Chapitre 3. Leo Strauss : la tradition comme écran
p. 113-142
Texte intégral
Le nihilisme moderne
1Strauss propose une analyse du nazisme, qui consiste, à partir de son identification comme événement, à remonter à ses origines profondes. De quoi est-il l’expression ? En quoi conduit-il à repenser les rapports entre tradition et modernité ?
2Dans « Sur le nihilisme allemand1 », Strauss formule sur le nazisme un jugement radical, qui prend la forme d’un diagnostic : « le national-socialisme n’est que la forme la plus célèbre du nihilisme allemand. » Sa recherche est celle des origines, des « racines » : il met en œuvre une forme de « méthode généalogique ». Le principe de cette méthode s’exprime dans la définition première qu’il donne du « nihilisme allemand » : « un désir de la destruction de quelque chose de précis : la civilisation moderne ». L’identification du nazisme au nihilisme constitue déjà une mise en œuvre de la méthode généalogique : le nazisme doit être défini, plus profondément, comme nihilisme. Mais le nihilisme lui-même nous reconduit à la civilisation moderne. La différence majeure entre le nazisme et les autres formes possibles du nihilisme allemand réside dans sa « célébrité ». Cette forme « la plus célèbre » est une forme politique ; en ce sens, c’est dans la pensée politique que se pose le plus immédiatement le problème du nihilisme. Mais ce « privilège » du domaine politique est uniquement celui de sa publicité ; autrement dit, il ne fait qu’exprimer ou manifester une réalité qui existe en dehors de lui et, en ce sens, l’événement nous dirige vers le problème général du nihilisme sans être en lui-même porteur d’une réalité singulière : « le national-socialisme n’est que la forme la plus célèbre du nihilisme allemand2. » Strauss procède ainsi à une réduction de l’événement ; du même coup il revendique la validité du concept d’origine, ainsi que son caractère « spirituel ». Son geste nous place d’emblée au sein du domaine de la pensée.
3Cependant, ce qui pourrait être compris comme de la « pensée » nihiliste se trouve immédiatement caractérisé comme désir, le « désir de destruction », dont l’objet est délimité : la civilisation moderne. C’est la nature de son geste qui lui confère un caractère presque absolu : en effet, « la négation de la civilisation moderne – le “Non” – n’est pas fondée sur une conception positive claire quelconque, ni accompagnée d’une telle conception ». Pour Strauss comme pour Nietzsche, la posture nihiliste relève de la pure puissance de négation ; mais son sens est ici recherché à partir de l’étude de son intention : qu’est-ce qui dans la civilisation moderne est visé ? « Le nihilisme allemand désire la destruction de la civilisation moderne dans la mesure où la civilisation moderne a une signification morale. » Strauss identifie une « protestation morale » au fondement du nihilisme allemand, portée par la conviction selon laquelle il n’y a de moralité possible qu’au sein d’une société close : cette conviction vient s’opposer au projet moderne d’une société ouverte – l’internationalisme moderne.
4Strauss est nietzschéen lorsqu’il définit un instinct fondamental du nihilisme : non pas un amour de la guerre, mais « un amour de la morale, un sentiment de responsabilité envers une morale en péril ». Le nihilisme allemand apparaît dès lors comme une réaction conservatrice devant les bouleversements du réel. Strauss est encore nietzschéen quand il dévoile la croyance fondamentale de la destruction nihiliste. Il l’est aussi lorsqu’il stigmatise le caractère purement négateur du geste, à l’opposé de toute puissance d’affirmation. Mais il n’est plus nietzschéen au moment où il s’interdit de porter atteinte à l’amour de la morale lui-même : en effet, c’est du fait de sa nature « morale » que « cette passion ou cette conviction n’est […] pas en elle-même nihiliste ». Il ne pourra donc s’agir de créer de nouvelles valeurs, mais bien plutôt de sortir du champ de la valeur, hors des conflits vulgaires qui l’habitent. L’intention est celle d’une défense de la civilisation contre la modernité. Si l’amour de la morale peut rester intact, c’est parce qu’il n’est pas en lui-même nihiliste : ainsi, « le motif ultime du nihilisme allemand » est « non nihiliste ». La démarche de Strauss devient opposée à celle de Nietzsche. Alors que Nietzsche identifie l’origine nihiliste de ce qui se donne comme étalon de toutes les valeurs, Strauss établit à l’inverse l’origine non nihiliste du nihilisme, précisément parce que l’on peut trouver des « valeurs » partout. Si Nietzsche a voulu réaliser le « dépassement de la morale », Strauss pour sa part veut réaliser le dépassement de l’ordre des valeurs, pour (re)découvrir une moralité au-delà des valeurs ; autrement dit il veut repenser une morale et une vérité – une union de la morale et de la connaissance – susceptibles de normer le réel, et non pas de s’insérer au cœur d’un réel composé de systèmes de valeurs concurrents.
5L’événement appartient d’emblée à l’ordre de la pensée : il renvoie toujours à un geste intellectuel, à une attitude réflexive fondamentale de l’homme vis-à-vis du monde qui l’entoure. Même la destruction se trouve au fond rapportée à cet ordre. Elle ne relève certes pas d’une pensée élaborée, mais plutôt d’une conviction ou d’un désir ; elle est cependant déjà une intention de l’esprit. Autrement dit, l’événement ne fait pas signe vers l’action, mais vers l’intention. Dans le cas du « nihilisme allemand », celle-ci est négatrice, mais cette négation est une « protestation morale ». Dans le nihilisme, la morale, pour se préserver, emploie donc les voies de la destruction. Il reste à comprendre les « circonstances » qui ont conduit cette intention morale – cette réaction morale – à se manifester réellement comme nihilisme.
6Ainsi, quelle est « la situation dans laquelle ce motif non nihiliste a conduit au nihilisme » ? La définition du nihilisme demande à être reformulée : « Permettez-moi de définir le nihilisme par le désir d’anéantir le monde présent et ses potentialités, un désir qui ne s’accompagne d’aucune conception claire de ce que l’on veut mettre à la place. » Dans sa première définition, celle du « nihilisme allemand » – et non pas du nihilisme en général –, Strauss avait déjà précisé que sa radicalité tenait à l’absence d’une « conception positive claire quelconque ». Nous comprenons qu’il envisage la possibilité d’un regard critique sur la modernité qui ne soit pas nihiliste. Un partage se dessine entre le nihilisme et l’attitude critique : leur différence réside dans l’absence ou la présence de cette « conception claire de ce que l’on veut mettre à la place ». Sans une telle conception, le danger est celui de la confusion, du chaos, du « rien » – le « rien » du nihilisme. À l’inverse, un « non » accompagné d’une conception claire peut constituer le fondement d’une entreprise intellectuelle claire, positive, affirmative : la véritable attitude critique.
7Le nihilisme est donc l’écueil à éviter, la tentation inhérente au dégoût de la modernité3. Les « circonstances » que Strauss étudie, qui ont transformé une intention fondamentale non nihiliste en nihilisme, sont en effet pour une part de l’ordre de la simple conjoncture – les événements et idées modernes –, mais pour une autre part de l’ordre de la prise de position face à cette conjoncture ; dans les deux cas, elles relèvent à la fois de la destruction légitime et de l’absence de perspective constructive.
8La première circonstance est constituée par les manques de la démocratie libérale allemande – la République de Weimar –, qui « sous toutes ses formes semblait à beaucoup absolument incapable de faire face aux difficultés auxquelles l’Allemagne était confrontée. Cela engendra un préjugé profond déjà existant, contre la démocratie libérale en tant que telle ». Un glissement s’est donc opéré, de telle forme imparfaite de démocratie libérale à la démocratie libérale en tant que telle. Est ici à l’œuvre le ressort fondamental de la production des préjugés en général : la lutte contre les préjugés ne pourra se faire qu’en défaisant les processus qui président à leur production. L’indépendance d’esprit passe par l’établissement de distinctions, parmi les attitudes dites critiques, entre le légitime et l’illégitime, entre l’ordre de la raison et l’ordre de la destruction. En effet, que le préjugé se forme par glissement de l’esprit d’un objet à l’autre signifie également qu’une analyse des limites et des manques de la démocratie libérale est souhaitable, mais à condition que l’idée même de démocratie ne soit pas la cible d’un pur acte de destruction. Strauss lui-même est très critique vis-à-vis de la République de Weimar, car donner une chance à la démocratie libérale suppose de la rendre fidèle à son sens et à ses fondements, en particulier à son opposition principielle à la tyrannie : la tyrannie représente ce contre quoi la démocratie doit perpétuellement se construire et se penser4.
9La seconde circonstance est l’apparition de la « perspective communiste », celle « d’un monde où chacun serait heureux et satisfait », c’est-à-dire « un monde ne connaissant pas le sang, la sueur et les larmes » ; or, dit Strauss, « ce qui paraissait aux communistes la réalisation du rêve par excellence de l’humanité était pour ces jeunes Allemands le plus grand avilissement de l’humanité, la fin de l’humanité, l’apparition du “dernier homme” ». Là encore, le nihilisme existe dans l’opposition, dans le rejet ou le dégoût d’une certaine vision du monde, autrement dit d’une certaine morale s’inscrivant dans l’avenir – une vision de l’humanité qui attend sa réalisation effective dans l’avenir. Trois éléments ont cristallisé cette tendance en un rejet féroce : d’une part, l’idée d’une société « ouverte », qui rend caduc et absurde tout nationalisme ; c’est pourquoi au fond, par le biais de la démocratie libérale et de l’idéal communiste, c’est la modernité – la « civilisation moderne » – qui a pu faire l’objet du désir de destruction ; car ces deux perspectives peuvent légitimement être interprétées comme les manifestations du projet moderne, celui de la « société ouverte ». Le deuxième élément de cristallisation réside dans la représentation communiste d’une entente harmonieuse entre les hommes : une morale qui compte la lutte et le sacrifice de soi parmi les valeurs les plus hautes ne peut que s’opposer à une telle vision. Enfin et surtout, la perspective communiste se présente comme celle de l’avenir, ne se soutient que de son anticipation d’un avenir jugé inéluctable : un tel régime de représentation conduit tout naturellement à un sentiment réactif, la peur de perdre définitivement les valeurs de la « société close ». C’est dans ce cadre, celui du rapport au communisme, qu’apparaît clairement la « protestation morale » au fondement du nihilisme, la crainte que ne disparaisse une certaine morale, traditionnelle.
10Un problème surgit : au vu de cette analyse, comment comprendre que le nihilisme ne s’accompagne d’aucune conception claire de ce qui doit être fait ? Il semble au contraire que cette conception soit très claire : son contenu est celui de la morale traditionnelle, il se traduit politiquement dans l’État-Nation et individuellement dans le dépassement de soi et le respect des valeurs guerrières. Dans le même ordre d’idées, nous pouvons objecter que les nazis et Hitler semblaient avoir une conception très claire de ce qu’ils voulaient, à savoir la domination des formes dites « supérieures » d’humanité : la destruction des races dites « inférieures » n’apparaissait dans les discours que comme un moyen pour réaliser cet objectif. Quel est alors le sens de la lecture straussienne ? Elle permet d’une part de rendre compte du ralliement en masse – élites intellectuelles comprises – au mouvement national-socialiste : ce ralliement à une conception claire a été rendu possible par une attitude fondamentalement nihiliste, c’est-à-dire précisément dépourvue d’une telle conception ; autrement dit, l’idéologie nazie, dans son projet de transformation du monde et de l’homme, aurait simplement tiré profit d’un état d’esprit nihiliste répandu. D’autre part, sans doute Strauss perçoit-il – alors que nous ne sommes qu’en 1941 – le caractère fondamentalement et essentiellement destructeur de l’idéologie nazie, l’objectif visé apparaissant dès lors comme le simple moyen ou le simple prétexte à la destruction ; Strauss en ce sens s’accorde sur un point avec l’analyse d’Arendt : pour elle en effet, si le nazisme a expérimenté, selon l’expression de David Rousset, que « tout est possible », il a surtout montré que ce « tout est possible » ne pouvait signifier qu’une seule chose : « que tout peut être détruit5 ». Enfin Strauss met en valeur l’absurdité et même l’impossibilité logique d’un retour simple à une conception morale ancienne ; la « bonne » critique de la modernité ne devra donc pas se contenter de brandir, pour lutter contre le système de valeurs moderne, un système de valeurs traditionnel ; ce n’est pas dans l’opposition simple entre systèmes de valeurs que le véritable enjeu se situe : car cet enjeu n’est pas précisément de l’ordre des « valeurs », mais de l’ordre de la pensée ; et c’est la pensée qui devra nous orienter, du sein de la modernité, dans les méandres de la tradition.
11Tout le malheur tient dans ce fait que si la pensée exige beaucoup, il n’en va pas de même de l’action : en effet, « leur “Oui” était inarticulé – ils étaient incapables de dire autre chose que : “Non !”. Ce “Non” se révéla cependant comme le préalable à l’action, à l’action destructrice. » Alors que la « vraie » pensée ne pourra jamais, du fait de son essence, se contenter d’un fondement destructeur, le désir de destruction suffit en revanche à engendrer l’action la plus désastreuse.
12Il est donc impératif de retrouver le terrain de la pensée, en s’intéressant d’abord à l’argumentation même des jeunes nihilistes : de quoi leur réflexion est-elle faite ? « Malheureusement, tout ce qu’ils connaissaient en fait d’arguments rationnels était des arguments historiques ou plus précisément des propos sur le futur probable, des conjectures, fondées sur des analyses du passé et, surtout, du présent. Car cette astrologie moderne, cette science sociale prédisant l’avenir, s’était emparée d’une très grande partie de la jeunesse universitaire. » Strauss identifie, au fondement du nihilisme, l’influence de la science sociale : celle-ci produit une réflexion fondée non pas sur la connaissance mais sur la conjecture. L’irrationalité de son argumentation prend le masque de la rationalité historique : Strauss s’oppose à un « sens historique » qui se situerait à la surface de l’histoire, c’est-à-dire qui tirerait argument de pures « données historiques » ; il critique la théorie dans laquelle le présent constituerait un argument et le « présent analysé » un principe de déduction de l’avenir. Le cheminement est inverse de celui du deuxième chapitre de Droit naturel et histoire, où le positivisme conduit au diagnostic de nihilisme ; ici, c’est le nihilisme qui renvoie au positivisme, dans sa position paradoxale : celle d’une prétention à la scientificité qui, par la pure analyse et les « jugements de fait », mène à la perte de la rationalité. Il existe une réelle affinité entre les croyances irrationnelles et la scientificité mal comprise : au fond, Strauss nous permet de comprendre ici ce qu’est l’idéologie, l’« astrologie moderne ». La science sociale tend à l’idéologie parce qu’elle prend appui sur l’exigence, impossible à respecter, de se cantonner aux jugements de fait ; cette exigence affichée ne pourra en effet jamais faire taire le besoin de critères de jugement ; et si la raison n’assume pas le rôle qui est le sien, si elle ne se charge pas de l’élaboration de ces critères, l’imagination risque toujours de le faire à sa place.
13C’est dans cette perspective que Strauss met en cause certains aspects de l’éducation progressiste : en particulier, l’abandon de la « discipline intellectuelle » prodiguée par les « maîtres à l’ancienne » : l’aspiration légitime à la nouveauté incarnée par la jeunesse se traduira nécessairement en conjectures si elle n’est pas accompagnée de « discipline intellectuelle », de l’apprentissage des capacités de la raison, et au premier chef, de sa vocation à établir des critères rationnels de jugement. Autrement dit, il s’agira d’œuvrer à manifester la réalité du lien entre la rationalité la plus haute (la philosophie) et le sens commun, de ne pas laisser le pouvoir de décision à l’imagination et à l’émotion ; c’est pourquoi le nihilisme allemand est le fait d’un peuple adolescent, dont la raison reste figée à un stade émotionnel. Pour reprendre l’expression arendtienne, le « nihilisme allemand » n’est au fond que l’expression du « pathos de la nouveauté » caractéristique d’une certaine modernité.
14Mais le nihilisme est également une émanation de l’athéisme, sous l’influence de la pensée nietzschéenne : « Nietzsche soutint que le présupposé athée n’était pas seulement conciliable avec une politique antidémocratique, antisocialiste et antipacifiste radicale, il était même la condition indispensable à une telle politique : pour lui, le credo communiste lui-même n’est qu’une forme sécularisée du théisme, de la croyance à la Providence. » Le cœur du problème nihiliste réside dans l’athéisme, c’est-à-dire dans le rejet de toute forme de croyance religieuse : les « idéologies » viendraient alors remplir le « vide » laissé par la perte d’influence des religions traditionnelles. Cependant l’attitude athée elle-même lit « le credo communiste » comme « une forme sécularisée du théisme » ; autrement dit, Strauss critique le fonctionnalisme de l’attitude athée, son interprétation de toutes les croyances comme substituts des religions, autrement dit l’acceptation de la grille de lecture fournie par le « théorème de la sécularisation6 ». L’attitude athée est donc celle du fonctionnalisme, c’est-à-dire de la confusion des genres ; c’est pourquoi la réaction au credo communiste est en même temps, du même geste, une réaction à « toutes les formes du théisme ».
15Le problème inhérent à la position athée est qu’elle se prive par principe des moyens de la distinction entre des attitudes essentiellement différentes, entre le communisme et la religion chrétienne, mais aussi plus fondamentalement entre la foi et la raison. La lecture du communisme comme forme sécularisée du théisme n’est en effet que l’une des manifestations « phénoménales » de l’interprétation du rationalisme comme religion (la religion de la raison, la « foi en la raison » que Nietzsche fait émerger). Or l’athéisme est loin d’être un simple élément descriptif de l’attitude nihiliste : il en constitue le cœur. L’athéisme ne caractérise ni la libre-pensée ni le rationalisme : il est le signe d’une raison qui nie ses propres pouvoirs, qui se prive de ses capacités de distinction entre ce qui a un sens et ce qui n’en a pas, et entre ce qui est rationnel et ce qui ne l’est pas ; là encore, l’usage de la raison à un « régime bas » – celui de l’analyse prétendument pure – ne peut mener qu’à la défense de croyances absolument dogmatiques. La neutralité du présent – la « pure expérience » qu’il nous offre –, la neutralité du passé, celle du temps qui advient et du temps qui est advenu, sont des principes faux, qui laissent toute latitude au « pathos de la nouveauté ». C’est pourquoi la sortie de ce schéma de pensée passera par une redécouverte du passé dans son contenu et pas seulement dans sa forme : dans son étoffe ou encore dans sa chair, c’est-à-dire aussi dans son caractère conflictuel.
16Le geste des nihilistes est donc déterminé par le « désir de destruction de quelque chose de précis : la civilisation moderne », c’est-à-dire la civilisation du progrès. Par ailleurs, l’histoire est le terrain de la vision nihiliste : elle impose un certain rapport au temps, plus exactement une mise en relation des différentes dimensions temporelles – passé, présent, futur. Dans ce cadre, nous dit Strauss, les partisans du progrès se trouvent, dans le combat qui les oppose aux nihilistes, en position défensive : « ainsi, les partisans de l’idéal du progrès se trouvèrent dans la situation inconfortable de devoir résister, à la façon de conservateurs, à ce que l’on avait appelé entretemps la “vague du futur”. Ils donnèrent l’impression d’être écrasés sous le lourd fardeau d’une tradition éculée et un peu poussiéreuse, tandis que les jeunes nihilistes, qu’aucune tradition n’entravait, avaient une liberté totale de mouvement. » Le combat prend ainsi la forme d’une lutte entre le « nouveau » et l’« ancien ». Deux aspects apparemment hétérogènes de l’analyse straussienne sont ici reliés : l’inscription du débat dans le cadre du rapport passé/présent/ futur et l’incapacité des « conservateurs » à réfuter le nihilisme. En effet, dit Strauss, « on ne peut réfuter ce que l’on n’a pas compris entièrement » ; or les adversaires du nihilisme ont réduit leur lutte à une lutte d’« idées », c’est-à-dire d’affirmations. C’est pourquoi ils se sont montrés capables de combattre leur « oui », mais pas leur « non » : ils n’ont pas su s’attaquer à la force de destruction du nihilisme, c’est-à-dire à son caractère passionnel, voire pulsionnel, essentiellement parce que « de nombreux adversaires n’ont même pas essayé de comprendre la passion ardente qui sous-tendait la négation du monde présent et de ses potentialités par les jeunes nihilistes ». Il manque donc aux « adversaires du nihilisme » deux éléments de démarche. Leur fait défaut d’une part la « méthode généalogique » ; en effet, un phénomène tel que le « nihilisme » ne peut être combattu au seul niveau des « arguments rationnels », pour deux raisons majeures : parce que ses arguments ne sont pas rationnels, mais historiques, et parce que son origine n’est pas rationnelle, mais « instinctive ». Leur fait également défaut la reconnaissance de l’adversaire dans toute sa dimension, c’est-à-dire aussi la reconnaissance de ce qui dans son geste critique est légitime. Autrement dit, il faudrait que les « antinihilistes » ne se replient pas dans leur position de « conservateurs » : car ils se situent dès lors à un niveau d’exercice de la raison qui les empêche d’embrasser les arguments de leurs adversaires, de comprendre leur sens fondamental. En effet, les nihilistes « en étaient venus à douter sérieusement, et non seulement méthodiquement ou méthodologiquement, des principes de la civilisation moderne » ; par conséquent « il était évident que seuls auraient été écoutés des adversaires qui connaissaient ce doute parce qu’ils l’avaient eux-mêmes personnellement éprouvé ». Le ton est quelque peu nietzschéen : on ne peut réellement connaître que ce que l’on a éprouvé ; la connaissance est un processus d’assimilation. La « vraie » connaissance, intime, suppose de ne pas rester à la surface des choses – au niveau des « arguments » – et d’accepter de courir le risque de la profondeur ; autrement dit, il s’agit de prendre les choses au sérieux, de ne pas séparer le « méthodologique » du « sérieux », de s’emparer finalement d’une autre rationalité, une rationalité forte ou à « haut régime » ; il s’agit donc aussi de dépasser la rationalité purement technique : car « il était certainement caractéristique de la pensée allemande de l’après-guerre que la production de termes techniques, qui ne fut à aucune époque négligeable en Allemagne, atteignît alors des proportions astronomiques. La seule réponse qui eût pu impressionner les jeunes nihilistes devait être donnée dans un langage non technique. »
17Finalement, c’est l’opposition entre la fidélité à une tradition et la « vague du futur » qui doit être abandonnée, sans quoi la liberté sera toujours du côté du nouveau. On comprend par-là que le « haut régime » de rationalité sera celui qui saura se détacher de la ligne historique (passé-présent-futur). Ce détachement ne peut pas consister en une illusoire « neutralité », mais en une prise de liberté par rapport à la tradition donnée qui, telle quelle, ne peut constituer qu’une entrave. Remarquablement, cette prise de liberté ne devra pas être une libération de l’expérience : au contraire, elle implique une pensée de l’expérience comme épreuve, et par conséquent la recherche d’une forme d’expérience « authentique », dont la nature diffère radicalement de la fallacieuse « expérience historique ». Accepter l’existence brute d’un « sens historique » conçu comme le sens même de notre inscription indépassable dans le flux de l’histoire ne peut que s’accompagner d’une défaite de la raison, et conduire soit à l’impuissance des arguments, soit au délire tout-puissant de l’imagination : le danger est réel car, si l’imagination historique ne conduit pas à la vérité, elle est toujours susceptible de conduire à des actes, c’est-à-dire de faire irruption dans la réalité ; c’est précisément ce qui a lieu dans le nazisme en tant que manifestation phénoménale du nihilisme allemand.
18Strauss s’efforce d’accéder à ce niveau supérieur d’exercice de la raison, c’est-à-dire de faire preuve de probité : « n’oublions pas que le devoir le plus élevé du savant, l’honnêteté intellectuelle ou la justice, ne connaît aucune limite. N’hésitons donc pas à considérer un instant le phénomène que j’ai appelé nihilisme du point de vue des nihilistes eux-mêmes. » Ce point de vue est celui qui fait de Hitler le simple instrument de l’Histoire : la vision du futur semble claire, et la réflexion porte sur les moyens de la réaliser. Or, dit Strauss : « Je l’avoue franchement, je ne vois pas comment pourraient résister à la voix de cette sirène ceux qui attendent de l’“Histoire”, du futur en tant que tel, la réponse à la première question et à la question dernière ; qui confondent la philosophie avec l’analyse du présent, du passé ou du futur. » Autrement dit, le nazisme s’est implanté sur la position de l’Histoire comme principe : la croyance dans le futur en tant que tel, dans un futur sans contenu, c’est-à-dire un futur auquel tout contenu peut être donné ; le nihilisme fait fond sur une « tournure historique d’esprit », qui laisse voir que « l’absence de résistance au nihilisme semble venir en dernière instance de la condamnation et du mépris de la raison, qui est une et invariable ou qui n’est pas, et de la science. » Dans l’historicisme, la raison s’en prend à elle-même. Or elle est « une et invariable » ou bien elle « n’est pas ». Attendre de l’Histoire « la réponse à la première question et à la question dernière », c’est-à-dire attendre de l’Histoire qu’elle fournisse un critère, revient à nier la raison en tant que telle. L’expérience historique n’est critère de rien, elle ne contient en elle-même aucune vérité ; en ce sens, accepter comme référence pour la pensée quelque expérience à venir que ce soit est proprement absurde et constitue une injure à la raison.
19Le nihilisme ne peut donc être que destructeur – même de son propre point de vue. La phénoménalité politique du nihilisme n’a pas été par hasard l’ordre de la destruction : la destruction est le danger majeur d’une rationalité purement technique. Dans l’émergence du nihilisme allemand, le « contexte intellectuel » a un rôle fondamental : l’historicisme en vogue, mais aussi le « positivisme » et sa rationalité technique, c’est-à-dire la réduction de la pensée au rang de moyen.
20Strauss procède à une élaboration progressive du concept de nihilisme. Le nihilisme allemand a d’abord été défini comme « un désir de destruction de quelque chose de précis : la civilisation moderne », plus précisément comme désir de destruction « de la civilisation moderne dans la mesure où la civilisation moderne a une signification morale », autrement dit « le désir d’anéantir le monde présent et ses potentialités, un désir qui ne s’accompagne d’aucune conception claire de ce que l’on veut mettre à sa place ». Mais ce désir est, bien plus fondamentalement, « le rejet des principes de la civilisation en tant que telle ». L’absence de « conception claire » manifeste en réalité la fuite du nihilisme hors du champ de la civilisation elle-même, que Strauss définit comme « la culture consciente de l’humanité, c’est-à-dire de ce qui fait d’un être humain un être humain : la culture consciente de la raison », les « piliers de la civilisation » étant la morale et la science. Dans la civilisation moderne, le nihilisme ne vise pas en dernier ressort ce qui en elle relève de la modernité, mais de la civilisation : le nihilisme est le rejet de la rationalité proprement humaine. L’analyse qu’en fait Strauss lui confère donc, par la négative, une dimension suprahistorique : car le point de vue brut de l’Histoire – ce point de vue sans contenu : la « vague du futur » – est une attaque contre le suprahistorique, contre le permanent, les potentialités humaines les plus élevées, la capacité à la civilisation. En luttant contre une certaine vision « moderne » de l’humanité (celle des « droits de l’homme » et celle du communisme), le nihilisme nie les principes mêmes de la nature humaine. L’élaboration du concept nous conduit à reconnaître « que l’on ne peut pas appeler nihiliste le critique radical de la civilisation moderne en tant que telle. » En restant à la surface du nihilisme, on se prive des moyens de la lutte, on reste dans le débat entre arguments ; en cherchant en profondeur, on découvre ces moyens : ils ne sont pas offerts par la « modernité » – l’historicisme et le positivisme –, mais par la civilisation, c’est-à-dire la raison. Strauss oblige à un radical changement de plan, à l’adoption d’un point de vue anhistorique.
21« Le critique le plus radical de la civilisation moderne en tant que telle » (en tant que moderne) n’est donc pas nihiliste. Le personnage du nihiliste est un mauvais critique de la modernité : le bon critique sera probablement le philosophe, c’est-à-dire celui qui prend à son compte la volonté de science et la volonté de morale, en tant qu’elles sont les manifestations intentionnelles les plus élevées de la raison. Le philosophe, critique de la modernité, sera respectueux des principes de la civilisation comme « culture consciente de l’humanité ». C’est ce qui définit l’attitude straussienne : l’idée de la civilisation comme conscience que l’humanité a d’elle-même, sans qu’un quelconque « processus historique » n’intervienne d’aucune manière, ni comme progrès, ni comme vague du futur. La seule anticipation légitime de l’homme sur son avenir réside dans la culture de la raison ; Strauss pense la civilisation anhistoriquement : le seul critère pour juger de la valeur des « cultures » est donc précisément le respect ou le non-respect des principes de la civilisation, la volonté de morale et la volonté de science. Là encore, selon ce critère, le nihilisme n’apparaît que comme une culture destructrice, et le positivisme des sciences sociales comme une culture « basse ». Strauss évalue d’abord les phénomènes culturels dans un esprit nietzschéen : mais le dernier mot est à la volonté de vérité et à la volonté de morale. Jamais Strauss ne reprend la critique nietzschéenne de l’intention, de la volonté et de la vérité.
22Il établit au contraire un critère de jugement, un outil d’évaluation de ce qui est nihiliste et de ce qui ne l’est pas : « si le nihilisme est le rejet des principes de la civilisation en tant que telle, et si la civilisation se fonde sur la reconnaissance du fait que le sujet de la civilisation est l’homme en tant qu’homme, toute interprétation de la science et de la morale en termes de races, ou de nations, ou de cultures, est à strictement parler nihiliste. » Contre le point de vue historique, Strauss réhabilite l’universel : non pas un universel abstrait ou idéal (imaginaire), mais celui dont on fait l’expérience authentique dans l’exercice de la raison à son régime le plus haut, la raison évaluatrice et en recherche de la vérité. En ce sens, toute absolutisation d’un point de vue est au fond nihiliste, car elle ne peut être que l’absolutisation d’une expérience particulière, même partagée ; le jugement n’est vrai que s’il dépasse les critères fournis par un système particulier de valeurs. C’est là le fondement de la distinction entre le Grec et le barbare – que celui-ci soit grec ou non : « Le petit nombre de Grecs auxquels nous pensons ordinairement lorsque nous parlons des Grecs, se distinguaient des barbares pour ainsi dire exclusivement par leur volonté d’apprendre – d’apprendre même des barbares ; tandis que le barbare, le barbare non grec comme le barbare grec, croit que toutes ses questions ont été résolues par sa propre tradition ancestrale ou en se fondant sur sa propre tradition ancestrale. Naturellement, un homme qui se limiterait à affirmer qu’une nation peut avoir une plus grande aptitude à comprendre les phénomènes d’un certain type que les autres nations ne serait pas un nihiliste : ce n’est pas le sort accidentel de la science ou de la morale, mais leur intention essentielle qui est décisive pour la définition de la civilisation et par conséquent du nihilisme. » Seule la reconnaissance de l’universalité de la science peut ouvrir à la civilisation ; le barbare est celui qui pour tout privilégie une culture : il s’enferme dans la tradition, dans la mesure où son regard sur la tradition est délimité par le fardeau de sa propre tradition. Strauss nous présente ainsi une possibilité d’ouverture à l’universel, par l’abandon du caractère trop déterminé de la tradition linéaire ; la perspective proposée par son expérience particulière – toujours héritée – ne doit être vue que comme une perspective parmi d’autres. Car la culture en tant que telle est toujours particulière : seule la civilisation est universelle ; il s’agit donc de découvrir ou redécouvrir les cultures dans leur dimension de civilisation, c’est-à-dire de s’intéresser à leur intention de science et de morale, à leur intention de vérité, à ce qui en elles relève de la pensée.
23C’est dans ce cadre que Strauss critique une proposition de Rauschning, qui « identifie le nihilisme à la “destruction de tous les critères spirituels traditionnels7” » : Strauss conteste l’emploi du terme « traditionnel », sous deux aspects. D’une part, selon Strauss, sont fondamentalement visés dans le nihilisme les critères spirituels en eux-mêmes, indépendamment de leur inscription dans une tradition : car l’intention du nihilisme est dirigée contre la raison en tant qu’elle est capable de fournir des critères de jugement ; d’autre part, dans la lutte contre le nihilisme, un repli sur la tradition sera toujours insuffisant : en ce sens, Strauss refuse explicitement de s’accrocher à la tradition ; il refuse d’adopter la position, inconfortable et peu efficiente, du conservateur. Il revendique pour la raison la liberté, qui n’est autre que l’usage de sa puissance propre : « Il est évident que tous les critères spirituels traditionnels ne sont pas par nature à l’abri de la critique et même du rejet : nous recherchons ce qui est bon, et non pas ce dont nous avons hérité, pour citer Aristote. En d’autres termes, je crois qu’il est dangereux que les adversaires du national-socialisme se replient dans une attitude purement conservatrice qui définirait son but ultime par une tradition spécifique. » Redécouvrir la recherche du bon supposera d’accéder à la dimension plurielle de la tradition.
24Strauss décrit ici un rapport spécifiquement nihiliste au passé – et non plus au futur –, dans la mesure où il peut nous faire saisir, par la négative, ce que la relecture de la tradition ne devra pas être ; en effet, l’une des origines du nihilisme est le « jugement romantique » défini comme « un jugement qui se fonde sur l’opinion selon laquelle un ordre absolument supérieur des choses humaines a existé à une époque quelconque du passé connu ». Strauss ne cherche donc pas à établir l’existence factuelle d’un état supérieur de civilisation : là encore, l’histoire – non plus comme anticipation fantasmatique sur l’avenir, ou comme croyance, mais comme travail scientifique sur les faits du passé – ne doit pas servir à fonder une hiérarchie entre les phénomènes. Le fait en lui-même n’est pas un argument : la culture non plus n’est pas un argument : seule la civilisation en est un, et jamais elle ne se donne comme un état – un état de civilisation. Au fondement se trouve l’intention : la civilisation se manifeste dans la tension même entre le réel « phénoménal » et l’intention, dans laquelle est susceptible de se manifester la raison humaine ; c’est pourquoi, pour adopter un regard juste sur le passé, il est nécessaire d’étudier les pensées des grands auteurs, car en elles seules il est possible de découvrir la marque de cet essentiel écart. L’absolutisation d’un moment du passé est tout aussi absurde que l’absolutisation du moment présent, dans l’expérience hégélienne de la « fin de l’Histoire » ou dans la fallacieuse « expérience historique » ; car l’Histoire n’a jamais à être absolutisée, à être élevée à un rang qui n’est pas le sien, au rang de critère. L’absolu doit être cherché où il se trouve : dans la vraie pensée, c’est-à-dire dans l’anhistorique ; dans ce cadre, le seul temps qui compte devient celui de l’origine. C’est pourquoi le regard historique, qui vise légitimement la neutralité, ne sera jamais qu’un passage utile pour accéder à l’intention fondamentale, qui pourra être jugée à l’aune des exigences les plus élevées de la raison. Strauss appelle à une conversion de notre regard sur le passé de la pensée. En distinguant entre culture et civilisation et en refusant l’idée même d’« état de civilisation », Strauss désigne la nécessaire tension entre la pensée et le « réel » dans sa dimension historique. Le nazisme, en tant qu’exemple de tentative de « retour à l’idéal prémoderne », plus précisément à « l’étape prélittéraire de la philosophie, à la philosophie présocratique », montre qu’il faut à tout prix éviter ce type de regard sur le passé, c’est-à-dire ne pas céder à l’attitude romantique et être critique vis-à-vis de la tradition, et considérer ce que nous lègue la tradition, non comme un ensemble de faits, mais comme le résultat d’interprétations. Ainsi, « à tous les niveaux, l’idéal prémoderne n’était pas un réel idéal prémoderne, mais un idéal prémoderne tel que les idéalistes allemands l’avaient interprété, c’est-à-dire interprété et par conséquent déformé dans une intention polémique contre la philosophie des xviie et xviiie siècles ». L’entreprise de redécouverte, dans le passé philosophique, des traces de civilisation, nécessitera un travail d’interprétation ou de réinterprétation ; mais l’idéal prémoderne est ici mal interprété, pour deux raisons : parce que la prémodernité n’est pas un idéal à retrouver, ni un temps ancien dans lequel il serait possible de se réinscrire, et parce que le passé n’est dangereux que s’il est mal interprété.
25C’est ainsi que s’éclaire le caractère allemand du nihilisme, symboliquement présent dans la guerre entre l’Allemagne et l’Angleterre : « En défendant la civilisation moderne contre le nihilisme, les Anglais défendent les principes éternels de la civilisation. » Strauss oppose les Anglais, « à l’origine de l’idéal moderne », mais qui préservent « l’idéal classique de l’humanité » à Oxford et à Cambridge, et les Allemands, qui sont résolument du côté du nouveau ; les Anglais apparaissent donc comme une nation « impériale », tandis que les Allemands donnent l’image d’une nation « provinciale » : autrement dit une nation qui regarde le monde du point de vue de sa seule expérience particulière. C’est pourquoi les Anglais peuvent symboliser la possibilité d’un combat contre le nihilisme au nom de la civilisation : et ce combat suppose de ne pas laisser l’idéal moderne étouffer les principes de la civilisation. La lecture straussienne de l’événement est donc au fond « spirituelle » ; car l’essentiel se joue au niveau des attitudes de pensée. Quelle position la raison adopte-t-elle ? Quel est son regard sur le monde ? Lui cède-t-elle ? Voilà les questions qui doivent permettre de juger de la valeur des systèmes de valeurs ou des idéaux. Mais la singularité de l’interprétation tient dans sa capacité à saisir en même temps le caractère spécifiquement moderne du nihilisme : le nihilisme n’est pas moderne accidentellement, mais essentiellement ; les « idéologies » en effet ne sont pas de simples moyens de remplir le vide laissé par la perte de l’autorité de la tradition. La vision de Strauss est « spiritualiste » sans être fonctionnaliste, et c’est là son plus grand intérêt : les « idéologies », dont Strauss parle sans ici employer le terme, n’occupent pas la place de la philosophie et de la religion : elles ne peuvent être comprises qu’en rapport avec le regard moderne sur la raison. Or, si l’irréversible se conçoit à hauteur des événements, à hauteur de l’histoire – il est impossible de revenir en arrière –, il est toujours possible de revenir au regard que la raison humaine, en droit une et toujours la même, porte sur elle-même, de viser une redécouverte de la raison.
L’intention de vérité
26« La crise de notre temps8 » présente les éléments fondateurs d’une telle redécouverte. Les hommes actuellement doutent du « projet moderne » : s’il a en partie réussi puisqu’il a engendré une nouvelle société, cette société n’est pas celle du bonheur de tous. C’est pourquoi nous sommes contraints de modifier l’esprit qui l’anime depuis son origine. Or l’esprit du projet moderne est celui de la philosophie politique moderne, née aux xvie et xviie siècles, et son résultat n’est rien d’autre que « la désintégration de l’idée même de philosophie politique », réduite au rang « de l’idéologie ou du mythe » ; c’est pourquoi « il nous faut songer à la restauration de la philosophie politique », en remontant « au moment où la destruction de la philosophie politique a commencé, aux commencements de la philosophie politique moderne » ; autrement dit, il est nécessaire de « réveiller […] la querelle des Anciens et des Modernes ».
27Le projet moderne fonde la société sur une pluralité de valeurs : la société universelle, la liberté et l’égalité, le développement de la puissance de production, l’état d’abondance, la science somme moyen de réalisation de cet état, et, à l’horizon de cet ensemble, la justice et le bonheur pour tous. Il est mis en crise par l’irruption d’un élément d’expérience, le communisme : « bien des Occidentaux en sont venus à douter de ce projet parce que le communisme s’est manifesté comme doté d’une puissance immense et comme radicalement opposé à la notion occidentale de la manière dont cette société universelle et juste doit être établie et administrée. L’antagonisme entre l’Occident et le communisme conduit à ce qu’aucune possibilité de société universelle ne peut exister dans le futur prévisible. La société politique reste pour l’avenir prévisible ce qu’elle a toujours été, une société particulière, une société avec des frontières, une société close, soucieuse de sa propre amélioration. Cette expérience que nous avons eue requiert cependant non seulement une réorientation politique, mais également une réorientation de nos pensées fondamentales. » L’expérience communiste apparaît comme une réalisation du projet moderne. Sa teneur propre l’éclaire alors nécessairement d’une nouvelle manière, en produisant à son égard de la résignation, en lui faisant perdre son effectivité propre, essentiellement fondée sur la certitude de l’avenir qu’il portait. Le conflit fondamental entre l’Occident et le communisme se présente comme une situation indépassable : le réel politique fait irruption dans son caractère conflictuel. Cette expérience contraint à faire retour à la nature même du politique : que notre société reste « ce qu’elle a toujours été » n’est pas accidentel, mais renvoie à une caractéristique essentielle du politique. La pensée non seulement doit changer d’objet, mais elle doit également changer son propre point de vue, se changer elle-même ; son objet ne peut plus être ce qui arrivera mais ce qui a toujours été ; son point de vue, d’historique, doit devenir anhistorique. Le travail de remise en question du contenu, c’est-à-dire des valeurs, du projet moderne est appelé par l’expérience, mais l’expérience seule ne peut pas s’en charger. Il implique de poser la question de la valeur des valeurs : le particularisme ne vaut-il pas mieux, « n’est-il pas en soi meilleur », que l’universalisme ? Le bonheur et la justice sont-ils la conséquence nécessaire de l’abondance ? « La croyance selon laquelle la science est essentiellement au service de la puissance humaine n’est-elle pas une illusion ? » Strauss n’envisage donc pas simplement de remplacer le système de valeurs moderne – celui du « projet moderne » – par un système de valeurs ancien : il pose la question de la nature des choses, question que le projet moderne, dans son état de réussite, avait fait oublier au profit d’un regard sur l’avenir des choses, c’est-à-dire sur leur devenir historique. Autrement dit il fait retour à ce qui en l’homme est permanent : les capacités de sa raison.
28Strauss établit une distinction entre « crise de l’Occident » et « déclin de l’Occident ». À ses yeux en effet, le diagnostic du « déclin » est partiel, voire erroné car la notion de « déclin » situe l’analyse au niveau de l’évaluation du degré de puissance d’une culture : à cet égard, Strauss identifie une forme de « déclin » de l’Occident, essentiellement dû à la montée en puissance de la « culture communiste » ; mais le registre du déclin fait manquer le problème. Les deux diagnostics mobilisent deux emplois différents du mot « culture ». Dans le premier cas, on considère chaque culture au milieu d’autres cultures, dans une pluralité de cultures : chaque culture peut être ainsi vue comme une certaine puissance, ce qui autorise l’usage du terme de « déclin », car l’horizon est celui de telle culture particulière. Dans le second cas, la culture est prise au sens de culture consciente de soi, de « culture de l’esprit humain » : il s’agit de la « civilisation », que Strauss avait soigneusement distinguée de la « culture » dans la conférence « Sur le nihilisme allemand ». Parler de « crise de l’Occident » mobilise l’idée de culture en tant que civilisation ; en ce sens, une crise peut surgir sans même que la survie d’une culture soit en question. Inversement, « si grand que puisse avoir été le déclin de la puissance de l’Occident, si grands que soient les dangers qui menacent l’Occident, ce déclin, ce danger – mieux, la défaite même et la destruction de l’Occident – ne prouveraient pas nécessairement que l’Occident est en crise ». L’enjeu ne réside pas dans l’état de culture, mais dans le rapport des individus à leur propre culture : « une société qui avait l’habitude de se comprendre en fonction d’un dessein universel ne peut perdre sa foi en un tel dessein sans perdre par là même tous ses repères. » C’est pourquoi Strauss a pu parler de « doute » sur le projet moderne : dans la perte de confiance, dans l’incertitude, c’est le rapport au projet qui est en crise, autrement dit le rapport à l’avenir ; il y a crise dans la perception que l’humanité a d’elle-même. Le jugement de crise ne peut pas se faire « de l’extérieur » comme le jugement de déclin ; il nécessite de saisir la complexité de la réalité culturelle, c’est-à-dire essentiellement d’intégrer à la réflexion le rapport des individus à un projet, ou encore le rapport des individus à la société dans laquelle ils vivent, ce rapport n’existant que par la médiation d’un projet. Car l’unité d’une société est constituée par la confiance en son projet.
29C’est pourquoi « le déclin de l’Occident se confond avec l’épuisement de la possibilité même d’une culture élevée. Les plus hautes possibilités de l’homme sont épuisées. Mais les plus hautes possibilités de l’homme ne peuvent être épuisées tant qu’il existe encore de hautes tâches humaines, tant que les énigmes fondamentales auxquelles l’homme est confronté n’ont pas été résolues dans la mesure où elles peuvent l’être. » Autrement dit, si l’on accepte que « l’Occident est la seule culture qui ait acquis une pleine conscience de la culture en tant que telle », parler de déclin de l’Occident implique l’impossibilité désormais de toute culture au sens fort. Autant dire que l’Occident en tant que tel ne peut pas être associé à un diagnostic de déclin : un tel jugement ne peut qu’être erroné ; car parler de déclin de l’Occident revient à parler de déclin de la civilisation, ce qui est un non-sens – puisque l’idée d’un état de civilisation est absurde. Le principe qui dirige toute cette réflexion straussienne est là encore celui de la permanence de la raison : le « déclin de l’Occident » signifierait une perte irréversible des plus hautes potentialités de la raison, ce qui est contradictoire. À l’inverse, le diagnostic de crise, qui caractérise un rapport de l’humanité à son projet, permet de situer le problème au niveau du regard que la raison porte sur elle-même ; ainsi, il implique déjà une possibilité réelle de sortir de la crise, car la raison ne peut se comprendre adéquatement dans un devenir historique : elle est anhistorique.
30L’essence du projet moderne est à chercher dans les caractéristiques propres de la philosophie ou de la science moderne ; c’est donc son origine qui nous donne les éléments pour en comprendre la nature : au fond, le projet est identique à son origine. Or cette philosophie ou science « ne devait plus être entendue comme essentiellement contemplative, mais comme active. Elle devait être au service du soulagement de la condition humaine ». La philosophie se trouve réduite au rang d’outil pour la « puissance humaine » : il s’agit de « permettre à l’homme de devenir le maître et le possesseur de la nature ». Autrement dit, les traits du projet moderne se retrouvent dans les intentions de la philosophie moderne dès ses débuts : la recherche de la prospérité, la maîtrise, le bonheur universel par le biais de la liberté et de la justice. L’origine moderne initie un processus d’égalisation, qui a vocation à valider le droit naturel, défini comme droit à la conservation de soi.
31Dans la perspective de la réalisation de ce projet, le communisme peut très bien apparaître « comme un mouvement parallèle au mouvement occidental », qui poursuit le même but (la société universelle) par d’autres moyens ; il peut être également compris comme une figure de la « réaction » au mouvement occidental : si celui-ci a toujours eu des ennemis minoritaires qu’il lui a fallu combattre, le communisme ne serait qu’un de ces ennemis parmi d’autres. Cependant, dit Strauss, la forme réelle que le communisme prend dans le stalinisme nous oblige à considérer les deux mouvements autrement : ils sont fondés sur deux morales opposées. Dans le stalinisme en effet, il n’est plus question de poursuivre le même but que l’Occident ; le stalinisme ne peut être vu comme un mal dialectisable, participant de la construction de la modernité. C’est pourquoi le mouvement occidental dut « admettre que le projet occidental, qui s’était en quelque sorte prémuni contre toutes les formes antérieures du mal, ne savait se défendre contre la nouvelle forme ni en paroles ni en actes ». « On finit donc par voir qu’il n’y avait pas seulement une différence de degré, mais une différence de nature, entre le mouvement occidental et le communisme. » Or cette différence se situe précisément au niveau du « choix des moyens » ; pour comprendre donc que, contrairement à une opinion longtemps répandue, il ne s’agit pas d’une différence de degré, il faut se souvenir que la morale, c’est-à-dire ce qui définit le sens fondamental d’un mouvement, ne se réduit en aucun cas à la position d’une fin, mais qu’elle se situe à la fois dans l’ordre de la fin et dans l’ordre de l’appréciation des moyens. Strauss réhabilite une conception de la « morale politique » qui ne cède pas au fantasme de la maîtrise – à l’ambition de faire ployer le monde et le mal à ses (bonnes) intentions. En effet, « il devint plus clair que cela ne l’avait été pendant un certain temps qu’aucun changement de société, qu’il soit sanglant ou non, ne peut éradiquer le mal de l’homme » ; Strauss critique donc la puissance d’aveuglement de l’angélisme proprement moderne. La raison doit garder sa capacité discriminante, faire droit à sa puissance de distinction entre ce qui est bien et ce qui est mal ; or cette fonction la plus haute de la raison rejoint l’ordre du sens commun. Strauss peut donc dire que « l’expérience du communisme a donné au mouvement occidental une double leçon » : à la fois « une leçon politique » et « une leçon touchant aux principes de la politique ».
32Quelle est cette leçon ? Dans la vision moderne, les institutions représentent la condition principale de l’amélioration de la société ; or, dit Strauss, ce qui est confié aux institutions se trouve dès lors enlevé à la « formation du caractère », et ce déplacement instaure une séparation radicale entre la loi et la morale ; autrement dit, l’éducation à la moralité des souverains eux-mêmes n’est aucunement garantie, et la responsabilité politique se trouve rangée du côté de l’espoir. Strauss décrit ainsi la souveraineté propre à la démocratie libérale : elle « est [donc] faite d’individus qui ne doivent en rien rendre des comptes, que l’on ne peut en aucun cas tenir pour responsables. »« L’individu irresponsable » est selon Strauss la conséquence du secret du bureau de vote. Cette conséquence logique du projet moderne constitue une trahison de son esprit, de la « notion originelle de la démocratie libérale », qui « affirmait que l’individu souverain était un individu plein de conscience, un individu limité et guidé par la raison ». En effet, si l’on ne peut « donner une définition légale de l’individu doté de conscience », c’est parce que « seuls des moyens non légaux, une éducation morale, peuvent favoriser la conscience » ; dans une telle situation, il n’est pas étonnant que se soit opéré un glissement de la « démocratie libérale » – l’ordre de l’intention – à « l’égalitarisme permissif » – l’ordre des faits. Ici il y a déclin, et plus précisément « déclin moral », processus de séparation entre la loi et la morale. Car penser que la morale est privée, prendre acte de son efficience indépendamment de son contenu revient à nier son essence même. La faille du projet moderne réside dans la séparation de droit qu’il opère entre le mode d’être des individus et les objectifs constructifs de la loi. L’idée que les institutions pourraient emporter les individus démocratiques dans leur évolution morale est une illusion ; la réalité va même logiquement à l’inverse de cette représentation fantasmatique : les institutions et les individus empruntent des chemins séparés, en l’absence de critère objectif pour la moralité individuelle. Le principe de tolérance généralement invoqué pour justifier toutes les « morales » n’est qu’un principe d’indifférence, qui permet d’abandonner la question de la vie bonne : cette même facilité se retrouve dans le sens moderne du mot « culture », qui, prônant l’égalité de toutes les « cultures », conduit à une perversion du sens même de l’expression « être humain cultivé » ; dans cette perspective, la culture n’est plus le principe d’une différenciation entre les individus. La valeur d’égalité, centrale dans le projet moderne, n’a pas créé l’égalité réelle – qui reste une illusion –, mais en revanche elle a transformé le regard que porte la raison sur le réel : c’est la raison qui a adopté ce principe d’égalisation, et qui a perdu le sens de la distinction et de l’évaluation.
33Autrement dit, le projet moderne a conduit à ce que Strauss appelle un « déclin moral » du fait de sa trop grande volonté à se voir réalisé. Car le réel n’a pas pu suivre : comme les institutions ne suffisent pas, de toute évidence, à rendre tous les individus responsables, c’est-à-dire moraux, c’est la raison qui s’est pliée aux valeurs du projet moderne, au point de se perdre elle-même. L’abandon par la loi du domaine moral relève donc bien d’un déclin, mais les interrogations plus fondamentales, créées par le hiatus entre les individus démocratiques, la société démocratique et le projet moderne, nous placent face à une crise. La révélation de ces problèmes naît de l’expérience communiste : car jusqu’au stalinisme, la raison pouvait encore se maintenir dans l’illusion de sa grandeur proprement moderne ; c’est l’expérience qui contraint à passer du diagnostic de déclin au diagnostic de crise.
34C’est donc parce que les principes du projet moderne sont des concepts vides – par exemple « l’individu responsable » –, que le réel ne peut pas suivre ; pris entre l’illusion de la maîtrise, la considération d’un droit naturel « faible » – celui des besoins, de la conservation – et la position, au titre de principes, d’exigences impossibles à atteindre, le projet moderne ne peut vivre que sur le mode de l’espoir ; c’est pourquoi la tonalité propre de sa crise est celle du « désespoir ».
35La science sociale à la fois manifeste cette crise et la redouble. Elle la manifeste dans la mesure où, en son sein, le projet moderne lui-même se trouve rangé au nombre des idéologies, et devient ainsi objet du doute ; elle la redouble ou l’aggrave parce que, en « relativisant » le projet moderne, elle ne part pas en quête de nouveaux moyens pour l’évaluer, mais au contraire s’en contente : la rupture se trouve consommée entre science et philosophie, entre connaissance de l’être et connaissance du devoir-être, jusqu’au discrédit de la philosophie. Et les transformations du projet moderne sont autant d’étapes vers ce discrédit. Son origine, son souffle premier est philosophique, c’est-à-dire qu’il se fonde sur une idée du droit naturel, et donc d’une « nature humaine invariable ». Mais il s’agit d’un droit naturel dont le contenu est essentiellement déterminé par « les besoins les plus puissants et les plus naturels de l’homme », et qui ne sépare pas l’être du devoir-être ; l’ordre de l’être y est identique à l’ordre du devoir-être. Puis le principe du progrès de l’humanité l’a emporté sur le principe d’une nature humaine invariable, et l’homme est apparu comme un frein au progrès ; autrement dit, il est devenu impératif que la nature humaine elle-même puisse changer. C’est pourquoi le devoir-être s’est retrouvé détaché de l’être, et la science de la philosophie : l’augmentation de la puissance de l’homme a dû se faire indépendamment des exigences de la raison, celle-ci s’opposant désormais à la « nature ». Le progrès a ainsi acquis le statut d’une évidence, mais dans une émancipation totale par rapport à la raison productrice de normes et de critères. Par conséquent, ce qui était considéré comme un but rationnel et raisonnable – le projet moderne – a été réduit au rang d’idéal, et la philosophie politique a été réduite au rang d’idéologie. Au niveau de l’expérience, le progrès a donc manifesté son indépendance vis-à-vis du bonheur : il a fallu constater que l’augmentation de la puissance humaine n’allait pas de pair avec le bonheur universel.
36Le projet moderne est empreint d’un certain angélisme, présent à même sa conception du droit naturel ; mais on le prive définitivement de toute ressource si l’on sépare ce qui en lui était à l’origine lié, à savoir la science et la philosophie. C’est en ce sens que la « restauration de la philosophie politique » à laquelle tend Strauss implique une mise en cause des principes sur lesquels repose le projet moderne, mais dans l’unique but de sauver ce sans quoi il ne peut y avoir aucun projet viable : la philosophie.
37Strauss ne veut pas s’extraire de la modernité, mais plutôt modifier la perception que nous en avons, c’est-à-dire sortir de l’illusion de « l’expérience historique » et faire en sorte notamment « que la science sociale ou la science politique soit ou devienne une entreprise rationnelle ». Il s’agit de rendre les choses politiques ou l’expérience politique à leur rationalité en interrogeant de manière critique la séparation entre science et philosophie. Mais celle-ci n’est-elle pas irréversible ? Pour répondre, il est nécessaire d’adopter le point de vue préscientifique et de revenir à la perspective du citoyen : or « la distinction entre faits et valeurs est étrangère à la compréhension des choses politiques propre au citoyen » ; la perspective du citoyen doit donc nous conduire à retrouver une forme de naturalité de la compréhension, un lien effectif entre le jugement sur la valeur des valeurs et le sens commun. Il faut retrouver l’ancrage préscientifique de la pensée scientifique : car « la compréhension scientifique sous-entend […] une rupture avec la compréhension préscientifique. Cependant, en même temps, elle reste dépendante de la compréhension préscientifique » ; en d’autres termes, il s’agit de reconnaître que « la compréhension scientifique est seconde ou dérivée ». En réalité, « la science sociale ne peut parvenir à la clarté sur ce qu’elle fait si elle ne dispose pas d’une compréhension cohérente et globale de ce que l’on peut appeler la compréhension de sens commun des choses politiques, qui précède toute compréhension scientifique ; en d’autres termes, si nous ne comprenons pas tout d’abord les choses politiques, telles que le citoyen ou l’homme d’État en fait l’expérience. » Autrement dit, la science sociale ne peut se passer de l’exploration et de l’élaboration de l’expérience authentique des choses politiques, qui n’est autre que l’expérience de la nature de la politique – l’expérience d’une nature – ; la science sociale doit sortir d’elle-même et, en tant que science, reconnaître son statut dérivé. La rationalité de la compréhension ne peut provenir que de la prise en compte du préscientifique, c’est-à-dire de l’ordre du sens commun, de l’existence de la raison au cœur même de l’expérience ; la « vraie » expérience, l’expérience authentique est celle qui manifeste l’évidence de l’union entre faits et valeurs.
38Celle-ci n’est pas brute, mais élaborée : la raison doit s’en emparer, y mettre de la clarté, le rendre claire à elle-même. L’expérience ne saurait donner seule la vérité. Le geste est celui d’une redécouverte, car ce travail d’élaboration, loin d’être appelé exclusivement par la singularité de notre situation moderne, correspond à une exigence atemporelle de la philosophie. La crise du projet moderne a simplement l’avantage de nous mettre devant l’urgence de cette redécouverte, c’est-à-dire aussi devant le privilège de l’origine : une telle élaboration est inhérente à l’essence de la philosophie politique ; c’est au moment où la philosophie politique se détermine dans son essence, c’est-à-dire à son origine, dans l’acte qui a conduit à son existence naturelle, que l’on peut trouver ce travail à l’œuvre. Ainsi, « ce travail a déjà été fait. Comme en un sens chacun de vous le sait, Aristote a accompli ce travail dans sa Politique. Cette œuvre nous donne l’analyse classique et inoubliable de la compréhension première des phénomènes politiques. » La restauration de la philosophie politique passe par un retour à Aristote. Si « en un sens […] chacun sait » qu’Aristote a fait ce travail, et si sa formulation est « inoubliable », il s’agit alors de rendre clair et évident ce que chacun sait confusément, et ce mouvement est possible parce que ce qu’il y a à voir est « inoubliable ». On ne peut oublier vraiment que ce qui relève de la tradition, d’une tradition particulière : ici, nous avons affaire à de l’inoubliable parce que nous pensons l’origine. En tant que telle, l’origine est toujours efficiente, toujours active ; en revanche par la tradition elle se trouve voilée : l’entreprise de Strauss est celle du dévoilement de l’origine de la philosophie.
39Sa réalisation implique de regarder la philosophie autrement, c’est-à-dire d’accepter qu’elle puisse avoir un intérêt autre qu’historique. « Dans la recherche comme dans l’enseignement, la philosophie politique a été remplacée par l’histoire de la philosophie politique », et « cela revient à remplacer une doctrine qui prétend à la vérité par une revue des erreurs » : il faut donc reconnaître l’intention fondamentale de la philosophie politique, qui est une intention de vérité. Ce cheminement correspond à un « élargissement de l’horizon » : car le « spécialiste de science politique » doit « au moins envisager l’éventualité que la science politique antérieure [ait été] plus sensée et plus vraie que ce que l’on considère aujourd’hui comme science politique ». C’est la perspective de la vérité qui doit être redécouverte. Le regard n’est plus simplement historique s’il échappe à sa détermination par l’état actuel de la science. Il est « nécessaire d’étudier les philosophies politiques, non seulement telles que les comprenaient leurs initiateurs, par opposition à la manière dont elles furent comprises par leurs partisans et les diverses espèces de leurs partisans, mais également par leurs adversaires et même par des observateurs ou des historiens détachés ou indifférents ». Contre le seul « regard historique », il s’agit de faire valoir une pluralité de points de vue.
Justifier la philosophie
40Il est possible à présent d’offrir une lecture de Droit naturel et histoire dans sa dimension programmatique. Strauss, nous l’avons vu, constate la perte du rapport des États-Unis à leur Déclaration d’Indépendance : l’origine de leur existence politique est devenue pour ainsi dire inefficace. Concrètement, il s’agit donc de rendre cette nation à son propre passé, en conférant de nouveau à l’origine sa puissance ; car retrouver la Déclaration d’Indépendance « comme expression du droit naturel » revient à retrouver comme une évidence le droit naturel lui-même, c’est-à-dire ce qui donne un sens à la vie politique, ce qui rend compréhensible la notion d’« humanité ». Cette évidence est essentiellement l’évidence manifestée par notre faculté de juger, lorsque celle-ci est considérée dans sa véritable force ; le jugement critique par définition est extérieur à une société donnée, il fait signe par nature vers l’universel : le droit naturel n’est rien d’autre que l’étalon de l’universel, ce qui permet de faire la part dans le réel entre ce qui participe et ce qui ne participe pas à l’ordre de la vérité politique ; il est absolu, il constitue le point de vue de la raison sur la valeur des valeurs, celui qui nous dégage précisément de l’ordre des valeurs ou des idéaux. C’est en réhabilitant le droit naturel que l’on remet les hommes sur leurs pieds, que l’on rétablit la suprématie de la fin sur les moyens, de façon à rendre possible et opératoire un choix rationnel du régime le meilleur ; contre le règne de l’arbitraire et de la folie dans le domaine politique, la science peut retrouver sa dignité et les grandes questions leur sérieux. C’est ainsi que l’on peut mettre au jour une raison qui guide et fonde l’action, une raison qui nous garde de tout risque de fanatisme : qui nous permette de poursuivre les buts de Socrate avec l’humeur et les moyens de Socrate – et non plus ceux de Thrasymaque ; car le droit naturel ne doit pas être une valeur parmi d’autres, il doit être fondé dans sa vérité et non pas simplement dans son possible usage.
41Le projet consiste donc également à mettre fin à la croyance dans l’Histoire en tant que telle, c’est-à-dire à appréhender les faits dans toute leur épaisseur, dans la dimension d’absolu qu’ils renferment ; en ce sens la critique de l’historicisme et du positivisme est déjà le premier moment de cette refondation du droit naturel. Si, comme nous l’avons vu, la pluralité indéfinie des notions de droit et de justice est la condition essentielle à l’apparition du droit naturel, la philosophie doit s’assumer comme remplacement de l’opinion par la connaissance, et opérer le passage du fait au droit, se mettre en position d’évaluer les faits du point de vue du droit : ressortir de la caverne, repenser la philosophie comme appréhension de l’éternel. Sous cet angle, l’attitude de la pensée est proprement révolutionnaire, car elle fait naître un sentiment d’insatisfaction devant les régimes existants, inséparable de notre capacité à les juger. Le modèle à abandonner est celui de la science moderne, en faveur du « modèle » de la philosophie classique, qui, de par son identité avec la science, rend absurde l’idée même de fonder la philosophie sur un modèle qui lui soit extérieur : la pensée ne peut légitimement prendre modèle que sur elle-même ; cet acte suppose qu’elle se considère dans ses capacités les plus hautes. Si l’« expérience historique » borne la pensée, la philosophie classique doit autoriser au contraire la redécouverte de sa puissance propre d’élévation ; Strauss appelle finalement à une conversion proche de la conversion platonicienne : il faut sortir de la vision étroite et fausse offerte par les murs de la caverne pour faire l’effort de prolonger la perspective, pour toucher à ce qui rend possible l’existence de la caverne et donne en même temps les critères pour juger de sa légitimité. La vérité, comme vérité absolue, est vérité de tout, norme du bien et du juste.
42Pour que la pensée classique nous devienne accessible, il est impératif de bien comprendre en quoi la tradition fait écran : c’est qu’elle nous offre de fausses solutions dans une situation dans laquelle c’est le questionnement qui doit être réappris ; Strauss veut que nous retrouvions la puissance de questionnement de la pensée ; cela ne signifie pas qu’il faille découvrir la pluralité des réponses possibles : car au fond le questionnement a pour rôle de nous faire voir l’existence possible d’une vraie solution, constituée par la connaissance authentique des principes. La vérité chez Strauss est ce qui doit s’imposer, non pas dans l’« histoire », mais du sein même de la pensée, c’est-à-dire ce qui ne peut se révéler que par l’usage de la théoria, qui engage fortement le penseur, le fait sortir de la « réserve politique » tout en ne l’asservissant pas à une théorie ou un courant particulier. Il n’est pas question de choisir entre le camp des libéraux et celui des disciples de saint Thomas, mais de s’élever au-dessus de ce faux choix, qui est proposé par le contexte historique et non imposé par la réflexion. La pensée ne doit pas mettre à l’écart l’expérience, mais elle doit chercher dans l’expérience la dimension d’absolu qu’elle renferme toujours. Cette dimension ne peut en aucun cas être fournie par le fait brut ou simplement « analysé » : elle ne peut apparaître qu’aux yeux de celui qui sait les capacités de la pensée. C’est pourquoi les expériences ne peuvent pas toutes avoir le même statut. Une expérience absolutisée – artificiellement – est toujours fallacieuse ; la seule expérience authentique est celle qui naît de la puissance propre de la raison et contient, anhistoriquement, en permanence, la marque de cette puissance. Car seule la pensée offre un absolu véritable, qui ne soit pas le résultat d’un processus d’absolutisation. La rationalité forte va de pair avec le sens commun : car c’est avec évidence que l’expérience se donne dans sa dimension d’absolu, comme expérience du bien et du mal. Mais dans la situation où nous sommes, cette évidence ne peut provenir que du travail de redécouverte que propose Strauss. Redécouvrir le droit naturel, c’est accepter que le droit soit lié à une nature humaine, c’est-à-dire à une essence permanente de l’homme ; autrement dit, il faut défaire le droit de la convention, mais rester dans l’opposition forte entre nature et convention. Comment penser cette nature ? Non pas en cherchant ce qui de fait est commun à tous les hommes – car les besoins, la conservation, les sentiments, éléments obtenus par l’analyse et la description, ne peuvent fonder qu’un droit naturel faible –, mais en définissant la nature humaine par sa fin, c’est-à-dire par ce qui est le plus élevé en l’homme.
43Le finalisme d’Aristote a certes été « dépassé » en ce qui concerne les phénomènes de la nature ; mais pour Strauss il reste valide pour la compréhension des phénomènes de la nature humaine, dans la mesure où il impose de sortir définitivement de la « neutralité éthique » caractéristique des sciences sociales. En effet, on peut affirmer que la critique, de type spinoziste, du finalisme comme anthropomorphisme et anthropocentrisme, est légitime pour la nature dans son ensemble. Mais on sombre dans l’erreur lorsque par effet de retour et de généralisation, ou encore par désir de rabaisser l’homme, on en arrive à enlever au finalisme toute légitimité pour interpréter les phénomènes humains : car alors on fait de l’homme un élément neutre de la nature, dépourvu d’intentions. À l’opposé de cette attitude, réhabiliter la philosophie suppose d’adopter la perspective antique, anthropocentriste par respect de la puissance de notre raison.
44C’est ce même finalisme qui doit présider à l’étude historique des textes : ceux-ci ne peuvent être compris avec justesse que s’ils sont rapportés à l’intention fondamentale qui a présidé à leur écriture. Notre temps appelle à une justification de la philosophie : c’est ce que Strauss fait, depuis notre modernité, sans s’en exiler, quitte à être accusé de ne pas croire en l’Histoire et à risquer le sort de Socrate.
Notes de bas de page
1 NP, op. cit., p. 31-76. Sauf indication contraire, les citations de ce chapitre renvoient à ce texte.
2 C’est nous qui soulignons.
3 Sur le rôle du dégoût et du ressentiment dans l’avènement du national-socialisme, voir notamment l’ouvrage de Philippe BURRIN, Ressentiment et apocalypse. Essai sur l’antisémitisme nazi, Paris, Seuil, 2004.
4 C’est l’un des aspects de la critique straussienne du terme de « totalitarisme » pour désigner le nazisme. Voir notamment l’Introduction à De la Tyrannie (trad. H. Kern, A. Enegrén et M. de Launay, Paris, Gallimard, « Tel », 1997, p. 41- 51) : il s’agit de réhabiliter l’idée de tyrannie, de façon à être en mesure de la reconnaître quand elle se présente à nous. En ce sens, ne pas céder au « modernisme » aurait pu peut-être nous éviter la plus grande « tyrannie » du xxe siècle, une tyrannie qui est certes d’un genre nouveau, mais qui est tyrannie avant tout. Le « modernisme » – qui est d’ailleurs pour une grande part un usage « moderne », constructeur, du langage – a pu faire penser à certains que le régime nazi pourrait bien être le régime politique qui nous sauverait de la « modernité ». C’est pourquoi, comme nous l’avons vu, Strauss peut dire, dans Qu’est-ce que la philosophie politique ?, que c’est l’historicisme de Heidegger qui l’a conduit à l’aveuglement. À l’inverse, pouvoir reconnaître l’essence (l’essence d’un régime politique : sa nature) peut nous aider à nous mettre à l’abri de ce genre de menaces – ces menaces qui viennent du cœur de la modernité. On voit également qu’avoir une « conception claire » des situations revient à les connaître et à pouvoir les reconnaître dans leur nature, c’est-à-dire dans leur vérité.
5 ST, op. cit., p. 176-177.
6 L’expression est de Hans BLUMENBERG, in La Légitimité des Temps modernes, trad. M. Sagnol, J.-L. Schlegel et D. Trierweiler, Paris, Gallimard, 1999. Elle désigne l’interprétation schmittienne de la modernité, exprimée dans cette phrase : « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés » (Carl SCHMITT, Théologie politique, trad. J.- L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988, p. 46). Ainsi, selon Schmitt, même si la modernité est singulière, elle peut être pensée par le biais d’un mouvement intellectuel de réduction du nouveau à l’ancien.
7 Strauss cite Hermann RAUSCHNING, La Révolution du nihilisme, un avertissement pour l’Occident, Paris, 1939.
8 NP, op. cit., p. 77-111. Toutes les citations de ce chapitre renvoient à ce texte.
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Fin de la philosophie politique ?
Ce livre est cité par
- Boucheron, Patrick. (2021) Escribir la historia de los futuros del pasado. Cuadernos LIRICO. DOI: 10.4000/lirico.11794
- WEDIN, TOMAS. (2019) Educational Equality: A Politico‐Temporal Approach. Journal of Philosophy of Education, 53. DOI: 10.1111/1467-9752.12335
- Piraud, Clara. (2023) Comment raconter les vies humaines. Les Cahiers philosophiques de Strasbourg. DOI: 10.4000/cps.6570
Fin de la philosophie politique ?
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