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Chapitre 4. Hannah Arendt : la tradition comme évidement des concepts

p. 143-181


Texte intégral

1Pour envisager de sortir de la crise, il est nécessaire de déterminer ce qui est singulier dans notre situation de modernes. Or la fin de l’autorité au sens traditionnel constitue aussi la fin de l’autorité de la tradition. S’il y a véritablement rupture avec la tradition, il est donc impératif de saisir son sens afin d’appréhender notre condition d’êtres modernes pensants et agissants. Cela suppose avant tout de comprendre l’esprit de cette « tradition ». Quel est son contenu ? Qu’est-ce qui en elle fait – ou a fait – tradition ? Autrement dit, qu’est-ce qui en elle s’est transmis jusqu’à nous comme puissance d’autorité ? Comment l’écouter ?

2Dans sa Préface à La Crise de la culture, Hannah Arendt constate les « explosions périodiques d’exaspération passionnée contre la raison, la pensée et le discours rationnel », qui font suite au fait « que la pensée et la réalité ont divorcé, que la réalité est devenue opaque à la lumière de la pensée et que la pensée, n’étant plus liée à l’événement comme le cercle demeure lié à son centre, est astreinte soit à perdre complètement sa signification soit à réchauffer de vieilles vérités qui ont perdu toute pertinence concrète1 ». La périodisation qu’Arendt va mettre en place, sa distinction même entre la tradition et l’âge moderne ne viseront pas à construire une simple histoire de la pensée ; il s’agira plutôt de rendre possible ce rapport entre la pensée et l’événement comme celui du cercle à son centre, de réconcilier en quelque sorte la pensée et la réalité. La pensée ne devra pas produire l’événement, car la réalité n’est jamais le résultat d’une contrainte spirituelle, mais la pensée devra plutôt être capable de prendre l’événement pour objet, sans l’inscrire dans des schémas théoriques prédéterminés ou construits. C’est pourquoi, dans le passé philosophique, Arendt ne recherchera pas de la pure pensée « théorique », mais plutôt l’expression d’une expérience.

3Si, comme le dit René Char, « notre héritage n’est précédé d’aucun testament2 », nous ne pouvons pas faire comme si un tel testament existait ; nous sommes en charge d’un fardeau à transmettre, sans avoir connaissance ni des modalités de cette transmission, ni de la destination essentielle de ce fardeau. Mais il existe un moyen pour ne pas se perdre : s’ouvrir à un parcours dans le passé de la pensée et des expériences fondamentales. Pour que notre pensée et nos expériences aient un sens, il faut chercher dans le passé – c’est-à-dire essentiellement dans le langage – le lieu de l’association effective de la pensée et de l’expérience.

Commencement et fin de la philosophie

4Dans « La tradition et l’âge moderne3 », Arendt affirme que notre tradition de pensée politique a un commencement et une fin. L’identification du commencement est « classique », dans les philosophies de Platon et d’Aristote. L’identification de la fin est un peu plus inattendue, dans la pensée de Marx. La tradition est donc ici considérée comme un objet de pensée à part entière, délimité et clos ; le terme de tradition ne peut désigner ici, abstraitement, l’ensemble de ce qui nous est transmis et que nous devons transmettre. Car voici la situation du penseur contemporain : il se trouve bien après la fin d’une très longue époque, dans laquelle la pensée de la politique s’est effectuée dans un cadre déterminé ; quant à ce qui donne un « contenu », un « fond » à ce cadre conceptuel, il s’agit du commencement, autrement dit du geste inaugurateur de la philosophie politique – le geste de la philosophie grecque. Le xxe siècle se définit donc comme le siècle hors tradition, un siècle à cet égard inquiet et angoissé. Mais cette angoisse peut être un avantage : il est possible à présent de réfléchir à l’objet « tradition » sans être sous son emprise.

5Nous savons que notre époque souffre d’une dissociation entre pensée et réalité, autrement dit de la perte du sens. Or la tradition de la pensée politique se définit par « l’attitude du philosophe envers la politique ». Deux idées disent respectivement le sens du commencement et de la fin : chez Platon, l’allégorie de la caverne, qui montre que « le philosophe se détourna de la politique puis y revint afin d’imposer ses normes aux affaires humaines » ; chez Marx, le concept de « société », qui signifie qu’« un philosophe se détourna de la philosophie afin de la “réaliser” dans la politique ». La notion centrale est celle de vérité. En effet, pour Platon, la vérité est hors du monde sensible et elle seule constitue une puissance normative : la norme est philosophique, la permanence est dans la vérité à laquelle seule la philosophie accède, et le réel politique doit céder devant elle. Chez Marx, c’est la philosophie qui est invitée à se taire, dans la mesure précisément où elle se définit comme détournement des affaires humaines, pour être transformée en pensée concrète ; autrement dit la vérité ne peut exister que réalisée, concrètement, dans la réalité, qui devient sociale4.

6Il n’est question ici que du rapport entre philosophie et politique, la philosophie et la politique restant dans leurs définitions inchangées ; mais l’enjeu plus fondamental est celui de la mise en question de cet écart même entre philosophie et politique. Car le point commun entre les gestes de Platon et de Marx est l’irréductible opposition entre philosophie et politique, qui implique d’écarter – au moins temporairement – l’un ou l’autre. Or Arendt précisément, en regard de la situation moderne, réinterroge différentiellement le sens de la philosophie et le sens de la politique. En effet, la philosophie politique ne se donne que dans une tradition, dans la mesure où elle est une attitude, une décision rationnelle, une position explicite par rapport au monde ; selon Arendt, il n’y a finalement aucun sens à la repenser, puisque la tradition ne peut nous en donner qu’une vision juste, à savoir la recherche de la vérité et le privilège de la contemplation. C’est pourquoi d’ailleurs le geste de Marx, tout en en marquant la fin, s’inscrit encore dans cette tradition. Par conséquent, de ce point de vue, la rupture effective avec la tradition est une situation certes difficile, mais libératrice vis-à-vis des fins contemplatives, hors du monde, de la philosophie. Voilà pourquoi Arendt tient à se dire non-philosophe, et voilà pourquoi en même temps il nous est difficile de ne pas la considérer comme telle. Nous sommes en effet tentés d’appeler philosophie toute pensée qui se confronte aux problèmes sans se cacher derrière la façade de la science ; Arendt en revanche désigne clairement par « philosophie » une certaine forme de pensée, traditionnelle, certes distincte de la science et pour cette raison accessible au sens commun, distincte également de l’idéologie, mais qui donne trop à l’idée de vérité absolue. Plus exactement, l’écart par rapport au réel, la fixation par la pensée de ses propres normes, exigences et fins, font partie selon elle de l’essence de la philosophie. Alors que Strauss voit en cela la plus haute qualité de la philosophie, Arendt y voit la raison de son actuelle impuissance.

7En ce qui concerne la politique au contraire, elle doit être absolument repensée. C’est la « politique » qui constitue la « réalité » pour le philosophe politique ; et donc la politique ne saurait en aucun cas être définie comme une simple attitude, une décision rationnelle. C’est ici sans doute que la tradition voile, et nous égare peut-être : de la politique comme réalité à « normer » par la vérité éternelle chez Platon, à la réalité conçue comme « société » chez Marx, un travail de clarification reste à opérer : clarification du concept, mais aussi des expériences de la politique. Nous sommes en situation soit de tout oublier, si nous pensons que seule la tradition est capable de transmettre quelque chose, soit de tout découvrir, si nous nous défaisons des fins de la philosophie pour accéder aux expériences auxquelles le langage – y compris et surtout philosophique – peut nous ouvrir.

8Cette délimitation d’un commencement et d’une fin de notre tradition de pensée politique ne vise donc pas à établir simplement les jalons pour une histoire des idées. Arendt veut aller à la rencontre d’une permanence. Elle cherche quelque chose qui puisse consoner avec notre propre situation : cette consonance ne peut venir que de la permanence de la politique comme problème. La tradition ne nous fournit pas de solutions applicables à notre époque ; en revanche, dans la mesure où elle consiste en la confrontation de la pensée et de la réalité politique, elle offre un certain regard problématique sur cette réalité. Surtout, il ne peut y avoir de moments décisifs dans la pensée que dans la prise de conscience du caractère intrinsèquement problématique du réel lui-même. C’est de cette manière que l’étude de la tradition est susceptible de nous laisser entrevoir le réel lui-même, à condition d’avoir sur elle un regard à la fois critique et sérieux – sérieux, c’est-à-dire qui reconnaisse l’authenticité des expériences réfléchies dans les textes et les positions philosophiques. Cela suppose de se pencher principalement sur les décisions de rupture. En effet, de la même façon que les événements politiques, pour qui sait les considérer, éclairent leur propre passé, seules les grandes décisions de pensée sont en elles-mêmes porteuses de lumière, illuminant, pour le commencement ses suites, pour la fin son héritage. Arendt mêle les métaphores visuelle et musicale : « Le commencement et la fin de la tradition ont ceci en commun que les problèmes élémentaires de la politique ne sont jamais aussi distinctement révélés dans leur immédiate et simple urgence que lorsqu’ils sont formulés pour la première fois et lorsqu’ils connaissent leur ultime relance. Le commencement est, selon les mots de Jacob Burckardt, comme l’“accord fondamental” dont les modulations infinies se font entendre au cours de toute l’histoire de la pensée occidentale. » C’est le même accord fondamental, celui du commencement, qui, de puissance d’harmonie, devient à la fin germe de destruction. Nous pouvons supposer que cet accord est précisément celui de la pensée et de la réalité. Cela ne signifie pas que dans la tradition la philosophie a toujours été en adéquation stricte avec le réel politique : on voit bien qu’au contraire il y a toujours eu, sous diverses modalités, écart. Mais pour Arendt il y a toujours eu une forme de correspondance, celle qui permet les modulations infinies du son : la pensée avait cette capacité à faire écho au réel, c’est-à-dire à exister sans que cette existence nous éloigne définitivement de l’expérience. Autrement dit, notre tradition est certes définie par un choix décisif, celui de l’écart entre la vérité philosophique et le réel ; mais l’ensemble est harmonieux, ce qui signifie qu’un son laisse toujours en même temps entendre, à qui sait écouter, l’accord fondamental qui le rend possible, qui lui donne un sens. Au sein d’un monde à présent disharmonieux parce que privé de ce cadre créateur de significations plurielles, l’écoute du passé pourra nous faire savoir la possibilité d’un accord et nous permettre, non pas de réhabiliter un cadre à présent inefficace, mais de chercher d’autres sons qui puissent consoner avec notre expérience. Le but est de redonner vie à la pensée et sens à l’expérience.

9Pour éclairer la tradition, Arendt se penche sur sa fin, réalisée dans la pensée de Marx. Sans doute y cherche-t-elle la révélation distincte des « problèmes élémentaires de la politique ». Elle affirme que « dans la philosophie de Marx […] le commencement de Platon et d’Aristote prouve sa vitalité en conduisant Marx à des thèses manifestement contradictoires » : pourquoi ?

10Arendt pointe deux contradictions habituellement repérées chez

11Marx :

  • « que dans une “humanité socialisée” […] l’État dépérirait », c’est-à-dire que le plus haut degré de socialisation, visé par le socialisme, impliquerait la disparition du cadre même de réalisation de cet État ;
  • « que la productivité du travail deviendrait si grande que le travail pourrait disparaître, assurant ainsi une quantité de loisir presque illimitée à chaque membre de la société », c’est-à-dire que, là encore, ce qui est au fondement du processus de libération et de socialisation est voué à disparaître au terme de ce processus.

12Or chez Marx ces idées s’inscrivent « dans la partie de sa doctrine habituellement appelée utopique » ; mais les qualifier d’utopiques ne constitue que le moyen pratique de se débarrasser du problème qu’elles soulèvent : car ces « idées » utopiques perdent dès lors leur statut d’idées pour n’être que l’expression de l’imagination du philosophe. Autrement dit, le qualificatif d’« utopique » justifie qu’on ne les prenne pas au sérieux. Arendt choisit au contraire d’affronter leur contenu : d’une part parce que ce sont des « prédictions » et qu’à ce titre elles s’inscrivent dans la partie scientifique de la pensée de Marx ; d’autre part parce qu’« elles contiennent bien entendu l’idéal marxiste de la meilleure forme de société » et qu’en ce sens elles font partie de la philosophie politique de Marx ; et donc, « en tant que telles, elles ne sont pas utopiques ».

13Arendt nous fournit une interprétation singulière de ces idées marxistes : la vision de l’humanité qu’elles déterminent est en fait la réalisation d’un idéal antique, caractérisé par deux éléments essentiels. Le premier est l’expérience de « l’État-cité athénien », où la participation aux affaires publiques, à la politique, supposait un affranchissement quasi total par rapport au travail, défini comme effort et pénibilité ; le second est l’idéal philosophique d’une existence de loisir, comme affranchissement non seulement de la pénibilité du travail, mais encore de l’activité politique : c’est ainsi que peut être lue la prédiction de Marx selon laquelle l’activité politique est vouée à se simplifier au point d’être réalisable par tous. Donc, en s’écartant de la définition moderne de l’État-Nation, Marx est grec : il pense comme un Grec, c’est-à-dire dans le cadre fourni par la rationalisation d’expériences authentiquement grecques.

14Mais sa pensée bien sûr n’est pas assimilable à celle de Platon ou d’Aristote : l’attitude consciente reste celle du renversement, dont la preuve la plus manifeste se trouve dans la volonté marxiste de faire de la philosophie une action transformatrice du monde et de la conscience des hommes5. Cette décision prend appui sur des changements importants au sein de la réalité : c’est pour répondre aux mutations profondes de la société que Marx a renversé la tradition. C’est ainsi que « cette partie de ses théories est conforme à certaines mutations qui ne se sont pleinement révélées qu’à notre époque. Le gouvernement au sens ancien a, à bien des égards, cédé la place à l’administration, et l’accroissement constant du loisir pour les masses est un fait dans tous les pays industrialisés ». Le geste de Marx résulte d’un affrontement à la réalité elle-même et d’une conscience forte des changements survenus au sein de l’expérience.

15Mais précisément, le cadre conceptuel fourni par la tradition s’est révélé plus puissant que le caractère inédit de la réalité humaine : « L’emprise que la tradition exerçait sur lui réside dans sa manière d’appréhender cette mutation dans une lumière idéalisée, et dans sa manière de la comprendre en des termes et avec des concepts ayant leur origine dans une période historique entièrement différente. » Autrement dit, les cadres de pensée traditionnels ont donné le ton à la réalité alors que celle-ci avait changé au point de ne plus pouvoir légitimement être appréhendée dans ces cadres. La « lumière idéalisée » est celle qui émane de concepts dont l’ancrage concret a en vérité disparu. Les concepts ne peuvent avoir d’efficacité que dans la mesure où leur origine, qui est toujours de l’ordre de l’expérience, est encore mobilisable. Ou encore, Marx n’a pas su voir à quel point un concept correspond toujours à une expérience, non parce qu’il en serait la simple traduction, mais parce que son sens même en provient.

16C’est pourquoi Marx n’a pas véritablement perçu la consistance d’époque de la modernité : « cela le rendit aveugle aux problèmes authentiques et très embarrassants inhérents au monde moderne et donna à ses prédictions leur caractère utopique. » En effet, est nécessairement utopique ce qui est dit en des termes non appropriés, en des termes qui n’évoquent plus aucune expérience effective, mobilisable. C’est pourquoi, d’une part, pour penser l’époque moderne, il est impératif d’inventer de nouveaux concepts, en correspondance avec l’expérience collective spécifiquement moderne ; c’est ce que fait Arendt avec le totalitarisme. C’est pourquoi, d’autre part, Marx incarne la fin de la tradition. Car la contradiction interne de certaines de ses thèses fondamentales, de celles qui engagent l’avenir de l’humanité, signale une impasse de la pensée. Il ne peut y avoir de sens pour Arendt à vouloir réactiver comme telle une expérience révolue – en l’occurrence celle de la démocratie athénienne. Arendt n’est pas nostalgique, elle ne cherche pas – désespérément – une solution dans un âge d’or de l’expérience politique. Le repérage et l’élucidation des puissantes expériences collectives du passé ont un tout autre but : par le biais de la clarification des concepts, la compréhension de l’existence véritablement humaine. C’est pourquoi enfin le commencement prouve sa vitalité dans les contradictions des théories de Marx : car ces contradictions proviennent de la contrainte exercée par les concepts traditionnels sur une réalité avec laquelle ils n’ont plus d’écho ; l’accord fondamental persiste, pour ainsi dire de force, alors que la réalité ne rend plus que des sons qui entrent en dissonance.

17À l’appui de cette idée, Arendt étudie trois thèses centrales de Marx et montre dans chaque cas la « rébellion consciente » qui la définit et la « contradiction fondamentale » qui l’habite. Par la première de ces thèses, à savoir que « le travail a créé l’homme », « Marx défie le Dieu traditionnel, l’appréciation traditionnelle du travail et la traditionnelle glorification de la raison ». Voici où se situe la contradiction : « Si le travail est la plus humaine et la plus productive des activités de l’homme, que se passera-t-il lorsque, après la révolution, “le travail (sera) aboli” dans le “royaume de la liberté”, lorsque l’homme sera parvenu à s’en affranchir ? » Selon la seconde thèse, « la violence est la sage-femme de l’histoire » ; par cette affirmation, Marx marque sa rébellion sur deux plans : d’une part, « la violence est traditionnellement l’ultima ratio dans les rapports entre les nations et la plus honteuse des actions domestiques puisqu’on la considère toujours comme le signe caractéristique de la tyrannie » ; d’autre part, la contrainte par la force s’oppose directement à la persuasion par arguments, et « la glorification par Marx de la violence contient donc le reniement le plus exprès du logos, de la parole, la forme de commerce diamétralement opposée et traditionnellement la plus humaine ». Arendt pointe une contradiction : « Si la violence est la sage-femme de l’histoire et par conséquent l’action violente, parmi toutes les formes d’actions humaines, celle de plus haut rang, que se passera-t-il quand, après l’aboutissement de la lutte des classes et la disparition de l’État, aucune violence ne sera même plus possible ? » Enfin, la troisième thèse de Marx énonce que : « les philosophes ont interprété le monde pendant assez longtemps ; le moment est venu de le transformer. » La rébellion réside dans ce que « pour la philosophie traditionnelle c’eût été une contradiction dans les termes que de “réaliser la philosophie” », car par définition la philosophie n’est ni de ce monde ni pour tous ; quant à la contradiction, elle peut s’exprimer ainsi : « lorsque la philosophie aura été à la fois réalisée et supprimée dans la société future, quelle sorte de pensée restera-t-il6 ? »

18La tradition est si puissante, si coercitive, que la rébellion contre elle conduit nécessairement à la contradiction ; elle ne tolère pas la révolte. Mais devant le fait avéré de la contradiction, comment réagir ? On peut envisager trois attitudes différentes. La première serait le pur et simple abandon : en effet, si le geste de rébellion pousse la pensée à se contredire elle-même, cela prouve qu’il n’apporte rien de bon, car il n’est rien de pire que le défaut de cohérence de la pensée ; concrètement, il est tout à fait possible de décider de faire perdurer la validité de la tradition ; mais cela implique de sacrifier ce qui précisément est venu créer la contradiction, à savoir la reconnaissance d’expériences collectives nouvelles. Autrement dit, vouloir étouffer la contradiction, vouloir la faire disparaître revient à nier les changements dans la réalité même. Une telle décision ne peut donc mener qu’à de la pensée abstraite, finalement aussi éloignée du réel que peuvent l’être, dans deux registres différents, la science ou l’idéologie. Or on peut dire justement que le grand mérite de Marx est d’avoir préféré la contradiction à la négation de la réalité ; il a préféré la quête – malheureuse – d’une correspondance à la cohérence satisfaisante d’une pensée qui n’a plus affaire qu’à elle-même.

19La deuxième attitude possible serait d’accepter simplement l’invalidité de la tradition et d’en déduire l’impuissance de la pensée en général : il s’agirait dès lors de ne plus rien tenter, d’assister aux bouleversements sans chercher à les comprendre, la pensée n’ayant plus aucun rôle à jouer.

20Mais n’y a-t-il pas une autre issue, féconde, à cette contradiction ? La troisième attitude viserait à conférer toute sa puissance à la réalité pour se défaire de la force coercitive de la tradition, à risquer momentanément l’angoisse du vide pour mieux faire renaître la pensée. C’est le geste que tente de réaliser Arendt. Les contradictions des théories de Marx signalent qu’il est impératif de s’émanciper de la tradition ; celle-ci a correspondu à une époque où l’expérience originelle de la philosophie politique était susceptible de dire encore quelque chose. Le moment-Marx, à l’auditeur attentif de sa pensée, doit pouvoir signaler l’urgence d’un autre projet. Voici en effet la nouvelle lecture qu’Arendt donne à présent de l’époquetradition : « Notre tradition de pensée politique commença lorsque Platon découvrit qu’il était en somme inhérent à l’expérience philosophique de se détourner du monde commun des affaires humaines ; elle prit fin lorsque rien ne resta de cette expérience que l’opposition de la pensée et de l’action, qui, privant la pensée de réalité et l’action de sens, les rend toutes deux insignifiantes. »

21L’histoire de la tradition n’est donc rien d’autre que l’histoire d’un évidement. L’opposition conceptuelle, hiérarchique, de la pensée et de l’action a certes relevé d’une décision de la raison et a été l’expression de sa liberté inauguratrice ; mais elle correspondait effectivement à une expérience, l’expérience proprement philosophique. Si à présent il ne reste plus que « l’opposition de la pensée et de l’action », nous avons simplement deux concepts séparés, dont le conflit même est vide de sens. Marx est resté dans le cadre de la tradition parce son geste n’a été que celui du renversement ; en renversant les hiérarchies traditionnelles, il a maintenu les oppositions comme telles. Or, Arendt nous dit que l’opposition de la pensée et de l’action, quelle que soit l’activité que l’on juge supérieure à l’autre, est caduque, car les conditions d’une expérience authentiquement philosophique ont disparu. Elle parle d’abord d’expérience philosophique pour nous mettre ensuite devant le fait de l’opposition stérile entre pensée et action. Car la philosophie est traditionnelle ; la pensée en revanche est une exigence de toute époque.

22Les contradictions internes aux théories de Marx n’ont pas pour seul rôle de mettre au jour l’urgence d’une nouvelle activité de la pensée ; elles fournissent également un matériau fécond. N’oublions pas en effet que la contradiction des trois thèses formulées provient, non pas d’une négligence de la nouveauté des phénomènes, mais de la croyance selon laquelle seuls les concepts traditionnels seraient aptes à fournir un cadre légitime de pensée. La pensée doit s’affronter aux concepts ; s’ils sont vides, cela signifie qu’il faut soit les clarifier, soit en mobiliser de nouveaux. Tous les concepts clés des thèses marxistes dont s’empare Arendt font l’objet d’une réflexion approfondie dans l’un ou l’autre ouvrage. C’est ainsi que, dans Condition de l’homme moderne, le travail est défini comme l’activité de l’homme comme être biologique, comme corps faisant partie de la nature, et donc comme une activité distincte de la fabrication7 ; c’est ainsi également que, dans « Qu’est-ce que l’autorité ? » et dans Du mensonge à la violence, l’idée de violence est étudiée dans l’optique d’une clarification des concepts de pouvoir, puissance et autorité8 ; le concept d’histoire et les philosophies de l’histoire sont pris pour objets dans « Le concept d’histoire. Antique et moderne9 » ; quant à la volonté de transformer le monde, elle est remise en cause, dans Condition de l’homme moderne, grâce à une distinction – et non pas une opposition – entre la pensée et l’action, et entre l’action et la fabrication10. Toutes ces distinctions, qui constituent souvent le corps de la réflexion arendtienne, concernent essentiellement les différentes formes d’activités humaines, car ce sont elles qui sont directement porteuses d’expériences, comme si elles incarnaient, dans leur pluralité, la pluralité les liens possibles entre la pensée et la réalité.

La revanche de la tradition : l’empêchement du sens

23Cette lecture de la fin de la tradition permet à Arendt d’appréhender le concept même de tradition et les raisons de sa puissance.

24Tout d’abord, « la force de cette tradition, son emprise sur la pensée de l’homme occidental, n’a jamais dépendu de la conscience qu’il en avait ». Autrement dit, la tradition agit sur la pensée des hommes sans que ceux-ci en aient réellement conscience. Cette proposition signifie-t-elle que les penseurs ne maîtrisent pas leur pensée ? Ou que quelque chose – la tradition – agit en eux inconsciemment et détermine le contenu de leurs positions philosophiques ? Deux mauvaises interprétations doivent être évitées. La première ferait de la tradition une sorte de « raison dans l’histoire », qui conduirait les réalisations conscientes et intentionnelles des hommes vers une fin qui leur échappe ; Arendt ne dit pas cela : car la tradition n’est pas finalisée ; sa puissance ne se définit pas par sa fin. La seconde interprétation ferait d’Arendt une historiciste au sens straussien : mais jamais Arendt ne considère les différentes théories traditionnelles comme des visions du monde – des Weltanschauungen – résultant du contexte historique dans lesquelles elles sont apparues et qui, dès lors, seraient entièrement compréhensibles à l’aide de ce seul contexte. Lorsque Arendt traite la tradition comme une époque – donnant du même geste le statut d’époque à la modernité –, ce n’est absolument pas dans le but de réduire les pensées qui s’y inscrivent en ne les considérant que comme des expressions modulées de cette époque.

25Elle veut en revanche montrer que la force de la tradition tient à un autre facteur qu’à la volonté consciente de s’en inspirer ou d’y prendre appui. Pour elle, les moments explicites de référence à la tradition sont même à comprendre comme des références à un passé très lointain, voire à une origine, et en ce sens ce n’est pas à la tradition qu’ils se réfèrent. Car la tradition est précisément ce qui lie au passé de manière univoque, déterminée, à l’opposé d’un regard qui se veut libéré, émancipé sur le passé. Ainsi, paradoxalement, Arendt lit ce qu’on appelle souvent la nostalgie romantique comme le premier germe de la remise en question de la tradition comprise comme évidence : « Aujourd’hui la tradition est parfois considérée comme un concept essentiellement romantique, mais le Romantisme ne fit rien d’autre que de mettre le débat sur la tradition à l’ordre du jour du xixe siècle. Sa glorification du passé ne servit qu’à marquer le moment où l’âge moderne était sur le point de transformer notre monde dans son ensemble à tel point qu’une confiance en la tradition allant de soi n’était plus possible. »

26Comment la tradition peut-elle donc agir sans qu’il y ait pleine conscience de sa puissance ? Elle agit d’une part à la suite d’une décision prise à une période précise de l’histoire, une décision rationnelle répondant à l’expérience d’une dépendance : la décision romaine, dont nous avons vu plus haut qu’elle constituait également l’acte de naissance de la notion d’autorité : « les Romains adoptèrent la pensée et la culture classiques grecques comme leur propre tradition spirituelle et décidèrent ainsi historiquement que la tradition allait avoir une influence formatrice permanente sur la civilisation européenne. » Simplement, cette décision a été oubliée comme telle tandis que la tradition perdurait. Elle agit d’autre part par le biais de ces concepts fondamentaux qui, à l’origine, correspondaient à des expériences, puis se sont vidés peu à peu de ce rapport tout en conservant leur force coercitive. Autrement dit, Arendt met ici en valeur la double puissance du langage de la pensée : il est d’un côté coercitif, de l’autre potentiellement révélateur des expériences qui lui ont donné naissance.

27En effet, « la fin d’une tradition ne signifie pas nécessairement que les concepts traditionnels ont perdu leur pouvoir sur l’esprit des hommes », ce qui est manifeste dans « la recrudescence de pensées rigoristes et contraignantes qui survint après que Kierkegaard, Marx et Nietzsche eurent défié les thèses fondamentales de la religion traditionnelle, de la pensée politique traditionnelle et de la métaphysique traditionnelle en renversant consciemment la hiérarchie traditionnelle des concepts ». Comment comprendre ce fait si les théories de Marx marquent la destruction de cette tradition ? En réalité, cette « recrudescence » ne constitue qu’un effort désespéré pour faire revivre une tradition moribonde ou même déjà morte. La force coercitive de la tradition est telle qu’après sa mort annoncée elle continue d’agir sur ceux qui n’imaginent aucune pensée possible – aucune vie de l’esprit possible – en dehors de ce que le passé, d’autorité, nous transmet. Leur situation est proche de celle que décrit Strauss dans « Sur le nihilisme allemand », la situation des défenseurs de la société close, qui, face aux nihilistes, se retrouvent dans la position inconfortable des conservateurs. Leurs pensées sont « rigoristes et contraignantes », car elles visent seulement la perduration d’un ordre désormais dépourvu de sens et d’un cadre désormais vide. Elles résultent de la négation de la réalité, du refus de reconnaître la nouveauté au cœur du réel lui-même, pour sauvegarder – artificiellement – la cohérence de la pensée ; elles deviennent par conséquent abstraites, confirmant le divorce entre la pensée et la réalité caractéristique de la brèche dans laquelle nous sommes.

28Mais ce phénomène montre plus fondamentalement encore que les pensées rebelles vis-à-vis de la tradition ne sont pas constitutives de la rupture qui a donné naissance à notre époque. En effet, une rupture historique ne peut être le résultat d’une décision rationnelle ; autrement dit, les « événements de pensée » ne sont pas des événements à part entière. Pour Arendt, la pensée a pour vocation d’accompagner le réel et de l’éclairer, mais en aucun cas elle n’est productrice de réel. Le monde ne change pas parce les penseurs changent ou parce que les penseurs le décident : l’importance du geste marxiste tient essentiellement à la prise en compte de phénomènes nouveaux. C’est pourquoi « ni la recrudescence du xxe siècle, ni la révolte du xixe siècle contre la tradition ne furent véritablement causes de la rupture dans notre histoire. Celle-ci naquit d’un chaos de problèmes de masse sur la scène politique et d’opinions de masse dans le domaine spirituel que les mouvements totalitaires, au moyen de la terreur et de l’idéologie, cristallisèrent en une nouvelle forme de gouvernement et de domination. » Ainsi, « la rupture dans notre tradition est maintenant un fait accompli. Elle n’est ni le résultat du choix délibéré de quelqu’un ni susceptible d’être changée par une décision à venir. » Arendt rejette toute lecture spiritualiste de l’événement. Une rupture a toujours à voir avec la pensée, mais à deux égards seulement : d’une part dans la mesure où toute « pensée » est nécessairement elle-même « mondaine ». La pensée, éminemment distincte de l’action et de l’intervention dans le monde, ne crée pas le monde – cette idée n’est qu’une illusion propre à la pensée englobante ou totalisante – ; mais puisque l’activité de l’homme est toujours accompagnée d’une forme de conscience de cette activité, l’événement n’est jamais complètement séparé de la spiritualité. D’autre part, parce que l’événement est par excellence ce qui donne à penser.

29C’est pourquoi, aux yeux d’Arendt, Marx est dans la confusion lorsqu’il envisage l’idée même d’une transformation du monde ; cette confusion est caractéristique de l’âge moderne, défini comme seconde période de notre tradition, et Arendt la combat en distinguant l’action et la fabrication. Elle montre notamment comment Machiavel applique au domaine de l’action politique la catégorie moyens/fin, issue du domaine de l’œuvre. Au fond, le propre de la tradition, dès son commencement, est d’avoir instauré entre les activités humaines une hiérarchie au sein de laquelle la vie de l’esprit est supérieure à l’action, elle-même supérieure au travail comme activité du corps. Or cette hiérarchie constitue pour ainsi dire le geste propre de la philosophie comme détournement des affaires humaines. Contre la confusion de l’âge moderne, qui a abouti à la rébellion consciente de Marx et à la destruction de la tradition, mais qui historiquement s’intègre à cette grande époque nommée tradition, Arendt abandonne la hiérarchie pour mieux rétablir la distinction. On se prive des moyens de comprendre lorsque comme Marx on donne à la fabrication le nom de travail, que l’on demande à l’action d’avoir les caractères de l’œuvre, et que l’on exige de la pensée – ici, de la philosophie – d’agir directement dans le monde, celui de la politique et des esprits.

30Mais la seule vraie rupture est événementielle, c’est-à-dire qu’elle a surgi au cœur de la réalité ; et elle n’est rupture dans la pensée que par écho. Elle a donc toutes les caractéristiques de l’événement, sa fonction est « révélante ». Il s’agit de l’événement totalitaire, qui a cristallisé les problèmes inédits de notre monde. Son impact est aussi important au niveau politique, essentiellement dans le règne de la terreur, qu’au niveau spirituel, par le rôle de l’idéologie. Le point commun à ces deux dimensions réside dans la volonté absolue – qui, à certains égards, a atteint sa fin, mais qui d’un autre point de vue était nécessairement vouée à l’échec – de contraindre l’homme à la transformation, jusqu’à sa conscience la plus intime. Or dans cette idée on retrouve la trace de Marx. Le totalitarisme est un concept politique qui s’applique à deux régimes politiques distincts. Ils appartiennent à un même type, défini dans sa nature par la terreur, dans son principe par l’idéologie. Il serait dès lors aisé pour Arendt, d’une part en raison de la relation entre marxisme, communisme et stalinisme, d’autre part en raison de l’idée, très présente chez Marx, de transformation du monde, de voir entre le geste de Marx et le totalitarisme une relation de cause à effet.

31Mais c’est précisément le pas qu’elle ne franchit jamais : « Il se peut que les tentatives des grands penseurs après Hegel pour se dégager des types de pensée qui avaient gouverné l’Occident pendant plus de deux mille ans aient annoncé cet événement et elles peuvent certainement aider à l’éclairer, mais elles ne l’ont pas causé » ; « tenir les penseurs du xixe siècle, rebelles à la tradition, pour responsables de la structure et de la physionomie du xxe siècle est même plus dangereux qu’injuste. » D’une part, Arendt critique l’application du concept même de causalité à la vie humaine et la recherche d’une explication à l’événement ; d’autre part, elle rejette l’idée d’une causalité spirituelle de l’événement. Sa démarche se différencie ici nettement de celle de Strauss. Chez les deux auteurs on trouve la même volonté de comprendre, la même recherche de clarté et le même sentiment qu’il est urgent pour la pensée de se penser sur de nouvelles bases. « Sur le nihilisme allemand » et « La tradition et l’âge moderne » relient tous deux la lecture de l’événement au regard porté sur le passé. Mais la causalité spirituelle recherchée par Strauss est explicitement critiquée par Arendt ; c’est pourquoi Strauss juge approprié d’appliquer une méthode généalogique, par étapes successives, tandis qu’Arendt cherche, en variant son regard, à mettre en valeur la pluralité des facteurs qui ont concouru à l’apparition, imprévisible, de l’événement, et auxquels il ne peut pas se réduire. La conférence de Strauss part – d’ailleurs par exception – de l’événement, parce que pour lui l’essentiel est ailleurs. S’intéressant au rapport entre le nazisme et Nietzsche – et non pas entre le stalinisme et Marx – il ne tombe pas dans l’accusation facile : Nietzsche n’est pas responsable du nazisme ; mais il montre que le nazisme n’est que l’effet politique, c’est-à-dire visible, de modifications fondamentales dans la manière dont la pensée se regarde elle-même et fixe ses propres fins : à cet égard pour lui, au contraire d’Arendt, il n’y a sans doute d’événement digne de ce nom qu’au sein de la pensée.

32C’est pourquoi le désir de clarification, commun aux deux auteurs, n’a pas le même but ni les mêmes résultats. L’identification straussienne du nazisme à la tyrannie nous montre que la réalité ne change pas, et que donc notre impuissance provient du mal que nous avons fait à la pensée ; retrouver le bon usage de la pensée – c’est-à-dire la pratique philosophique –, indépendamment de l’impression illusoire de nouveauté que nous renvoie l’expérience actuelle, doit nous permettre de mobiliser les moyens de la lutte. Dans ce cadre-là, le concept de totalitarisme appartient aux yeux de Strauss à la catégorie des concepts vides, pseudo-scientifiques, au vocabulaire techniciste que l’on trouve dans les sciences sociales, au langage qui nous sépare du sens commun. Pour Arendt au contraire, la découverte de nouveaux concepts est le seul moyen pour lier à nouveau la pensée au sens commun, à condition bien sûr que ces concepts ne soient pas vides. Elle montre précisément que, contrairement à ce que pense Strauss, un tel geste est possible de nos jours – la rupture avec la tradition l’a même rendu possible. Il suppose simplement de reconnaître, quand il a lieu, l’événement au cœur de la réalité.

33Pourquoi l’attitude qui consiste à rendre les penseurs du xixe siècle responsables du monde du xxe siècle est-elle alors « même plus dangereuse qu’injuste » ? Parce que « les implications manifestes de la domination totalitaire réelle vont bien au-delà des idées les plus radicales ou les plus aventureuses de n’importe lequel de ces penseurs ». Nous avons vu le danger que présente la volonté d’inscrire l’événement dans une histoire totalisante : d’une part, la dimension explicative, scientifique, risque à tout moment de faire perdre la question du sens ; d’autre part, le postulat d’un sens total, l’affirmation a priori de l’existence d’un sens – dialectique – dans ce qui nous frappe d’abord par son horreur et son absence de sens, empêche de voir que le sens doit être indéfiniment pensé et formulé. N’oublions pas en effet que la pensée doit être une sorte d’achèvement indéfini de l’action et de l’événement ; elle est close et non questionnante si elle précède logiquement l’événement : car dans ce cas elle n’est qu’une négation de sa dimension première de compréhension. Or chercher dans des positions philosophiques les raisons de l’événement totalitaire revient précisément à céder à ces deux travers à la fois, en oubliant la charge, la responsabilité qu’il y a à penser et agir, et en se maintenant dans l’illusion : en effet, si l’événement est le résultat d’attitudes de pensée, cela signifie qu’il relève de l’ordre de la décision rationnelle ; par conséquent pour qu’il n’ait plus lieu il suffirait de le vouloir – rationnellement –, il suffirait de penser autrement, par exemple d’adopter, au pouvoir, une position conservatrice, de lutter contre les « nihilismes », ou encore de changer de regard sur l’éducation et de revenir à des formes antérieures d’autorité. Autrement dit, le premier mouvement de déresponsabilisation de tous se double d’une responsabilisation abusive des penseurs professionnels de notre temps, comme si l’événement pouvait se décider. Pour Arendt, en aucun cas l’événement ne se décide, il n’est pas le résultat d’un acte de notre volonté ; il ne se maîtrise ni par l’action ni par la pensée. Il n’échappe pas pour autant à la sphère de l’humain : il est révélateur, à telle époque donnée, des conditions de la pensée et de l’action. Il est dangereux de rabattre l’événement sur ce qu’il n’est pas, sur un ordre qui n’est pas le sien : c’est s’empêcher de voir toutes ses implications, de le saisir dans sa dimension révélante. Précisément, Arendt entreprend de reconnaître l’événement comme tel, c’est-à-dire dans son aspect de rupture, d’émergence du discontinu au sein du continu.

34Elle affirme que « pour le meilleur et pour le pire, [Kierkegaard, Marx et Nietzsche] furent encore retenus par le cadre des catégories de la grande tradition. À certains égards, nous en sommes davantage dégagés ». Seule la réalité peut être irrévocable – quand il y a événement –, et non pas la pensée ; mais seule une réalité irrévocable, perçue comme rupture, peut permettre un nouveau commencement dans la pensée. L’événement autorise un renouveau de la pensée dans la mesure où il prouve de manière éclatante l’impuissance de la tradition devant une réalité trop forte, et par là-même la capacité humaine à innover ; de cette manière il invite également la pensée à se renouveler, à se refonder. L’événement, si destructeur soit-il, incite la pensée à commencer. Kierkegaard, Marx et Nietzsche ont pu se rebeller, mais ils n’ont pas pu commencer, comme si la réalité ne les y avait pas encore autorisés. Il n’est absolument pas question de « sauver » l’événement totalitaire, comme s’il fallait rendre le mal « dialectisable » ou le dissoudre dans un point de vue plus élevé que lui : en tant que mal non dialectisable, le mal totalitaire à l’inverse met fin aux tentatives pour remplacer l’autorité de la tradition par le fil de la continuité historique11.

35Dès lors, Kierkegaard, Marx et Nietzsche peuvent être considérés ensemble ; car il ne s’agit plus de cerner la rébellion vis-à-vis de la tradition ni de saisir uniquement la « vitalité » de la tradition jusque dans sa fin. Il s’agit à présent de prendre à cœur le rôle dévolu au penseur d’aujourd’hui, celui qui vient après la vraie rupture, de jouir de la liberté laissée par la destruction de la tradition, de cette « grande chance de pouvoir regarder le passé avec des yeux que ne distrait aucune tradition, avec une immédiateté qui a disparu de la lecture et de l’écoute occidentales depuis que la civilisation romaine se soumit à l’autorité de la pensée grecque ». Il faut découvrir le passé à partir des traces qu’il laisse – ses textes – et des sons qu’il rend – son accord ou son désaccord avec ce dont il hérite –, à l’opposé de l’acceptation simple de ce qui nous en est transmis. La pensée doit être écoutée, c’est-à-dire étudiée dans son rapport à l’expérience. Kierkegaard, Marx et Nietzsche sont considérés ensemble parce qu’ils sont des guides : contre une lecture univoque du passé, Arendt choisit plusieurs guides ; car il n’est question ni de sauver la tradition, ni de lui trouver un substitut. En effet, « Kierkegaard, Marx et Nietzsche sont pour nous comme les guides d’un passé qui a perdu son autorité ». Leurs contradictions peuvent nous conduire à ce qui dans la tradition est puissant : mais dans le même geste, elles doivent nous indiquer à ce qui en elle ne suffit plus. L’objectif n’est pas « négatif », il ne consiste pas seulement à écarter ce qui dans le passé ne nous sert plus à penser : il est plus fondamentalement de découvrir des expériences avec lesquelles consoner. La culture est en jeu dans cette démarche : car non seulement elle est actuellement sans autorité, mais encore elle est pour la plupart des hommes sans intérêt ; dans ce cadre le regard neuf sur le passé vise à rendre la culture audible en en faisant autre chose que ce qui vaut « d’autorité », à entendre les expériences dont elle garde la trace. Il ne s’agit jamais pour Arendt de désigner l’ennemi à combattre – pour combattre en effet il n’est pas nécessaire de véritablement comprendre12. Il s’agit plutôt de déterminer ce que l’on veut établir : car « le tonnerre de l’explosion finale a également submergé le silence précédent lourd de menaces qui nous répond toujours chaque fois que nous osons demander, non pas “Contre quoi combattons-nous ?”, mais “Pour quoi combattons-nous13 ?” ».

36Chez Kierkegaard, Marx et Nietzsche, Arendt repère un même processus à l’œuvre et procède au même type d’analyse : sa lecture distingue dans chaque cas une expérience nouvelle, à laquelle l’auteur propose une réponse sous forme de saut ; elle met au jour une position philosophique fondamentale, qui incarne l’influence de la tradition ; elle étudie le résultat du geste de l’auteur, l’interprète comme revanche de la tradition sur l’intention, met en valeur son intérêt dans la compréhension de la modernité, et enfin pointe l’échec auquel il aboutit.

37À l’expérience nouvelle de « la perte moderne de la foi, non seulement en Dieu, mais aussi bien en la raison », Kierkegaard propose une réponse : son saut « du doute dans la croyance ». La position philosophique, partie intégrante de notre tradition, qui intervient dans l’élaboration de son geste, est celle de Descartes et de son doute, dans la mesure où celui-ci conduit à une perte de la foi. Voici le résultat auquel aboutit Kierkegaard : « l’expérience religieuse sincère n’a plus semblé possible que dans la tension entre le doute et la foi » ; par conséquent, la seule issue est trouvée dans l’« affirmation violente de l’absurdité et de la condition humaine et de la croyance humaine ». La revanche de la tradition sur l’intention de Kierkegaard s’exprime dans la revanche de l’opposition conceptuelle traditionnelle entre foi et raison sur l’intention d’« affirmer la dignité de la foi contre la raison ». Quant à la « pertinence » de Kierkegaard dans son appréhension de la modernité, elle réside dans ce qu’« il sut que l’incompatibilité de la science moderne et des croyances traditionnelles […] résidait […] dans le conflit entre un esprit de doute et de défiance qui ne peut en fin de compte se fier qu’à ce qu’il a établi lui-même et la traditionnelle confiance aveugle en ce qui a été donné et apparaît dans son être vrai à la raison et aux sens de l’homme ». Arendt enfin identifie l’échec kierkegaardien : « la tentative de Kierkegaard pour sauver la foi de l’assaut de la modernité rendit moderne la religion elle-même, c’est-à-dire sujette au doute et à la défiance. »

38Sans doute l’expérience nouvelle de Marx est-elle celle des nouvelles conditions d’existence et de travail, auxquelles il répond par un saut « de la théorie dans l’action et de la contemplation dans le travail », et par la volonté de « réaffirmer la dignité de l’action humaine contre la contemplation et le relativisme historique moderne ». La position philosophique, inhérente à la modernité, qui joue ici le rôle clé, est celle de Hegel, qui a « transformé la métaphysique en une philosophie de l’histoire et fait du philosophe cet historien au regard tourné vers l’arrière, auquel, en fin de compte, à la fin des temps, la signification du devenir et du mouvement, non de l’être et de la vérité, se révélerait » : c’est pourquoi le geste de Marx, caractérisé par ailleurs comme détournement de la philosophie, ne peut avoir lieu qu’après l’abandon de l’idée traditionnelle de vérité philosophique. Le résultat obtenu est la superposition de « la “loi de l’Histoire” à la politique » et, par conséquent, la perte de signification des deux, « de l’action non moins que de la pensée, de la politique non moins que de la philosophie », qui ne sont plus que « de simples fonctions de la vérité et de l’histoire ». Arendt lit la revanche de la tradition dans le poids de l’opposition traditionnelle entre théorie et pratique. Quant à la « pertinence » de Marx dans l’appréhension de la modernité, elle se situe dans la reconnaissance du caractère décisif « des Révolutions française et industrielle qui, ensemble, avaient élevé le travail, traditionnellement la plus méprisée de toutes les activités humaines, au comble de la productivité ». Mais l’échec de son geste réside dans l’assujettissement de l’activité humaine, et même de la pensée, « au despotisme inexorable de la nécessité ».

39L’expérience nouvelle de Nietzsche est probablement celle du nihilisme. Sa réponse consiste en un saut, « du royaume non sensible, transcendant, des idées et des évaluations à la volupté de la vie », en un « retournement du platonisme », en une « transmutation des valeurs » ; Nietzsche veut ainsi « affirmer la dignité de la vie humaine contre l’impuissance de l’homme moderne ». La position philosophique déterminante est celle de Platon, dans la mesure où il incarne toute la tradition et la hiérarchie des mondes. Voici le résultat du geste nietzschéen : sa volonté de « surmonter le nihilisme inhérent non pas aux notions des penseurs mais à la réalité de la vie moderne » conduit précisément au nihilisme – à l’abolition des deux mondes. La revanche de la tradition est celle de « l’opposition entre le transcendant et le donné sensible ». La pertinence de Nietzsche dans son appréhension de la modernité tient essentiellement dans son analyse du relativisme moderne. Mais l’échec est patent car il finit par prendre à son compte la notion moderne de valeur, relativisant cela même dont il voulait rétablir la dignité.

40La modernité dont cherchent à s’emparer ces trois penseurs est toujours saisie à deux niveaux : celui de l’existence même et celui des modes de pensée. Mais les « expériences nouvelles » qui mobilisent leur esprit et les poussent au renversement touchent essentiellement à des formes de conscience, à des attitudes par rapport au monde ; autrement dit, c’est comme s’ils ne parvenaient à aborder la réalité que par le biais du rapport des hommes à cette réalité. D’ailleurs, dans la lecture qu’elle offre des trois philosophies, Arendt elle-même ne distingue pas toujours clairement ces deux plans : c’est que les modes de pensée, modernes ou traditionnels, s’intègrent pour ainsi dire à la réalité. Il serait absurde en effet de dire que le regard que les hommes ont sur leur existence est extérieur à cette existence même ; mais surtout le fait est que ces penseurs à leur époque ne peuvent avoir affaire qu’à des éléments, des « traits » d’une modernité qui n’éclatera dans sa réalité que lors de l’événement totalitaire.

41C’est probablement l’influence de la tradition qui empêche d’y voir plus clair : elle maintient la pensée dans des oppositions conceptuelles vides. Et c’est précisément dans la mesure où elles sont vides, où elles ne renvoient pas à « une expérience humaine vivace », qu’elles sont contraignantes. Si l’expérience était toujours là, ces concepts guideraient probablement sans contraindre. Paradoxalement, alors que la pensée ne fait pas le réel, les concepts vides transmis par la tradition ont le pouvoir d’empêcher certaines expériences. Comment est-ce possible ? Parce que l’expérience à proprement parler est suivie de l’acte infini de la compréhension.

42C’est parce qu’elle confond les activités que l’évolution de la tradition rend leur expérience impossible. La seule issue se trouve dans la distinction des concepts, capable de nous faire sortir de l’obscurité. Il faut donc tenter de produire un rapport immédiat à l’expérience, dans sa pluralité, c’est-à-dire non seulement à cette expérience oubliée qui avait donné lieu au commencement de la pensée politique, mais aussi à notre expérience de modernes qui exige cette entreprise de clarification.

43Au fond, le renversement ne peut se faire qu’à l’intérieur d’un cadre, et il est toujours « artificiel » parce qu’il donne la priorité à la cohérence. En effet, la réalité ne se renverse jamais. En revanche elle change ; mais à l’époque de Kierkegaard, de Marx et de Nietzsche, ce changement n’est pas assez manifeste pour conduire la pensée à faire l’effort d’un nouveau commencement. Tous trois, dans la lecture que donne Arendt de leur pensée, veulent toujours affirmer la dignité d’une dimension de l’homme – de la foi pour Kierkegaard, du travail et de l’action pour Marx, de la vie humaine pour Nietzsche – ; mais cette affirmation forte n’est pas assez puissamment en rapport avec l’expérience, positive ou négative, de cette dignité ; c’est pourquoi ils ne peuvent offrir qu’une ébauche de compréhension, écrasée par le poids d’une tradition qui empêche le sens d’éclore.

44Le geste nietzschéen permet une réflexion sur le concept de valeur. En effet, il fait suite au constat assumé du relativisme des valeurs et est exigé par lui : l’un des traits caractéristiques de la réalité moderne est que les fins, les normes et les idées sont rabaissées au rang de simples valeurs. Or Arendt montre que la notion même de valeur contient tout entier le point de vue fonctionnaliste sur le réel. Ce diagnostic critique se rapproche de celui de Strauss : pour Arendt aussi, le problème tient au fait que la pensée a abandonné sa capacité à produire des normes, c’est-à-dire sa capacité à juger ; en effet, l’écart rendu possible par l’acte critique de la réflexion se trouve intégré à ce qui fait office de réalité, à savoir la société. Il s’agit d’ailleurs moins d’une intégration que d’une dissolution : car tout n’est plus que rapport ; Arendt écrit : « Les valeurs sont des articles de société qui n’ont aucune signification en eux-mêmes mais qui, comme d’autres articles, n’existent que dans la relativité en perpétuel changement des relations et du commerce sociaux. » Autrement dit, toutes les valeurs ont a priori une égale légitimité : leur existence à elle seule fait leur légitimité. Le « jugement », le verdict, qui permet de faire la part entre les valeurs, n’est donné que par la logique sociale ; cette logique est celle de la fonction ; le sens n’est plus que dans la relation. Le règne du social est un ordre qui n’est fondé ni sur l’individu ni sur l’humanité, mais sur l’entre-deux du « relationnel ». C’est un domaine qui n’est ni celui de l’intervention et de l’action – le domaine politique –, ni celui de la fabrication, ni celui du travail au sens propre, ni celui de la pensée – du rapport de la conscience au monde. C’est un « domaine » dans lequel toutes ces activités ne cohabitent pas, mais se mélangent, se confondent, et n’ont de sens que par leur participation à sa perduration. Le social n’est pas proprement un domaine, car tout y est possible parce que tout y est relatif. Arendt met sur le même plan « la dévaluation nietzschéenne des valeurs » et « la théorie marxiste de la “valeur-travail” » ; en effet, faire du travail la source de toute valeur, c’est-à-dire faire du travail ce qui donne son sens à l’existence en commun des hommes, revient à avaliser la confusion des domaines et des activités. La « valeur-travail » n’est rien d’autre que la fonction-travail.

45Arendt ne constate pas simplement ce que l’on désigne souvent comme le règne de l’économie. Car il ne s’agit pas de constater que les « enjeux économiques » priment sur les autres enjeux, c’est-à-dire qu’ils ont tout pouvoir de décision et d’orientation ; le problème n’est pas ici celui du rapport de forces. Il est bien plus fondamental : il y a dissolution du sens même des activités, non seulement dans l’idée moderne que l’on s’en forge, mais aussi dans le moment même de leur exercice, parce que les rapports sociaux ont le monopole du sens. Les hommes sont alors indifférents au sens propre de chaque activité, à son « contenu » – si l’on veut bien identifier la signification sociale à la « forme » qui lui est donnée. Autrement dit, le sens est perdu au profit d’une signification déterminée. Contre la détermination univoque de la tradition, rejetée, retournée parce que trop contraignante, se met donc en place une autre forme de détermination, qui est paradoxalement une indétermination : il y a détermination parce que la signification est exclusivement sociale ; il y a indétermination parce que la société, dans son avidité fonctionnaliste, accepte tout contenu, toute valeur ; elle est dans une indifférence au sens. Voilà la signification du relativisme des valeurs.

46C’est dans cette perspective que beaucoup considèrent par exemple le communisme comme un substitut de la religion chrétienne ; Arendt s’oppose explicitement à cette lecture, notamment dans La Nature du totalitarisme14. Le fonctionnalisme conduit à l’incapacité de reconnaître les chances et les dangers, les visions du monde libératrices et aliénantes, les événements heureux et malheureux, le bien et le mal. L’homme perd le contact avec ses activités, emportées dans le flux social : « Le “bien” perd son caractère d’idée, de norme par laquelle le bien et le mal peuvent être pesés et reconnus ; il est devenu une valeur qui peut être échangée avec d’autres valeurs telles que celles de convenance ou de pouvoir. » Par conséquent, celui qui refuse cette fonctionnalisation, celui qui de lui-même veut agir contre cette tendance est aussitôt recouvert par elle : « le possesseur de valeurs peut refuser cet échange et devenir un “idéaliste” qui estime la valeur du “bien” plus grande que la valeur de la convenance ; mais cela ne rend pas la valeur du “bien” si peu que ce soit moins relative. » Le domaine social est englobant, il aspire à devenir total, et épuise dans sa mécanique les ébauches de liberté ; autrement dit, dans la « société » en tant que telle, aucun commencement n’est possible : car l’action et la pensée ne sont plus que du travail, et toutes les activités se réduisent à de la production de valeurs.

47Le fonctionnalisme présuppose que l’homme est un ensemble fixe, identique chez tous, d’aspirations à satisfaire, et résout en un « concept » le problème posé par la pluralité humaine. Cette résolution est fausse car elle aboutit à la négation de la réalité problématique, à l’acceptation ininterrogée de ce qui est, à l’incapacité de la pensée critique et au renoncement aux vrais changements. Marx est bien le penseur de la lutte des classes et de la révolution, et c’est précisément la dignité qu’il offre au travail qui lui permet de penser qu’une transformation radicale du système économique est possible et souhaitable. Mais cette perspective marxiste est fortement uniformisante : c’est cette uniformisation qui conduit Marx à cette contradiction interprétée par Arendt comme le résultat de l’emprise de la tradition15.

48Strauss lit cette attitude fonctionnaliste comme un abaissement des standards de la pensée, comme le choix facile, pour penser, de se fixer sur ce qui est et non sur ce qui doit être. Pour Arendt il y a surtout confusion, et cette confusion n’est pas seulement un obstacle à la pensée, mais aussi à l’action. Les problèmes posés par la modernité ne sont donc pas fondamentalement issus de la pensée ; la pensée pour Arendt n’a pas pour vocation essentielle d’être critique – « révolutionnaire » pour reprendre le mot de Strauss –, en écart par rapport au monde ; elle doit accompagner et rendre saisissable le surgissement du sens au sein de la réalité.

49Contrairement aux relativistes d’un côté, aux nostalgiques de l’autorité traditionnelle de l’autre, Marx est encore en mesure de percevoir la capacité de changement de la réalité même : en l’occurrence, « l’inexorabilité d’une imminente “dévaluation de toutes les valeurs” » ; mais il en reste à une « reconnaissance impuissante et pour ainsi dire aveugle ». C’est ainsi que, pour lutter contre cette tendance, il a donné toujours une « authenticité plus grande » à la « valeur d’usage » qu’à la « valeur d’échange », c’est-à-dire à l’activité productrice de l’homme qu’à la signification économique du produit de cette activité. L’impuissance provient du caractère générique attribué à la fois au concept de travail et à celui de valeur. Il ne s’agit pas d’une simple question de désignation. Certes, la pensée ne crée pas la réalité, et le langage non plus : ce n’est jamais le concept qui produit la réalité à laquelle il est associé. Mais les concepts sont les seuls outils à notre disposition pour faire parvenir une réalité à l’ordre du sens. C’est pourquoi le concept – quand il n’est pas vide – nous ouvre au sens que prend pour l’homme son monde. La démarche d’Arendt a pour arrière-fond une conception du langage qui n’est ni nominaliste ni essentialiste ; la production de concepts correspond à la faculté humaine de comprendre, donc d’accompagner l’existence des hommes au milieu des autres hommes par l’élaboration indéfinie de son sens.

50Arendt affirme cependant que « Marx avait encore conscience de ce fait que les sciences sociales ont depuis oublié : personne, “pris isolément, ne produit de valeur”, mais le produit “ne devient valeur que dans un contexte social défini” ». Il n’aurait donc pas dû choisir le terme de « valeur » pour désigner la valeur d’usage et la valeur d’échange, comme s’il s’agissait de deux éléments équivalents. En effet, si la réalité désignée par « valeur d’échange » a effectivement une signification sociale, la réalité désignée par « valeur d’usage » est en revanche recouverte, voilée par cette expression : car elle n’acquiert qu’une signification sociale alors qu’elle devrait pouvoir prétendre au sens ; la confusion conceptuelle empêche d’accéder à ce sens. Finalement, dans sa reconnaissance des changements de la réalité même et dans sa volonté de lutter contre les conditions modernes d’existence, ainsi que dans sa rébellion vis-à-vis de la tradition, c’est comme si Marx avait voulu appréhender la réalité sans recourir à l’une des capacités fondamentales de notre esprit, celle de la distinction conceptuelle, autrement dit l’effort pour lire dans la pluralité des termes la pluralité des expériences humaines. Sa pensée nous offre un cadre conceptuel confus ; dans ce cadre apparaît un problème philosophique permanent, mais sous une forme qui empêche toute réponse porteuse de sens. Voici la nature de ce problème : « où trouver la valeur suprême à l’aide de laquelle mesurer toutes les autres ? » Du fait de l’omniprésence du concept de valeur, la question du sens se pose en des termes qui écrasent tout sens. À cette question Marx propose une réponse : il « croyait avoir trouvé cette norme dans le temps de travail ». Cette réponse est cohérente : le travail est l’essence de l’homme ; la valeur d’un objet provient de l’investissement de cette essence sous forme d’énergie ; par conséquent, n’a de valeur que ce qui est humain. Mais la logique de ces affirmations conduit à énoncer que « la terre elle-même est “sans valeur” ; elle ne représente pas de “travail objectif” ». Cette affirmation, d’inspiration hégélienne, de la supériorité de l’humain sur le naturel, se fonde en réalité sur une conception « naturelle », au sens de « biologique », de l’homme comme producteur d’énergie ; selon Arendt elle conduit au nihilisme : « Avec cette conclusion nous arrivons au seuil d’un nihilisme radical », au « refus de tout ce qui est donné. » La recherche d’un étalon mène ici à la dissolution du sens, parce que l’on a perdu la possibilité de poser authentiquement le problème.

51Quant à Nietzsche, il utilise la notion de valeur comme arme contre la tradition. Il commence par identifier les « idées au sens d’unités absolues »« aux valeurs sociales » : il interroge en effet la volonté de vérité ou de science et la volonté de morale, au nom du critère de l’utilité pour la vie ; ces idées sont alors intégrées à la « socialisation » de l’homme, c’est-à-dire qu’il y a relativisation d’une donnée fondamentale de la pensée et de l’activité humaines. C’est pourquoi elles « cessèrent simplement d’exister une fois que leur caractère de valeur, leur rang social, fut contesté ». La vérité et la morale deviennent donc d’abord des valeurs parmi d’autres avant de devenir, du point de vue social, qui est le point de vue dominant, des valeurs inférieures à d’autres.

52Son geste conduit Nietzsche à mettre en relief un trait essentiel de la modernité : « Personne ne sut mieux que Nietzsche son chemin à travers les sentiers sinueux du labyrinthe spirituel moderne, où souvenirs et idées du passé sont accumulés comme s’ils avaient toujours été des valeurs que la société eût dépréciées chaque fois qu’elle avait besoin de meilleurs articles, plus nouveaux. » La modernité pratique en effet une lecture utilitaire de l’histoire des idées. Nietzsche exprime là un caractère moderne : le regard sur le passé de la pensée devient un regard social, qui donne une cohérence à la variété indéfinie des idées, à la pluralité des systèmes et des conceptions philosophiques. Mettre en doute la légitimité de la volonté de vérité permet de ne conférer aux thèses produites qu’une valeur sociale ; autrement dit les théories des philosophes ne sont plus que des visions du monde, des fictions particulières. Là encore, l’identité ou l’interchangeabilité des significations – le fonctionnalisme – est conditionnée par la perte du sens. Strauss critique la tendance moderne à considérer la pensée « classique » comme une succession d’erreurs ; l’histoire de la philosophie n’est plus que la « revue des erreurs ». Sa lecture permet de repérer deux éléments à l’œuvre dans la modernité : d’une part la relativisation de la pensée classique, la négligence de son intention explicite de recherche de la vérité ; d’autre part l’absolutisation du point de vue qui implique précisément ce jugement, c’est-à-dire l’absolutisation de la fallacieuse « expérience historique ». Arendt quant à elle pointe la transposition illégitime, sur le passé philosophique, de la pensée fonctionnaliste, dans laquelle toute idée est interprétée en fonction du rôle social qui lui est dévolu, et dans laquelle toute idée est au fond consommable. Strauss et Arendt s’opposent tous les deux à une telle lecture du passé. Strauss veut réhabiliter l’intention classique de vérité ; Arendt cherche dans les textes des penseurs les traces d’expériences collectives. Strauss vise l’authenticité d’une intention, Arendt l’authenticité d’expériences plurielles.

53La réflexion arendtienne sur le concept de valeur rejoint par ailleurs la critique straussienne ; elle écrit en effet, à propos de Nietzsche lui-même, qu’« il fut également très conscient du non-sens profond de la science nouvelle “libre de valeur” qui allait bientôt dégénérer en scientisme et superstition scientifique générale et qui, malgré toutes les protestations du contraire, n’eut jamais rien de commun avec l’attitude de sine ira et studio des historiens romains. Alors que celle-ci réclamait un jugement sans mépris et une découverte sans zèle de la vérité, la wertfreie Wissenschaft qui ne pouvait plus juger parce qu’elle avait perdu ses normes de jugement et ne pouvait plus découvrir la vérité parce qu’elle doutait de l’existence de la vérité, imagina qu’elle ne pouvait produire de résultats significatifs que si elle abandonnait les derniers vestiges de ces normes absolues. » Arendt prend ici à son compte la portée du geste nietzschéen et rejoint la critique, par Strauss, du nihilisme inhérent aux sciences sociales. Pour Arendt aussi une science dépourvue de valeurs est une illusion, car la volonté de se contenter des jugements de fait est irréalisable ; pour elle aussi, renoncer à toute « valeur », c’est se priver des moyens de juger et donc de connaître ; pour elle aussi, employer le terme de « valeurs » pour désigner ces normes auxquelles il ne faut pas renoncer sous peine de ne pas pouvoir juger revient déjà à nier leur importance ; car elles constituent le principe même de notre faculté de juger.

54Cependant, la portée essentielle de la critique arendtienne est ailleurs. Il est vrai qu’elle montre comment prendre la science pour modèle absolu peut faire perdre la raison, celle du bon sens ou du sens commun : car la croyance en la science devient pure superstition. Puisque la science prend ses distances par rapport à l’expérience, il est logique qu’elle ne soit pas accessible au sens commun, qu’elle produise un vocabulaire délié du langage ordinaire ; mais, dès lors, il est possible de donner l’apparence de la science à n’importe quelle théorie, pourvu qu’elle soit cohérente et qu’elle semble expliquer un nombre restreint de phénomènes. Pour le reste, il suffit de se maintenir fermé aux faits. Le scientisme joue un rôle important dans l’idéologie totalitaire : il est l’une des conditions de son existence. Mais Arendt révèle une autre dimension de la science : elle est essentiellement technique, c’est-à-dire fabricatrice. Le danger – devenu une réalité lors de l’événement totalitaire – est que la « pensée », capable parfois de s’opposer strictement à la compréhension, produise des réalités que nous ne pouvons comprendre ; il réside moins dans le fait lui-même que dans son caractère structurant pour notre existence : la pensée risque à tout moment de déplacer son centre de gravité de l’humain vers ce qui lui est extérieur16.

55Plus simplement, la « valeur » de la science devient du scientisme lorsqu’elle s’applique de la même manière aux « phénomènes » humains et aux phénomènes naturels. Alors qu’elle se dit neutre, la réflexion opère en réalité un choix décisif : celui d’assimiler l’homme à la nature, comme si tous deux obéissaient à la même nécessité. Ce choix est celui de la cohérence : l’uniformité des phénomènes satisfait notre imagination, qui a soif d’une cohérence que le réel par lui-même ne peut pas lui fournir. Il justifie ainsi la déresponsabilisation du monde : car si tout obéit à une même nécessité, on perd toute responsabilité dans l’action. Au fond un tel point de vue rend incapable de reconnaître l’événement quand il a lieu, comme nouveauté rendue possible par un ensemble de conditions.

56Arendt n’appartient pas à la communauté des ignorants de l’Appendice de la première partie de l’Éthique de Spinoza, qui refusent le règne de la nécessité au nom de l’illusion du libre arbitre. Il s’agit moins de sauvegarder l’idée de la liberté individuelle que d’affirmer que l’humanité est avant tout productrice de sens, non pas d’un « sens » réduit en signification par le contexte social, mais du sens qui naît de la capacité plurielle des hommes. La liberté que défend Arendt n’est pas le libre arbitre, mais la liberté politique, celle qui permet l’apparition d’un inédit commun.

57La confrontation de la wertfreie Wissenschaft et de la maxime des historiens romains nous permet de mieux saisir ce en quoi cette situation engage la pensée. En effet, la neutralité a fait perdre les objectifs mêmes de la connaissance, à savoir le jugement et la vérité. Le maintien de l’exigence de vérité n’implique pas qu’il faille être « subjectif » ; car, dans la connaissance et la compréhension de ce qui est humain, une distance est nécessaire. Cette distance ne doit cependant pas s’établir vis-à-vis des fins propres du savoir, mais seulement vis-à-vis des sentiments qui tendent à troubler le jugement. L’historien romain ne cherche pas, pour atteindre son but, à savoir l’établissement d’un sens, à se mettre à l’écart de ses propres capacités les plus hautes, mais à dépasser le point de vue irréfléchi offert par la sentimentalité. L’erreur des partisans de la wertfreie Wissenschaft provient d’une confusion entre la raison et les sentiments : ils écartent l’humain en tant que tel, comme si l’on pouvait trouver dans le non-humain des critères pour juger l’humain.

58Revenons à l’interprétation arendtienne du procédé nietzschéen de réduction : Nietzsche aurait réduit les idées et normes absolues en les identifiant à des « valeurs sociales ». Il est exact qu’il parle d’elles comme de valeurs : mais s’agit-il vraiment de valeurs « sociales » ? Nietzsche en effet critique par ailleurs la force étouffante, contraignante, de la société ; il est loin d’avoir fait implicitement ce que Marx a fait explicitement, à savoir d’avoir considéré le social et l’économique comme le principe de toutes choses. En admettant que l’on puisse parler de « principe » de la pensée nietzschéenne, il ne peut être question que de la vie instinctive, à laquelle précisément, contre la tradition, il veut donner toute sa dignité ; c’est dans ce cadre qu’il définit la tâche de la philosophie nouvelle comme création d’autres valeurs. Comment Arendt peut-elle alors parler de « valeurs sociales » à propos de ces valeurs qui n’ont apparemment plus rien de social ? Elle montre en réalité que Nietzsche se fait piéger par sa propre attitude : en effet, il « semble avoir méconnu l’origine aussi bien que la modernité du terme de “valeur” lorsqu’il l’agréa comme une notion clef dans son assaut contre la tradition ». Autrement dit, le concept moderne de « valeur », ce concept qui mène au nihilisme, contient par lui-même sa signification sociale ; il s’agit d’un concept relativiste en soi. C’est pourquoi, « lorsque Nietzsche proclama qu’il avait découvert de “nouvelles et plus hautes valeurs”, il fut le premier à tomber en proie aux illusions qu’il avait lui-même contribué à détruire en acceptant la vieille idée traditionnelle – mesurer à l’aide d’unités transcendantes – dans sa forme la plus nouvelle et la plus hideuse, et en exportant encore ainsi le caractère relatif et échangeable des valeurs dans les domaines mêmes dont il avait voulu affirmer la dignité absolue – la puissance, la vie et l’amour de l’homme pour son existence terrestre ». Dans la recherche d’une norme absolue, où Nietzsche se heurte au problème permanent du jugement, on retrouve l’influence de la tradition ; dans l’écrasement de cette recherche par le concept même de valeur, on retrouve celle de la modernité.

59Cette analyse ouvre une piste pour comprendre l’enjeu de la pensée arendtienne : il s’agit de trouver des repères qui ne négligent pas la nouveauté effective de l’époque moderne, qui, échappant à la tradition, n’empêchent pas le surgissement du sens.

La responsabilité du sens

60Rappelons que Kierkegaard, Marx et Nietzsche doivent être pour nous des guides du passé, et qu’il existe une correspondance forte entre la fin de la tradition et son commencement ; Arendt pose les premiers jalons pour une exploration du passé. Selon elle, « les entreprises de retournement avec lesquelles s’achève la tradition mettent le commencement en lumière dans un double sens ». En effet, le renversement en tant que tel renforce nécessairement le caractère dual de l’appréhension traditionnelle de la réalité ; Arendt rappelle les couples conceptuels en jeu : « fides contre intellectus » chez Kierkegaard, « pratique contre théorie » chez Marx, « vie sensible, périssable, contre vie permanente, immuable, vérité suprasensible » chez Nietzsche ; ce qui au commencement a été affirmé, décidé rationnellement, comme norme du réel se trouve mis en lumière. Mais la découverte la plus importante se situe ailleurs : « En outre, penser dans les termes de telles oppositions ne va pas de soi, cela est au contraire fondé sur une première grande entreprise de retournement sur laquelle toutes les autres reposent en fin de compte car elle a établi les opposés dans le conflit desquels la tradition se meut. » Autrement dit, il faut avoir conscience que les oppositions conceptuelles n’ont pas toujours été données, qu’elles ont une origine déterminée ; la mise au jour de leur origine ne doit pas simplement viser à les relativiser, dans une perspective nietzschéenne, comme autant de hiérarchies de valeurs, mais doit permettre d’identifier l’expérience fondamentale à laquelle elles sont attachées, et dont l’époque moderne a perdu le souvenir au point de ne plus subir que leur force coercitive, leur effectivité de concepts vides mais structurants. En ce sens, la démarche arendtienne n’est pas généalogique : elle est moins recherche d’une origine que d’une correspondance, d’un accord perdu entre pensée et expérience.

61Le but est-il, comme chez Strauss, de redonner vie aux conflits fondamentaux ? Strauss en réalité peut se fixer cet objectif parce qu’il voit dans ces conflits fondamentaux les problèmes fondamentaux de la philosophie politique. Arendt ne procède pas ainsi : pour elle, la fin et le commencement ont effectivement la particularité commune de rendre manifestes les problèmes élémentaires de la politique ; mais les oppositions conceptuelles ne mènent pas directement à des problèmes que l’on pourrait dire permanents, liés à une nature du politique et de l’humain. Elles sont des actes de la pensée traduisant une expérience qui, loin d’être permanente, est actuellement dans l’oubli. Cette expérience doit être remobilisée, non pas pour inscrire les théories du passé dans leur contexte historique, mais parce qu’elle est nécessairement une expérience humaine. Il s’agit donc de rechercher ce qui fonde l’humanité, ce qui la rend possible, non pas comme un ensemble d’éléments définissant une nature humaine, mais comme un ensemble de conditions auxquelles l’expérience collective doit correspondre pour être véritablement humaine. Plutôt que de redonner vie à des conflits – c’est-à-dire toujours à l’opposition et à la hiérarchie – il faut s’ouvrir à la pluralité des expériences et à la pluralité du sens.

62Or quel est ce retournement originel ? C’est « la periagôgè tès psychès de Platon, le retournement de tout l’être humain qu’il raconte – comme si c’était une histoire avec un commencement et une fin et non une opération purement intellectuelle – dans la parabole de la caverne dans la République ». Par son « comme si », Arendt ne pointe pas un faux-semblant ou une illusion : car ce retournement de tout l’être humain, c’est-à-dire de l’homme dans toutes les dimensions possibles de son rapport au monde, est loin de mettre en jeu des concepts vides. Il s’agit au contraire d’un retournement qui ne prend sens qu’à partir d’une expérience authentique. C’est pour cela qu’il peut y avoir une histoire : parce qu’il s’est passé quelque chose, qu’il y a eu événement ; parce que cet événement est humain, qu’il s’inscrit dans un temps linéaire, distinct du temps cyclique de la nature ; et parce que l’ensemble a du sens, sans doute dans l’exacte mesure où il a entraîné un processus de compréhension. Une histoire n’est rien d’autre que le sens, appropriation par l’homme de ce qui lui est arrivé, et possibilité de sa transmission aux autres hommes comme un événement digne de ce nom, c’est-à-dire universalisable, touchant l’humain en tant que tel. Arendt utilise ici à dessein le terme de « parabole » : elle l’emploie déjà dans la Préface, où le sens de la situation moderne est également donné dans une parabole, « une de ces paraboles de Franz Kafka qui, peut-être uniques à cet égard dans la littérature, sont de vraies parabolai, projetées tout autour de l’événement comme des rayons de lumière qui, toutefois, n’illuminent pas son aspect extérieur mais possèdent le pouvoir des rayons X de mettre à nu sa structure interne qui, dans le cas présent, consiste en processus cachés de l’esprit ». Or Arendt lit « l’histoire de la caverne » à deux niveaux : tout d’abord, de manière classique, comme le retournement exigé du philosophe, son cheminement de l’illusion vers la vérité et son retour au domaine de l’illusion ; puis elle fournit une interprétation bien plus singulière : la parabole de la caverne est « un renversement de la “position” homérique » ; elle fonde cette affirmation sur la ressemblance entre la description de la caverne et celle de l’Hadès au chant XI de l’Odyssée : mais au lieu des âmes sans corps, ce sont les corps sans âme qui vivent dans un monde obscur et illusoire. Finalement, « en un sens la periagôgè de Platon fut un retournement par lequel tout ce qui était ordinairement cru en Grèce en accord avec la religion homérique en vint à se tenir sur la tête ». Mais, précise Arendt, « ce renversement d’Homère ne le mit pas en fait la tête en bas ni ne le remit “sur ses pieds” car la dichotomie à l’intérieur de laquelle seulement une telle entreprise peut avoir lieu est presque aussi étrangère à la pensée de Platon qui ne procédait pas encore par opposés prédéterminés, qu’elle est étrangère au monde homérique ».

63Donc le retournement initial ne prend pas place dans un cadre conceptuel déterminé, ni dans une hiérarchie déterminée, et c’est pourquoi il peut s’agir d’un commencement. Ce n’est donc pas non plus ce retournement qui a instauré ce cadre, cette « dichotomie » qui a constitué le fond de toute la tradition. La forme du renversement que Platon finit par donner à sa thèse n’a qu’un objectif politique : « Ce fut uniquement dans un dessein politique que Platon exposa sa doctrine des idées sous la forme d’un renversement d’Homère ; mais il établit ainsi le cadre à l’intérieur duquel de telles entreprises de retournement ne sont pas des recours alambiqués, mais sont prédéterminées par la structure conceptuelle elle-même. » Les idées, en tant qu’essences à contempler, les idées de l’expérience philosophique, deviennent, pour les besoins de la politique, des normes.

64L’expérience authentique n’est donc pas celle d’une dichotomie, mais celle d’une humanité : elle est sans doute, pour emprunter les mots de Strauss, l’expérience du mode de vie philosophique. En revanche, c’est la dichotomie qui a été déterminante, au point de contraindre l’histoire de la philosophie à être une histoire des renversements, autrement dit une histoire du dualisme, jusqu’à Hegel. En réalité, les concepts qui forment le corps de ce dualisme, « pleins » au commencement, se sont vidés peu à peu de l’expérience qu’ils cherchaient malgré tout à dire. Mais n’oublions pas que l’expérience peut toujours se manifester à celui qui sait en lire la trace dans le langage de la pensée. C’est comme si, dans son existence philosophique, Platon avait expérimenté la distinction – notamment celle des capacités de notre âme – mais que, pour des raisons politiques, il avait instauré le conflit. Arendt prônera la distinction conceptuelle, à la fois contre le conflit – traditionnel – et la confusion – moderne.

65Finalement, Arendt lit l’histoire de la tradition comme celle d’un dualisme s’inscrivant à l’intérieur du conflit primitivement instauré par Platon, et qui conduit, chez Descartes, à un « abîme » « entre l’homme, défini comme res cogitans, et le monde, défini comme res extensa, entre la faculté de connaître et la réalité, la pensée et l’être ». Autrement dit, au commencement, l’opposition est entre l’apparence et l’essence : entre deux aspects de la réalité elle-même – sensible/intelligible – et entre deux dimensions de l’être humain – sentant/pensant – ; cette opposition, qui est hiérarchique chez Platon, se transforme par la suite en une opposition radicale entre l’homme et le monde, entre le sujet et l’objet. À ce stade, la théorie d’une vérité-correspondance vient maintenir l’opposition stricte des deux instances et écarter toute possibilité d’une intimité avec l’objet du savoir. Le modèle est ici celui de la science moderne, de la raison productrice, qui cherche à construire une correspondance avec un « réel » dont le seul statut est le statut d’objet. Les différentes pensées traditionnelles se meuvent à l’intérieur de cette opposition, prenant soit le parti matérialiste soit le parti spiritualiste. Quant à la dialectique hégélienne, elle apparaît comme le désir de mettre fin à ce dualisme, et de montrer « une identité ontologique de la matière et de l’idée ».

66Habituellement, on oppose le matérialisme de Marx à l’idéalisme de Hegel ; cette lecture selon Arendt est fausse, car la pensée hégélienne permet déjà de dépasser cette opposition : « Marx ne fut pas plus un “matérialiste dialectique” que Hegel ne fut un “idéaliste dialectique” ; le concept même de mouvement dialectique, tel que Hegel le conçut comme une loi universelle, et tel que Marx le reçut prive de signification les termes d’“idéalisme” et de “matérialisme” en tant que systèmes philosophiques. » Marx ne se contente donc pas de présenter un système, une vision du monde particulière qui se positionnerait à l’intérieur des oppositions conceptuelles offertes par la tradition ; Hegel ayant en quelque sorte « résolu » la tradition, et Marx s’opposant à Hegel, sa pensée doit défier la tradition en son fondement même, à savoir, non pas l’opposition, devenue centrale avec Descartes, entre matière et esprit, mais la hiérarchie même des activités humaines, qui donne son sens au renversement platonicien originel. La fin de la tradition va au cœur du problème : c’est la conception même de l’homme, et non plus telle vision du monde, qui est en jeu. Ainsi, « son retournement, comme celui de Kierkegaard et de Nietzsche, va au cœur du sujet ; ils mettent tous en question la hiérarchie traditionnelle des facultés humaines, ou, pour formuler cela autrement, ils se demandent encore quelle est la qualité spécifiquement humaine ; ils n’ont pas l’intention de construire des systèmes ou des Weltanschauungen à partir de telle ou telle prémisse. » Le commencement et la fin manifestent le caractère nécessairement anthropocentriste et humaniste de la pensée ; ils nous permettent de voir clairement les problèmes fondamentaux : non pas « comment penser le monde ? » ou « quelle vision peut-on en donner ? », mais « qu’est-ce que l’homme ? ».

67Il ne s’agit pas d’évaluer la justesse des réponses données au cours de l’histoire de la pensée – l’homme comme animal rationnel, comme animal travaillant, etc. –, mais de considérer l’être humain dans la pluralité de ses capacités : autrement dit, à la question « qu’est-ce que l’homme ? », qui vise à donner une définition de la nature humaine, doit se substituer la question « qui est l’homme ? », celle du sens de l’existence humaine.

68L’histoire de la tradition est celle d’un obscurcissement. L’idée platonicienne devient norme, puis valeur ; c’est la société et non plus l’homme – dans sa singularité ou dans sa pluralité – qui donne sens aux représentations. Autrement dit, « la notion de “théorie” […] ne désigna plus un système de vérités raisonnablement réunies, qui, en tant que telles, n’avaient pas été faites mais données à la raison et aux sens. Elle devint plutôt la théorie scientifique moderne qui est une hypothèse de travail changeant selon les résultats qu’elle produit et dépendant, quant à sa validité, non de ce qu’elle “révèle” mais de la question de savoir si elle “fonctionne”. » La pensée n’est plus dans la réception critique de ce qui est, mais dans la fabrication ; en conséquence, il est toujours possible pour l’homme de fabriquer une théorie à sa mesure parce que celle-ci n’est plus que la mesure de la société.

69Arendt ne se fixe pas pour objectif de remonter – artificiellement – à cette situation ancienne où la réalité avait cette capacité à « saisir d’émerveillement en face de ce qui est tel qu’il est ». En effet, « il ne s’agit surtout pas […] de renouer le fil rompu de la tradition ou d’inventer quelque succédané ultramoderne destiné à combler la brèche entre le passé et le futur17 » ; ce serait nier que « la fonctionnalisation intégrale de la société moderne » soit « une mutation bien réelle ». Que cette mutation soit « réelle » signifie qu’elle dépasse largement le cadre de la pensée professionnelle pour concerner le rapport de l’humanité à sa propre existence. C’est là qu’est la spécificité de notre situation : car « lorsque le fil de la tradition se rompit finalement, la brèche entre le passé et le futur cessa d’être une condition particulière à la seule activité de la pensée et une expérience réservée au petit nombre de ceux qui faisaient de la pensée leur affaire essentielle. Elle devint une réalité tangible et un problème pour tous ; ce qui veut dire qu’elle devint un fait qui relevait du politique18 ». « Réel » signifie donc ici « politique » ou « commun ». Cette « brèche entre le passé et le futur », qui est de tout temps une condition de la compréhension qui est « ce petit non-espace-temps au cœur même du temps19 » où est invitée à prendre place la pensée, se produit à présent seulement au cœur de l’existence commune. La pensée a donc maintenant la responsabilité du sens pour tous ; et c’est maintenant qu’elle se confronte à l’absence de cadres. La responsabilité n’est pas dans la production d’une vision du monde : en réalité elle est proche de celle de Platon au commencement de notre tradition de pensée politique. Car il faut trouver la force de commencer à nouveau à penser. Pour la première fois depuis l’origine, la pensée a la charge d’un réel commencement. Son premier objet est donc de savoir comment commencer à penser. Il est urgent que la pensée clarifie sa propre finalité. C’est pourquoi La Crise de la culture est constituée, selon les termes mêmes d’Arendt, de quelques « exercices de pensée politique ». Il faut se risquer à penser de nouveau, ce qui signifie essentiellement : retrouver l’une des caractéristiques fondamentales de la pensée, à savoir sa capacité à recevoir ce qui est donné ; il faut entrer dans le processus de compréhension de l’événement.

70Strauss veut ressortir de la caverne, revenir à la manière classique de penser la politique, car elle seule permet un regard critique sur la réalité ; elle nous montre la voie pour redonner à la pensée le courage de ses qualités les plus hautes : l’intention de vérité, le jugement selon le bien et le mal, le devoir-être – sans l’accompagner d’une volonté de transformation du réel. La réalité est permanente, la nature humaine également. C’est à la pensée de se respecter elle-même : elle seule peut faire l’événement. C’est pourquoi le parcours de Strauss dans le passé philosophique constitue, symboliquement et concrètement, un « retour à Aristote ». Un temps d’arrêt est nécessaire, aux débuts de la pensée moderne, incarnés par Machiavel ; car pour clarifier les problèmes, il faut se placer aux moments où ils étaient les plus brûlants.

71Pour Arendt également, les « hommes socialisés […] sont des hommes qui ont décidé de ne jamais quitter ce qui pour Platon était la “caverne” des affaires humaines quotidiennes », et le penseur responsable, soucieux du monde, ne peut se satisfaire d’une telle place. Mais un retour n’a pas de sens car c’est la réalité elle-même qui a changé, au point précisément de placer la pensée dans cette situation d’urgence. En revanche, un parcours libre à travers le passé philosophique s’impose. À travers les expériences authentiques dont les théories, les concepts, le langage portent la trace, il est possible de trouver les ressources pour une pensée qui doit acquérir une intimité rationnelle avec le réel. C’est ainsi, notamment, qu’Arendt va découvrir chez Augustin l’expérience de l’existence humaine comme commencement, et qu’elle va lire dans la théorie kantienne du jugement l’idée de la mentalité élargie, condition essentielle de l’exercice de la pensée, dans ce monde où le problème de la pensée est devenu un problème politique.

Notes de bas de page

1 CC, op. cit., Préface, p. 15.

2 Ibid., p. 11. Il s’agit d’une phrase de René Char extraite de Feuillets d’Hypnos.

3 CC, op. cit., p. 28-57. Sauf indication contraire, les citations de ce chapitre 4 renvoient à ce texte.

4 Arendt évoque « la déclaration de Marx selon laquelle la philosophie et sa vérité ne se trouvent pas en dehors des affaires des hommes et de leur monde commun, mais précisément en eux » (p. 28). Comment peut-il dès lors être question de « détournement de la philosophie » chez Marx, s’il conserve les notions de philosophie et de vérité ? Parce que, en plaçant la vérité au cœur du monde commun, Marx renverse ce qui constitue l’essence de la philosophie politique, à savoir son détournement des affaires humaines.

5 Arendt parle de « son intention de “transformer le monde” et ainsi les esprits philosophants, la “conscience” » des hommes (Ibid., p. 29).

6 Pour une étude critique de l’analyse arendtienne de Marx, voir Anne AMIEL, La non-philosophie de Hannah Arendt. Révolution et jugement, Paris, PUF, « Pratiques théoriques », 2001.

7 CHM, op. cit., p. 123-186.

8 CC, op. cit., p. 121-185 ; Du Mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, trad. G. Durand, Paris, Agora, « Pocket », 1989, p. 105-187.

9 CC, op. cit., p. 58-120.

10 CHM, op. cit., p. 259-274.

11 Ibid., p. 41, à propos de Hegel, « prédécesseur immédiat » de Kierkegaard, Marx et Nietzsche : « Le fil de la continuité historique fut le premier substitut de la tradition ».

12 C’est ce que dit Arendt dans son article « Compréhension et politique », in La Nature du totalitarisme, trad. M.-I. Brudny de Launay, Paris, Payot, 1990 (abrégé dorénavant NT), p. 33, à propos de l’absurdité de l’idée selon laquelle on ne peut combattre ou juger sans comprendre : car si l’on accepte cette formule, aucun combat contre le totalitarisme ne sera jamais possible, parce que nous n’épuiserons jamais sa compréhension.

13 CC, op. cit., p. 41. Ni l’action politique ni la pensée ne se définissent par la désignation d’un ennemi à combattre. Ainsi, Arendt s’oppose à la définition schmittienne du politique par le rapport ami/ennemi. Voir Carl SCHMITT, La Notion de politique, Paris, Flammarion, « Champs », 1992, p. 64.

14 Voir l’article « Religion et politique », in NT, op. cit., p. 117-138.

15 Doit-on du coup malgré tout considérer cette vision des choses comme responsable du totalitarisme stalinien, caractérisé notamment par la recherche absolue de l’uniformité ? N’oublions pas qu’Arendt a pleinement conscience du danger qu’il y a à rendre les penseurs responsables de l’événement. La pensée de Marx n’a pas produit le totalitarisme, en aucune manière, mais elle tend à nous priver des moyens de le comprendre. Par ailleurs, sur cette question des valeurs, il faut distinguer entre la théorie marxiste de la valeur-travail, qui s’inscrit dans la volonté de comprendre le monde pour le changer, et la dissolution effective des normes, dans la perception que les hommes dans leur ensemble ont d’eux-mêmes : ici, on peut considérer que cet élément fait partie de la réalité moderne.

16 Nous rappelons ce que dit Arendt dans « La conquête de l’espace et la dimension de l’homme », in CC, op. cit., p. 343 : il est logique que la technique permette de faire des choses que nous ne pouvons pas faire ; mais le problème survient lorsqu’elle permet de réaliser des choses inaccessibles à la compréhension. Cette tendance, si elle se généralise, habitue les hommes à accepter au cœur de leur existence des événements du monde humain (et non pas simplement des phénomènes du monde naturel) qu’ils n’ont pas vocation à comprendre (qu’ils n’essaieront même pas de comprendre). Nous pouvons remarquer qu’en dehors même du totalitarisme, qui révèle l’extrémité de cette tendance, on peut voir ce processus à l’œuvre dans l’approche générale, de nos jours, des décisions politiques : en effet, les hommes de plus en plus sont enclins à accepter a priori que les affaires politiques leur échappent (pas seulement du point de vue de la maîtrise, mais aussi du point de vue de la compréhension), parce qu’elles sont réservées à des « spécialistes », à savoir d’un côté des techniciens de la politique, de l’autre des « économistes », qui seuls sont censés connaître – scientifiquement – les raisons de l’action. Le résultat est que le domaine commun par excellence échappe au monde commun, caractérisé essentiellement par la possibilité d’une compréhension commune.

17 Ibid., p. 25.

18 Ibid., p. 25.

19 Ibid., p. 24.

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