un problème philosophique.
10 Dans le sillage de sa critique de l’approche scientifique des choses politiques, Strauss montre dès lors la nécessité d’un travail rationnel sur les opinions : ce travail seul garantit que la pensée ne soit pas abstraite. En effet, les opinions sont selon lui ce dont la pensée doit partir. Sans cette forme d’ancrage dans la réalité politique, la perspective du penseur sera toujours étrangère à celle du citoyen ; mais en même temps, le penseur ne peut en rester au niveau des opinions, puisqu’il s’agit de les dépasser vers la vérité. À l’opposé de l’objectivation scientifique, qui sépare, la philosophie doit permettre l’accès au Tout en s’assurant d’être toujours humaine ; elle n’est humaine que si elle prend acte de l’existence du jugement au sein des opinions du citoyen sans les abandonner à elles-mêmes. La vérité – philosophique – ne saurait se construire contre le sens commun – naturel.
11La modernité philosophique, telle que la décrit Strauss, n’abandonne pas l’exigence de penser la réalité politique. Mais cette exigence prend la forme d’une tentative de conciliation ou de réconciliation entre la raison et le réel : c’est pourquoi elle conduit à formuler une conception basse de la nature humaine. La définition moderne de la nature humaine exprime un « abaissement des standards de la pensée » : c’est donc la raison qui abandonne sa puissance propre pour s’adapter à la réalité de fait. La conciliation obtenue entre la réalité prise pour objet et la pensée n’est possible que sur le fond d’un divorce de la raison avec elle-même ; on peut en faire le constat dans le gouffre prétendument insurmontable entre le statut du penseur, celui d’un spécialiste ou d’un expert, et le statut du citoyen, coupé en droit du savoir du penseur. Le savoir théorique produit par la modernité n’est pas un savoir pratique, mais seulement technique : en effet, celui qui voit les hommes comme ils sont, et non comme ils doivent être, va pouvoir élaborer des calculs pour rendre l’interaction des affects et des intérêts individuels la moins mauvaise possible, c’est-à-dire pour faire en sorte qu’elle génère le moins de mal ou de désordre possible. Dans cette perspective, un rapprochement entre le penseur et l’homme politique devient envisageable, mais il ne peut être que stratégique ou conjoncturel, et il exige du penseur de faire taire les capacités les plus hautes de sa raison. La seule rationalité unifiante devient celle des intérêts ; l’idée de nature humaine ne se fonde pas sur le partage de la raison. La seule communauté envisageable, dans le meilleur des cas, est une communauté de mobiles : l’unité de la nature humaine n’est plus que mécanique. Du point de vue des capacités rationnelles, cette conciliation produit finalement de la discontinuité : les citoyens sont figés dans leur nature affective, les penseurs enfermés dans leur rôle d’experts. L’écart entre le citoyen et le penseur moderne est identique à l’écart entre le scientifique et son objet ou entre le technicien et son matériau ; le citoyen ne se distingue plus du sujet, le philosophe ne se distingue plus du spécialiste.
12La modernité fait donc s’évanouir les deux figures du citoyen et du philosophe. Or c’est dans le concept grec d’opinion – essentiellement dans son usage aristotélicien – que Strauss cherche les moyens de leur réapparition. Ce concept conduit en effet à penser la continuité entre la perspective du citoyen et celle du philosophe, car tous deux participent à la raison. Cette participation pour autant n’est pas du même ordre, et c’est pourquoi le mode de vie du philosophe est différent du mode de vie du citoyen : c’est en ce sens, dans la mesure où la philosophie doit dépasser le point de vue citoyen, que la raison philosophique se fait critique, et non pas technique. L’attitude du philosophe consiste donc notamment à saisir, dans l’existence des opinions, la naturalité des problèmes fondamentaux, c’est-à-dire à percevoir l’ouverture de la perspective du citoyen vers celle du philosophe, alors que le citoyen de lui-même ne la perçoit pas, et voit plutôt le philosophe comme un être préoccupé par une éternité sans ancrage dans la réalité. Autrement dit, le philosophe est celui qui sait que la direction de son regard n’est pas différente de celle du citoyen : il le sait précisément parce qu’il regarde plus loin dans la même direction.
13Le geste par lequel Strauss s’extrait des « modes modernes » réside dans l’affirmation que le donné est constitué d’opinions, et non pas d’affects et d’intérêts. Car dans les opinions, même quand elles ne sont pas encore élaborées par le travail du philosophe, il est possible de lire l’expression de la capacité de la raison au jugement absolu, à l’opposé de la croyance moderne dans l’impossibilité de juger de la valeur des valeurs. Par ce biais, le conflit entre le philosophe et la société ne se trouve pas réduit : il est au contraire réactivé à partir de la redécouverte d’une évidence, à savoir que le citoyen lui-même, dans l’exercice naturel de sa raison, n’est pas par définition en harmonie avec la société dans laquelle il vit ; dans la formulation citoyenne des jugements se trouve déjà l’écart, à travailler et à fonder, entre ce qui est et ce qui doit être.
14Si le conflit entre le philosophe – entre l’homme accompli – et la société se trouve réactivé, la raison en revanche se réconcilie avec elle-même ; l’homme en tant qu’il a des opinions « naturelles » – non entravées par les manières spécifiquement modernes de penser – et le philosophe appartiennent à la même humanité, cette humanité définie par une nature à réaliser, et non par ensemble commun d’affects et d’intérêts.
15Quel est dès lors le statut philosophique de ces opinions ? Du point de vue du philosophe, elles sont un mélange de raison et de préjugés. L’élaboration philosophique consiste donc en une purification critique, une mise de côté de ce qui relève de l’affect ou de l’intérêt et qui conduit à la formulation de préjugés. L’accès philosophique à l’universel s’opère à partir de ce qui dans l’opinion en relève déjà. La distinction est donc essentielle entre celui qui reste au niveau de l’opinion et celui qui accède ou tente d’accéder à la vérité universelle sans nier la naturalité du jugement, c’est-à-dire entre les non-philosophes et les philosophes.
16Cette démarche peut être décrite comme une redécouverte du sens commun. Selon Strauss, l’historicisme comme mode moderne se fonde sur l’absolutisation de l’expérience historique qui, à la différence de la connaissance, toujours partielle, de l’histoire, prétend saisir une totalité. Au fond, pour Strauss, le sens commun se donne dans l’opinion et non pas dans l’expérience – ou en tout cas pas dans l’expérience quelle qu’elle soit. Car dans l’opinion il est possible de retrouver les problèmes les plus fondamentaux. L’expérience peut paraître nouvelle, mais c’est comme si elle ne l’était jamais vraiment : l’impression de nouveauté et de vérité qu’elle produit provient du regard que l’on porte sur elle, en l’occurrence le dogmatisme de l’historicisme. Le bon point de départ pour la pensée philosophique n’est donc pas l’expérience mais l’opinion. Cependant, l’opinion n’est intéressante que dans la mesure où elle contient une expérience naturelle, l’expérience élémentaire des plus hautes capacités de la raison, celles dont le philosophe plus spécifiquement fait son affaire. Ainsi, la philosophie n’est pas la citoyenneté, mais elle n’est pas pour autant affaire de « spécialistes ». En effet, seule la considération de cette communauté naturelle entre le citoyen et le philosophe permet une pensée du Tout. La philosophie ne naît donc pas d’une décision « artificielle » : ni de la détermination d’un objet spécifique, ni d’une limitation de sa propre puissance ; elle apparaît dans la continuité avec l’exercice le plus élémentaire de la raison, qui ne peut se satisfaire d’une scission de la réalité entre des objets. L’ouverture que l’on trouve déjà dans l’opinion est une ouverture vers le Tout, vers une réflexion sur la nature de l’homme au sein de la nature.
17Nous pouvons ainsi voir dans la démarche de Strauss une redécouverte de l’ordre du « préscientifique ». En effet, « une certaine élaboration du réel précède toute élaboration scientifique : c’est cette richesse de significations que nous avons à l’esprit lorsque nous parlons du monde de l’expérience commune ou de la compréhension naturelle du monde3. » Les sciences sociales souffrent donc d’abstraction dans la mesure où elles ne tiennent pas compte de l’ancrage de la pensée dans le sens commun, c’est-à-dire de l’existence de ce rapport intime entre la compréhension – première – et la connaissance – seconde. Le Tout n’est pas sans distinction, mais il est sans scission : chaque domaine peut être vu comme une ouverture au Tout. Il suffit de savoir repérer l’écart, naturellement instauré par la raison, entre ce qui est et ce qui doit être.
18Reprendre contact avec le sens commun revient donc à « trouver un monde qui soit radicalement préscientifique ou préphilosophique4 » : pour cela, il faut se situer à l’origine de la science et de la philosophie. Car le diagnostic de Strauss sur la modernité est essentiellement celui d’une perte d’évidence des notions communes : le juste et l’injuste, le bien et le mal. La connaissance du philosophe ne consiste donc pas en une construction de concepts, mais en un travail de prolongement de l’expérience naturelle, dont il s’agit d’assumer et de dire la vérité. L’ancrage préscientifique et préphilosophique de la pensée nous montre que la distinction moderne entre faits et valeurs n’est pas naturelle : autrement dit, elle est étrangère au citoyen. Il faut donc reconnaître comme première l’indissociabilité entre les faits et les valeurs, et donc la naturalité de la raison philosophique. C’est chez Socrate que Strauss trouve ce rapport assumé au sens commun : car Socrate ne sépare pas entre les choses premières en elles-mêmes et les choses premières pour nous. Le dualisme et l’abstraction sont des constructions secondes ou dérivées. Le Tout n’est pas homogène, mais il s’agit d’un Tout : il n’y a pas de discontinuité entre l’opinion et la philosophie.
19C’est pourquoi, pour sortir des impasses de la pensée moderne, il faut retrouver l’origine de la philosophie : c’est en ce sens que nous devons comprendre le décentrement que Strauss appelle de ses vœux. En effet, « c’est seulement lorsque ce qui est ici et maintenant cesse d’être le centre de référence qu’une approche philosophique et scientifique de la politique peut apparaître5 ». Se décentrer consiste à se déprendre d’un regard déterminé par l’état d’esprit actuel : ne pas chercher de principes dans l’histoire, qui, en tant qu’expérience absolutisée, est une pure construction à l’encontre du sens commun ; ne pas lire les choses politiques à la lumière du concept de progrès qui n’a rien d’une notion commune. Un tel décentrement est au fond la seule issue possible au nihilisme, que l’on peut définir à présent comme une destruction de l’évidence.
20Se situer dans le présent conduit à chercher un critère dans le présent analysé, c’est-à-dire à le considérer dans une optique déterministe : une telle attitude mène à la conjecture, et non à la connaissance, qui se définit comme la réflexion rationnelle sur ce qui doit être en fonction de la nature de l’homme. L’idée même d’une « neutralité » du présent et du passé n’est que l’expression d’un dogme, d’un mode de pensée, selon lequel les choses politiques doivent être appréhendées par abstraction de toute perspective morale. La pensée moderne est pour ainsi dire prisonnière du temps ; elle ne propose qu’une alternative figée : le seul choix a lieu entre la confiance dans le futur « en tant que tel » et le désir de restaurer un état passé, entre le progressisme et le conservatisme. Elle oblige donc à ce que le choix soit affectif, irrationnel, et non pas guidé par la raison. Le choix ne peut avoir lieu qu’entre des idéaux. Si l’oubli de l’origine enferme dans le temps, la redécouverte de l’origine doit permettre à l’inverse un accès à l’anhistorique. Le rôle du philosophe dans la modernité consiste donc avant tout à faire voir que ce qui se présente comme une découverte – celle de l’historicité de l’existence – n’est en réalité qu’un oubli – celui de l’origine de la pensée. Il s’agit d’un rôle ingrat, dans la mesure où l’idée selon laquelle l’histoire serait la vérité de l’existence apporte une satisfaction facile : en effet, les idéaux, présents ou passés, suffisent à l’action ; l’histoire suffit à agir. D’ailleurs, plus globalement, le projet moderne n’est pas improductif. Mais juger le projet moderne au nom de ses productions – la société moderne – revient à faire de la raison une raison technique ou fabricatrice. C’est cette conception de la raison que Strauss critique, et qu’il identifie dans la théorie moderne du rôle des institutions : on peut légitimement attendre le bien politique des institutions à partir du moment où l’histoire a le dernier mot.
21C’est pourquoi la modernité, enfermée dans le temps, ne peut produire qu’un rapport affectif, voire pathologique aux événements. L’espoir et le désespoir sont les modalités proprement modernes du rapport au temps, dans la mesure où tout est attendu de l’histoire.
22On trouve également chez Arendt une forme de réhabilitation d’un sens commun jugé perdu ou obscurci. Mais le sens commun n’est pas principalement ce qui signale la naturalité du jugement en bien ou en mal. Il est plutôt ce qui nous relie au monde, en manifestant la pluralité de nos expériences. Les « expériences » produites par la rationalité scientifique ne sont que de pseudo-expériences, car elles ne sont que les résultats de modes de rationalisation qui construisent un objet cohérent séparé de la réalité et qui ne visent au fond qu’à établir et garantir l’unité de la raison et sa puissance d’objectivation ou de maîtrise. La réalité produite par la science n’est pas le monde dont nous faisons l’expérience. Lorsque Strauss porte son attention sur l’opinion, il tourne son regard vers l’expérience primordiale, celle du jugement absolu. La pensée arendtienne du sens commun doit plutôt conduire la raison à être attentive à autre chose qu’elle-même, à savoir au monde. Tout événement politique en ce sens donne à tout homme l’occasion de penser l’expérience fondamentale de la communauté humaine à laquelle il correspond : il s’agit donc d’une expérience du monde et non d’une expérience de la raison. Les deux auteurs font le constat d’un oubli moderne : mais alors que pour Strauss il concerne les problèmes, pour Arendt il concerne les expériences ; l’oubli porte sur la dimension d’expérience de l’existence humaine.
23C’est pourquoi il s’agit moins avec Arendt de retrouver l’ancrage préscientifique de la pensée scientifique que de situer la pensée au niveau du préscientifique : la compréhension à cet égard se distingue de la connaissance ; elle consiste à reconnaître, dans le mouvement même de la pensée, le rapport au monde qui a lieu dans les expériences plurielles. L’homme de pensée par la compréhension ne prolonge pas une perspective, mais plutôt une expérience. Il ne s’agit pas de nier la naturalité du jugement moral : mais ce type de jugement n’est qu’une expérience parmi d’autres, et choisir de prolonger cette perspective revient à opérer un choix qui ne vise qu’à mettre en accord la raison avec elle-même. C’est comme si, au sein de la pluralité des expériences, on faisait le choix de l’expérience philosophique. De cette manière encore, l’homme n’a affaire qu’à lui-même et non pas au monde. Or la crise moderne nous enjoint de penser la politique et non pas la philosophie. Dans « La Conquête de l’espace et la dimension de l’homme », Arendt montre bien l’ancrage préscientifique de notions comme la vie, l’homme, la science ou la connaissance ; ce geste se rapproche donc de la redécouverte straussienne des notions communes. Mais alors que Strauss y lit leur normativité préscientifique, Arendt préfère y entendre des expériences du monde. Tandis que pour Strauss les concepts de la science moderne sont impuissants à nous éclairer parce qu’ils sont seulement descriptifs, pour Arendt leur puissance propre et déréalisante tient au pouvoir qu’ils ont de produire une réalité inaccessible à la compréhension.
24Les pathologies modernes du temps ne proviennent donc pas selon elle de l’oubli de l’origine de la pensée, mais de l’incapacité à percevoir le nouveau comme tel, autrement dit de penser l’homme comme une puissance de commencement. Ainsi la crise de l’éducation tient essentiellement au danger que représente le « pathos de la nouveauté » : les adultes s’emparent de l’enfance pour l’investir de leurs propres passions. Ce pathos n’est rien d’autre au fond que l’affect de l’utopie : car « on essaie de mettre en place le nouveau comme un fait accompli, c’est-à-dire comme s’il existait déjà6. » Ainsi, c’est la puissance de commencement qui se trouve étouffée en faveur d’une tentative de maîtrise de la nouveauté. La pathologie du nouveau se déploie donc lorsque nous faisons abstraction de notre situation temporelle : la préparation d’un monde pour les générations à venir ne doit pas être la fabrication d’un monde dans lequel la nouveauté ne pourra plus apparaître. Le pathos de la nouveauté n’est pas véritablement humain : non pas parce que l’homme y est passionnel ou affectif plutôt que rationnel, mais parce que l’homme n’y entre pas en correspondance avec les conditions fondamentales de son existence.
25Or l’investissement pathologique du nouveau trouve son pendant dans l’investissement pathologique du passé : tous deux sont liés à un amour démesuré pour la théorie, dans la mesure où elle est susceptible de fournir un contenu que l’on pense réalisable, mais par les moyens d’une raison à distance de l’expérience. Le nouveau apparaît comme un espace vide à remplir, le cas échéant avec les composantes d’un idéal passé. Si l’éducation « doit être conservatrice », c’est donc pour être en correspondance à la fois avec la permanence ou la durée du monde et avec la capacité de commencer, autrement dit en correspondance avec ces deux conditions fondamentales que sont l’être-au-monde et la natalité.
26De la même façon, l’alternative politique entre conservatisme et progressisme provient d’un aveuglement à la pluralité des expériences et à la nouveauté des événements. En effet, chaque option se fonde sur une lecture de l’histoire comme processus, qu’il soit de l’ordre du progrès ou de la décadence. Cette croyance est créatrice de confusion quant aux expériences de l’autorité et de la liberté ; le caractère radicalement nouveau de l’événement totalitaire – son caractère d’événement – se trouve manqué : tandis que le libéral ne reconnaît aucune différence entre les restrictions autoritaires de la liberté et la destruction totalitaire de la spontanéité, le conservateur identifie l’amenuisement de l’autorité comme la cause de la destruction de la liberté ; le pathos qui dès lors se trouve investi est celui de la restauration – de la liberté ou de l’autorité. Face à ce qui est conçu comme un processus déterminé et finalisé – l’histoire – , la seule réaction envisageable se situe dans la violence du retour en arrière pour inverser le processus. C’est notamment dans un tel contexte qu’il est urgent, aux yeux d’Arendt, de clarifier le concept d’autorité en mettant au jour l’expérience fondamentale à laquelle il correspond ; autrement dit il s’agit de lire ce qui en lui relève de la compréhension de sens commun, et qui est obscurci par la théorisation et son désir de cohérence. C’est là que se situe l’intérêt de l’institution et du concept romains d’autorité : l’expérience qui y est dite est celle de la présence du passé. Mais il ne s’agit pas du passé en tant que tel : le langage naturel de l’autorité dit l’autorité de l’expérience par excellence de la liberté politique, à savoir la fondation. La puissance de l’autorité est de permettre à l’homme, dans son existence collective, de rendre présente à soi la possibilité d’expériences authentiquement politiques. L’autorité est celle du commencement ; à l’inverse, les conceptions libérale et conservatrice ont sur la politique le regard de la nécessité.
27Pour Strauss donc, la tradition est ce qui fait écran et dont il fait remonter le fil pour saisir la clarté de l’origine ; à cette origine doivent être trouvés d’authentiques principes, un universel concret qu’il est illusoire de chercher dans l’histoire. Il s’agit donc essentiellement de redonner à certaines « idées » ou « valeurs », perdues au milieu d’autres « idées » ou « valeurs » leur statut de principes. C’est ainsi qu’il est envisageable de revoir dans la Déclaration d’Indépendance l’énoncé du droit naturel et non simplement d’un idéal parmi d’autres, c’est-à-dire de rendre la pensée à la raison, ou encore la culture à la civilisation.
28En effet, si l’histoire ne fournit ni principes, ni normes, ni critères, il faut recourir à une raison qui ne se réduise pas à la rationalité des sciences empiriques. En particulier, à l’histoire historiciste de la philosophie – qui consiste à situer une pensée et à l’expliquer à la lumière de cette situation – doit se substituer une autre histoire, qui se fonde sur la compréhension des intentions de l’auteur. De cette manière la possibilité reste ouverte que cette pensée soit vraie ; autrement dit, seule une telle histoire des pensées est susceptible de mettre au jour ce qui en elles est proprement philosophique, à savoir cette intention de morale et de vérité par laquelle la philosophie prolonge le sens commun du citoyen. Il s’agit donc de donner tout son sens à la distinction entre le vrai et le faux, et entre le bien et le mal. Par l’abandon, énoncé comme définitif, de ces distinctions, l’historicisme apparaît ainsi comme le dernier terme d’une histoire : celle de l’amenuisement de la puissance de l’origine, c’est-à-dire de la puissance d’une raison qui ne renonce pas au sens commun.
29L’attention que porte Arendt aux expériences dans leur pluralité la conduit à accorder une plus grande place que Strauss à l’histoire politique. Elle constitue en effet un outil nécessaire dans la mesure où elle seule permet d’établir les vérités de fait sans la reconnaissance desquelles il n’y a pas de pensée possible. Ce sont les faits qui sont à respecter dans le processus de compréhension qui vise à mettre au jour le sens des expériences. Les faits ne sont donc pas à considérer comme ce qui cache l’ordre du droit ou de la vérité, ou comme ce qui risque à chaque moment d’être absolutisé par ceux qui vivent. L’espace historique est le lieu d’apparition des changements réels, des ruptures, de la discontinuité au sein de la continuité. La pensée comme élaboration indéfinie du sens ne relève pas d’un registre rationnel séparé des faits car ceux-ci sont toujours aussi des expériences. Arendt s’écarte donc de toute lecture dualiste de la réalité, qu’elle repère aussi bien dans la philosophie que dans les sciences. Cette exigence de mettre en route le processus de compréhension ne provient pas d’une quelconque déception devant l’incohérence ou la contradiction interne du réel, qui impliquerait d’établir des principes d’unification issus d’une raison pure. Cette exigence est celle du nouveau, qui en tant que tel demande à être pensé.
30L’histoire seule ne peut cependant pas conduire à la vérité des événements : ni comme science historique, puisque l’événement ne prend sens que pour ceux qu’il concerne, et parce que la perspective explicative de la science ne peut que réduire le nouveau en le considérant comme le résultat d’un ensemble de causes ; ni comme philosophie de l’histoire, dans laquelle la raison cherche à englober le réel d’une autre manière, dans une démarche de justification. Arendt invite finalement à s’écarter de l’impératif de vérité concernant les événements, c’est-à-dire l’existence politique. Strauss considère l’intention de vérité comme le seul principe apte à guider la raison, mais sa perspective n’est pas pour autant dualiste : c’est au contraire en reconnaissant la continuité entre le sens commun et la raison philosophique que la pensée retrouve sa puissance. Mais c’est comme si l’unité du réel n’était que l’unité de la raison : la différence entre deux époques historiques tient à la différence entre les manières dont, pendant ces deux époques, on philosophe. Une telle démarche rationnelle ne conduit certes pas à construire un objet irrémédiablement inaccessible au sens commun ; mais si la raison doit être réceptive, ce n’est qu’à l’opinion et à ce qui s’y joue déjà ; autrement dit, elle ne doit être réceptive qu’à elle-même. La vérité qu’elle a à charge d’énoncer n’est peut-être que sa propre vérité. Dans ce cadre, la nouveauté d’une expérience ne peut être qu’une apparence, et c’est pourquoi Strauss peut dire de l’expérience historique qu’elle est « fallacieuse ». Pour Arendt, aucune expérience ne peut être dite fallacieuse ; mais, pour la penser, il est nécessaire de la mettre en rapport avec la pluralité des expériences possibles. Une raison qui ne correspondrait qu’à elle-même serait impuissante à les produire : la pensée doit donc être réceptive à l’expérience. C’est pourquoi, dans l’exercice de la pensée politique, la seule vérité est celle des faits ; la compréhension ne doit pas viser la vérité, ce qui entrerait d’ailleurs en contradiction avec sa définition comme processus infini ; pour le reste, il n’est question que de sens. Par conséquent, si dans la compréhension le mensonge est interdit, l’erreur est un risque à prendre. L’intelligence du nouveau ne relève ni de la science, ni de la philosophie. Elle n’est pas une démarche de connaissance visant à établir la vérité, mais une démarche de compréhension visant à l’émergence du sens.
31Il apparaît donc que la perspective historique est critiquée par les deux auteurs pour des raisons très différentes : alors que pour Strauss, il s’agit de montrer l’existence d’une permanence de droit, qui est celle de la raison, pour Arendt il s’agit de rendre possible l’appréhension de la nouveauté, qui est celle du réel. Il est nécessaire de s’écarter des déterminations de la tradition : pour Strauss, parce qu’elle fait écran à l’origine ; pour Arendt, parce qu’elle empêche d’entendre dans la pensée les échos d’expériences plurielles.
Notes de bas de page
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Lucien Lévy-Bruhl
Entre philosophie et anthropologie. Contradiction et participation
Frédéric Keck
2008
Modernité et sécularisation
Hans Blumenberg, Karl Löwith, Carl Schmitt, Leo Strauss
Michaël Foessel, Jean-François Kervégan et Myriam Revault d’Allonnes (dir.)
2007
La crise de la substance et de la causalité
Des petits écarts cartésiens au grand écart occasionaliste
Véronique Le Ru
2004
La voie des idées ?
Le statut de la représentation XVIIe-XXe siècles
Kim Sang Ong-Van-Cung (dir.)
2006
Habermas et Foucault
Parcours croisés, confrontations critiques
Yves Cusset et Stéphane Haber (dir.)
2006
L’empirisme logique à la limite
Schlick, le langage et l’expérience
Jacques Bouveresse, Delphine Chapuis-Schmitz et Jean-Jacques Rosat (dir.)
2006