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Chapitre 2. Hannah Arendt : la crise à la lumière de l’événement

p. 55-109


Texte intégral

L’épreuve du totalitarisme

« Avec la défaite de l’Allemagne nazie, écrit Hannah Arendt, une partie de cette histoire avait trouvé sa conclusion. Pour la première fois, le moment semblait venu de considérer les événements contemporains avec le regard rétrospectif de l’historien et le zèle analytique du spécialiste de sciences politiques. C’était la première occasion d’essayer de dire et de comprendre ce qui s’était passé, pas encore sine ira et studio, toujours avec douleur, mais non plus avec une horreur sans voix. C’était, de toute façon, la première fois qu’il était possible d’articuler et d’élaborer les questions en compagnie desquelles ma génération avait été forcée de vivre pour la meilleure part de sa vie adulte : Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi cela s’est-il passé ? Comment cela a-t-il été possible1 ? »

1L’événement crée un nouveau rapport au temps, posant à celui qui l’étudie le problème par ailleurs classique de la possibilité d’un regard objectif sur les faits. Deux éléments sont nécessaires à cette fin : un certain recul ; que l’événement lui-même soit assez achevé pour être déployé. En ce premier sens, l’événement contraint car il commence par rendre impossible toute réflexion objective pour ensuite la rendre nécessaire. Le problème réside donc dans la possibilité d’un passage du mutisme à l’expression, de la stupeur à la compréhension. Pour le favoriser, la pensée doit saisir l’occasion que lui offre parfois le cours de l’histoire : il y a des moments où l’événement peut se laisser approcher. L’accès à l’objectivité ne suppose pas une totale mise à l’écart des passions : Arendt note la nécessité d’un certain retrait, mais elle refuse que la position de neutralité absolue soit une garantie. En effet, c’est par nature que l’événement crée des émotions et des passions : si l’on veut tenter de le saisir, on fait fausse route en abandonnant toute réaction émotionnelle. Il ne s’agit pas ici de légitimer une quelconque « pensée passionnelle », ce qui serait contradictoire, mais de dessiner le profil d’une pensée dont la posture ne soit pas univoque, dans la mesure où l’événement lui-même se distingue par sa plurivocité2.

2Arendt s’oppose cependant clairement à l’idée selon laquelle après Auschwitz toute pensée serait littéralement devenue impossible : sa conviction est que la pensée peut et doit s’affronter à l’événement, ce qui commence par sa reconnaissance comme tel. Cette pensée pour autant ne devra en aucun cas être surplombante ni systématique, car il ne s’agira pas de réduire, mais de comprendre. La réaction de la pensée à l’événement (la contrainte, l’urgence qu’il crée) se traduit dans un dire (c’est la logique de l’expression, c’est-à-dire à la fois de la transmission et de la mise au jour d’une réalité) et dans un comprendre (c’est la mise en route d’un processus de compréhension qui se distingue de l’explication). L’événement doit faire l’objet d’un questionnement. Dans un premier temps il s’agit de reconnaître le fait de l’événement, le « il est arrivé quelque chose », la discontinuité, la rupture temporelle qualitative. Dans un second temps il faut mettre en œuvre les moyens de la compréhension, pour éventuellement découvrir un sens qui ne sera jamais l’intégration à une totalité dynamique, mais le sens de l’événement en lui-même. Autrement dit, il faudra comprendre ce qu’il vient bouleverser, ou encore le comprendre comme crise. Cette compréhension consiste dans la production d’un rapport de questions/réponses. La réalité ne vient pas simplement fournir des réponses à des questions qui se posent indépendamment d’elle. Le processus de compréhension commence par une mise en questionnement de l’événement. Les conditions de la compréhension sont d’abord l’articulation des questions, c’est-à-dire la production d’un rapport d’interrogation.

3Arendt mobilise ici deux postures : celle de l’historien et celle du spécialiste de sciences politiques. Son ouvrage est effectivement à la fois œuvre d’historien (établissement des faits et tentative de reconstruction de leur logique) et d’analyste politique (étude du totalitarisme comme nouveau régime). Mais le mode de pensée arendtien de l’événement va déborder largement ces deux cadres : comment met-elle en œuvre ce processus de compréhension ?

4Il implique de mettre en rapport les modalités par lesquelles l’événement advient et la méthode appropriée à son appréhension. Le titre qu’Arendt a donné à l’ensemble de ses trois ouvrages, Les Origines du totalitarisme, signale à la fois la volonté de remonter aux principes et la multiplicité supposée des origines. Cependant, il s’avère que le terme d’« origines » est jugé inadéquat par Arendt elle-même, car parler d’« origines » semble impliquer que ces « origines » contiendraient en elles la certitude de l’événement à venir : l’origine est à la fois commencement et cause. Or Arendt rejette le concept de cause : l’événement tel que le pense Arendt ne peut être totalement expliqué par ce qui le précède ; en revanche, l’événement est ce qui éclaire son propre passé. Les « origines » en question seront donc plutôt des éléments de compréhension, car ils n’épuisent en aucun cas la totalité du phénomène. Ils préexistent à l’événement, peuvent être retrouvés et pensés à sa lumière, mais ils n’en sont pas proprement les causes. Car il faut encore que les éléments se cristallisent. Il y a donc dans l’événement une part d’inexplicable. Mais cela ne doit pas faire perdre de vue l’exigence de le penser, au contraire : l’événement, par son existence même, est ce qui contraint à mettre en œuvre le processus de compréhension. Par conséquent, les éléments en question, improprement appelés « origines », sont en fait plutôt les conditions d’émergence de l’événement. Celles-ci sont plus ou moins proches, la progression du plus lointain au plus proche légitimant l’ordre des trois volumes3.

5Dans Le Système totalitaire en particulier, la thèse de la nouveauté du phénomène est centrale dans chacun des quatre chapitres. Dans le premier, « Une société sans classes », Arendt étudie les phénomènes sociaux particuliers qui font partie des conditions d’émergence de l’événement. L’analyse principale concerne l’apparition de la société de masse, qui se traduit par le triple phénomène du désintéressement, de l’amassement et de l’atomisation des rapports sociaux. De très nombreux individus n’ont plus de véritable existence sociale et souffrent en particulier du manque de reconnaissance politique – la masse ne se reconnaît pas dans le système des partis de la République de Weimar. Par ailleurs, une haine de la bourgeoisie se développe, commune aux masses et aux élites, et qui rend possible leur union momentanée autour d’un projet qui leur apparaît constructif. Le totalitarisme s’est implanté sur l’absence de reconnaissance politique et sur l’appétit d’organisation politique des masses, les mouvements totalitaires leur offrant une forte illusion d’appartenance politique. En ce sens, Arendt montre que le mouvement nazi a profité des faiblesses intrinsèques de la République de Weimar, ce qui lui permet de mettre en valeur, par la négative, les risques inhérents à une démocratie faible. Nous sommes donc en présence d’un double mouvement. D’une part, l’avènement du totalitarisme a été rendu possible – parmi autres éléments – par deux facteurs : d’un côté l’existence d’une démocratie imparfaite, intégrant en son sein une majorité non participante et sans reconnaissance ; de l’autre côté, la non-neutralité de cette majorité, autrement dit son besoin d’existence. D’autre part, ce constat donne en retour à la démocratie des moyens pour lutter contre les risques qu’elle renferme ; elle doit notamment prendre garde à ne pas laisser grandir en son sein une masse de gens sans reconnaissance politique. Autrement dit, dans la mesure où le phénomène des masses est spécifiquement moderne, le totalitarisme, comme régime inédit, s’enracine dans une configuration sociale elle-même inédite. Le problème réside bien sûr dans le statut de cet enracinement : ces paramètres ont-ils rendu possible le phénomène ? L’ont-ils simplement précipité ? Ils se sont cristallisés dans l’événement.

6Le second chapitre, « Le mouvement totalitaire », est intermédiaire entre l’étude de la configuration sociale et l’étude du régime : la progression va des phénomènes sociaux à la prise de pouvoir, chaque dimension prenant racine sur la dimension précédente. Arendt analyse la manière dont le mouvement s’est constitué, emportant avec lui toujours plus d’individus. En particulier, elle insiste sur le besoin de fiction et de cohérence des masses, qui a donné tout son poids à l’idéologie dans les mouvements totalitaires. Dans le troisième chapitre, « Le totalitarisme au pouvoir », elle s’arrête sur l’exercice effectif du pouvoir, analysant en particulier les mécanismes de la terreur policière et la « structure en oignon » du régime, autrement dit les modalités de sa durabilité. Les camps de concentration et d’extermination apparaissent comme les lieux de réalisation effective de la terreur totale. Le dernier chapitre quant à lui, « Idéologie et terreur : un nouveau type de régime », ne faisait pas partie de la première édition, mais a été ajouté par la suite. Il constitue une mise en valeur du caractère inédit du régime totalitaire. Arendt y reprend la distinction de Montesquieu entre la « nature » et le « principe » d’un gouvernement, et montre que la nature du totalitarisme est la terreur, tandis que l’idéologie constitue son principe. Elle bouleverse les typologies classiques des différentes formes de régimes, montrant que le totalitarisme constitue un type à part entière, distinct de la tyrannie, du despotisme ou de la dictature.

7La progression historique qui est celle de l’ouvrage est donc aussi une progression « optique », car elle va des conditions les plus éloignées et les plus générales aux conditions les plus proches et les plus spécifiques – cette même progression est à l’œuvre dans l’ordre des trois volumes et dans l’ordre des quatre chapitres. La perspective d’ensemble reste toujours de manifester la nouveauté du phénomène, jusqu’aux sous-chapitres, dont chacun désigne un élément en lui-même nouveau. Le principe fondamental de l’analyse est donc de percevoir et d’observer ces éléments spécifiques, puis de les identifier, et enfin de conclure à la nouveauté totale du phénomène, qui lui confère son caractère d’événement à part entière. Dans l’étroitesse du lien entre la méthode employée et la thèse défendue, celle de l’établissement de la nouveauté, nous lisons la réalisation du lien entre l’événement et la pensée : le premier temps est celui de la reconnaissance de l’événement en tant que tel ; le second temps est celui de l’acceptation de la nécessité de bouleverser les catégories traditionnelles, suite au diagnostic de l’insuffisance de ces catégories ; le troisième temps est celui de l’invention d’une nouvelle unité théorique, qui se produit exactement en regard des faits. Arendt met en œuvre précisément ce processus de compréhension, processus en droit infini, car il prend acte de l’impossibilité de réduire le phénomène nouveau comme on « réduit » une fracture. La compréhension en ce sens s’oppose à l’explication et à son concept de cause : dans le désir d’expliquer un événement par ses causes, Arendt lit la prétention de la raison à maîtriser et dominer le réel, alors que l’événement par définition surgit, ne se laisse pas maîtriser par la pensée, et c’est pour cette raison qu’il est pour elle un aiguillon.

8Arendt met donc en valeur la nouveauté du régime à plusieurs niveaux. En particulier, elle montre la spécificité de la terreur totalitaire qui, loin de se limiter aux opposants politiques ou même aux « suspects », introduit la notion d’« ennemis objectifs », dont la définition est idéologique et précède la prise de pouvoir : les ennemis ne sont pas traqués parce qu’on les suspecte d’une faute, mais parce que leur être même les désigne comme des criminels possibles. L’élimination de catégories entières de population se trouve idéologiquement justifiée par leur potentialité à commettre des crimes : les individus sont annihilés en tant que « porteurs de tendance ». La terreur est dès lors véritablement totale dans la mesure où, du point de vue des victimes potentielles, règne le plus grand arbitraire. Un homme sera exécuté sans aucune considération ni de ses actions effectives ni de ses opinions. La spécificité de cette terreur est donc en grande partie due à son lien avec l’autre dimension du régime : l’idéologie. Celle-ci se donne comme fiction absolument cohérente, qui ne constitue que « la logique d’une idée », indépendamment de tout rapport au réel. Elle prend appui sur la faculté d’imaginer des masses, leur désir de fiction et leur appétit de cohérence, loin du réel décevant. L’idéologie, par le moyen de la propagande, s’ancre sur la perte du sens commun : certes elle instaure cette perte, mais si le phénomène est rendu possible, c’est aussi parce que « le sens commun a déjà perdu son sens », du fait notamment de l’exclusion de la vie sociale, et de la « psychologie de l’homme de masse européen4 ».

9Le concept totalitaire de pouvoir se définit comme la réalisation effective d’une loi prétendument suprahumaine, mais interne au cours du monde, de la loi de la nature ou de l’Histoire : le régime aurait pour seul rôle d’accélérer un processus qui est censé se réaliser nécessairement. Par ailleurs, le régime a une forme spécifique et remarquable : sa « structure en oignon », qui ménage à chaque niveau d’implication dans le mouvement un rapport atténué à la réalité extérieure et qui constitue l’outil de la domination totale. En ce sens, le totalitarisme nazi a été pleinement réalisé dans les camps de concentration et d’extermination, laboratoires où il a été expérimenté que « tout est possible », c’est-à-dire que « tout peut être détruit », que la nature humaine elle-même peut être transformée. Cette domination totale est obtenue en trois étapes : tout d’abord, le meurtre en l’homme de la personne juridique, puis le meurtre en lui de la personne morale, enfin la destruction des différences entre les individus en tant que tels, par l’annihilation de l’identité individuelle de chacun. Le totalitarisme est donc nouveau comme type de régime : il constitue une nouvelle forme, du fait de la coprésence de la terreur comme nature et de l’idéologie comme principe d’action. Les effets respectifs et combinés de la terreur et de l’idéologie viennent détruire la liberté politique d’agir, mais aussi la liberté intérieure de vouloir et de penser, l’idéologie étant définie par Arendt comme « contrainte intime ».

10On comprend par là ce qu’Arendt entend par « bouleversement de nos catégories de pensée », puisque nos concepts juridiques, politiques et moraux semblent bien devenus caducs. Mais en ce sens l’événement aiguillonne la pensée, et il contraint à créer un nouveau rapport à la tradition. Il est impératif d’établir le diagnostic de l’insuffisance des catégories traditionnelles, mais en même temps la manifestation de la nouveauté passe par une appropriation et une reprise des pensées du passé, avec Montesquieu par exemple. L’enjeu n’est pas de pure théorie, puisqu’il s’agit au contraire de mettre en rapport la pensée et l’expérience. Arendt nous montre que le totalitarisme est un régime inédit. Mais il se fonde nécessairement, dit-elle, sur « une expérience fondamentale de la communauté humaine5 », à savoir la désolation : le totalitarisme comme régime nouveau prend racine sur une expérience nouvelle, celle du déracinement essentiel des hommes au milieu des autres hommes et au milieu du monde. Cette expérience n’est pas nouvelle comme expérience individuelle, mais elle l’est dans sa dimension « politique », ou plutôt, devrions-nous dire, antipolitique, dans la mesure où elle met en jeu le vivre-ensemble des hommes, mais pour signifier la possibilité de sa destruction. Cette mise en rapport de la pensée avec l’expérience, cette recherche de l’expérience au fondement de l’événement, forment le cœur et le sens de ce processus de compréhension dont l’urgence apparaît.

11Si l’événement incite à mettre en œuvre ce processus, c’est parce que lui-même est une crise, c’est parce qu’il constitue une mise en crise de la réalité. Les diagnostics de crise, appliqués à différents ordres de réalité, dans les différents chapitres de La Crise de la culture, peuvent donc être compris en partie comme les ombres de l’événement totalitaire. Deux éléments créent le lien : d’une part le concept même de crise ; d’autre part, l’idée de l’infinité du processus de compréhension. Car il est tout à fait possible dès lors de voir ces diagnostics comme un ensemble de traces de ce processus à l’œuvre. L’événement en effet est plurivoque et son rayonnement puissant.

12Mettons à l’épreuve cette hypothèse en lisant trois textes : « La crise de l’éducation », « La conquête de l’espace et la dimension de l’homme » et « Qu’est-ce que l’autorité6 ? ».

L’éducation en crise

13Hannah Arendt intègre d’emblée la crise de l’éducation à une perspective globale, celle de « la crise générale qui s’est abattue sur tout le monde moderne et qui atteint presque toutes les branches de l’activité humaine7 », le signe le plus évident de sa gravité étant que le problème de l’éducation soit devenu un problème politique. Il ne s’agit pas d’une crise simplement locale, qui toucherait un domaine humain indépendamment des autres : le politique apparaît dès à présent comme le lieu où des solutions actives aux problèmes doivent être cherchées, dans la mesure où il est aussi le lieu où la crise se noue. Arendt montre la force d’obligation ou de contrainte de la crise, dans un très beau passage, essentiel pour notre réflexion. Il existe, écrit-elle, une raison péremptoire « pour obliger l’homme de la rue à s’intéresser à une crise qui ne le concerne pas directement : c’est l’occasion, fournie par le fait même de la crise – qui fait tomber les masques et efface les préjugés – d’explorer et de s’interroger sur tout ce qui a été dévoilé de l’essence du problème, et l’essence de l’éducation est la natalité, le fait que des êtres humains naissent dans le monde. La disparition des préjugés signifie tout simplement que nous avons perdu les réponses sur lesquelles nous nous appuyons généralement, sans même nous rendre compte qu’elles étaient à l’origine des réponses à des questions. Une crise nous force à revenir aux questions elles-mêmes et requiert de nous des réponses, nouvelles ou anciennes, mais en tout cas des jugements directs. Une crise ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites, c’est-à-dire par des préjugés. Non seulement une telle attitude rend la crise plus aiguë mais encore elle nous fait passer à côté de cette expérience de la réalité et de cette occasion de réfléchir qu’elle fournit. »

14Si l’homme de la rue peut (et doit) se trouver contraint, c’est que la crise a pour particularité de toucher bien au-delà des cercles de « penseurs professionnels » ou de « spécialistes », et même au-delà de l’ensemble des « praticiens ». Le problème est politique : parce qu’il touche à la place de chacun dans la communauté politique qui est la sienne. La crise exige d’être vue et vécue par la communauté entière : c’est la puissance propre de la crise, sa force d’apparaître. Mais sa force est également une force de dévoilement : la crise « fait tomber les masques et efface les préjugés » ; autrement dit-elle dépouille les individus et les institutions de leur carapace et de leur simple paraître. Cette force de dévoilement fait que l’espace d’apparence n’est plus occupé par le paraître, mais par l’essence des choses. En ce sens, la crise constitue aussi une force de questionnement. En effet, l’abandon des préjugés est contraint par la crise, car la crise signale l’inadéquation ou l’insuffisance des jugements par lesquels la réalité en crise était appréhendée. Mais dans ce mouvement apparaît dès lors leur nature de réponses à des questions. Le rapport de la pensée à la réalité a donc l’occasion de devenir dialogué, de devenir ou redevenir un rapport de questionnement : car la crise demande d’autres jugements, c’est-à-dire d’autres réponses.

15La crise est donc proprement un moment critique, car deux issues se dessinent. D’un côté, il est possible de formuler d’autres réponses, c’est-à-dire de réponses directement liées au juste questionnement de la réalité. Dans ce cas, on peut dire que la pensée aura « bien réagi » à la crise ; autrement dit la crise n’aura été ni écartée ni niée, mais véritablement surmontée. La crise est donc une occasion pour la pensée de prouver sa force d’adaptation aux bouleversements du réel, c’est-à-dire sa capacité à se nourrir de la réalité pour la nourrir à son tour. De l’autre côté se trouve la réponse par préjugés, autrement dit la non-réponse ou la fausse réponse, l’évitement. Ici, la crise devient catastrophe, chute, abdication de la pensée. Et c’est la réalité qui chute avec elle parce que l’expérience n’a pas l’opportunité de faire sens, d’accueillir son sens : elle perd sa nature d’expérience.

16C’est pourquoi il est nécessaire de clarifier le questionnement concernant l’éducation. Or l’un des éléments fondamentaux du problème réside dans la confusion entre le domaine de l’éducation et le domaine politique. Arendt définit l’essence de l’éducation par la natalité, c’est-à-dire par le fait que les nouveaux venus apparaissent dans un monde qui est déjà là et qui est donc par nature un monde ancien. À partir de ces considérations, il est possible de repérer la confusion entre les domaines au sein de deux attitudes :

  • d’une part dans la volonté d’éduquer les citoyens : il y a confusion dans la mesure où l’on infantilise les citoyens qui doivent au contraire être considérés par définition comme des adultes responsables. Dans cette intention se manifeste une puissance contraignante, qui n’est autre que l’une des traductions de l’identification commune entre pouvoir et contrainte. Arendt identifie là une tendance tyrannique ;

  • d’autre part dans la conception qui veut que le monde des enfants soit en droit équivalent au monde des adultes. Cette conception a deux traits caractéristiques : l’enfant est au centre du système, il est vu comme « un petit adulte » ; les adultes mettent leur emprise sur le monde des enfants, voulant farouchement fonder un monde nouveau avec les nouveaux venus. Le « pathos de la nouveauté » des adultes s’empare de l’enfance pour se réaliser. Cette tendance est saisissable dans sa teneur, puisque les nouveaux venus sont précisément l’incarnation du renouvellement, la preuve de la puissance de commencement de l’humanité. Mais Arendt met en garde contre le danger que renferme cet affect : c’est l’affect de l’utopie, qui cherche dans l’éducation des enfants une réalisation fantasmatique et implique donc une grave erreur de perspective : « on intervient d’une façon dictatoriale, qui se fonde sur la supériorité absolue de l’adulte, et on essaie de mettre en place le nouveau comme un fait accompli, c’est-à-dire comme s’il existait déjà. » Autrement dit, on argumente de l’existence du nouveau pour l’empêcher de se construire ou d’émerger ; on fait de la promesse de commencements à venir – c’est le sens de la naissance, de la nouveauté de l’enfant – un commencement déjà réalisé, déjà clos, que les adultes auraient eux-mêmes simplement à remplir, de leurs propres désirs et de leurs propres regrets.

17Or Arendt montre que cette attitude revient à nier la puissance de novation que représente la natalité. En effet, vouloir former un monde nouveau avec les nouveaux venus comme matière pour ce monde revient à leur enlever toute possibilité de commencer : « C’est bien le propre de la condition humaine que chaque génération nouvelle grandisse à l’intérieur d’un monde déjà ancien, et par suite former une génération nouvelle pour un monde nouveau traduit en fait le désir de refuser aux nouveaux arrivants leur chance d’innover. »

18La nouveauté est une puissance – la possibilité de l’indéfini commencement. Elle pose problème lorsqu’elle devient pathologique, lorsqu’elle devient désir du nouveau en lui-même, abstraction faite de notre propre situation dans le monde, qui nous définit comme hommes, et qui est aussi bien temporelle que spatiale. Dans la crise de l’éducation, à partir du moment où l’on a fait ressortir l’essence du problème – la natalité –, il devient donc possible de lire le danger de l’investissement pathologique de la nouveauté. Nous pouvons affirmer que pour Arendt l’amour du nouveau – dont la forme « politique » est l’utopie – est aussi nuisible que l’amour de l’ancien : d’une manière générale d’ailleurs, un amour qui se porte sur autre chose que des êtres humains singuliers est suspect.

19Car dans les deux cas notre situation propre se trouve niée, et avec elle toute possibilité pour la pensée de se frayer une voie. En ce sens, la crise de l’éducation signale une perte des repères temporels : en particulier le refus, à la lumière d’un prétendu « absolu » – le nouveau absolu –, de voir le monde humain tel qu’il est, dans cette continuité des générations qui doit être pensée sous l’angle de la discontinuité la plus radicale, celle que créent toute naissance et tout commencement. L’investissement pathologique du passé ou de l’avenir prend le dessus sur le jugement : Arendt formule ici son propre diagnostic, essentiel, de perte du sens commun. Or ce que nous pouvons appeler le « pathique8 » n’est pas incompatible avec ce qui relève de la « théorie » : au contraire, il peut se définir comme un amour démesuré pour la théorie, dans l’exacte mesure où celle-ci est et a toujours été susceptible de rester déconnectée de l’expérience. Ainsi, « pour ne pas aller à l’encontre de certaines théories, bonnes ou mauvaises, on a résolument mis à l’écart toutes les règles du bon sens ». Or, « quand dans les questions politiques, la saine raison humaine achoppe et ne permet plus de fournir de réponses, on se trouve confronté à une crise. » La crise peut être comprise comme l’échec du jugement devant la passion et la théorie. Elle se trouve donc clairement redoublée par les « solutions » que l’on tente d’y apporter : son redoublement provient d’une mauvaise compréhension de la réalité dans sa dimension questionnante.

20La perte du sens commun est donc le signe indubitable de la crise, parce que le sens commun est ce qui atteste de notre rapport humain au monde : « À chaque crise, c’est un pan du monde, quelque chose de commun à tous, qui s’écroule. Comme une baguette magique la faillite du sens commun indique où s’est produit un tel effondrement. »

21C’est sans doute le point de rencontre le plus manifeste entre le phénomène totalitaire et la crise de l’éducation : cette perte du sens commun qu’ils signalent tous les deux, à des niveaux différents et à des intensités différentes, mais qui dans les deux cas porte le problème dans le domaine politique. Car cette perte est au fond la perte de la puissance politique, celle de vivre ensemble dans un monde commun. Ainsi se fait jour une parenté entre l’idéologie, qui tue dans l’œuf toute ébauche de pensée, et la pure théorie, susceptible de faire perdre à l’homme de sens de son humanité.

22La crise est toujours double : elle apparaît comme telle dans le prisme de la crise de la pensée. Ainsi, « la crise de l’éducation en Amérique annonce d’une part la faillite des méthodes modernes d’éducation et d’autre part pose un problème extrêmement difficile car cette crise a surgi au sein d’une société de masse et en réponse à ses exigences. » Le problème est bien là : une crise n’est jamais illusoire, elle est une conséquence nécessaire de la réalité, au point que la crise est la réalité elle-même ; le réel ne subit pas une crise, il n’est plus rien d’autre que la crise. Concrètement, les « solutions modernes » ne sont pas adéquates dans la mesure où elles se fondent sur des confusions, la confusion étant d’ailleurs le trait caractéristique d’une théorie séparée de l’expérience. La confusion essentielle touche au concept d’« apprendre » : on applique l’idée selon laquelle on ne pourrait savoir réellement que ce que l’on a fait soi-même ; le pragmatisme fait son entrée dans les méthodes d’éducation. Sont confondus ici le faire et l’apprendre, et c’est le sens fondamental de certaines activités humaines élémentaires qui est ainsi perdu. De la même façon, le travail et le jeu se confondent, au profit du jeu ; l’enfant en effet « doit apprendre une langue étrangère comme il a appris sa langue maternelle, comme en jouant et sans rompre la continuité de son existence habituelle » ; l’enfant est maintenu au niveau infantile ; l’habitude de travailler, qu’il faut acquérir, « est supprimée au profit de l’autonomie du monde de l’enfance ». Par conséquent, l’application de la formule pragmatique à l’éducation « tend à faire du monde de l’enfance un absolu ». Comment se caractérise donc la perte du sens commun ? Par la confusion, l’indistinction qui devient également in-différence, et par un procédé d’absolutisation. Autrement dit, elle est incapacité à se représenter la relation des générations entre elles, cette continuité dans la discontinuité même.

23Les feuillets de la crise se superposent encore lorsque, en panne de solutions (devant l’échec des solutions « nouvelles » proposées), on fait retour en arrière. Le pathos de l’ancien n’est pas de meilleur conseil que le pathos du nouveau : ceux qui cherchent dans ce texte d’Arendt un appui théorique au retour des méthodes ancestrales dans l’éducation font erreur. Vouloir revenir aux anciennes méthodes consiste selon elle à nier la réalité même de la crise, à ne la considérer que comme un fait de pensée – un égarement de la pensée. Or si la crise est telle, c’est parce qu’elle a lieu au cœur du réel. En conséquence, pour affronter la situation, la pensée doit prendre des risques, et les tentatives de restauration ne sont que les signes du refus d’assumer le risque inhérent à la pensée. Il convient avant tout de tirer les leçons de la crise, ce qui conduit à deux questionnements fondamentaux. D’une part, il s’agit de progresser dans la compréhension de l’« essence de l’éducation », c’est-à-dire de son enjeu, de ce par quoi elle nous concerne en tant qu’hommes et en tant que citoyens, de « l’obligation que l’existence des enfants entraîne pour toute société humaine ». La vie politique est avant tout responsabilité : elle suppose un poids à porter, un fardeau qui est loin d’être spécifique à notre époque moderne : c’est celui de l’inscription de l’humanité – l’homme compris autrement que comme individu et autrement que comme espèce – dans sa temporalité propre. Autrement dit, le politique apparaît comme le lieu de l’assomption de ce qui est proprement humain dans la vie des hommes.

24Voici l’autre question : « Quels aspects du monde moderne et de sa crise se sont réellement révélés dans la crise de l’éducation, ou en d’autres termes, pour quelles raisons a-t-on pu, pendant des années, parler et agir en contradiction si flagrante avec le bon sens ? » La crise de l’éducation est ici considérée comme un prisme, comme un phénomène qui fait signe vers autre chose que lui : à savoir vers une « crise du monde moderne ». Le ressort de cette réflexion est toujours le « bon sens ». Car la perte du bon sens n’est jamais régionale : en toute logique elle ne peut pas se cantonner à un aspect déterminé de la vie humaine. La crise est multiple, et chacun de ses aspects est apte à faire la lumière sur ce qui est à son fondement. Le dénominateur commun réside dans cette forme particulière de raison qu’est le bon sens. Arendt lance une entreprise d’intellection de l’événement, qui n’est possible que du fait du processus de révélation qui caractérise tout événement et qui permet de le comprendre comme tel.

25Le lien entre ces deux grandes dimensions tient sans doute à l’investissement pathologique dans l’avenir et à son pendant, l’apologie de la restauration. Car ces deux attitudes sont spécifiquement modernes, caractéristiques de la perte moderne des repères. Or elles ne sont pas des comportements « de surface », mais conduisent à des positions que l’on peut dire antihumaines, dans la mesure où elles représentent la négation d’une responsabilité humaine essentielle : celle qui a trait aux « nouveaux venus ».

26L’enjeu de l’éducation réside dans le double rapport qu’entretient l’enfant avec la vie et avec le monde. Cette distinction peut paraître surprenante : la vie humaine n’est-elle pas justement vie dans le monde ? C’est effectivement ce que l’on devrait dire quand on emploie l’expression « vie humaine ». Mais lorsque Arendt parle de la « vie » pour l’opposer au « monde », elle parle de la vie biologique, c’est-à-dire de ce qui dans la vie humaine est de l’ordre du métabolisme. Dans ce rapport, l’individu, y compris quand il est enfant, est en relation avec un extérieur, un « environnement » ; mais cet extérieur, appréhendé dans la seule perspective de la vie biologique, n’a pas le statut d’un monde. La situation de l’enfant dans ce cadre est particulière : la période de l’enfance est en effet une période de transition entre un rapport qui légitimement est essentiellement un rapport à la vie, et un rapport qui doit être essentiellement un rapport au monde. La tâche de l’éducateur consiste à favoriser le passage de l’un à l’autre. C’est pourquoi l’une de ses exigences fondamentales est celle de la protection des enfants, c’est-à-dire du maintien à leur intention d’un domaine privé, celui de l’« espace vital » : celui-ci doit être garanti par les parents et les autres adultes, dans le but de laisser s’épanouir la vie biologique. De ce point de vue, dans le temps de l’enfance le rapport au monde est destructeur car il abat les protections. Deux écueils sont à éviter : que les enfants soient en pleine lumière – ce sont les effets néfastes de la « vie dans le monde » des enfants de célébrités – ; que les enfants en viennent à former eux-mêmes un monde : un « monde de l’enfance » avec ses règles propres, et surtout avec l’espace d’apparence qui lui serait propre.

27On touche ici à l’un des éléments cruciaux de l’analyse arendtienne. Le danger réside là encore dans une confusion : entre le domaine privé et le domaine public, entre le lieu de la protection de la vie biologique et l’espace d’apparaître de la vie au monde. Sur ce point la dimension de la crise ici étudiée, la crise de l’éducation, est reliée de manière très nette à la crise du monde moderne dans son ensemble. Car Arendt rapporte cette confusion à des préjugés de la modernité, répandus depuis le début des Temps modernes : l’importance accordée à la vie, et, conséquemment, la pensée d’un domaine social, qui constitue en propre la confusion entre domaine privé et domaine public ; la société moderne intercale entre le public et le privé « une sphère sociale où le privé est rendu public et vice versa ». Le processus de libération, qui, nous dit Arendt, a été une bonne chose pour les femmes et les travailleurs, ne peut qu’être nuisible à l’enfant. Il faut bien comprendre cette « libération » comme une véritable venue au monde, c’est-à-dire l’apparition dans l’espace public. Ce processus doit épargner les enfants car ils « sont encore au stade où le simple fait de vivre et de grandir a plus d’importance que le facteur de la personnalité ». Comme dans l’investissement du monde de l’enfance par le pathos de la nouveauté propre aux adultes modernes, les repères temporels se trouvent ici mélangés : en l’occurrence, l’existence de stades de la vie humaine est niée.

28Or la responsabilité des adultes devant les enfants n’est rien d’autre que « la responsabilité du monde ». Le monde est donné, il est à assumer par les adultes. Cette notion de responsabilité dépasse donc largement le cadre de l’imputation. Elle consiste à affirmer ce qui est, précisément pour rendre possibles des innovations et des bouleversements à venir. C’est par cette voie-là que se trouve légitimée chez Arendt l’autorité dans l’éducation. Celle-ci se distingue du rapport de pouvoir dans la mesure où elle n’est rien d’autre que la traduction concrète, dans un rapport d’obéissance, de la responsabilité du monde. Il faut que les conditions d’existence du monde tel qu’il est donné soient offertes aux enfants comme le cadre dans lequel leur puissance de novation va pouvoir se réaliser. De la responsabilité ainsi conçue dépend la continuité de l’humanité dans le temps.

29En ce sens, la disparition de l’autorité dans la sphère prépolitique que constitue l’éducation – c’est là le diagnostic que formule Arendt – est une manifestation radicale de la crise : car elle touche des sphères où l’autorité semblait teintée de naturalité, celle des relations parents/enfants, et plus généralement des relations adultes/ enfants. À ce niveau, le geste d’Arendt est double : elle pointe la perte de l’autorité comme le cœur de la crise, à condition de bien comprendre que cette autorité, comme responsabilité, est au fond l’autorité du monde humain, et non l’expression d’un rapport de forces entre des individus ou des groupes ; et en même temps, elle rejette précisément l’argument de la naturalité. Car l’autorité en aucun cas ne vaut par son caractère « naturel » : elle ne reçoit sa valeur que de l’humanité – la responsabilité du monde.

30Responsabilité et pensée se rejoignent : si la pensée n’est légitime qu’en regard de sa capacité à recevoir les révélations de l’événement et à mettre en œuvre le processus de compréhension qu’il suscite, alors la pensée est une forme forte de la responsabilité du monde. Il s’agit de ne pas être mécontent ou dégoûté de ce monde : avoir le souci du monde, c’est en assumer la responsabilité pour rendre possible l’émergence de la discontinuité, de la vraie nouveauté, au sein de la continuité et de la permanence. C’est ainsi que se manifeste le paradoxe fondamental de la situation : l’esprit révolutionnaire implique une attitude conservatrice dans l’éducation. Arendt écrit :

« Pour préserver le monde de la mortalité de ses créateurs et de ses habitants, il faut constamment le remettre en place. Le problème est tout simplement d’éduquer de façon telle qu’une remise en place demeure effectivement possible, même si elle ne peut jamais être définitivement assurée. Notre espoir réside toujours dans l’élément de nouveauté que chaque génération apporte avec elle, mais c’est précisément parce que nous ne pouvons placer notre espoir qu’en lui que nous détruisons tout si nous essayons de canaliser cet élément nouveau pour que nous, les anciens, puissions décider de ce qu’il sera. C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaires que puissent être ses actes, est, du point de vue de la génération suivante, suranné et proche de la ruine. »

31Il ne s’agit pas ici de faire un choix entre le modernisme et le conservatisme. C’est la compréhension de l’essence de l’éducation qui fait d’elle une éducation nécessairement conservatrice. Autrement dit, la conception arendtienne n’est pas une « conception » conservatrice, comme si l’on pouvait choisir l’orientation à donner à l’éducation. Il faut comprendre « conserver » à la lumière de la responsabilité et de la permanence : car il ne s’agit en aucun cas de revenir en arrière, de « restaurer ». Comment dès lors percevoir le sens de l’injonction arendtienne à « moderniser l’éducation9 » ? Moderniser, ce n’est ni restaurer, ni prendre à son compte les préjugés modernes, ni inventer à tout prix de nouvelles théories, ces déroulements logiques d’idées sans ancrage dans l’expérience. Moderniser l’éducation, c’est donner au monde humain les conditions de sa permanence, c’est assumer le monde tel qu’il est devenu, non pas dans son état de fait, mais dans les conditions de son existence. Cette éducation conservatrice ne consiste pas à conserver un contenu ou des méthodes d’éducation, mais l’élément même d’humanisation du monde, dont on a vu, à la lumière du totalitarisme, qu’il peut être détruit.

32Moderniser l’éducation, c’est donc poursuivre l’œuvre de permanence au cœur de la modernité assumée, c’est-à-dire non pas acceptée, mais pensée. Ce projet implique, au premier chef, de refuser de répondre à ce qui dans notre monde questionne par des réponses toutes faites, déjà là, présentes dans le passé ou le présent, ou bien contenues dans une idée qu’il suffirait de déployer. L’œuvre de conservation est une œuvre difficile, qui exige la juste formulation des questions et la recherche infinie des réponses. L’énoncé, très simple en apparence, « l’éducation doit être conservatrice », contient le principe même de la responsabilité politique, si lourde à prendre en charge. Le travail est immense : comment faire lorsque nous sommes justement au milieu de la crise, lorsque ce qui nous rapporte au monde de la manière la plus évidente et la plus essentielle, à savoir le sens commun, semble avoir disparu ? Mais avant tout, quel est le sens de cette « perte du sens commun » ?

Phénoménalité et sens commun

33Dans « La Conquête de l’espace et la dimension de l’homme10 », Arendt entreprend de traiter une question précise : « La conquête de l’espace par l’homme a-t-elle augmenté ou diminué sa dimension ? » Le paradoxe est patent, puisque la réponse la plus évidente, issue de la représentation la plus partagée du progrès scientifique, est d’emblée positive : la dimension de l’homme a augmenté. Mais Arendt va désolidariser le jugement de cette idée commune d’une maîtrise et d’une augmentation de puissance conférées par la science. Car la question s’adresse au profane et non au savant ; elle s’inscrit dans le cadre du regard de l’« humaniste » sur l’homme. Cette différence est loin d’être une simple nuance : l’opposition est franche entre le point de vue du scientifique, pour qui l’homme et la terre ne sont qu’un élément parmi d’autres de l’univers, et le point de vue de l’humaniste, qui est par définition « anthropocentrique ». Le geste d’Arendt est fort : elle met en évidence la valeur de l’anthropocentrisme, comme condition nécessaire d’un humanisme authentique. Si la science moderne a exigé de l’homme une conversion de son regard – l’adoption du point de vue de l’univers, c’est-à-dire le principe de l’universalité des lois –, Arendt appelle à la conversion contraire : il s’agit de redécouvrir le point de vue de l’homme. Autrement dit, le regard profane sur ce qui apparaît comme un progrès scientifique sera seul apte à répondre à la question de la dimension effective de l’homme. Pour comprendre le sens des changements qu’impliquent les expériences nouvelles concernant le rapport de l’homme à lui-même, il faut renverser la vision de la science moderne, revendiquer l’anthropocentrisme, qui nous mènera au point de vue du monde. Car le problème prend naissance avec le bouleversement visible des conditions d’existence du monde humain.

34Au fond, il s’agit de répondre à cette question en faisant appel au « sens commun », et « dans le langage de tous les jours ». La réponse du profane ou de l’humaniste, ancrée dans le sens commun, sera donc une réponse à un problème posé par l’évolution de la science, mais, dans sa mise en place et dans sa formulation, elle prendra le strict contre-pied du mode de réflexion scientifique. Car le savant a renoncé à la perception sensorielle et au sens commun, « grâce auquel nous coordonnons la perception de nos cinq sens en une conscience totale de la réalité » ; il a renoncé également « au langage ordinaire qui, même dans ses raffinements conceptuels les plus sophistiqués, reste inextricablement lié au monde des sens et à notre sens commun ». Pour répondre à la question posée, il faut accepter l’exigence de s’inscrire – d’habiter – dans la réalité de ce monde, c’est-à-dire la réalité de notre monde commun. Arendt analyse le mode de réflexion scientifique comme l’instauration d’une séparation entre le domaine de la pensée et la réalité telle qu’elle se donne. Autrement dit, la science physique réfléchit à partir de ce que l’on pourrait appeler avec Nietzsche un « arrière-monde ». Cette situation se manifeste par l’usage scientifique du langage : il ne s’agit pas d’un emploi particulier du langage qui nous est commun, mais de la création d’un langage spécifique, apte à rendre compte de cette réalité qui devient entièrement construite. La capacité du savant à la méfiance devant ce qui se donne, à la recherche au-delà des apparences, à la mise en relation de phénomènes qui ne se présentent jamais comme tels, la puissance d’abstraction propre à la science révèlent une parenté entre la recherche scientifique, dans son fondement même, et la théorie déconnectée du réel qui risque de faire perdre le bon sens. Contre les données de la science physique, qui « ne sont pas à proprement parler des phénomènes, des apparences, puisque nous ne les rencontrons nulle part, ni dans notre monde quotidien, ni dans le laboratoire », Arendt pense la réalité du monde dans lequel nous vivons, et en aucun cas d’un monde qui pourrait être jugé plus vrai ou plus réel que celui-ci. Sens commun, langage ordinaire et phénoménalité vont ensemble. Car l’espace commun, celui de nos phénomènes, est ce sur quoi notre raison peut prendre repère et appui, et son élucidation, ou sa compréhension – la découverte d’un sens – ne peut légitimement se produire qu’en son milieu ; quant à l’appartenance à ce milieu, à cet espace, elle ne peut se dire que dans le langage ordinaire. Autrement dit, seul le langage ordinaire est susceptible de porter la trace de notre vie en ce monde, la trace de notre existence au sein de l’espace commun. Nous percevons ainsi ce que doit être la pensée, ce qu’elle est réellement : elle est un prolongement du langage ordinaire. Elle est un certain usage de ce langage commun à tous. Par conséquent, elle est en droit accessible à tous. Arendt ici envisage une universalité très différente de celle qui caractérise les lois d’un univers dont nous ne serions qu’un élément. Cette universalité se dit dans la communauté du langage, qui n’est pas simple moyen de communication ou même d’expression, mais qui porte en lui les expériences de ce monde, à condition que l’on ait entrepris de les penser.

35Le problème inhérent à la démarche scientifique en elle-même se redouble du fait de la particularité de la situation moderne. Arendt distingue ainsi trois niveaux de problématisation : d’une part celui de la science en général, méfiante envers les sens, mais dont le but reste de découvrir un ordre, c’est-à-dire de « sauver les phénomènes » ; d’autre part celui de la science moderne, qui se met en quête d’arrière-mondes – cette démarche correspond à l’abandon du réalisme pour le rationalisme, dont Bachelard notamment fait le fond de l’attitude scientifique – ; enfin celui que produit un « événement » récent qui vient mettre en crise la science elle-même, et qui exige précisément, du point de vue du profane, de mobiliser les ressources du sens commun et du langage ordinaire. Comme dans le cas de l’éducation, le fait de la crise crée une préoccupation universelle, c’est-à-dire une préoccupation qui est en droit celle de tous les hommes. L’appel au sens commun, l’exigence d’un regard humaniste, est l’appel de la crise : « la question somme le profane et l’humaniste de juger ce que le savant est en train de faire parce que cela concerne tous les hommes et à ce débat doivent certainement venir se joindre les savants dans la mesure où ils sont citoyens du même monde. »

36La légitimité du profane à discuter de problèmes ayant trait à la science n’est pas évidente ; on pourrait objecter que « le profane et l’humaniste, en continuant à faire confiance à leur sens commun et à communiquer dans le langage de tous les jours, ne sont plus au contact de la réalité ; qu’ils comprennent seulement ce qui apparaît, mais non ce qui est derrière les apparences […] ; et que leurs questions et leurs inquiétudes, étant dues à l’ignorance, ne sont pas pertinentes. » Arendt répond à cette objection en deux temps : d’une part, « des notions comme la vie, l’homme, la science ou la connaissance sont par définition préscientifiques » ; d’autre part, le savoir dans ces domaines n’est pas un argument. En effet, la perspective adéquate pour débattre de problèmes universels est celle qui est offerte par notre qualité de « citoyens du monde » ; sa légitimité ne se fonde donc ni sur un savoir, ni sur une capacité ou une puissance particulière, mais sur le fait de notre appartenance au monde humain. La participation au débat et à la réflexion est même le signe de notre appartenance effective à un même monde, car elle est le signe de notre responsabilité pour le monde. Nous voyons par-là à quel point l’entreprise de compréhension, qui dirige toujours la réflexion arendtienne, diffère de la connaissance. La connaissance (le savoir) ne vaut pas par elle-même ; en revanche, la mise en œuvre de la compréhension, ne serait-ce que comme simple éventualité, a une valeur intrinsèque. Au fond, les questions cruciales, celles qui sont posées par la crise, annulent en droit la séparation entre le profane et le savant, puisqu’elles en appellent à ce qui leur est commun : moins une « nature » commune qu’une appartenance commune, à un même monde. Il s’agit de redécouvrir la perspective du monde clos – abandonner celle de l’univers infini –, non par un processus de régression jusqu’à une phase préscientifique de l’humanité, mais par une mobilisation de ce qui donne à notre existence ses repères, à savoir le point de vue de l’homme sur l’homme.

37C’est pourquoi, comme les notions de vie ou d’homme, la compréhension peut être dite par définition préscientifique. Car elle est un prolongement de notre expérience. Cette forme particulière d’universalité justifie que l’on fasse appel à la pensée de personnes disparues : il faudra trouver des réponses, qui « sont le fruit d’un échange d’opinions avec beaucoup d’hommes qui, pour la plupart, ne sont peut-être plus de ce monde ». Le questionnement au contact de la crise ouvre le passé : la pensée préscientifique est transgénérationnelle.

38La puissance des ordinateurs constitue l’un des éléments contemporains de la mise en crise. Les ordinateurs ont été dans un premier temps comparés au cerveau humain dans le domaine du faire : un tel phénomène n’est pas inquiétant en soi dans la mesure où la puissance du pur calcul n’a rien à voir avec « la qualité de l’esprit humain » ; autrement dit, les ordinateurs peuvent encore être appréhendés comme un instrument aux mains de l’homme. La situation devient critique lorsque les savants avancent la proposition suivante : les ordinateurs peuvent faire « ce qu’un cerveau humain ne peut pas comprendre » ; c’est-à-dire que « l’homme peut faire, et faire avec succès, ce qu’il n’est pas à même de comprendre et d’exprimer dans le langage humain de tous les jours ». La crise se manifeste donc ici dans un dépassement technique de la puissance de compréhension. L’esprit humain ne peut plus suivre ce qu’il a lui-même produit. Il crée un écart, voire un abîme entre la raison humaine et la réalité. Deux niveaux d’analyse sont donc présents ici : d’une part, le niveau de la recherche scientifique : la situation qu’elle crée est problématique dans son principe même, car elle se fonde sur l’écart de la théorie vis-à-vis des phénomènes ; d’autre part, le niveau de l’expérience : la crise se manifeste lorsque la théorie fait irruption dans la réalité sous la forme d’instruments techniques qui dépassent notre capacité de compréhension. Le danger est celui de la perte du sens commun, qui se trouve face à des réalités et des phénomènes qui lui échappent totalement. Le problème n’est pas celui de l’absence ou de la perte de la maîtrise : la réflexion d’Arendt ne se situe pas dans cette perspective. L’humanité ne se perd pas dès lors qu’elle ne maîtrise plus sa réalité (la maîtrise est une illusion du fabricateur). En revanche, le risque est réel lorsque disparaissent les repères de la compréhension.

39Pour penser cette situation, il ne pourra suffire de mettre en place une dialectique préjugés/jugements, de remplacer les préjugés par la connaissance. Ce mode d’affirmation et de progrès de la raison humaine est devenu caduc. Ce sont les conditions de possibilité d’une activité « normale » de l’esprit qui semblent remises en question : celles de son activité de compréhension et non prioritairement de connaissance. Arendt écrit : « c’est que ce qui défie la description à partir des “préjugés” de l’esprit humain défie la description en tous modes concevables du langage humain ; cela ne peut plus être décrit du tout ; c’est exprimé – mais non décrit – dans des procédures mathématiques. » Il devient impossible de rendre compte simplement de la réalité perçue, c’est-à-dire de traduire ses expériences. Le seul langage adéquat à ces nouvelles expériences est le langage mathématique, par définition inaccessible au sens commun, c’est-à-dire à l’homme en tant que tel. « Un élargissement approprié du cadre conceptuel » ne suffit plus, car une discontinuité radicale s’est instaurée entre le langage et l’expérience. Autrement dit, on a affaire à des phénomènes qui constituent notre réalité – notre monde –, mais qui ne peuvent plus accéder au statut d’expérience. Un rapport de forces s’établit entre la théorie et le monde : si les phénomènes ne peuvent être dits que dans le langage de la théorie, il est probable que celle-ci finisse par l’emporter : « il est beaucoup plus vraisemblable que c’est la planète que nous habitions qui partira en fumée du fait de théories entièrement déconnectées du monde des sens et qui défient toute description dans le langage humain. »

40Il existe un lien effectif, actif, entre la théorie et l’application pratique, mais il est défait du sens commun et du langage ordinaire, c’est-à-dire de la réalité de notre monde. La « vérité » scientifique est à ce point contraignante et réalisante qu’elle risque de mener à la destruction de notre monde terrestre. Il ne faut pas voir ici un quelconque catastrophisme de la part d’Arendt. Elle sait bien la capacité qu’a l’homme de fabriquer ses propres conditions d’existence : les conditions de la vie humaine sont toujours en partie des « conditions fabriquées11 ». Mais cette capacité atteint ici un point où elle devient paradoxalement antihumaine. Le « danger de la technique », qui apparaît souvent comme un lieu commun, n’est pas compris par Arendt à partir de la contradiction entre les progrès de la science et les conditions de la vie biologique – comme l’humain s’opposerait au « naturel » –, mais à partir de la contradiction entre les phénomènes – la réalité, qui devient une réalité fabriquée à partir du moment où la théorie déconnectée vient investir le monde – et l’esprit humain. On retrouve les implications de la crise de l’éducation : viennent s’opposer réellement, concrètement, deux fonctions distinctes de l’esprit, la théorie et la compréhension. L’enjeu réside dans le statut de la pensée.

41Le problème de la dimension de l’homme se posera réellement, nous dit Arendt, lorsque la conquête de l’espace sera achevée, c’est-à-dire lorsque des hommes eux-mêmes, et pas seulement des engins et des instruments, auront exploré l’espace : car là sera atteint ce qui n’est encore autorisé que par l’imagination et l’abstraction (dans la théorie), et par la fabrication (dans la technique). Une réalité ne mérite ce nom que si elle est humaine : c’est la conséquence logique de l’anthropocentrisme humaniste. Arendt décrit ce moment en ces termes : « C’est là que tous les embarras théoriques de la nouvelle vision du monde physique font intrusion comme des réalités dans le monde quotidien de l’homme et mettent hors circuit son sens commun “naturel”, autrement dit terrestre. » On en arrive à douter de la réalité même de notre monde. C’est ainsi qu’Arendt analyse le « paradoxe des jumeaux d’Einstein » : on atteint un stade où le doute radical de Descartes « peut devenir l’objet d’expériences physiques ». Le doute radical n’est plus une expérience de pensée, et dès lors il ne peut plus être considéré comme un moment précédant une reconstruction possible, un nouveau cheminement vers l’établissement de vérités. Il s’agit désormais d’un doute qui ne peut plus laisser place à l’expérience de la certitude. Le doute n’est plus rationnel ni la certitude intuitive : l’intuition la plus certaine devient celle du doute lui-même, dans sa plus grande radicalité. Autant le commencement de la pensée moderne était une naissance, autant les changements auxquels on assiste aujourd’hui sont de l’ordre de la crise. Car la raison elle-même devient incapable de fonder ou de légitimer un ordre. De nouvelles réalités viennent mettre en cause notre sens des réalités.

42Le processus de production de la crise comporte donc trois étapes. Dans un premier temps, la science cherche ce qui est derrière les apparences, derrière la phénoménalité et donc derrière le monde du sens commun ; mais son but reste de « sauver les phénomènes », avec des idéaux d’harmonie et de légalité. Dans un second temps, les idéaux des savants, poussant jusqu’au bout la généralisation, par l’abstraction et l’imagination, se trouvent réduits à néant par leur découverte d’une « vraie réalité » chaotique, et de la divisibilité infinie de la matière – ce sont les effets de la théorie de la Relativité et de la révolution atomique. Dans un troisième temps, l’expérimentation et la technique, et bientôt l’expérience humaine directe, rapportent ces découvertes à notre monde et plongent notre sens commun dans une crise radicale. Notre monde, y compris le temps terrestre, s’effondre, comme simple apparence. Entre la prétendue « vraie réalité » des physiciens et notre monde, il devient probable que la « vraie réalité », par sa force contraignante et « réalisante », l’emporte. On en arrive enfin à une radicalisation puis à un dépassement destructeur des principes de la modernité scientifique et philosophique, symbolisée par le doute cartésien : car celui-ci reste radical, mais perd son caractère critique.

43Voici la manifestation finale et paradoxale de cette situation : la perte du rapport au milieu « naturel », donné, fait que l’homme dans ses activités et ses mouvements a toutes les chances de ne plus rien rencontrer d’autre que l’homme. L’astronaute lancé dans l’espace constitue le symbole de cet état de fait : car il est « un homme pour lequel il sera d’autant moins possible de rencontrer jamais autre que lui-même et les choses faites par l’homme qu’il aura mis plus d’ardeur à éliminer toutes considérations anthropocentriques dans ses rencontres avec le monde non humain qui l’environne. » Fondamentalement, le refus de l’anthropocentrisme, qui est un résultat logique des principes de la science moderne, conduit à un refus de la simple phénoménalité. La conséquence paradoxale en est le repli sur soi. Celui-ci est d’ailleurs caractéristique du langage de la science ; à l’opposé, le langage ordinaire et le sens commun sont des positions d’ouverture. Cette ouverture est en fait celle de la perception, c’est-à-dire de la réception active, initiatrice de la pensée définie comme compréhension.

44La charge de la pensée dans ce cadre est sans doute de retrouver les conditions d’une continuité possible, de puiser, dans les ressources du sens commun, les moyens de « réhumaniser » la réalité. Mais il ne doit en aucun cas s’agir de modeler la réalité à l’image d’une « nature humaine » figée. En ce sens, la situation peut conduire à deux résultats possibles, dont un seul, le premier, constitue à proprement parler une issue ou une réponse. D’un côté l’on peut penser une nouvelle forme de géocentrisme et d’anthropocentrisme : par une modification ou un élargissement du concept de terre, la terre étant la condition générale fondamentale de notre existence. Cette éventualité relève d’une adaptation du sens commun à ces changements par la représentation d’un nouveau territoire pour l’homme. Cependant, « aujourd’hui, les perspectives d’un développement et d’une solution entièrement salutaires de la difficile situation actuelle de la science moderne et de la technologie ne paraissent pas particulièrement bonnes. » De l’autre côté, le danger réside dans l’adoption définitive du nouveau point de vue produit par la science. Car « nous avons trouvé une manière d’agir sur la terre comme si nous disposions de la nature terrestre en dehors d’elle, du point de l’observateur imaginé par Einstein qui “se tient librement en équilibre dans l’espace”. » Il s’agit d’un changement radical et antihumain de point de vue sur l’homme. « Vues à distance suffisante, les voitures dans lesquelles nous voyageons et que nous savons être construites par nous auront l’air, ainsi que Heisenberg l’a dit une fois, d’“être une partie aussi inaliénable de nous-mêmes qu’une coquille d’escargot pour son occupant”. »

45La perspective sur l’homme pourrait devenir celle de la science, de la très particulière « objectivité scientifique ». La conséquence en serait une réduction de l’humain au rang de partie du monde organique, c’est-à-dire finalement sa réduction à la vie biologique. La vie humaine pourrait atteindre le même degré de nécessité et d’universalité que les lois de la physique. C’est ce qu’Arendt identifie et critique dans la notion de « comportement ». Nous avons vu que, sous l’angle de l’éducation, le « pathos de la nouveauté » et l’amour de la théorie risquaient d’étouffer la capacité révolutionnaire ou la capacité d’innover de l’enfance et de la jeunesse. Le risque est ici du même ordre : car adopter comme point de vue central la perspective de la science, c’est aborder la vie humaine et ses activités comme des comportements, c’est-à-dire comme obéissant à des lois dont il s’agit de déterminer la nécessité. Or cette attitude revient aussi à nier la capacité de commencement inhérente à la personne humaine. C’est pourquoi Arendt peut clore son texte par cette phrase : « La conquête de l’espace et la science qui la rendit possible se sont périlleusement approchées de ce point. Si jamais elles devaient l’atteindre pour de bon, la dimension de l’homme ne serait pas simplement réduite selon tous les critères que nous connaissons, elle serait détruite. »

46Dans la compréhension arendtienne du phénomène totalitaire, de la crise de l’éducation et de la dimension de l’homme, nous nous trouvons en réalité affrontés au problème de l’autorité. En effet, dans « La crise de l’éducation », après avoir identifié la disparition de l’autorité dans le monde de l’éducation comme un signe fort de la crise, parce que cette autorité possède l’apparence de la naturalité, Arendt aborde le problème de l’autorité en politique : « Si l’on retire l’autorité de la vie politique et publique, cela peut vouloir dire que désormais la responsabilité de la marche du monde est demandée à chacun. Mais, cela peut aussi vouloir dire qu’on est en train de désavouer, consciemment ou non, les exigences du monde et son besoin d’ordre ; on est en train de rejeter toute responsabilité pour le monde : celle de donner des ordres, comme celle d’y obéir. » À l’occasion de la disparition de l’autorité politique sous sa forme traditionnelle, deux possibilités se trouvent ouvertes, l’une d’adaptation et l’autre de refus : là encore est mise en jeu notre capacité à être responsables du monde. Cette analyse conduit par ailleurs Arendt à pointer une confusion traditionnelle entre deux types d’autorité : « depuis des temps immémoriaux notre tradition de pensée politique nous a habitués à considérer l’autorité des parents sur les enfants, des professeurs sur les élèves, comme le modèle qui permet de comprendre l’autorité en politique12. » L’incompréhension vient donc d’une confusion, qui s’apparente à la confusion entre domaine privé et domaine public.

47Nous retrouvons ici la perte des repères : les instruments conceptuels habituellement utilisés apparaissent dépassés, les outils traditionnels manifestent leur insuffisance, ce qui est l’expression d’une crise du jugement. Ainsi, « La crise de l’éducation » a mis en valeur l’inaptitude des « préjugés » à apporter aux nouveaux problèmes des réponses acceptables ; « La conquête de l’espace et la dimension de l’homme » ont montré que, au cœur de la recherche scientifique elle-même, les problèmes nouveaux qui se posent sont par définition en rupture avec la tradition, ce qui contribue sans aucun doute à cette séparation radicale entre la théorie et la réalité et à la construction d’une réalité étrangère à l’homme. Quant au totalitarisme, il est incontestablement le lieu où la tradition apparaît le plus nettement dans sa caducité, puisque ses catégories philosophiques, politiques et morales n’apportent aucune forme de réponse.

48Cependant cette perte des repères est toujours appréhendée dans un certain rapport à cette « tradition ». Dans une première approche, le phénomène totalitaire fait exception dans la mesure où il est la radicalité de l’événement. Mais par ailleurs, lorsqu’Arendt lie la crise de l’éducation à l’invention moderne du domaine social, lorsqu’elle repère la confusion d’origine traditionnelle entre l’autorité parentale (privée) et l’autorité politique (publique), ou lorsqu’elle voit dans l’attitude scientifique en elle-même une mise à l’écart du sens commun, elle mobilise en permanence cette tradition. L’ambiguïté de son rapport à la tradition – toujours plurielle – n’est pas sans rappeler l’« ambiguïté extraordinaire13 » du concept d’autorité en politique. En outre, le régime totalitaire constitue notamment la négation du politique, c’est-à-dire aussi l’omniprésence du pouvoir violent ; mais encore, le problème de l’éducation a pu être qualifié proprement de crise à partir du moment où il a accédé à une dimension politique. Nous retrouvons avec force la nécessité de distinguer autorité et pouvoir. Ainsi l’une des clés de compréhension – et de résolution ? – de la crise réside peut-être dans une élucidation de la notion d’autorité, si celle-ci met bien en jeu la « responsabilité du monde ».

Autorité et tradition

49« Qu’est-ce que l’autorité14 ? » s’ouvre sur le constat radical de la disparition de l’autorité dans le monde moderne : et c’est précisément cette disparition qui « nous fonde à soulever cette question », celle de la nature de l’autorité. Tenter d’élucider le terme et l’idée est nécessaire parce que le mot a subi un obscurcissement majeur : en effet, « il ne nous est plus possible de prendre appui sur des expériences authentiques et indiscutables, communes à tous. » La crise dont il sera question semble donc liée à une impossibilité de l’expérience : comment trouver dès lors des appuis pour la compréhension ? Cette crise sera pensée par ailleurs à partir de notre situation moderne : « presque tout le monde reconnaîtra qu’une crise de l’autorité, constante, toujours plus large et plus profonde, a accompagné le développement du monde moderne dans notre siècle. » Cette crise est en son fond de nature politique. En particulier, l’« effondrement » de toutes les « autorités traditionnelles » constitue l’« arrière-fond » du phénomène totalitaire. Nous sommes ainsi conduits à considérer la crise de l’autorité comme plus « fondamentale » – non pas au sens de plus essentielle, mais simplement d’antérieure logiquement – que les crises apparemment plus « sectorisées » du monde moderne. Chercher les origines des crises suppose de comprendre que, comme dans le cas des totalitarismes, ces « origines » ne sont que des éléments qui demandent toujours encore à être cristallisés pour devenir des événements. L’origine de ces crises de nature « événementielle » est elle-même une crise, celle de l’autorité, et elle touche les sphères prépolitiques. Son sens cependant est politique, le domaine politique apparaissant là encore comme le lieu où la crise se noue.

50C’est à ce niveau que la référence à la tradition complexifie le problème. En effet, d’un côté Arendt constate l’inexistence d’expériences « authentiques », c’est-à-dire la perte des moyens de la compréhension ; le fil de la tradition est rompu, d’où la difficulté à comprendre ce que la tradition entend par autorité – à comprendre l’autorité au sens traditionnel ; tout repère effectif pour penser cette autorité a disparu. Mais d’un autre côté, la compréhension traditionnelle de l’autorité est elle-même fondée sur une confusion entre le domaine prépolitique et le domaine politique. Et ce fait a dans la réflexion d’Arendt un statut tout aussi principiel que le constat même de la disparition de l’autorité.

51Nous pouvons dès lors avancer l’hypothèse suivante : si d’un certain point de vue, notre situation est la plus désespérée pour penser l’autorité, d’un autre point de vue, l’occasion se présente de pouvoir la penser avec « fraîcheur », c’est-à-dire avec le recul que permet l’effacement des préjugés traditionnels. Car si la tradition fournit des outils – ceux dont la crise précisément nous monte l’inadéquation – ces outils sont toujours en même temps des préjugés. Il s’agit véritablement de questionner l’autorité, ce qui signifie aussi mettre au jour les confusions dont elle fait l’objet. Le « nouveau questionnement » lui-même ne peut se faire « en général » : il ne se légitime au contraire que par une reprise de « ce que l’autorité a été historiquement ». La crise contraint à un regard sur la tradition, et seul ce regard peut nous aider à clarifier le concept et la situation ; mais le rapport arendtien à la tradition devra prendre la forme d’une reprise, voire d’une réécriture d’une certaine « histoire des idées », pour devenir un moment essentiel dans la pensée de notre temps.

52Arendt cerne la notion d’autorité par distinctions successives : l’autorité se distingue d’une part du pouvoir violent, car elle exclut la force, d’autre part de « la persuasion par arguments » car elle est fondée sur la reconnaissance commune d’une hiérarchie (elle ne peut donc être comprise dans le contexte d’égalité qui est celui de la persuasion).

53Elle peut alors mettre dos à dos deux discours en apparence opposés, en identifiant leur vision partagée de l’autorité et de la liberté politiques : les discours des « écrivains libéraux et conservateurs ». L’écrivain libéral défend l’hypothèse d’un progrès orienté par nature vers la liberté, jugeant réactionnaire tout ce qui s’écarte de ce processus. La conséquence majeure de cette représentation est la confusion entre trois atteintes en réalité très différentes à « la » liberté : « cela leur fait négliger les différences de principe entre la restriction de la liberté dans les régimes autoritaires, l’abolition de la liberté politique dans les tyrannies et les dictatures, et l’élimination totale de la spontanéité elle-même […] à laquelle visent seulement les régimes totalitaires. » De la même façon, les libéraux tendent à penser uniquement la négativité du pouvoir, en négligeant la distinction essentielle entre pouvoir légitime et pouvoir illégitime : c’est ce qu’Arendt désigne comme « l’identification libérale du totalitarisme à l’autoritarisme », fondée sur « une confusion plus ancienne de l’autorité avec la tyrannie, et du pouvoir légitime avec la violence ». Les conservateurs de leur côté « ne manquent évidemment pas de souligner cette distinction entre la tyrannie et l’autorité » puisqu’ils se font « les porte-parole modernes de l’autorité ». Leur interprétation de l’histoire est opposée à celle des libéraux : dans ce que le libéral lit comme progrès, « le conservateur voit un processus de ruine qui a commencé avec l’amenuisement de l’autorité, de telle sorte que la liberté, après avoir perdu les limites qui, en la restreignant, protégeaient ses frontières, se trouve sans appui et sans armes, vouée à la destruction ». Il s’agit donc ici d’une autre conception univoque de la liberté. Le résultat est le même : « la tyrannie et le totalitarisme sont de nouveau identifiés, à cela près que le gouvernement totalitaire, s’il n’est pas directement identifié à la démocratie, est maintenant considéré comme son presque inévitable résultat, c’est-à-dire comme le résultat de la disparition de toutes les autorités traditionnellement reconnues. »

54Est entièrement manquée par ces deux discours la nouveauté de l’événement, c’est-à-dire le caractère inédit du totalitarisme, et cette non-reconnaissance rend par définition impossible la mise en route du processus de compréhension. L’essentiel est que dans la critique aveugle de l’autorité (celle des libéraux) comme dans le regret de sa disparition (celui des conservateurs), il y a confusion quant à la nature de l’autorité. Le double enjeu de l’analyse d’Arendt apparaît à cette lumière. D’une part, elle constate la perte effective des autorités traditionnelles comme l’une des caractéristiques essentielles de la modernité ; de l’autre, elle montre que ces « autorités traditionnelles » sont appréhendées à partir d’une mauvaise compréhension de l’essence de l’autorité. La découverte de ce qu’est « vraiment » l’autorité, découverte qui sera rendue possible par une reprise du passé, sera en même temps critique de son appréhension traditionnelle. C’est pourquoi la « crise de l’autorité », effective, pourra éventuellement conduire à une attitude différente de la déploration ou du rejet. Arendt n’est donc en aucun cas une nostalgique des formes traditionnelles de l’autorité.

55Nous retrouvons ici certains traits de sa critique générale de la « théorie » : car la confusion entre la tyrannie et le totalitarisme, ainsi que la confusion entre l’autoritarisme et le totalitarisme vont être dépassées à partir d’une analyse directe des formes de gouvernement, c’est-à-dire avant tout à partir d’une attention aux phénomènes. Arendt propose trois images correspondant à ces trois formes de gouvernement : la pyramide pour le gouvernement autoritaire, la pyramide privée de ses couches intermédiaires pour la tyrannie, et la structure en oignon pour le totalitarisme. À la lumière de cette lecture, les théories libérale et conservatrice sont à l’évidence insuffisantes. Cependant, nous dit Arendt, « leurs affirmations globales comportent un haut degré de plausibilité ». Dans la vision libérale d’un « processus par lequel régresse la liberté » et dans la vision conservatrice d’une « régression constante de l’autorité », le totalitarisme est conçu chaque fois comme le résultat du processus. Or l’on ne peut que constater les nombreuses atteintes à la liberté et la perte des autorités traditionnelles dans le monde moderne. C’est à ce niveau qu’intervient le procédé de théorisation : « il suffit, semble-t-il, de fixer son regard sur l’un de ces deux phénomènes pour justifier une théorie du progrès ou une théorie de la catastrophe. »

56Il s’agit avant tout d’établir la réalité de la situation : « nous sommes en fait confrontés à une régression simultanée de la liberté et de l’autorité dans le monde moderne. » Mais dans le « champ de la théorie et de l’idéologie », chaque théorie a besoin de la théorie adverse pour exister, précisément parce que chacune se fonde sur un choix parmi les faits, résultat du « climat créé par les oscillations violentes de l’opinion publique ». Au fond, « tous les deux se soucient essentiellement de restauration ; et visent à restaurer soit la liberté, soit l’autorité, soit le rapport entre les deux dans leur position traditionnelle. C’est en ce sens qu’ils constituent les deux faces de la même médaille, de même que leurs idéologies du progrès et de la catastrophe correspondent aux deux directions possibles du processus historique en tant que tel. Si l’on admet, comme le font le libéralisme et le conservatisme, qu’il existe quelque chose comme un processus historique avec une direction déterminable et une fin prévisible, il ne peut évidemment nous mener qu’au paradis ou en enfer. »

57Arendt critique donc toute volonté de restauration de ces « valeurs » dans leur position traditionnelle : elle signale l’absurdité du retour en arrière, mais aussi la nécessité de repenser une nouvelle position – moderne ? – de l’autorité et de la liberté. Cette critique est donc aussi celle de l’idée d’histoire comme processus orienté : de telles pensées – qui ne peuvent être que des théories, c’est-à-dire des élaborations qui opèrent une sélection dans le donné – sont négatrices de la capacité de l’homme à agir, de son imprévisibilité, de sa puissance de commencement. Tous ces défauts de perspective sont liés à l’incapacité à reconnaître l’événement : car au fondement de ces théories (ou de ces idéologies) se trouve la représentation d’une temporalité figée, figée dans une orientation. Les théories sont connectées à l’imagination et non à la pensée, elles ne sont finalement que les représentations fantasmatiques et cohérentes d’une fin paradisiaque ou apocalyptique. Le résultat le plus paradoxal de cette attitude réside sans doute dans l’incapacité à reconnaître comme tel le véritable enfer lorsqu’il a été produit, par l’homme et non pas par l’Histoire, dans les camps. La pensée de l’histoire comme processus, c’est-à-dire comme suite de « transformations » et non d’événements, et la perte des distinctions sont intimement liées : car tout peut devenir autre chose. De ce point de vue, écrit Arendt, « le libéralisme et le conservatisme se présentent comme les philosophies politiques qui correspondent à la philosophie de l’histoire beaucoup plus générale et plus compréhensive du xxe siècle. »

58Les discours libéraux et conservateurs mobilisent en réalité implicitement une autre théorie : « spécialement dans les sciences sociales, la fonctionnalisation presque universelle de tous les concepts et de toutes les idées », qui conduit par exemple à caractériser le communisme comme « nouvelle religion » parce qu’il remplit à certains égards la fonction de la religion. À partir de cette base commune, deux attitudes se détachent. La première est justement celle du conservatisme, qui « trouvera dans le fait que l’athéisme peut remplir la même fonction que la religion la meilleure preuve que la religion est nécessaire » ; le libéralisme quant à lui va interpréter le même phénomène « comme une trahison grave de la laïcité », concluant à la nécessité d’établir la « vraie laïcité » pour garantir la politique de l’influence de la religion. Dans les deux cas le phénomène se trouve réduit à sa fonction, c’est-à-dire à son rôle dans un système que l’on croit immuable. Autrement dit, la systématisation de la théorie entraîne la perte de la réalité. En l’occurrence, les deux discours signalent une incapacité à aborder ou à affronter la nature du phénomène religieux, du fait de la prééminence du système, c’est-à-dire de l’idée unique qui le fonde. Les rapports humains (la religion, la politique) se trouvent schématisés, déshumanisés par ce désir de cohérence qui relève plus de l’imagination que de la raison. La vérité-cohérence, celle de la logique, est nettement privilégiée aux dépens de la vérité-adéquation. Or qu’est une vérité qui se passe des faits, qui existe indépendamment de ce qui est donné ? Ces théories ne relèvent pas d’une pure fiction, qui serait en contradiction manifeste avec le réel : mais les phénomènes y font retour, dans une apparence d’intégration dans la théorie, intégration qui au fond est une transformation ; car les phénomènes à aucun moment ne sont considérés en tant que tels. Ils ne valent, ils ne trouvent leur place que par leur fonction : dans la théorie, la « pensée » précède effectivement le donné. À l’inverse, pour Arendt, une pensée ne pourra être qualifiée de telle que si elle vient éclairer le donné, parce que celui-ci d’abord éclaire.

59Le même procédé de réduction d’une réalité à sa fonction se produit à propos de l’autorité : « si la violence remplit la même fonction que l’autorité – à savoir, faire obéir les gens – alors la violence est l’autorité. » Violence et autorité sont confondues, du fait de leur assimilation à leur fonction d’instauration d’un rapport ordre/obéissance. L’autorité est le terme qui reste, qui est employé indistinctement, mais ce terme exprime un concept qui n’est pas celui de l’autorité : car il est confondu avec le concept de violence, en vertu de la détermination admise (telle un préjugé) du rapport politique comme rapport de commandement/obéissance. Autrement dit, le concept intermédiaire, qui permet de rendre compte de la confusion, est celui de pouvoir, qui se trouve étendu de la violence à l’autorité. Le mot même de « pouvoir », tel quel, sans précisions quant à la forme du pouvoir, n’exprime qu’une fonction : donner des ordres et se faire obéir, quelles que soient la nature et l’origine de ce commandement et de cette obéissance.

60Cette confusion nuit à la compréhension elle-même, puisque l’absence de distinction ne peut conduire qu’à une mauvaise lecture des problèmes politiques ; mais elle pervertit également la production de solutions. L’enjeu ne serait pas si important s’il était possible de se maintenir dans la pure théorie et dans la réflexion abstraite : mais le rapport entre les problèmes et leurs solutions est un rapport réel et concret ; et de la manière de poser le problème, de la compréhension des termes du problème, dépend intimement l’établissement de solutions15. En l’occurrence, la confusion entre autorité et violence, à laquelle vient s’ajouter le diagnostic conservateur de la nécessité d’un retour à l’autorité, ne peut mener qu’à des solutions dangereuses : « nous utiliserons la violence et prétendrons avoir restauré l’autorité ». Autrement dit, c’est dans l’expérience elle-même que va s’installer la confusion : par la production d’expériences fondées sur cette confusion, c’est-à-dire d’expériences fausses.

61Le choix arendtien de la phénoménalité se définit ou se pose donc comme antifonctionnaliste ; ainsi, ses propres distinctions entre les différentes formes de gouvernements « forts »« sont antifonctionnelles dans la mesure où le contenu du phénomène est supposé déterminer à la fois la nature du corps politique et ses fonctions dans la société, et non l’inverse ». Il apparaît que les distinctions (et non pas les simples oppositions) constituent le fond phénoménal indispensable à toute pensée. Elles sont la garantie pour la pensée d’échapper au formalisme et au fonctionnalisme, à leur « cohérentisme » ; elles sont la preuve de la reconnaissance du phénomène dans sa réalité. En ce sens, elles sont un acte de pensée au sens fort. Elles seules peuvent nous aider à comprendre à quoi nous sommes confrontés, et à faire la part entre les phénomènes relevant de notre monde « moderne » en tant que tel, et ceux qui à l’intérieur même de ce cadre produisent des expériences inédites : autrement dit, elles rendent possible cette reconnaissance de l’événement, non pas sur le fond d’un processus orienté et déterminant, mais sur fond de phénoménalité. C’est pourquoi ces distinctions supposent « que la liberté – c’est-à-dire la liberté de mouvement des êtres humains – est menacée partout, même dans les sociétés libres, mais n’est radicalement abolie que dans les systèmes totalitaires et non dans les tyrannies et les dictatures ». La conception « traditionnellement moderne » d’histoire comme processus doit être remplacée par la notion d’« espace historique ». Car un processus orienté instaure l’idée d’une nécessité sous-jacente à l’œuvre ; l’espace historique en revanche est ouvert. Il est par définition un espace de liberté. Mais s’il est ouvert, cela veut dire qu’il peut accueillir des expériences nouvelles de liberté, des expériences de liberté politique, comme des expériences nouvelles de violence. C’est en ce sens que la Résistance et le totalitarisme ont tous deux le statut d’événements : événement de la liberté pour l’un, de sa destruction pour l’autre. L’histoire ne transforme pas l’un en l’autre, ne passe pas de l’un à l’autre : les deux cohabitent dans le même « espace historique ».

62La réflexion arendtienne interdit de poser la permanence des problèmes, et surtout l’unicité de leurs solutions. Car penser la recherche d’une solution, par exemple une solution à la disparition de l’autorité, comme la recherche d’un substitut, c’est poser la permanence du problème, de la « bonne » solution, et finalement de la réalité elle-même. Trouver une solution en ce sens reviendrait simplement à remplacer ce qui manque et impliquerait donc une représentation figée – absolument théorique – du monde et de l’expérience du monde.

63Dans ce cadre, l’insistance d’Arendt sur les distinctions est liée à l’établissement dans ses textes de la diversité des expériences. Elle parle d’ailleurs toujours de « distinctions », mais presque jamais de « distinctions conceptuelles » ou « notionnelles » : c’est qu’il s’agit toujours de distinctions réelles. Concernant l’autorité, voici finalement la question fondamentale : « quelles étaient les expériences politiques qui correspondaient au concept d’autorité et dont il a surgi ? ». Pour clarifier l’idée d’autorité, Arendt choisit d’établir des expériences passées, dans leur réalité et leur sens : elle entreprend une redécouverte des expériences de l’autorité. Les rapports entre ces expériences et la nature de l’autorité seront de l’ordre de la correspondance. L’antériorité logique de l’expérience sur la pensée rend possible une redécouverte de l’expérience à travers la pensée, et ce, non pas dans le but d’accéder à un savoir figé, mais de comprendre ce dont on parle et ce à quoi l’on cherche des réponses. C’est pourquoi il est question au fond de produire la représentation juste d’un monde passé : « Quelle espèce de monde s’est achevée après que l’époque moderne a non seulement mis en question telle ou telle forme d’autorité dans des sphères différentes de l’existence, mais fait perdre complètement sa validité à tout le concept de l’autorité ? » Le monde lui-même, notre monde était là quand nous sommes nés et sera encore là quand nous mourrons, mais ce n’est pas pour autant qu’il est permanent. Car ce sont les expériences qui font le monde : ces expériences peuvent un jour ne plus se produire ou n’être plus que des expériences vides, de la même façon que des expériences inédites, pour le meilleur ou pour le pire, peuvent toujours advenir.

64Or « l’autorité en tant que facteur premier, sinon décisif, dans les communautés humaines, n’a pas toujours existé, bien qu’elle puisse renvoyer à une longue histoire, et les expériences sur lesquelles ce concept est fondé ne sont pas nécessairement présentes dans tous les corps politiques. » C’est donc d’une part au niveau de l’élaboration de l’expérience qu’intervient la nécessaire perception de la nature des régimes politiques. Ces régimes pour ainsi dire « contiennent » des expériences, sans doute parce que l’espace politique est le lieu privilégié d’articulation des problèmes et de découverte des solutions. Les corps politiques sont toujours au moins l’expression d’une expérience ; ils entrent en « correspondance » avec une expérience humaine. D’autre part, l’intermédiaire ici entre la notion d’expérience et celle de corps politique est l’idée de « communauté humaine » : dans un régime, c’est une expérience de l’homme qui trouve à s’exprimer, dans la mesure où il vit en communauté. C’est pourquoi la pluralité des régimes n’est que la traduction de la pluralité des expériences ; et l’unicité de tel régime peut être comprise par l’unicité de l’expérience à laquelle il correspond. Enfin, le questionnement arendtien prend la forme d’une approche spécifique de la problématique de l’origine : non pas l’origine censée contenir en un instant et un concept tous les éléments du processus amené à en découler, mais l’origine pensée simplement comme rupture, comme émergence du nouveau, une origine laissant place à une infinité d’autres origines possibles, un commencement plutôt qu’une origine.

65Arendt explore ces expériences à partir de trois types de sources : la langue, l’histoire et la philosophie. L’objectif est d’y trouver les éléments constituant une expérience de l’autorité ou y renvoyant. Pour elle, l’autorité – « le mot et le concept » – est d’origine romaine. Cependant elle lit déjà chez Platon et Aristote la tentative « d’introduire quelque chose qui fût parent de l’autorité dans la vie publique de la polis grecque ». Dans la vie politique et dans la vie privée grecques, il n’existe pas d’expériences susceptibles de servir de modèle à la relation spécifique que constitue l’autorité. En effet, « l’autorité implique une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté », ce qui rend invalides les modèles du tyran, du chef militaire ainsi que du chef de famille. C’est dans ce cadre difficile que s’inscrit la pensée de Platon, qui « espérait avoir trouvé une telle obéissance quand, dans sa vieillesse, il accorda aux lois cette excellence qui rendrait incontestable leur pouvoir sur le domaine public ». Mais cet essai est un relatif échec : « le pouvoir de ces lois était interprété d’une manière plus despotique qu’autoritaire, la preuve en est que Platon a été amené à parler d’elles en termes d’affaires privées domestiques et non en termes politiques ». Les « termes politiques » dont il est question sont ceux de la liberté politique. Or précisément l’autorité ne se définit pas comme le contraire ou la négation de la liberté politique. Le problème auquel Platon fait face est justement celui, extrêmement complexe, de la pensée de l’autorité dans le domaine politique. En ce sens, même si les Grecs ne sont pas les « inventeurs » de l’autorité – mais bien plutôt de la liberté en son sens politique –, leur rôle est important dans la formation de l’idée. Autrement dit, même si l’« événement » de l’autorité est romain, les éléments qui se cristallisent en lui remontent à la pensée grecque – et au premier chef à l’élaboration, par Platon et Aristote, des expériences politiques grecques. Il est donc nécessaire de les prendre en considération comme « origines », dans la mesure où nous espérons saisir et clarifier ce que nous a légué la tradition de pensée politique dans cette idée d’autorité. En effet, « si nous désirons non seulement envisager les expériences politiques effectives que recouvre le concept d’autorité – concept exclusivement romain, du moins sous son aspect positif – mais aussi comprendre l’autorité comme les Romains eux-mêmes l’ont déjà comprise théoriquement, la transformant en un élément de la tradition politique de l’Occident, il nous faudra nous intéresser brièvement aux traits de la philosophie politique grecque qui ont eu une influence si décisive sur sa formation. » Les représentations qui précèdent l’expérience effective participent de sa réalisation. Alors que les Grecs n’ont jamais fait l’expérience de l’autorité, ni n’ont pu effectivement laisser place dans leurs théories à l’idée d’autorité, leur influence sur les Romains dans la formation du concept est nette : la pensée n’est jamais simplement une conséquence de l’expérience, ou sa pure expression. La pensée effective ne surgit qu’au contact de l’expérience, mais l’expérience quant à elle ne surgit pas du néant ; elle est elle-même « influencée » par un certain nombre d’éléments théoriques. Le rapport conception/expérience n’est jamais univoque ; nous pouvons dire en revanche que les éléments théoriques n’accèdent au statut de pensée que s’ils ont l’opportunité d’entrer en correspondance avec les expériences effectives. C’est en considérant les mots et les idées comme de la pensée – et non comme de la simple théorie – que l’on peut espérer accéder aux expériences qu’ils recouvrent.

66C’est ce principe qu’Arendt investit dans sa lecture des philosophes. Platon, à la recherche d’un « principe légitime de contrainte », utilise la force de contrainte de la vérité. Le problème est de contraindre le grand nombre sans violence, de façon à préserver la liberté politique. Deux propositions se succèdent. La première, celle de la République, utilise le mythe de l’enfer pour créer l’obéissance ; la seconde, celle des Lois, consiste à expliquer aux citoyens l’objectif des lois. L’articulation générale de la pensée platonicienne se situe dans la distinction entre le savoir et l’exécution : l’instauration d’une forme d’« autorité » du philosophe sur la polis se fonde sur un principe d’inégalité entre les hommes car il est seul susceptible d’écarter la violence, de produire « une relation où l’élément de contrainte résidât dans la relation elle-même antérieurement à l’expression effective du commandement ». La contrainte est celle de la raison : le pouvoir contraignant réside dans les Idées reçues par le philosophe, transcendantes, constituant des normes extérieures et absolues pour la vie politique. Il se fonde sur la capacité de subsomption du jugement. Les Idées ont un statut similaire aux représentations de l’artisan ou du fabricateur. Ce modèle est à l’origine de l’un des traits caractéristiques des formes autoritaires de gouvernement : « que la source de l’autorité, qui légitime l’exercice du pouvoir, doit être au-delà de la sphère du pouvoir et, comme la loi de la nature ou les commandements de Dieu, ne doit pas être créée par l’homme ». Le rôle joué par les mythes s’apparente à une réalisation effective de l’autorité : « Chez Platon ils sont simplement un moyen ingénieux de forcer l’obéissance de ceux qui ne sont pas soumis au pouvoir de la raison, sans avoir effectivement recours à la violence physique. »

67Mais dans cette conception réside « un élément de violence », que l’on peut saisir à partir du modèle artisanal. Il est en effet « inhérent à toutes les activités du faire, du fabriquer, et du produire, c’est-à-dire à toutes les activités par lesquelles les hommes affrontent directement la nature ». Par conséquent, « dans le petit nombre de cas où Platon marque une préférence dangereuse pour la forme tyrannique de gouvernement, il est porté à cet extrême par ses propres analogies. » Pour Arendt, l’expérience à laquelle correspond la théorie du philosophe-roi n’est pas proprement politique ; fondamentalement elle a trait au conflit entre le philosophe et la politique : « la recherche de la meilleure forme de gouvernement se révèle être la recherche du meilleur gouvernement pour les philosophes, qui se révèle à son tour être un gouvernement où les philosophes sont devenus les gouvernants de la cité. »

68Nous voyons donc que l’élément de domination inhérent à notre concept d’autorité tire son origine d’une expérience dans le fond extrapolitique. Mais il prend une dimension politique dans la mesure où il est nécessaire de « justifier le gouvernement du philosophe ». Il relève donc de la mise en rapport de la vérité du philosophe et du domaine des affaires humaines : le passage de l’Idée du Beau à celle du Bien est exigé par cette justification de la domination du philosophe sur les affaires humaines. Car le Bien, à la différence du Beau, contient en lui-même la possibilité de la convenance et de l’application – il est toujours déjà une norme.

69Aristote représente la « seconde tentative pour établir un concept d’autorité en termes de dirigeants et de dirigés ». Chez lui, la raison n’est pas tyrannique, et le modèle n’est pas celui de la fabrication : la dichotomie est fondée sur la nature. La contradiction est flagrante avec le principe d’égalité de la polis aristotélicienne. En effet Aristote distingue entre le domaine public, celui des citoyens égaux, et le domaine privé, celui de la domination despotique, et chacun participe aux deux domaines. Dans le domaine privé, les hommes sont confrontés aux nécessités de la vie (de la conservation) ; et ce n’est que si cet aspect économique est maîtrisé qu’émerge la possibilité d’une vie politique, au sein du domaine public : « la nécessité doit être maîtrisée avant que puisse commencer la “bonne vie” politique, et elle peut être maîtrisée seulement par la domination. » Celle-ci ne fonctionne que grâce à la violence, la contrainte qui pèse sur les esclaves. Par conséquent, « la domination et la sujétion, le commandement et l’obéissance, le fait de diriger et d’être dirigé, sont les conditions préliminaires pour l’établissement du domaine politique précisément parce qu’elles ne sont pas son contenu. » Lorsque Aristote ressent le besoin d’introduire dans la sphère politique une distinction gouvernants/gouvernés, il doit recourir à des modèles issus de la sphère privée, autrement dit du prépolitique ; c’est ainsi qu’à l’intérieur de la sphère politique se trouve par exemple justifiée une distinction jeunes/vieux. Arendt pointe le problème : la domination jeunes/vieux n’est pas de nature politique ; en effet « la relation entre les vieux et les jeunes est pédagogique par essence », avec pour conséquence « la substitution de l’éducation à la domination ». On retrouve la difficulté rencontrée dans le texte « La crise de l’éducation » : « rien n’est plus problématique que la pertinence politique d’exemples empruntés au champ de l’éducation. » Or, « politiquement, l’autorité ne peut acquérir un caractère pédagogique que si l’on présume avec les Romains qu’en toutes circonstances les ancêtres représentent l’exemple de la grandeur pour chaque génération successive, qu’ils sont les majores, les plus grands, par définition. Partout où le modèle de l’éducation par l’autorité, sans cette conviction fondamentale, a été plaqué sur le domaine de la politique […], il a servi essentiellement à couvrir une prétention réelle ou projetée à la domination et a prétendu éduquer alors qu’en réalité il voulait dominer. » Arendt insiste là encore sur l’importance de la distinction entre l’autorité dans le domaine prépolitique de l’éducation et dans le domaine politique. Mais une unité de l’idée reste pensable à condition qu’elle soit portée par une « conviction fondamentale », celle de la qualité d’exemple des ancêtres. Par le biais de cette conviction, nous touchons à la nature même de l’autorité, c’est-à-dire à ce qui précisément fait d’elle une idée. L’autorité relèverait donc de l’ordre de la conviction, et de l’ordre de la conscience de la succession des générations. La responsabilité inhérente à l’autorité a lieu vis-à-vis des générations passées parce que leurs actions sont par elles-mêmes les attestations de commencements qui se sont effectivement produits, mais sans doute aussi vis-à-vis des générations futures, car l’exemple est ce qui garantit leur puissance de commencement16. Arendt défait l’autorité non seulement de la violence et de la persuasion, mais de la domination elle-même. Autrement dit, l’expérience de l’autorité n’est pas une expérience de la domination. Et c’est essentiellement pour cette raison que les tentatives de Platon et d’Aristote pour s’approcher de l’autorité, c’est-à-dire pour l’introduire dans la théorie et dans l’expérience politiques, ne peuvent être au fond que des échecs.

70Arendt met l’accent sur la dimension d’extériorité ou de transcendance de la source de l’autorité ; mais elle montre par ailleurs les limites, pour penser l’autorité, de toute importation d’expériences ou de modèles extrapolitiques dans le domaine politique. C’est pourquoi la « solution » réside peut-être dans la représentation d’une source transcendante, mais d’origine politique, d’un principe de transcendance inhérent à la sphère politique ; ce principe est celui de la responsabilité transgénérationnelle. Arendt refuse de déterminer le domaine politique par la domination. Sans doute les tentatives de Platon et d’Aristote n’ont-elles fait que montrer à quel point les rapports de domination, les rapports gouvernants/gouvernés, ne sont pas constitutifs du politique – ils y sont toujours importés. Comment se définit alors le domaine politique ? Par la liberté politique, celle de la cité grecque, celle de l’espace d’égalité ; par la capacité de liberté, cette faculté de commencement spécifiquement humaine, qui ne peut exister que comme expérience politique – celle d’une communauté humaine – et qui ne peut se préserver que par la responsabilité, autrement dit le souci transgénérationnel du monde.

71L’autorité n’a fait son apparition que chez les Romains : parce que c’est dans la République romaine qu’elle a constitué véritablement le contenu d’une expérience politique. Les Romains ont considéré la philosophie politique grecque « comme leur plus haute autorité dans toutes les choses de la théorie et de la pensée. Mais ils ne furent capables d’accomplir cette intégration que parce qu’à la fois l’autorité et la tradition avaient déjà joué un rôle décisif dans la vie politique de la République romaine. » Autrement dit, l’autorité est née à la pensée par le biais de son existence politique effective, à savoir cette conviction de la grandeur des ancêtres. Elle est donc née, de par son effectivité même, comme autorité de la tradition. Peut-être les Grecs, en tant qu’initiateurs de la philosophie politique, n’avaient-ils tout simplement pas les moyens de se rapporter à une tradition quelle qu’elle fût – en revanche, comme premiers commenceurs, ils étaient privilégiés pour penser la liberté. L’expérience politique de l’autorité était pour eux impossible, parce qu’était impossible pour eux la conviction fondamentale des Romains. Le regard des Romains sur le passé au contraire a suffi à faire émerger l’idée de tradition et à la comprendre dans sa puissance d’autorité. La puissance d’autorité des Grecs est d’abord théorique ; mais cette puissance n’a pu faire l’objet d’une véritable pensée qu’en regard de l’expérience politique, celle de la République romaine. Il ne s’agit absolument pas de dire qu’une ambition théorique aurait fini par se « réaliser », comme si le domaine politique était l’application d’idées. Précisément, on est sorti de ce rapport-là du fait d’une expérience de la communauté politique, née d’un regard sur le passé de la pensée. Et l’un des aspects centraux de cet « événement » réside dans le fait que l’autorité ne s’est pas réalisée comme si elle avait existé à l’état séparé et avait été en attente de sa matière : les recherches de Platon et d’Aristote ont eu de l’influence – justement cette immense influence de la pensée grecque sur les Romains –, mais l’autorité présente dans l’expérience romaine ne peut en aucun cas être comprise comme la concrétisation de ce qui avait été voulu par Platon et Aristote. L’influence des Grecs a été décisive en un tout autre sens : c’est du fait de leur grandeur que l’autorité des Romains – l’autorité en propre car en expérience – est venue à l’existence comme autorité de la tradition.

72La conviction fondamentale qui anime la politique romaine tient au « caractère sacré de la fondation, au sens où une fois que quelque chose a été fondé il demeure une obligation pour toutes les générations futures ». Ainsi, « la fondation d’un nouveau corps politique – pour les Grecs expérience presque banale – devient pour les Romains le début central, décisif, irrépétable de toute leur histoire, un événement unique. » Autrement dit, ce qui aurait pu être un simple fait devient chez les Romains une véritable expérience. La politique devient quasiment identique à la religion au sens de lien ; elle consiste à « être lié en arrière, obligé à l’effort énorme, presque surhumain et par conséquent toujours légendaire pour poser les fondations, édifier la pierre d’angle, fonder pour l’éternité ». C’est donc « dans ce contexte que sont originellement apparus le mot et le concept d’autorité ». L’autorité sera donc fondée sur une conviction, autrement dit sur un acquiescement fort de la subjectivité ; elle aura un caractère sacré, donc elle impliquera de la transcendance ; ce « sacré » sera inhérent au domaine politique, car il prend racine sur ce que l’on peut caractériser comme l’action politique par excellence, la fondation, c’est-à-dire la mise au jour, la naissance d’une communauté politique ; ce rapport à un sacré spécifiquement politique produit la puissance temporelle de l’autorité ainsi que la responsabilité transgénérationnelle qui l’accompagne. L’autorité peut surgir dans la mesure où toute l’attention est mobilisée sur la grandeur de la fondation, c’est-à-dire sur son caractère de commencement absolu. Elle peut donc apparaître parce que la fondation fait l’objet d’une expérience effective ; et le propre de l’expérience au sens fort est qu’elle ne peut jamais se répéter mais qu’elle forge cependant l’esprit et la vie de celui qui la subit et l’agit. L’expérience d’une action unique, qui est également un événement unique mais créateur de permanence : voilà ce qu’est l’expérience de la fondation.

73La conséquence est que « l’autorité, au contraire du pouvoir (potestas) [a] ses racines dans le passé » ; elle établit la présence du passé, mais pas de n’importe quel passé, pas du passé en tant que tel : le passé d’un événement et d’une action absolument politiques. L’autorité « augmente » en permanence l’acte de fondation. L’analyse du mot « auctor » (auteur), à la racine du mot « auctoritas » (autorité), nous signale le caractère propre du détenteur de l’autorité : il n’a pas de pouvoir ; car « le caractère autoritaire de l’“augmentation” des anciens se trouve dans le fait qu’elle est un simple avis, qui n’a pas besoin pour se faire entendre ni de prendre la forme d’un ordre, ni de recourir à la contrainte extérieure. » La supériorité de l’autorité apparaît comme un état permanent : l’autorité se donne comme telle. Elle ne fait pas appel à la contrainte, et elle n’a pas non plus besoin de justification : elle semble contenir en elle-même le principe de sa justification et aussi de sa légitimation. Les deux raisons sont de nature temporelle. La légitimation se fait par le passé, celui de l’acte de fondation, qui a amené la communauté à l’existence : il s’agit donc d’une légitimation par le principe d’existence de cette communauté ; quant à la justification, elle s’opère par ce que ce même passé nous garantit de l’avenir. Cette garantie ne relève pas de la prédétermination ni de la contrainte : il s’agit d’une obligation librement consentie, l’exercice de l’autorité lui-même relevant toujours encore de cet acte de liberté par excellence qu’est la fondation. La puissance de l’autorité n’est pas une puissance de commandement, mais une puissance d’augmentation et de confirmation des actions. Chaque action se trouve dès lors lestée de tout le poids du passé : c’est la « gravitas », le trait principal du caractère romain.

74C’est donc la tradition qui sanctifie le passé ; c’est elle qui confère à l’autorité sa puissance. C’est pourquoi l’autorité est essentiellement autorité de la tradition. Mais si son origine est strictement politique, elle s’étend cependant au domaine de la pensée : « les Romains pensèrent avoir besoin aussi de pères fondateurs et d’exemples autoritaires dans les choses de la pensée et dans les idées, et admirent les grands “ancêtres” grecs comme leurs autorités pour la théorie, la philosophie et la poésie. » Dans l’ordre de la philosophie et de la pensée, l’autorité est certes dérivée, mais elle est fondatrice de la « vigueur » de La Trinité « religion/autorité/tradition » dans la pensée philosophique occidentale. C’est ainsi que la résurrection du Christ a pu apparaître comme la nouvelle fondation, à rebours des aspects antipolitiques du christianisme, manifestant « la victoire de l’esprit romain ». La fondation de Rome s’est répétée dans celle de l’Église catholique, en particulier par l’adoption de la distinction entre autorité et pouvoir. L’autorité du Sénat passe à l’Église, le pouvoir du peuple – passé sous l’Empire aux mains de la maison impériale – est laissé aux princes. L’influence est à la fois grecque et romaine, et elle se construit en tradition ; ainsi donc pour le christianisme : « Dans la mesure où l’Église catholique a incorporé la philosophie grecque dans l’échafaudage de ses doctrines et de ses dogmes, elle a amalgamé le concept politique romain d’autorité, qui reposait obligatoirement sur un commencement, un acte de fondation dans le passé, à la notion grecque de mesures et de règles transcendantes. » Cet « amalgame » produit deux résultats : la nécessité de normes pour tout ce qui a trait aux relations entre les hommes et les jugements individuels ; la solidarité des trois éléments de la triade religion/tradition/autorité, la disparition de l’une entraînant celle des deux autres.

75Le geste d’Arendt là encore est double. D’une part elle a redécouvert l’expérience politique effective à laquelle correspond l’autorité ; cette expérience est celle, romaine, de la fondation. Elle a donc retrouvé non pas la fondation « en soi », mais son expérience romaine, à savoir le fait de la fondation accompagné de la conviction de sa puissance et de sa capacité de permanence. Nous acquérons donc la représentation de la « vraie » autorité, c’est-à-dire l’autorité qui n’est pas pensée en cohérence, ni même en adéquation, mais en correspondance avec l’expérience politique dont elle a surgi. Par-là, Arendt a établi la distinction réelle entre autorité et pouvoir, et elle a donc défait l’autorité du rapport commandement/obéissance, pour la rendre à l’expérience qui lui a donné naissance. De cette manière également, elle a fondé la « légitimité d’expérience » de la triade autorité/religion/tradition. D’autre part, elle a retracé les étapes du cheminement de la tradition, c’est-à-dire les éléments qui ont conduit au concept traditionnel d’autorité. C’est à ce niveau-là que viennent se superposer la logique de l’autorité et celle du pouvoir, par un entremêlement des influences de la théorie grecque et de l’expérience romaine : nous comprenons dès lors que l’autorité puisse être investie par le problème des modes d’exercice du pouvoir et de leur légitimité. En réalité c’est exactement là, semble-t-il, que le problème de l’autorité menace d’être compris comme celui de la légitimité du pouvoir. Autrement dit, on garde la question de la source ou de l’origine, mais celle-ci n’est plus guidée par l’enjeu de l’existence et de la permanence de la communauté politique en tant que telle, mais par celui des rapports de pouvoir qui déterminent son fonctionnement. C’est pourquoi la volonté de restaurer l’autorité dans son sens traditionnel peut en arriver à ressembler à la volonté de légitimer l’usage de la contrainte, voire de la violence. Or, nous l’avons vu, c’est la question de l’obligation et de la responsabilité qui est en jeu dans l’autorité. N’y a-t-il pas dès lors un espoir de réponse dans une pensée de l’autorité comme responsabilité ? C’est bien ce qu’Arendt suggère notamment dans la « crise de l’éducation ».

76Cette superposition traditionnelle est manifeste en particulier dans les représentations de l’enfer. Au départ nous avons le mythe platonicien, dont le rôle est politique : il s’agit de faire en sorte que le grand nombre de ceux qui ne savent pas se conduisent comme s’ils savaient. Voici à présent le devenir de ce mythe : « L’introduction de l’enfer platonicien dans le corps de la dogmatique chrétienne renforça l’autorité religieuse […]. Mais le prix payé pour cette vigueur supplémentaire fut que le concept romain d’autorité fut édulcoré, et qu’on permit à un élément de violence de s’insinuer. » Cet élément de violence est inhérent au « pouvoir énorme de contrainte par la peur » des représentations de l’enfer. Autrement dit, il définit l’élément le plus politique de la religion chrétienne, mais cet élément politique s’inscrit dans l’ordre du pouvoir et non dans celui de l’autorité, et ce pouvoir se consolide par la violence. Or « la foi en un état futur de récompenses et de châtiments […] devait survivre à tous les autres éléments religieux et séculiers qui ensemble avaient assis l’autorité dans l’histoire occidentale. » Autrement dit, elle cristallise ce que l’on entend à présent traditionnellement par autorité, et cette conception traditionnelle précisément saisit la dimension de pouvoir et de domination, voire de violence que cette foi comporte. On assiste donc à une véritable instrumentalisation de ce qui n’apparaît dès lors plus que comme des moyens pour « l’autorité » – des moyens pour asseoir « l’autorité ». L’instrumentalisation de l’autorité tend à lui faire perdre sa nature, car le problème qui lui est inhérent est déplacé du côté de la légitimation – ou, dans le cas de la représentation de l’enfer, de la justification – du pouvoir comme contrainte.

77Nous pouvons supposer que la représentation de l’enfer comporte en fait un élément de violence et un élément d’autorité. L’élément de violence se manifeste dans son utilisation, abusive, comme pouvoir de contrainte ; l’élément d’autorité se manifeste par exemple dans les moments révolutionnaires : car « les révolutionnaires eux-mêmes prêchaient la foi en un état futur ». Sans doute la fondation révolutionnaire menace-t-elle de basculer dans la terreur lorsque ce qui faisait autorité devient simplement un instrument de pouvoir.

78En réalité, « superficiellement parlant, la perte de la foi en des états futurs est politiquement, sinon certes spirituellement, la distinction la plus importante entre la période présente et les siècles antérieurs. Et cette perte est définitive. » Concernant l’autorité, le diagnostic sur notre situation moderne comporte donc deux aspects. D’une part, nous avons perdu ce qui restait de l’autorité traditionnelle, c’est-à-dire cette fausse autorité mâtinée de domination, vue à travers le prisme de la contrainte et à travers la représentation du domaine politique comme rapport commandement/obéissance. Mais d’autre part, nous avons aussi littéralement oublié l’expérience propre de l’autorité, celle de la fondation : « tandis que tous les modèles, prototypes et exemples des relations autoritaires […], tous d’origine grecque, ont été fidèlement conservés et réemployés jusqu’à devenir des platitudes vides, l’unique expérience politique qui a introduit l’autorité comme mot, concept et réalité dans notre histoire – l’expérience romaine de la fondation – semble avoir été entièrement perdue et oubliée. » En ce sens la crise est double parce qu’elle est de l’ordre de la disparition et de l’oubli : disparition de l’autorité traditionnellement conçue, oubli de son origine. Mais c’est peut-être parce que la crise première se double d’une autre crise qu’il est envisageable d’y apporter des réponses et de retrouver ce qu’est vraiment l’autorité. Il est nécessaire pour cela d’opérer avec notre époque ce qu’Arendt vient de faire avec l’époque romaine : tenter d’y retrouver de réelles expériences politiques de l’autorité. Autrement dit, ce n’est pas parce que la tradition, en particulier à l’époque moderne, a rendu dominant un certain concept, faussé, d’autorité, qu’il n’est pas possible de redécouvrir des expériences réelles de l’autorité : et peut-être même, en elles, de redécouvrir l’essence du lien politique, hors du rapport gouvernants/gouvernés. Arendt ne nous donne-t-elle pas les moyens de penser, dans notre modernité, une nouvelle source de l’autorité, qui ne soit pas « autoritaire » au sens traditionnel ?

79C’est bien de cela qu’il s’agit lorsqu’elle dit vouloir retrouver des oreilles pour le passé : retrouver des expériences fondatrices, et rechercher dans la pensée et le langage les représentations ou les traces de ces expériences. C’est ce qu’elle fait en étudiant les Révolutions modernes et la pensée de Machiavel. Car « il existe dans notre histoire politique un type d’événement pour lequel la notion de fondation est décisive, et il y a dans notre histoire de la pensée un penseur politique dans l’œuvre duquel le concept de fondation est central, sinon suprême. Ces événements sont les révolutions de l’époque moderne, et ce penseur est Machiavel, qui apparut au seuil de cette époque et, bien qu’il n’employât jamais le mot, fut le premier à se représenter une révolution. »

80Le passage par la redécouverte de l’expérience romaine de l’autorité a permis de comprendre l’autorité comme tournée vers le passé, celui-ci étant entièrement pensé à la lumière d’un événement, qui a pu être caractérisé comme fondation – qui est à la fois le paradigme de l’action politique, le commencement, et la production d’une permanence. Qu’entreprend alors Arendt ? Depuis notre situation qui est celle de la disparition des autorités traditionnelles, elle cherche dans notre histoire – notre histoire moderne : la modernité doit être assumée comme époque – des événements et des pensées qui relèvent de cette même compréhension de l’autorité, autrement dit les éléments (événements et pensées) d’une expérience politique de l’autorité. Il est très remarquable que l’événement choisi, la Révolution, représente au premier abord le contraire de l’autorité – le contraire du respect de l’autorité – car elle est rupture avec l’ordre établi. Mais nous avons vu que l’autorité (la « vraie ») n’est pas incompatible avec l’idée de rupture : au contraire, elle ne se fonde que sur un acte de commencement (le contraire exact de la restauration). Avoir compris, à partir de l’expérience romaine, ce qu’est l’autorité, permet d’en trouver l’expression dans l’acte révolutionnaire moderne.

81Arendt présente Machiavel comme celui qui se mit à rechercher « les expériences politiques centrales des Romains telles qu’elles avaient été originellement présentées, à une égale distance de la piété chrétienne et de la philosophie grecque », autrement dit celui qui, refusant la tradition la plus manifeste et la plus écrasante, retrouva d’autres racines. Machiavel a pour ainsi dire fait à son époque ce qu’Arendt fait de nos jours : ils regardent tous les deux le passé avec un œil nouveau, ou plutôt ils l’écoutent avec de nouvelles oreilles. La différence majeure entre les deux démarches tient à la différence entre les situations : les autorités traditionnelles qui sont à présent perdues étaient particulièrement effectives au temps de Machiavel. Mais cette proximité est renforcée par la manière dont Arendt définit le geste de Machiavel : « La grandeur de cette redécouverte réside dans le fait qu’il n’a pas pu se borner à ranimer ou réutiliser une tradition conceptuelle explicite, mais a dû lui-même articuler les expériences que les Romains n’avaient pas conceptualisées mais plutôt exprimées dans les termes de la philosophie grecque vulgarisée à cette intention. » Autrement dit, Machiavel a débarrassé l’expérience romaine de ce qui lui était en quelque manière étranger, pour la comprendre en elle-même. Comme Arendt, il découvre le caractère central de « l’expérience de la fondation ». Il choisit cette expérience comme exemple, c’est-à-dire qu’il choisit les Romains comme autorité : « il crut qu’il serait possible de répéter l’expérience romaine par la fondation d’une Italie unifiée qui devait devenir la même pierre angulaire sacrée d’un corps politique “éternel” pour la nation italienne que la fondation de la cité éternelle avait été pour le peuple italique. » La volonté de Machiavel est donc de produire un événement qui fasse autorité, sous l’autorité des Romains – les Romains étant précisément ces ancêtres qui donnent l’exemple. Le support de cet acte est la compréhension de l’autorité comme fondation de la permanence, cette permanence rendue effective par l’« augmentation » de l’acte de fondation.

82Arendt a bien précisé que Machiavel ne traitait jamais directement de la « révolution ». Mais « Machiavel et Robespierre semblent si souvent parler le même langage ». Voici l’idée qui les rapproche : « la nécessité de la violence pour la fondation de nouveaux corps politiques et pour la réforme de corps politiques corrompus ». On a donc d’un côté une réelle proximité avec les Romains, puisque la fondation apparaissait comme « l’action politique centrale, le grand acte unique qui établissait le domaine publico-politique et rendait la politique possible ». Mais d’un autre côté, poursuit Arendt, « à la différence des Romains pour lesquels il s’agissait d’un événement du passé, ils pensaient que pour cette “fin” suprême tous les “moyens”, et principalement le moyen de la violence, étaient justifiés. » Il y a donc introduction, dans l’imitation du modèle romain, d’un élément non romain : celui de la violence. Et cet élément dénature l’autorité que l’événement est censé produire. Car nous avons bien vu que l’autorité se définit par opposition à la violence. À quoi est due cette introduction de l’élément de la violence ? Sans doute à une forme de projection dans l’avenir de la représentation de l’autorité : n’oublions pas que chez les Romains l’expérience de l’autorité a eu lieu par regard sur le passé. Autrement dit, c’est le regard sur l’événement passé, plus précisément la croyance religieuse dont il a fait l’objet, qui a donné lieu à l’expérience de l’autorité. En aucun cas l’acte de fondation n’était en lui-même « autoritaire », intentionnellement autoritaire ; car mettre dans l’autorité une intention revient là encore à instrumentaliser l’autorité. Arendt renvoie ce geste à une confusion fondamentale entre le domaine de l’action et celui de la fabrication. Car l’auctor n’est pas l’artifex : il est susceptible d’obliger, mais il ne contraint pas. Machiavel et Robespierre « comprenaient l’acte de fondation entièrement à l’image de la fabrication ; la question pour eux était à la lettre : comment “faire” une Italie unifiée ou une République française, et leur justification de la violence s’orientait et recevait sa plausibilité de cet argument implicite : on ne fait pas de table sans tuer des arbres, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, on ne peut faire une république sans tuer des gens. »

83Pour comprendre les révolutions de l’époque moderne, il faut donc « reconnaître qu’elles ont été inspirées par le pathos romain de la fondation », de façon à les interpréter non pas comme des ruptures avec la tradition, mais comme « des tentatives gigantesques pour réparer ces fondations, pour renouer le fil rompu de la tradition, et pour rétablir, en fondant de nouveaux corps politiques, ce qui pendant tant de siècles a donné aux affaires des hommes dignité et grandeur ». L’acte de fondation de l’autorité est indissociable d’une redécouverte de la tradition. Mais cette redécouverte diffère fondamentalement de l’acceptation de la tradition dans son état donné ; elle exige un mouvement de projection dans le passé pour aller chercher les expériences capables d’autorité, capables d’autorisation. L’élément de violence caractéristique de l’acte révolutionnaire, qui renvoie à l’activité de fabrication, est extrinsèque à la romanité. Il conduit à une dénaturation de l’acte de fondation : pour preuve, la Révolution américaine a été un succès : or « les pères fondateurs […] ont fondé sans violence et à l’aide d’une constitution un corps politique complètement nouveau » ; et « il paraît certain que le caractère relativement non violent de la Révolution américaine, où la violence se restreignait plus ou moins à la guerre régulière, est un facteur important dans ce succès. » Donc l’échec politique des révolutions, c’est-à-dire leur échec dans la création d’un ordre politique nouveau, est dû à l’intrusion d’un élément extrapolitique (issu du domaine de la fabrication). L’un des éléments du succès de la Révolution américaine réside dans le sens directement traditionnel qu’a pu prendre leur acte de fondation : « l’acte de fondation, à savoir la colonisation du continent américain, avait précédé la Déclaration d’Indépendance, de sorte que la charpente de la constitution, retombant sur des chartes et des accords existants, confirmait et légitimait un corps politique existant plutôt qu’elle n’en refaisait un à neuf. » Autrement dit, la fondation symbolique fit autorité parce qu’elle-même pouvait déjà s’autoriser de la fondation effective : l’expérience politique a été première, elle a précédé son expression conceptuelle.

84Lorsque Arendt fait retour à la situation actuelle, elle fait s’entrecroiser trois faits. D’une part, les révolutions font revivre une tradition bien plus qu’elles ne rompent avec elles. D’autre part, « elles semblent être le seul salut que cette tradition romano-occidentale ait fourni pour les circonstances critiques » ; autrement dit, lorsqu’à notre crise contemporaine on cherche dans notre tradition des solutions, on trouve la révolution, comme acte de fondation de l’autorité. Mais le troisième fait est celui de l’échec de toutes les révolutions depuis la Révolution française : cela « semble indiquer que même ces derniers moyens de salut fournis par la tradition sont devenus inadéquats » ; il semble donc que même cette relecture du passé, à laquelle Arendt nous a invités, ne fournit aucune réponse, car nous sommes dans l’incapacité totale de réinstituer l’autorité. Arendt formule donc un constat général d’échec, qui semble toucher non seulement aux solutions qui ont été envisagées dans l’histoire, mais encore à ce mouvement de relecture qu’elle a elle-même opéré ; la réalité serait venue sanctionner le modèle révolutionnaire. C’est donc un changement de perspective qui la conduit à dévoiler le sens de cet échec, et par là même le sens de notre situation : « Car vivre dans un domaine politique sans l’autorité ni le savoir concomitant que la source de l’autorité transcende le pouvoir et ceux qui sont au pouvoir, veut dire se trouver à nouveau confronté, sans la confiance religieuse en un début sacré ni la protection de normes de conduite traditionnelles et par conséquent évidentes, aux problèmes élémentaires du vivre-ensemble des hommes. » L’autorité est définitivement perdue ; mais le « détour » par la tradition – qui devient d’ailleurs bien plus qu’un détour – a permis l’élucidation de la crise. En effet, cette perte nous met en position de commencement absolu. Cette idée a deux significations : d’une part, il faut pouvoir penser les conditions fondamentales de l’existence politique, les problèmes liés au fait de la pluralité des hommes ; d’autre part, les solutions qui éventuellement pourront être apportées à ces problèmes devront être par conséquent de nature exclusivement politique ; le caractère pour ainsi dire « total » et « absolu » de la crise, touchant d’égale manière les trois éléments de la triade autorité/tradition/religion, contraint à un geste libre. Dans ce cadre, la manière dont Arendt a reparcouru le passé nous ouvre des horizons : en particulier, celui de la compréhension de l’autorité dans sa dimension intrinsèquement politique, comme acte de fondation et donc de liberté. C’est un seul et même geste qui pourra ouvrir l’espace de la liberté politique et donner à l’autorité son sens : le commencement défait de toute violence. Arendt ne mentionne plus ici l’exemple de la Révolution américaine, mais il acquiert à cette occasion tout son sens, comme effectivité d’un tel commencement. Autrement dit, il s’agit d’assimiler l’être politique de l’homme, la capacité de chaque être humain à commencer. En ce sens, l’autorité du commencement est celle que porte en lui chaque être humain. Voilà une direction pour fonder politiquement l’autorité – la fonder en immanence. C’est une nouvelle écoute du passé qui, contre toute volonté de restauration, nous manifeste cette possibilité.

85Cette liberté est aussi celle de choisir son « pathos » : le « pathos de la fondation » vient s’opposer à celui de la nouveauté, qui est si dangereux pour l’éducation, mais qui est aussi à la base du mouvement totalitaire. La situation de disparition des autorités traditionnelles peut nous aider à penser l’autorité à partir de ses expériences effectives. Mais nous avons vu qu’elle pouvait également donner naissance à un monde dont la nouveauté annoncée – dans un premier temps purement « théorique », idéologique –, sans aucun ancrage sur la tradition, ni sur le passé quel qu’il soit, allait imposer son absolue cohérence à l’expérience. Il ne s’agit pas de dire que la disparition de l’autorité est la « cause » ou l’origine du totalitarisme : d’une part parce qu’Arendt n’identifie jamais de « cause » de l’événement, d’autre part parce que les éléments qui se cristallisent dans l’événement sont multiples. En revanche, on peut tout à fait voir dans sa réflexion sur l’autorité un aspect du processus infini de compréhension auquel le totalitarisme comme événement nous contraint. En ce sens, la relecture du passé s’impose comme rempart contre une expérience que l’on voudrait fabriquée de toutes pièces et qui ne peut être que négatrice de l’humanité : car l’humanité se constitue par la transmission des expériences. Il faut faire en sorte que la disparition des autorités traditionnelles ne coupe pas tout rapport au passé : une telle rupture est destructrice de l’humain dans la mesure où elle est destructrice du politique.

Crise de la pensée, crise de la réalité

86Chez chacun des deux auteurs, le moment de détermination et d’analyse de la crise est un moment décisif, et dans les deux cas la crise est caractérisée comme crise de la modernité et comme crise du jugement. Dans la pensée de Strauss comme dans celle d’Arendt, dans la recherche de solutions ou de réponses à cette crise, se dessine la nécessité d’un passage constitutif par la tradition philosophique. Mais chez Strauss, la crise est d’abord une crise de la pensée, tandis que chez Arendt la crise est toujours déjà crise de la réalité en elle-même.

87Dans la réflexion straussienne, la crise se joue dans le regard que porte la pensée sur elle-même : il y a crise parce que la pensée se considère comme nécessairement et définitivement limitée, comme si elle ne pouvait qu’être dépendante d’une « réalité » qui se donne à elle ; il y a crise parce que la pensée abdique devant une réalité qu’elle croit nouvelle et qu’elle croit être en droit de la diriger et de lui dicter ses objectifs. En ce sens, l’attitude critique que Strauss adopte en prenant de la distance par rapport aux modes de la modernité provient d’une juste considération des objectifs les plus élevés de la pensée, une reconsidération de la pensée dans sa puissance propre, c’est-à-dire dans ses visées les plus hautes. Car pour Strauss la dégradation du statut de la pensée, jusqu’au nihilisme et à la disparition de la philosophie en tant que telle, n’est pas exigée par l’expérience, contrairement à ce que voudraient faire croire les découvreurs de l’« expérience historique ». L’événement ne sera pas exclu de la réflexion straussienne, mais il ne sera jamais son objet premier ; il existera essentiellement dans le sillage de la pensée, dans la lumière qu’elle ouvre ; il sera réfléchi en regard de la pensée. De la même façon, il semble que l’expérience straussienne sera essentiellement l’expérience de la pensée, celle d’un rapport authentique de la pensée à elle-même. Enfin, Strauss entend par « perte du sens commun » la perte du jugement sur les valeurs, autrement dit la perte de ce qui, dans notre « attitude naturelle », dans l’usage commun de notre esprit, porte précisément sur des repères fondés en raison ; le sens commun straussien est essentiellement le sens du bien et du mal.

88Le sens commun qu’Arendt voit en danger de se perdre désigne à l’inverse un rapport à la réalité teinté d’une certaine « naturalité », la naturalité du rapport humain au monde. Il est principalement cette capacité à percevoir les changements au cœur de la réalité vécue, c’est-à-dire les changements dans l’expérience. La notion d’expérience, centrale dans la pensée arendtienne, est une notion dans laquelle le réel est premier, sur le mode de l’événement. La pensée ne vaut qu’en regard de l’événement, elle se pense dans son sillage sans en être la conséquence déductible. Il semble que dans le passé philosophique Arendt cherchera les conditions d’un ancrage dans l’expérience, c’est-à-dire aussi d’une pensée ouverte à l’événement. Les textes sur la crise, en particulier celui sur l’autorité, constituent la mise en œuvre du processus de compréhension exigé par l’événement totalitaire. Et c’est essentiellement dans « Qu’est-ce que l’autorité ? » qu’Arendt nous donne la clé de son cheminement à travers la tradition. Elle écrit en effet : « Avec la tradition, nous avons perdu notre solide fil conducteur dans les vastes domaines du passé, mais ce fil était aussi la chaîne qui liait chacune des générations successives à un aspect prédéterminé du passé. Il se pourrait qu’aujourd’hui seulement le passé s’ouvrît à nous avec une fraîcheur inattendue et nous dît des choses pour lesquelles personne encore n’a eu d’oreilles. Mais on ne peut nier que la disparition d’une tradition solidement ancrée (survenue, quant à la solidité, il y a plusieurs siècles) ait mis en péril toute la dimension du passé. Nous sommes en danger d’oubli et un tel oubli – abstraction faite des richesses qu’il pourrait nous faire perdre – signifierait humainement que nous nous priverions d’une dimension, la dimension de la profondeur de l’existence humaine17. » La tradition est ce qui nous relie au passé, et sa disparition signifie la perte de ce lien, d’où le « danger d’oubli ». Mais elle est aussi l’occasion de découverte d’un sens. Le propre de la crise est qu’elle peut nous perdre ou au contraire nous inviter à l’écoute du sens dans sa pluralité. Car la tradition est lien, mais elle est aussi détermination, et même prédétermination. Le passé doit être considéré non pas comme perdu, mais comme ouvert. La perte de l’autorité de la tradition nous met en position d’équilibre, au bord du gouffre, celui de l’oubli, et de la profondeur, celle du passé.

89La confrontation des rapports respectifs de Strauss et d’Arendt à la tradition doit pouvoir mettre en évidence ce qui différencie leurs projets. Il s’agit donc d’étudier leur lecture effective du passé philosophique, mais aussi d’analyser tout d’abord leur conception respective des liens entre tradition et modernité. Cette démarche devrait permettre la production d’une périodisation, la mise en valeur de la géographie du passé propre à chacun et dans laquelle il circule ; elle devrait nous aider également à interroger le rapport entre événement et pensée, afin de caractériser ce qui pour chacun constitue proprement le réel.

Notes de bas de page

1  Le Système totalitaire, Préface, trad. J.-L. Bourget, R. Davreu et P. Lévy, Paris, Seuil, « Points Essais », 1972, p. 8. Abrégé dorénavant ST.

2  Il faut noter que « plurivocité » ne signifie pas « équivocité » : ainsi, à propos de l’Allemagne nazie, Arendt parle de « conclusion sans équivoque » et du « témoignage horriblement précis et irréfutable » des faits (ST, op. cit., p. 9).

3  L’ordre de ces trois volumes est le suivant : I. Sur l’antisémitisme ; II. L’Impérialisme ; III. Le Système totalitaire. Voir l’édition révisée par H. Frappat et dirigée par P. Bouretz, Paris, Gallimard, « Quarto », 2002.

4  ST, op. cit., p. 37.

5  Ibid., p. 224.

6  Il s’agit respectivement des chapitres 5, 8 et 3 de La Crise de la culture, op. cit., p. 223-252, p. 337-355, p. 121-185.

7  Sauf indication contraire, les citations de ce chapitre renvoient à « La crise de l’éducation », in CC, op. cit., p. 223-252.

8  Ce concept est développé par Myriam Revault d’Allonnes. Il dit la tendance irréfléchie de l’homme à investir de ses désirs et de ses frustrations immédiates les champs de la réalité qui ne lui sont pas directement accessibles, par une mise à l’écart de tout ce qui relève de la réceptivité à l’expérience. À la différence du sentiment ainsi que du jugement, il empêche donc tout rapport de l’intelligence avec les faits qu’elle est censée penser. C’est à ce niveau que le pathique et le purement théorique ont au fond partie liée. Voir notamment l’article « Hannah Arendt. Le cœur intelligent » publié dans le recueil Fragile humanité, Paris, Aubier, « Alto », 2002, mais aussi L’Homme compassionnel, Paris, Seuil, 2008.

9  Voir CC., op. cit., p. 240. Arendt y parle des éducateurs qui « se décidèrent enfin – et relativement tard – à moderniser l’éducation » : ce « enfin » signale bien qu’il s’agit à ses yeux d’une exigence et même d’une urgence.

10  Sauf indication contraire, les citations de ce chapitre renvoient à « La conquête de l’espace et la dimension de l’homme », in CC, op. cit., p. 337-355.

11  Condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, Paris, Agora, « Pocket », p. 44. Abrégé dorénavant CHM.

12  CC, op. cit., p. 243.

13  Voir « La crise de l’éducation », ibid., p. 244 : c’est en l’occurrence le modèle de Platon et d’Aristote (celui de l’autorité des parents ou du professeur) « qui rend si extraordinairement ambigu le concept d’autorité en politique ».

14  Sauf indication contraire, les citations de ce chapitre renvoient à « Qu’est-ce que l’autorité ? », in CC., op. cit., p. 121-185.

15  Il s’agira même de privilégier l’établissement d’un rapport questions/ réponses plutôt que celui d’un rapport problèmes/solutions.

16  Voir M. Revault d’Allonnes, « De l’autorité à l’institution : la durée publique », revue Esprit, août-septembre 2004 : l’auteur met en valeur la temporalité propre à l’autorité en envisageant l’instauration d’une autorité du futur. Cette idée de l’autorité s’échappe du cadre strictement spatial de la réflexion, dans lequel nous la cantonnons habituellement, pour accéder à la dimension du temps. Voir aussi Le Pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité, Paris, Seuil, 2006.

17  CC, op. cit., p. 124-125.

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