Chapitre 6. La recherche par Arendt de ressources pour le sens
p. 193-213
Texte intégral
1Pour Arendt, la situation de crise qui est la nôtre révèle l’insuffisance des catégories traditionnelles pour appréhender l’événement et se caractérise d’une manière générale par une perte des repères. Mais la rupture au sein de la réalité même offre également la possibilité d’un nouveau regard sur le passé de la pensée : nous avons l’opportunité d’engager un rapport vivant avec la philosophie, à savoir un rapport au passé dont le contenu ne soit pas déterminé par la forme d’une tradition. L’événement, dans sa teneur politique, autorise un travail de reprise, libre, frais, qui constitue l’une des faces de cette tâche de la pensée qu’est la compréhension comme processus infini de mise au jour du sens.
2Le passé vient donc se distinguer de la tradition : il s’agit de découvrir un passé qui, n’étant plus prédéterminé, ne doit pas être non plus déterminant. Nous avons la possibilité de réaliser le mouvement propre de la pensée, qui consiste à lui conférer son rôle le plus authentique : il faut adopter l’attitude de l’homme défait de cette tradition qui nous lie de manière figée au passé, et dont le rôle serait de nous fournir les concepts ou les visions aptes à dire l’événement, à l’anticiper même, au risque de le réduire et de le perdre. L’événement dans sa plus pure radicalité nous contraint à assumer la fonction de compréhension de la raison.
3Nous savons que l’événement éclaire son propre passé, car il opère une mise en lumière de la pluralité de facteurs qui en lui se sont cristallisés. Mais le point de vue de l’événement est également apte à éclairer le passé de la pensée, si précisément l’on cherche en elle des éléments de compréhension, et non d’explication : l’objectif d’Arendt n’est jamais de chercher dans le passé des origines. Ce travail sur le passé ne représente donc pas seulement une étape première et primordiale de la compréhension : il est déjà cette compréhension, il y participe totalement. La philosophie est pleine de ressources : non pas parce que la pensée produit la réalité, mais parce que dans la pensée se trouvent toujours exprimées les consonances et les dissonances de l’homme avec sa propre condition. Les pensées doivent donc être appréhendées comme porteuses des traces de l’expérience : elles sont abordées au fond dans leur propre teneur de compréhension, et donc dans leur teneur de sens. Ce regard sur le passé est donc indissociable d’une certaine conception du langage philosophique comme porteur de la trace des expériences fondamentales. C’est pourquoi le langage est éminemment politique, à partir du moment où il ne s’agit ni du langage de l’idéologie, dont le rapport au réel est celui du mensonge et de la fabrication, ni du langage de la science, qui se sépare du réel en l’abstrayant – qui s’abstrait du réel en l’abstrayant.
4Le regard doit être libre. C’est pourquoi il faut dépasser l’effet de surprise, et éviter les critiques communes auxquelles il mène, devant ce qui prend l’apparence, chez Arendt, d’erreurs de lectures ou d’interprétations abusives. Arendt n’est pas une historienne de la philosophie : ce n’est pas ce qu’elle veut être, et ce n’est pas ce qu’elle a à être. Car dans ce contexte où l’événement impose la mise en œuvre du processus de compréhension sous peine d’une perte irrémédiable du sens, l’audace devient une valeur. On peut même dire que dans une certaine mesure les erreurs ont vocation à être autorisées : le sens en effet se donne dans la pluralité des approches, contre la vision linéaire du passé qui est précisément celle de la tradition. L’erreur n’est pas en elle-même condamnable, à la différence du mensonge. Dans son approche du passé, Arendt fonde un rapport à la vérité très différent de celui qui justement nous est transmis par la tradition : la seule vérité qui exige un absolu respect est la vérité de fait ; seuls le mensonge et le refus de voir sont à cet égard des trahisons de l’acte de penser. C’est pourquoi Arendt cherche moins la fidélité aux intentions de l’auteur que les éléments d’une appropriation ou d’une assimilation du sens.
5Ce regard est porté par une immense attention aux distinctions conceptuelles. Car au sein de la distinction nous avons la chance de rencontrer la pluralité : la pluralité des rapports de l’homme à sa propre condition. Les concepts peuvent nous mener aux expériences : et cela n’est possible que parce que le langage philosophique – par opposition essentiellement au langage scientifique – est un prolongement du langage ordinaire. Arendt ne rend pas compte des visions du monde élaborées par les philosophes, mais elle cherche tout ce qui dans leur philosophie est au fond de l’ordre de la compréhension.
6Comme nous le montrera sa reprise des pensées de saint Augustin et de Kant, cette « appropriation » n’est donc pas guidée par un pur pragmatisme : il ne s’agit pas d’utiliser les philosophes à leur corps défendant, comme si le passé pouvait fournir un matériau à façonner pour une pensée constructrice ou fabricatrice. Ce serait une autre manière de fermer le passé : or il doit rester ouvert.
Saint Augustin et la condition de natalité
7La lecture arendtienne de la pensée augustinienne présente un paradoxe1. En effet, saint Augustin apparaît d’un côté comme l’« inventeur de la volonté », d’une faculté de l’esprit humain qui conduit à définir l’existence d’une liberté intérieure, la liberté du vouloir ; à cet égard, l’invention de la volonté coïncide avec la naissance du concept moderne de libre arbitre, qui vient s’opposer au concept antique d’une liberté essentiellement politique. De l’autre côté, Arendt voit dans La Cité de Dieu la première philosophie politique. Ce paradoxe trouve sa résolution dans le second volume de La Vie de l’esprit2, consacré au vouloir, dans lequel Arendt ne fait pas seulement l’histoire du concept de volonté, mais présente également son rôle possible dans le cadre d’une pensée politique. Si saint Augustin occupe une place centrale dans la réflexion arendtienne, c’est dans la mesure où interroger le moment de l’« invention » de la volonté doit permettre de clarifier le lien spécifiquement moderne entre la psychologie de l’individu et la construction de la cité et d’avancer dès lors dans la compréhension du rapport entre l’expérience politique – qui a lieu entre les hommes – et l’expérience philosophique – intérieure à l’homme. Saint Augustin est un penseur à la fois philosophique et politique ; c’est pourquoi on peut espérer trouver chez lui la trace active du mouvement caractéristique de la philosophie politique, celui du recouvrement de l’expérience politique par l’expérience philosophique.
8Saint Augustin participe donc à la découverte de la vie intérieure. La formule des Confessions « Je suis devenu question pour moi-même » trouve son prolongement dans l’intérêt qu’il porte à la volonté, à partir de la reconnaissance de l’étrange phénomène « qu’il est possible de vouloir et, sans qu’intervienne aucun obstacle extérieur, d’être incapable d’accomplir3 ». Ce phénomène conduit en effet à la distinction entre vouloir et pouvoir ; dans un tel cadre, situer la liberté dans le vouloir revient nécessairement à en faire une liberté intérieure et métaphysique : la volonté se définit alors comme capacité de résistance à la puissance de contrainte de la raison et des désirs. Il est impossible de remonter en deçà d’elle : le vouloir a la teneur d’un événement. Le fait de la volonté n’est autre que l’apparition de la contingence : il advient quelque chose qui aurait pu ne pas être. En revanche, la tension inhérente à la volonté conduit à la recherche d’une « voie de rédemption », que saint Augustin trouve dans l’amour : car « on ne peut davantage imposer une chose ou un être qu’en l’aimant c’est-à-dire en affirmant : “Je veux que tu sois” – Amo : volo ut sis4. »
9Or Arendt exprime ses soupçons à l’égard du concept de volonté tel qu’il est traité en philosophie ; en effet il se fonde en général sur une opposition entre l’homme de pensée et l’homme d’action et sur l’affirmation de la supériorité de la vie contemplative sur la vie active, de l’intellect sur la volonté. Chez les philosophes, les phénomènes de la volonté se trouvent recouverts par des arguments spéculatifs issus de l’expérience de la philosophie. La démarche d’Arendt consiste à revenir, en deçà de la théorisation philosophique, qui fait écran, aux expériences mêmes, à dépouiller la réflexion du cadre spéculatif dans lequel elle s’inscrit pour mettre au jour sa dimension de compréhension. Autrement dit, à l’opposé des voiles spéculatifs, qui peuvent conduire à la mise en doute du fait même de la volonté, Arendt met en valeur l’évidence du phénomène du vouloir. La découverte augustinienne de la volonté est avant tout la découverte d’une expérience inconnue des Grecs et c’est la trace de cette expérience que recherche Arendt.
10Les philosophes de la volonté élaborent donc le concept d’une liberté personnelle, une liberté intérieure qui n’assume pas la contingence ou l’incertitude des affaires humaines. L’individu est clos sur lui-même, il est un « je-moi-même » qui s’oppose à un « ils » vague5, entièrement responsable de sa propre clôture ainsi que de sa propre liberté. La liberté provoque l’effroi et le refuge dans la nécessité. Non seulement le concept philosophique de liberté se distingue de la liberté politique, mais encore il constitue pour lui un danger, dans la mesure où la volonté elle-même, en tant que faculté mentale d’affirmation et de négation, ne peut produire le pouvoir ; elle conduit à une liberté séparée de la puissance. Or la liberté politique est une qualité du « je-peux » et non du « je-veux6 ». Le concept philosophique de liberté souffre donc de sa détermination comme qualité de la volonté : son lieu ne peut être que l’esprit du sujet. Ses implications sont antipolitiques : les rapports humains sont conçus sur la base d’une représentation de l’individu isolé, et la volonté de garder à tout prix sa liberté sans se désengager du monde ne peut conduire qu’à l’oppression, c’est-à-dire à une liberté conquise contre celle des autres ; la fabrication devient la seule modalité sous laquelle la liberté individuelle et solitaire peut se manifester dans le monde. Cette liberté est la liberté de l’homme fort.
11C’est pourquoi, si saint Augustin permet de comprendre le phénomène du vouloir et de mettre au jour ce qui dans la philosophie recouvre cette expérience, pour penser la liberté politique il faut se tourner vers d’autres expériences, s’intéresser au moment de la fondation. La liberté politique en effet n’existe qu’au sein d’un « nous » constitué et l’aspect mystérieux de tout groupement politique réside dans sa genèse, dans ce moment où des hommes se voient « sous les traits d’un “Nous7” ». L’essence de la liberté politique réside dans le mystère de l’acte de fondation et doit se dégager de son expérience. Or précisément la liberté politique n’est pas une faculté du sujet.
12Le mystère de la fondation, cette « impasse de non-savoir » qui conduit les fondateurs à avoir recours aux légendes, est guidé par l’amour de la liberté, comprise conjointement comme libération et comme commencement de quelque chose de nouveau. On retrouve ici les deux dimensions de la volonté : sa capacité d’affirmation et de négation et son orientation vers l’action. Ainsi l’acte de fondation est apte à rendre compte de l’existence de la volonté comme faculté mentale caractérisée par ses tensions internes. La fondation, en tant qu’instauration d’un nouvel ordre des temps, pose le problème de la place de l’homme entre le passé et l’avenir. La volonté devient alors le point d’ancrage de la spontanéité : elle est une faculté du discontinu, ou encore de l’interruption. Il faut donc dépasser sa détermination comme faculté d’affirmation et de négation et l’assumer comme faculté du nouveau, dans son analogie avec la création divine.
13La liberté politique est l’expérience forte de l’Antiquité grecque et romaine et elle précède en ce sens l’invention par le christianisme d’une liberté intérieure et privée. Mais c’est la représentation judéochrétienne de la création qui donne les meilleurs outils pour en penser l’apparition comme nouveau commencement. Pour penser la liberté politique il faut donc écouter : l’expérience grecque de l’espace politique, l’expérience romaine de la fondation, l’expérience chrétienne de la création. Saint Augustin, en tant que romain et chrétien, donne l’occasion d’une telle écoute, car il invite à sortir des impasses creusées par la faculté de volonté ainsi que par le concept de liberté qu’elle implique. Saint Augustin sauve la liberté en reconnaissant le vouloir comme une évidence de l’expérience. Cependant il est aussi l’inventeur de la volonté comme faculté d’affirmation et de négation ; il semble ainsi participer à la confusion entre liberté et libre arbitre de la volonté. On ne trouve donc pas chez lui de concept politique de liberté.
14Pourtant c’est bien La Cité de Dieu qui définit l’homme comme puissance de commencement. Lorsque Arendt pense l’action, elle se réfère toujours à cette phrase de saint Augustin : « [Initium] ut esset, creatus est homo ante quem nemo fuit », c’est-à-dire « Afin que [le commencement] fût, l’homme a été créé, avant qui nul autre n’était8 ». L’homme est le principe du commencement. Dans l’interprétation arendtienne, les hommes se définissent donc comme des êtres « naissanciels9 » plutôt que mortels, habités par la liberté comme pouvoir de commencer. L’homme est un initium, il est le commencement de nouveaux commencements à venir. Ainsi, Arendt trouve chez saint Augustin les éléments non exploités d’une philosophie de la fondation. La volonté n’est donc pas par elle-même, en tant que phénomène, négatrice de la liberté politique. Mais il faut finalement s’arracher à une stricte pensée des facultés, abandonner la définition de l’homme comme une nature, pour penser la condition humaine : c’est la manière propre dont Arendt s’approprie le passé ; la notion de condition constitue véritablement le cœur de sa phénoménologie.
15C’est dans cette perspective qu’elle investit également une autre idée centrale de la pensée augustinienne : la distinction des deux cités10. Saint Augustin distingue en effet deux cités, entremêlées dans les faits, en fonction de leur fin : l’amour du bien ou l’amour du mal. Arendt fait de cette distinction un élément pour penser la politique, en l’employant comme une matrice. Comme l’écrit Myriam Revault d’Allonnes : « la proposition des deux cités peut être lue avant tout comme une matrice de pensée […]. La distinction rigoureuse entre la cité de Dieu et la société politique interdit que la première puisse jamais être réalisée sur cette terre : elle signifie au contraire que – même si les deux cités sont inextricablement mêlées – leurs fins dernières ne sauraient être confondues. L’horizon des affaires humaines n’est pas l’horizon dernier de l’eschatologie11 ». Arendt opère donc une transposition de la pensée augustinienne. En effet, saint Augustin oppose la cité de Dieu, définie par l’amour du bien, et la cité du diable, définie par l’amour du mal. Les sociétés politiques ne se trouvent en aucun cas identifiées directement à l’amour du mal ; elles sont plutôt, en tant que sociétés politiques, indifférentes à cette opposition des fins. À cette indifférence, Arendt substitue l’amour du monde comme amour fondateur du politique. Viennent donc s’opposer le règne des fins et l’amour du monde, qui seul peut garantir l’autonomie de l’espace politique. Les sociétés politiques, chez saint Augustin, en tant qu’indifférentes à la distinction entre cité terrestre et cité céleste, forment une place vide, qu’Arendt vient réinvestir de l’amour du monde.
16Elle exploite cette distinction dans l’Essai sur la Révolution, plus précisément dans le chapitre intitulé « La question sociale12 ». Elle montre en effet que la Révolution française est fondamentalement un mouvement de libération de la misère – c’est la seconde libération, qui fait suite à la libération du joug de la tyrannie. Dans ce cadre, pour agir, les représentants du Peuple doivent faire un effort particulier afin de se rendre sensible une situation sociale qu’ils ne partagent pas : la libération est donc habitée par une dynamique morale, l’attitude de « zèle compatissant » à l’égard des hommes faibles. C’est pourquoi la Révolution française n’est plus un authentique mouvement politique : la compassion, qui abolit la distance entre les hommes, n’est pas une vertu politique.
17Selon Arendt, les principes de la politique jacobine constituent l’équivalent concret de la théorie rousseauiste de la volonté générale, qui suppose d’une part que la volonté du peuple est une et indivisible, d’autre part qu’il n’y a « pas de médiation possible entre volontés comme entre opinions différentes13 ». Autrement dit, l’écart entre les hommes, qui caractérise la pluralité humaine, est effacé tandis que le passage de la « république » au « peuple » signale que la garantie du corps politique ne réside pas dans les institutions, mais dans la volonté des peuples eux-mêmes. Il n’y a plus de « politique » que dans l’affrontement ; le reste relève du « social ». Pour qu’il y ait de la politique, il faut donc un ennemi : on le trouve « dans le sein de chaque citoyen, à savoir, dans sa volonté personnelle et son intérêt égoïste14 ». C’est pourquoi, chez Rousseau, « pour participer au corps politique de la Nation, chaque national doit s’insurger, rester en rébellion permanente avec soi-même15 ». On peut ainsi comprendre l’« oubli de soi particulier aux révolutionnaires » : car « la valeur d’une politique se juge par la mesure où elle s’oppose à tous les intérêts particuliers » et « la valeur d’un homme s’estime par la mesure dans laquelle il agit contre son propre intérêt et contre sa propre volonté16 ».
18La pensée politique se calque ainsi sur une pensée de la constitution interne du sujet, et la bonté se trouve identifiée à ce sens de la pitié dont nous sommes tous capables. Or Arendt montre que ni la bonté absolue, ni le mal absolu n’ont leur place dans la politique, mais elle montre aussi qu’il est au fond dangereux d’ancrer la politique sur une nature. L’action politique doit être détachée de la référence aux absolus moraux, et de même toute théorie politique qui se fonde sur un tel présupposé d’absolu est vouée à l’échec ou à la violence. La politique n’est pas séparée de la morale dans le sens où elle serait le lieu du Mal – comme s’il y avait un Mal inné de la politique –, mais dans le sens où elle serait tout aussi détruite par la tentative de la conformer au principe du Bien. Le devoir-être de la politique est de ne jamais céder à l’impulsion du devoir-être de la morale. Car la politique doit rester proprement humaine : « la Loi est faite pour l’Homme, ni pour les anges ni pour les démons17. » C’est en fait la violence inhérente à la bonté absolue qui nuit à la politique : la pitié est sans discours.
19On peut comprendre ainsi à la fois la puissance de la pitié et son caractère destructeur. Elle est en effet au départ compassion, expression de la bonté absolue, dirigée, dans la souffrance commune avec autrui, vers l’homme dans sa singularité : mais elle abolit dans un même mouvement la distance entre les hommes, constitutive du domaine des affaires humaines ; en niant cette distance, elle nie ce domaine. En effet, le domaine politique a ceci de particulier qu’il ne préexiste pas aux activités qui en occupent l’espace ; il est constitué par elles, et donc un geste qui ne contribue pas à produire cette distance inhérente à la pluralité est négateur du domaine tout entier. En réalité, la pitié est une forme dégénérée de la compassion, dans la mesure où elle procède à une dépersonnalisation de ceux qui souffrent et à la formation d’une idée générale de l’homme souffrant ; elle ajoute donc à la compassion un potentiel de violence, et en généralisant les situations de malheur et de pauvreté elle ménage son entrée – abusive – dans l’espace politique : car la généralisation s’accompagne de l’éloquence, comme dans l’emploi révolutionnaire du concept non politique de « Peuple ». La pitié comme compassion pervertie est un sentiment et non un principe d’action : elle se distingue en ce sens de la solidarité dans la mesure où elle nécessite la présence effective du malheur : « elle possède un intérêt engagé dans l’existence même des malheureux, autant que la soif du pouvoir en possède dans l’existence des faibles18 » ; mais à la différence de la compassion, elle ne sait plus considérer les singularités et provoque une « insensibilité chargée d’émotion à l’égard de la réalité », qui précisément conduit à la Terreur. En effet, la question politique n’étant plus qu’une question sociale, autrement dit la misère du Peuple étant violente et prépolitique, seule la violence, semble-t-il, peut permettre d’y mettre un terme. La critique d’Arendt montre donc qu’il est dangereux de se représenter le peuple comme un corps unique, mais aussi de fonder les actions politiques sur le caractère, ou encore sur la nature de l’homme, ou pire encore sur sa sentimentalité : « la vérité de l’âme déchirée de Rousseau, à part sa fonction dans la formation de la volonté générale, est que le cœur ne commence à battre comme il faut que lorsqu’il est brisé ou déchiré, mais c’est là une vérité qui ne peut prévaloir en dehors de l’âme et dans le domaine des affaires humaines » ; Robespierre a transposé les conflits de l’âme dans la politique ; et ces conflits « étant insolubles, ils se firent homicides19 ».
20La transposition par Arendt de la distinction des deux cités permet donc de répondre à une partie des problèmes posés par l’ancrage de la liberté sur la volonté : elle conduit en effet à élaborer un certain nombre de conditions, au moins négatives, pour la constitution de l’espace politique ; il s’agit essentiellement de la différence entre les rapports politiques, ceux de la pluralité humaine, et les tensions ou les forces internes à l’individu, à son caractère ou à sa nature. Car les ressources pour penser le politique ne sont pas à chercher dans une pensée de l’individu, de l’homme comme représentant particulier ou expression de l’espèce humaine, mais dans une pensée de l’espace qui existe entre des individus capables d’action collective.
21Il importe alors de saisir cette apparition, mystérieuse et miraculeuse, du nouveau. Saint Augustin permet d’ouvrir à une pensée de l’homme comme être naissanciel et il envisage l’amour comme le mode le plus élevé de rédemption de la volonté. Or si Arendt trouve, dans l’intérêt augustinien pour le vouloir dans sa phénoménalité, l’ancrage légitime pour une pensée de la liberté, elle découvre aussi, dans la pensée augustinienne de l’amour et du commencement, les éléments phénoménaux pour une pensée de l’action.
22Dans Le Concept d’amour chez Augustin20, elle rappelle en effet les trois manières dont, selon saint Augustin, la créature se rapporte à ce qui n’est pas elle : à son Créateur comme à son origine première, à l’univers éternel comme à un ordre supérieur, au monde comme ce dans quoi elle habite et qui lui confère ses repères de temporalité. Le monde comme création de Dieu peut devenir le monde comme « patrie de l’homme21 » en ce sens que des choses adviennent dans le monde par notre volonté, conduits que nous sommes par l’amour du monde. L’homme peut alors faire le choix de questionner au-delà de ce monde : c’est la fonction de la mort, en tant qu’elle est susceptible de faire « découvrir la futilité de la vie22 ». La vie humaine se situe entre la naissance comme principe de commencement et la mort comme principe de questionnement sur le monde et de sortie hors de ce même monde. Arendt intervient en valorisant la naissance par rapport à la mort : la naissance constitue le principe de l’habitation du monde, autrement dit de la mondanité. Saint Augustin établit une distinction forte entre l’amour de Dieu et l’amour du monde et il fait le choix de l’amour de Dieu comme le plus véritable, le plus authentique, celui qui conduit à une vie isolée et fondée sur la charité. Mais l’amour du monde peut également être assumé, vécu, sans être réduit au principe d’une vie selon la concupiscence et la convoitise : c’est le choix d’Arendt, et cette « assomption » a lieu dans l’action. Elle répond donc à l’énigme augustinienne de la révélation singulière de soi par une pensée de l’amor mundi comme fondement de l’espace politique.
23Il devient nécessaire de porter son attention sur la vita activa, c’est-à-dire sur la pluralité des activités humaines. Lever le voile philosophique qui nous empêche de penser les activités elles-mêmes revient à sortir de la dichotomie entre la vita contemplativa et la vita activa et à remettre en question la supériorité traditionnellement affirmée de la première sur la seconde. Cela implique au fond de laisser la question « Que suis-je ? » pour affronter la question « Qui suis-je ? ». Autrement dit, il s’agit de passer du problème de la nature humaine à la question des conditions de l’existence humaine. Dans cette optique, saint Augustin, tout en recouvrant l’expérience du voile de la spéculation, autorise ce passage de la nature à la condition. Ainsi, selon Arendt, saint Augustin est le premier à avoir posé la « question anthropologique ». Il distingue entre deux questions fondamentales : la question « Qui suis-je ? », que l’homme s’adresse à lui-même, et la question « Que suis-je ? », qui s’adresse à Dieu. Le « quaestio mihi factus sum » est donc « une question posée en présence de Dieu ». Ainsi, « la réponse à la question “Qui suis-je ?” est simplement : “Tu es un homme, quelle que soit la définition de l’homme” ; la réponse à la question “Que suis-je ?” ne peut être donnée que par Dieu qui a fait l’homme. La question de la nature de l’homme n’est pas moins théologique que celle de la nature de Dieu. Elles ne peuvent se résoudre l’une et l’autre que dans le cadre d’une révélation divine23 ». Il s’agit donc d’assumer la manière dont l’homme fait question pour lui-même : la pensée doit pouvoir adopter le regard de l’homme sur l’homme, et non chercher à adopter le regard de Dieu sur l’homme dans une démarche philosophique qui ne fait qu’éloigner l’homme de lui-même.
24Pour cela, il faut quitter le problème de la nature pour celui de la condition. Et en réalité, saint Augustin lui-même autorise ce passage. Car la réponse « tu es un homme » laisse ouverte une pluralité de révélations singulières possibles, différentes bien sûr de la révélation divine ; celles-ci se manifesteront à même les activités, à même l’existence mondaine des hommes. Saint Augustin offre donc la possibilité de soulever le voile formé par les spéculations philosophiques des penseurs de profession.
25La démarche d’Arendt consiste alors à opérer le passage de la créature à l’homme : si saint Augustin définit l’homme comme une créature, il permet pourtant ce mouvement en distinguant les teneurs respectives des deux questions fondamentales. Arendt vient simplement porter son attention sur la natalité comme condition d’existence de l’homme, à la différence de l’origine, extramondaine, comme lieu d’expression de la nature de la créature. Or c’est l’action qui nous fait entrer en correspondance avec la condition humaine de natalité. L’homme fait son entrée dans le monde humain par l’action et la parole ; il s’y insère et cette insertion est comme une « seconde naissance », par laquelle « nous confirmons et assumons le fait brut de notre apparition physique originelle24 ». Alors que la perspective augustinienne se trouve renversée puisque Arendt fait le choix du monde, saint Augustin se trouve mobilisé pour comprendre l’action comme phénomène, dans sa correspondance aux conditions fondamentales. La phrase de la Cité de Dieu, « Pour qu’il y eût un commencement fut créé l’homme, avant qui nul autre n’était », caractérise l’homme comme puissance de commencement, qui demande à s’actualiser dans l’action et la parole. La révélation se risque dans l’exacte mesure où l’homme est avec autrui, ni pour, ni contre lui. C’est pourquoi selon Arendt le charitable, l’auteur de bonnes œuvres, qui existe pour autrui, reste un solitaire qui n’affronte pas le danger de la révélation dans le monde. À la charité Arendt oppose l’action ; à la solitude elle oppose l’insertion dans le domaine public. Chez saint Augustin, la vie selon Dieu était une vie en danger dans le monde, qui ne peut que lui faire face ; Arendt choisit d’assumer le danger au cœur du monde. Dès lors la mémoire, qui est mémoire de l’origine extramondaine chez saint Augustin, devient mémoire de la naissance dans le monde : c’est comme une « mémoire organisée25 » qu’Arendt définit la polis grecque, car elle accède à une forme d’immortalité par la mémoire de ses actes héroïques, et en particulier de son acte fondateur.
26Le conflit entre la perte de soi dans le monde et la perte du monde dans la fuite s’efface au profit de la vie dans le monde selon le monde. Au cœur du choix institué par saint Augustin, Arendt prend le parti du monde, de l’humanité de l’homme et non de son être de créature. Condition de l’homme moderne apparaît donc comme le lieu d’une réappropriation des concepts augustiniens de monde et de commencement par l’élaboration de la natalité comme condition de la vie humaine.
27Arendt est un penseur « naissanciel ». Saint Augustin l’est également en un certain sens, mais ce n’est que chez elle, à partir d’une réappropriation et d’une réélaboration des concepts augustiniens, que la naissance devient un concept politique : il prend sens au sein d’un nouveau domaine, dans lequel il devient réellement fondateur. Dans la mobilisation même de la notion de naissance, la distinction des deux cités est présente : c’est même là que l’interprétation arendtienne de cette distinction augustinienne acquiert sa puissance et sa fécondité. Car la cité terrestre est enfin remplie, c’est-à-dire réellement habitée. Quant à l’acte de fondation, qu’il était impossible d’expliquer parce qu’il dépasse les limites de l’entendement humain, il est désormais susceptible d’être compris grâce à l’analogie de la naissance. La fondation est l’acte politique par excellence, parce qu’il est l’acte libre par excellence, et le sens politique de cette liberté se dégage de l’idée de natalité. La fondation est donc aussi l’acte le plus « naissanciel », car c’est en lui que l’homme apparaît comme « naissanciel » et non plus comme mortel : dans la fondation en effet, l’homme actualise éminemment la natalité comme condition fondamentale de son être-au-monde et de son être-parmi-les-hommes.
28D’un côté, les concepts augustiniens sont utilisés pour résoudre les problèmes posés par sa propre philosophie de l’intériorité. Par la naissance en effet, l’homme « intérieur » du vouloir, retranché dans son être propre individuel, devient un homme « extérieur », qui se manifeste dans la dimension d’apparence de l’action, au cœur de la pluralité des hommes. En ce sens, la recherche des fondements de l’espace politique nous plonge dans une interrogation sur les conditions de vie de l’homme et sur les conditions de possibilité d’une humanité. D’un autre côté, si les impasses du vouloir semblent en partie résolues, l’action cependant garde son mystère, ou son caractère indéfiniment énigmatique : il tient dans cette capacité absolue de commencer, qui est aussi le mystère de la naissance.
Kant et la condition de pluralité
29La considération de l’homme comme être naissanciel, par opposition à une philosophie de l’homme intérieur, permet en partie de sortir des impasses de la volonté par une ouverture au monde. Mais la pluralité des hommes, au sein de laquelle l’homme s’insère, n’est pas une pluralité figée, instaurée de manière définitive : elle s’actualise par la multiplicité des actions elles-mêmes. À cet égard, la pluralité est une condition au même titre que la natalité : elle demande à se manifester. Une question se pose alors : si l’événement de la naissance permet de saisir la natalité comme condition et de penser l’action comme initiative et insertion, quel est l’élément qui permet de saisir la pluralité ? Il faut rappeler que les impasses de la volonté sont celles de l’homme intérieur, mais aussi de l’homme seul. L’autre voie de sortie passe par la mise en valeur d’une autre faculté, le jugement, et c’est dans la philosophie kantienne qu’Arendt trouve des ressources.
30Arendt entendait résoudre les contradictions auxquelles l’avait conduite l’analyse de la faculté de vouloir : d’une part, l’« abîme de spontanéité » qu’elle constitue ; d’autre part, le concept de liberté solipsiste auquel elle semble mener. La première trouve donc une réponse phénoménologique dans la mise en rapport de l’action et de la naissance. Cependant, saint Augustin n’aide pas à penser la pluralité, et c’est Kant qui se trouve ici mobilisé. S’instaure sous le regard d’Arendt une forme de complémentarité entre les pensées de saint Augustin et de Kant, sans pour autant qu’il s’agisse jamais de « synthétiser » leurs théories afin d’obtenir un « système » cohérent. L’ambition d’Arendt n’est pas de produire une « vision du monde ».
31Pourquoi s’intéresser au jugement, qui est pourtant bien une faculté ? Parce que le jugement devrait être plus apte que la volonté à relier la structure mentale du sujet à l’existence du domaine politique, tout en permettant d’éviter l’écueil d’une fondation du domaine politique sur la structure mentale du sujet, fondation qui a lieu notamment dans les discours des idéologues de la Révolution française.
32Arendt n’a pas eu le temps d’écrire le troisième volume de la Vie de l’esprit, qui devait être consacré au jugement. Mais il nous reste treize conférences sur ce qu’elle appelle la « philosophie politique » de Kant26. En quoi le jugement, qui constitue un aspect de la vita contemplativa, peut-il être déterminant dans l’analyse du domaine politique ? Arendt appréhende le jugement comme faculté politique à partir de la question du goût : c’est la parenté entre jugement politique et jugement de goût qui va donner sens à la distinction entre le domaine politique et le domaine moral.
33Le jugement et la volonté nous inscrivent d’emblée dans l’existence phénoménale du monde : pour l’homme d’action, le jugement apparaît en effet comme un moment préparatoire au vouloir. Cependant on peut porter un autre regard sur le jugement, qui est celui de l’homme comme « être contemplant ». Ce jugement n’est pas exclusivement le jugement scientifique de l’historien : l’histoire ne doit pas être le « juge ultime27 », c’est-à-dire un principe rationnel qui établirait l’intégralité du sens des actions humaines. Chez Kant, Arendt trouve les éléments d’une libération de l’homme du joug tout-puissant de l’histoire et d’une constitution de la politique comme espace autonome.
34L’homme selon Kant être un être sociable dans la mesure où les hommes dépendent les uns des autres avant tout par leur esprit. Le social cependant n’est pas encore le politique : l’émergence d’un espace politique distinct de l’ordre social a lieu grâce au jugement. De même, le jugement politique se distingue du jugement moral. Les propositions morales en effet ne sont pas soumises à la juridiction de la faculté de juger : elles ne s’élaborent pas collectivement, mais s’imposent au sujet rationnel. C’est pourquoi Kant distingue entre l’homme moral et le bon citoyen. L’homme mauvais se définit comme celui qui s’excepte lui-même et qui se trouve donc dans l’incapacité d’ériger la maxime de son action en loi universelle de la nature. Or un tel homme s’excepte en secret : cela n’exclut pas la bonne citoyenneté car la publicité est la caractéristique essentielle du politique. Autrement dit, « la différence la plus déterminante entre la Critique de la raison pratique et la Critique de la faculté de juger est que les lois morales de la première valent pour tous les êtres intelligibles, alors que la validité des règles de la seconde se limite strictement aux êtres humains sur la terre28 ». La première partie de la Critique de la faculté de juger considère les hommes au pluriel ; c’est pourquoi elle doit permettre de penser l’existence politique. Son concept fondateur est le sensus communis comme condition de possibilité universelle du jugement. Les êtres au pluriel sont des spectateurs, des hommes qui jugent, avant d’être des acteurs. Au fond, Arendt recherche ainsi chez Kant une mise en lumière des conditions dans lesquelles l’action se manifeste, c’est-à-dire acquiert son existence phénoménale.
35Le siècle des Lumières est défini par Kant comme celui de l’usage public de la raison : la faculté de penser elle-même en vient à dépendre de son usage public. Or ce principe de communicabilité est également celui des jugements de goût. Le jugement apparaît ainsi comme la possibilité de sortir de l’impasse à laquelle a mené l’analyse du vouloir, celle d’une liberté solipsiste. La faculté du jugement devient fondatrice d’une communauté par le biais du « mode de pensée élargi » et de l’« impartialité », dans lesquels l’homme adopte « le point de vue des autres ». Le « mode de pensée élargi » consiste donc d’abord à comparer son jugement à ceux des autres, qui sont davantage leurs jugements possibles que leurs jugements réels. L’exercice sain du jugement suppose donc de postuler l’existence d’une communauté. La constitution de cette communauté virtuelle, qui rend possible le jugement en permettant à l’homme de « se mouvoir dans un espace public potentiel29 », dépend elle-même d’une autre faculté : l’imagination. Le penseur adopte ainsi la position du « citoyen du monde » kantien.
36Or le citoyen du monde n’est pas d’abord « acteur-du-monde », mais « spectateur-du-monde30 ». C’est ainsi que la grandeur de la Révolution française est donnée par le spectateur alors même qu’il n’offre à l’action aucune maxime. L’autonomie du champ politique se constitue par la place du spectateur qui juge et s’enthousiasme. Quelle est alors la norme du jugement ? Il s’agit pour Kant de l’idée de progrès, mais dans son usage régulateur et non déterminant, qui revient à fonder l’exercice du jugement sur l’idée d’humanité.
37La prééminence des spectateurs légitime l’analogie entre le domaine esthétique et le domaine politique : « la véritable originalité de l’artiste (ou la véritable nouveauté de l’acteur) dépend de son aptitude à se faire comprendre de ceux qui ne sont pas artistes (ni acteurs31) ». En réalité les spectateurs ne dominent pas l’action, mais constituent son espace : l’acteur lui-même est toujours aussi spectateur. Autrement dit le jugement est ce qui évite à l’acteur l’isolement qui serait le sien s’il n’était qu’acteur ; plus exactement, le jugement et la pluralité des spectateurs doivent garantir que l’action ne se transforme pas en fabrication, c’est-à-dire en un processus maîtrisé par l’homme fort et seul. C’est pourquoi, si l’analogie avec le jugement de goût est valide, l’action n’est pas pour autant une œuvre. L’action est publique : elle n’est mondaine que parce qu’elle a lieu au cœur d’une pluralité de spectateurs ; et ce n’est qu’à cette condition qu’elle est véritablement une action. L’« aptitude à se faire comprendre », la « communicabilité » détermine la « nouveauté » de l’acteur comme l’originalité de l’artiste, c’est-à-dire au sens littéral sa nouvelle entrée dans le monde. Nous progressons ici dans la compréhension de la nouveauté radicale de l’action, de ce mystère de la fin du Vouloir : la nouveauté de l’acte, qui porte aussi son sens, ne peut être accordée que par les spectateurs dans leur exercice du jugement. « Comprendre » signifie alors exercer son jugement en imaginant les jugements possibles des autres hommes et en se représentant la paix et la liberté.
38C’est la comparaison avec la question du goût qui montre avec évidence le caractère fondateur de la faculté de juger. Qu’elle porte sur les actions ou sur le beau, elle s’ancre sur le sens commun et son exercice aboutit à la formulation de l’approbation ou de la désapprobation. La décision entre approbation et désapprobation a pour critère la communicabilité et pour norme le sens commun32 ; car celui-ci apparaît bien comme la norme selon laquelle on juge, et il ne peut acquérir ce statut de norme que parce qu’il est partagé par tous les hommes. Le sens commun s’oppose à toute forme d’égoïsme, et c’est en cela qu’il est une puissance de sociabilité. Nous voici bien loin du concept solipsiste de liberté induit par l’analyse de la volonté. Le sens commun est un sens public ; la liberté qu’il peut faire naître, sa « raison », opposée à la folie, est le partage des expériences, y compris des expériences de pensée : celles-ci ne valent que si elles sont partagées par d’autres hommes, et un tel phénomène n’est possible que si elles sont rendues publiques. Ce qui rend le politique possible est donc l’amour « de sens commun » des hommes, dépouillé de toute sentimentalité : il devient un sentiment politique. Le sens commun, en tant qu’il « nous dispose à rentrer dans une communauté33 » est donc une vertu politique. En effet, le sentiment subjectif de plaisir ou de déplaisir se sublime en « sens de la communauté » : celui qui juge le fait toujours en tant que membre d’une communauté. Car juger nécessite de courtiser ou solliciter l’assentiment des autres, et en aucun cas de le forcer : la parole est par nature chose politique. C’est pourquoi Arendt peut écrire : « Kant est convaincu que, sans l’homme, le monde serait un désert, et un monde sans homme veut dire pour lui : sans spectateurs34. » Le monde ne serait pas habité, il ne serait pas humain sans les spectateurs, c’est-à-dire sans la faculté du jugement ; mais il serait également vide, parce qu’il n’y aurait pas de monde à regarder, s’il n’y avait pas d’acteurs, c’est-à-dire si les acteurs ne partageaient pas aussi ce sensus communis grâce auquel l’homme est un homme et grâce auquel il vit au sein de la pluralité de ses semblables.
39À cet égard la Révolution américaine est plus proche de réaliser les conditions de l’autonomie du domaine politique que la Révolution française. Elle se fonde en effet sur une conception très différente du Peuple : celle d’une multiplicité réelle, d’une infinie variété, d’une pluralité d’hommes, dont l’existence politique tient à la publicité et au dialogue. La conception kantienne du jugement et ses prolongements politiques ouvrent à l’idée d’un espace politique des opinions et non plus des volontés ; or, comme nous l’avons vu, il n’y a « pas de médiation possible entre volontés comme entre opinions différentes35 ». Les opinions ne sont pas en elles-mêmes des actions, mais par l’exercice du jugement qu’elles incarnent, elles contribuent à ne pas laisser les paroles sans écho ni les actions impensées. Le jugement de l’opinion n’est certes pas parfait, mais la perfection n’est pas ici un repère : nous ne sommes pas dans l’ordre du vrai et du faux, ni dans celui du bien et du mal. Nous ne sommes pas non plus dans l’affirmation du relativisme des opinions et des valeurs : le contenu de toute opinion ne vaut pas en droit. Mais l’exercice du jugement dans la pluralité participe à la venue à l’existence de l’espace politique, ou encore du politique comme espace : cet espace dont l’objectivité spécifique tient précisément à la pluralité des perspectives qui s’y manifestent.
40Si saint Augustin et Kant sont donc pour ainsi dire « complémentaires », sans qu’il s’agisse jamais de constituer un système, c’est parce que le premier aide à penser les modalités temporelles du politique, tandis que le second permet de penser le politique comme espace.
41L’interprétation par Arendt de la distinction des deux cités, qui opère un renversement en faveur de la cité terrestre indifférente aux absolus moraux, permet de comprendre la critique qu’elle fait de la politique de la pitié : cette matrice augustinienne des deux cités a donc un premier rôle négatif. Mais par son aspect critique, par sa puissance de séparation, elle donne également un cadre aux critères positifs de l’autonomie de l’espace politique, tels qu’ils ont été trouvés chez Kant, à savoir la pluralité, le sens commun et la publicité. En nous orientant vers la création d’un domaine politique aux conditions positives, elle sert par là même de barrière contre plusieurs types de déviances : comme nous l’avons vu, les théories et actions politiques fondées sur des sentiments moraux, mais aussi les organisations politiques fondées sur les idéologies. En effet, de même que les valeurs morales absolues n’ont aucune place dans la politique, de même tout dogmatisme d’État lui est nuisible ; l’aspiration – philosophique – au jugement déterminant ne peut valoir que pour la cité céleste de saint Augustin, et non pour les sociétés terrestres « indifférentes » ; elle ne vaut que pour la société des « fils de Dieu », non pour les multiples sociétés humaines. Les sociétés humaines doivent privilégier l’exercice commun et pluriel du jugement réfléchissant, car son abandon supposerait la fin de tout discours, la fin de tout échange d’opinions : en ce sens, la distinction des deux cités et la théorie kantienne du jugement mènent à une pensée politique qui interdit les éventuelles déviances totalitaires ; la séparation des ordres est un garde-fou autant qu’une matrice de compréhension.
42« Le monde commun prend fin lorsqu’on ne le voit que sous un seul aspect, lorsqu’il n’a le droit de se présenter que dans une seule perspective36 » : mais permettre l’expression de cette pluralité d’aspects suppose encore de passer de la nature à la condition. Ainsi, dans la lecture qu’elle propose, Arendt prolonge les pensées de saint Augustin et de Kant de l’étude des facultés à l’étude des activités. Notamment, elle dépouille la pensée kantienne de son transcendantalisme : chez Arendt, il n’y a pas de philosophie du sujet, et il n’y a pas non plus de constitution transcendantale de l’objectivité du monde ; elle offre plutôt une constitution phénoménale de cette objectivité.
43L’écoute fraîche du passé consiste essentiellement à mettre en valeur ce qui dans les pensées philosophiques relève de la compréhension : il s’agit par-là de privilégier la compréhension et le sens, à la différence de la connaissance et de la vérité, pour créer un rapport à l’expérience et à la phénoménalité, et ceci au sein même de la vie mentale. Tandis que Strauss recherche dans le passé l’origine, et s’attache à l’intention du penseur pour établir la vérité et réhabiliter la philosophie, Arendt propose une phénoménologie, pour saisir l’existence humaine dans la pluralité de son sens, comme correspondance à ses conditions fondamentales. À cet égard, penser le passé de la pensée participe déjà de l’existence effective du monde commun.
Notes de bas de page
1 Voir CC, op. cit., chap. 4, « Qu’est-ce que la liberté ? », p. 186-222.
2 La Vie de l’esprit, tome II, « Le Vouloir », trad. L. Lotringer, Paris, PUF, « Philosophie d’aujourd’hui », 1983, chap. 10, p. 103-132. Abrégé dorénavant VE 2.
3 Ibid., p. 107.
4 Ibid., p. 125.
5 Ibid., p. 225.
6 Ibid., p. 229.
7 Ibid., p. 231.
8 La Cité de Dieu, op. cit., XII, 20.
9 VE 2, op. cit., p. 131.
10 Voir Étienne GILSON, Les Métamorphoses de la Cité de Dieu, Louvain, Publications universitaires de Louvain-Paris, Vrin, 1952, chapitre 2, « La Cité de Dieu », p. 37-74.
11 Myriam REVAULT d’ALLONNES, Le Dépérissement de la politique. Généalogie d’un lieu commun, op. cit., p. 183.
12 Essai sur la Révolution, chap. 2, « La question sociale », trad. M. Chrestien, Paris, Gallimard, 1967, p. 104-165. Abrégé dorénavant ER.
13 Ibid., p. 108.
14 Ibid., p. 110.
15 Ibid., p. 112.
16 Ibid., p. 112.
17 Ibid., p. 120.
18 Ibid., p. 127.
19 Ibid., p. 139.
20 Le Concept d’amour chez Augustin, trad. A.-S. Astrup, Payot & Rivages, coll. « Rivages Poche », Petite Bibliothèque, 1999. Abrégé dorénavant CAA.
21 CAA, op. cit., p. 89.
22 CAA, op. cit., p. 101.
23 CHM, op. cit., note 1, p. 45.
24 Ibid., p. 233.
25 Ibid., p. 257.
26 Juger. Sur la philosophie politique de Kant, trad. M. Revault d’Allonnes, Paris, Seuil, 1991.
27 Juger, op. cit., p. 20.
28 Ibid., p. 30-31.
29 Ibid., p. 71.
30 Ibid., p. 73.
31 Ibid., p. 98.
32 Ibid., p. 106.
33 Ibid., p. 107.
34 Ibid., p. 96.
35 ER, op. cit., p. 108.
36 CHM, op. cit., p. 99.
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