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Chapitre premier. Leo Strauss, critique de l’historicisme et du positivisme

p. 21-54


Texte intégral

1Strauss lutte de manière récurrente contre l’historicisme et contre le positivisme des sciences sociales, deux « doctrines » dont il entreprend de mettre à nu les mécanismes pour montrer leur nature de préjugés, de « modes », ou même d’idéologies. Cette critique apparaît explicitement ou implicitement dans presque tous ses textes, mais elle constitue l’objet exclusif de deux d’entre eux : les deux premiers chapitres de Droit naturel et histoire1.

2Dans l’« Introduction » à cet ouvrage, Strauss se réfère à la Déclaration d’Indépendance des États-Unis : « Nous tenons pour évidentes en elles-mêmes ces vérités, que tous les hommes naissent égaux, qu’ils ont été investis par leur Créateur de certains Droits inaliénables parmi lesquels sont le droit à la Vie, la Liberté et la recherche du Bonheur. » Se pose alors la question suivante : l’Amérique « nourrit-elle encore en son âge mûr la foi dans laquelle elle a été conçue et dans laquelle elle a été élevée2 ? » Tandis qu’on pouvait encore dire il y a une trentaine d’années que le droit naturel était « évident aux yeux des Américains », à cette même époque, Otto Gierke présentait ainsi la situation en Allemagne : les termes mêmes de « droit naturel » et d’« humanité »« sont aujourd’hui devenus presque incompréhensibles […] et ont complètement perdu leur vie et leur saveur première3 » ; autrement dit, en abandonnant le droit naturel, la pensée allemande a inventé le sens historique, qui la menace d’un « relativisme sans réserves ». Strauss applique cette description à la pensée occidentale en général : en particulier, les sciences sociales américaines adoptent à présent l’attitude « allemande » vis-à-vis du droit naturel. Les principes de la Déclaration d’Indépendance se trouvent interprétés « non pas comme une expression du droit naturel, mais comme un idéal, voire une idéologie ou un mythe » : les sciences sociales en effet considèrent que le donné est constitué par les aspirations et les instincts et non pas par le droit naturel.

3Le point de départ de la réflexion de Strauss sur le droit naturel est donc le constat de la perte de la notion elle-même au sein de la pensée occidentale, qui renvoie plus fondamentalement à une perte par l’Occident de ses références principielles. La crise engage directement le rapport à une tradition fondatrice. En effet, la perte du rapport de la communauté américaine au droit naturel est une rupture de son lien à la Déclaration d’Indépendance et donc à son origine politique. Celle-ci est désormais impuissante : la perte d’évidence du droit naturel est le signe de son défaut d’effectivité. Un voile vient troubler ou obscurcir la notion même d’humanité. Si le sens historique a remplacé le droit naturel sans pour autant remplir le même rôle, on comprend alors la nécessité d’une critique du sens historique et du relativisme absolu auquel il est susceptible de conduire. Le nouveau statut de la Déclaration d’Indépendance renvoie à une nouvelle conception de ce qui est « donné » : le « donné » est constitué par les aspirations et les instincts, relatifs par définition, et non plus par le droit naturel, absolu en droit parce que fondé sur l’idée d’une « nature ».

4Le rejet du droit naturel implique en effet que « tout droit est positif » : il est donc désormais impossible de fonder en raison les jugements selon le juste et l’injuste, le légitime et l’illégitime. Or « le besoin du droit naturel est aussi manifeste aujourd’hui qu’il l’a été durant des siècles et même des millénaires. » Il est nécessaire qu’existe « un étalon grâce auquel nous sommes capables de juger le droit positif », qui ne se réduise pas à l’« idéal » propre à une civilisation donnée. Le constat est donc celui de l’impossibilité du « jugement critique ». Face à cette impossibilité, il s’agit de rendre justice au besoin de droit naturel qui se manifeste en nous : « le simple fait que nous puissions demander ce que vaut l’idéal de notre société montre qu’il y a dans l’homme quelque chose qui n’est point totalement asservi à sa société », et ce « quelque chose » signale la nécessité d’un « étalon qui nous permette de distinguer entre besoins véritables et besoins imaginaires ». Autrement dit selon Strauss il est devenu impossible de poser la question de la valeur des valeurs : la crise est fondamentalement une crise du jugement, déterminée par l’indifférence aux questionnements les plus essentiels ; le cadre théorique actuel rend impossibles leur formulation et même leur considération. Ce rejet du droit naturel a donc des conséquences « désastreuses » : la pensée, inscrite dans les sciences sociales, ne porte plus que sur les moyens, sans considération des fins visées. En l’absence d’appui pour une distinction entre objectifs légitimes et illégitimes, les savoirs ne sont plus que des instruments : « Ce que Machiavel fit en apparence [à savoir mettre les bons moyens au service de n’importe quelle fin], nos sciences sociales le feraient réellement si elles ne préféraient pas, Dieu seul sait pourquoi, un généreux libéralisme à la cohérence de leurs attitudes : elles conseilleraient avec une égale compétence et un égal empressement les tyrans aussi bien que les nations libres. » Voici donc la situation : « Nous apparaissons dès lors comme des hommes qui, réservés et sains d’esprit quand il s’agit de questions superficielles, jouent comme des fous à pile ou face quand l’affaire devient sérieuse : bon sens en détail, folie en gros. » Finalement, « l’abandon actuel du droit naturel conduit au nihilisme ; bien plus, il s’identifie au nihilisme. »

5Si les sciences sociales ne sont plus qu’un moyen ou un instrument, et si elles sont dominantes, c’est la pensée elle-même qui se trouve dégradée en un simple instrument, du fait de ce renversement complet des priorités : ce qui légitimement devrait être premier devient secondaire et inversement. Le choix des orientations principales est laissé au hasard ou aux instincts ; c’est la « folie » qui mène le monde. À la manière de Spinoza dans l’« Appendice » de la Première Partie de l’Éthique ou encore de Kant dans la Préface de la Critique de la raison pure, Strauss, en tant que philosophe, entreprend de mettre fin aux délires irrationnels et de remettre l’homme sur ses pieds.

6Or l’irrationalité des idéaux actuels se signale par leur contradiction interne. Ainsi de l’idéal de tolérance, caractéristique du libéralisme moderne. Celui-ci affirme en effet que la « tolérance absolue » se trouve conforme à la raison. Or, nous dit Strauss, la tolérance absolue implique d’une part l’intolérance par rapport aux positions absolues quelles qu’elles soient, d’autre part une référence implicite à un droit naturel, selon lequel tous les hommes auraient le droit de rechercher le bonheur comme bon leur semble. Par conséquent, « la tolérance apparut comme une valeur ou un idéal entre mille, et non comme intrinsèquement supérieure à son contraire. Autrement dit, l’intolérance apparut comme une valeur égale en dignité à la tolérance ». Le « relativisme libéral » se présente dès lors paradoxalement comme un « séminaire d’intolérance ». Faire l’économie d’une référence à un droit naturel quel qu’il soit relève donc selon Strauss d’une impossibilité logique. La cohérence de la raison exigera non pas de remplacer une valeur par une autre, mais de mettre fin à ce règne de la valeur.

7La « raison » du libéralisme et du relativisme nous montre finalement que nos principes ne sont pas meilleurs que tous les autres ; elle ne fournit donc aucun critère pour guider légitimement l’action. Mais comme il faut bien vivre, c’est-à-dire faire des choix, c’est au fond la « voix de la raison » que le relativisme fait taire. En quête de principes indispensables et en l’absence de principes sûrs (absolument valables), les hommes sont tentés de verser dans « l’obscurantisme fanatique ». Strauss interprète dans cette perspective les leçons que l’on tire le plus souvent du phénomène nazi : « l’accablante conclusion de cette expérience a fait renaître l’intérêt général pour le droit naturel. » Mais il ne faut pas se tourner vers le droit naturel par obscurantisme fanatique : « Restons avertis qu’il y a quelque danger à poursuivre le but de Socrate avec les moyens et l’humeur de Thrasymaque », car « utilité et vérité sont deux choses entièrement différentes. » Le droit naturel ne doit pas être considéré comme une valeur parmi d’autres, il ne peut légitimement faire l’objet que d’un attachement éclairé, et non pas fanatique.

8L’histoire des idées doit permettre que « l’on abandonne la perspective dans laquelle la réserve politique est la seule protection possible contre le zèle aveugle des partisans ». Tandis que le droit naturel classique était intimement lié à une perspective téléologique sur le monde, le développement des sciences modernes de la nature a fait prévaloir une conception mécaniste de l’univers. C’est dans ce cadre que « le droit naturel est devenu aujourd’hui une affaire d’inféodation partisane ». La pensée actuelle se présente en effet selon Strauss comme la lutte de deux camps hostiles : d’un côté les libéraux ; de l’autre les disciples de saint Thomas. Les uns pensent que « la conception non téléologique de l’univers doit donner lieu à une conception non téléologique de la vie humaine » : c’est la vision « naturaliste », qui est inadéquate à rendre compte des fins humaines ; les autres acceptent « un dualisme fondamental, typiquement moderne, où s’opposent science de la nature non téléologique et science de l’homme téléologique » : c’est la position des « disciples modernes de saint Thomas ». Finalement, « le dilemme fondamental dans lequel nous nous débattons est dû à la victoire des sciences modernes de la nature. Il est impossible de trouver une réponse adéquate au problème du droit naturel avant que cette question fondamentale soit résolue ».

9Si donc le droit naturel a encore droit de cité dans le contexte moderne, c’est exclusivement dans les limites intellectuelles du débat de partisans. Strauss identifie l’origine de cette situation dans la victoire des sciences modernes de la nature. Celle-ci apparaît alors comme un « problème à résoudre ». Il s’agira donc de montrer que ce que nous considérons comme un donné fondamental est le résultat d’une interprétation ou encore d’une décision. Remettre en question le donné moderne supposera de saisir la dimension toujours problématique de ce que nous appelons le réel. Comment pouvons-nous concevoir un dépassement de la conception moderne des sciences de la nature ? Elle représente en effet pour nous un progrès incontestable par rapport à la vision antique. Il s’agira au fond de reconnaître que la pensée n’est pas absolument contrainte par le cadre que nous offrent les sciences. La pensée philosophique est essentiellement non scientifique au sens moderne du mot.

10C’est pourquoi Strauss, dans Droit naturel et histoire, affronte les sciences de l’homme : il défend le droit naturel contre les présupposés des sciences sociales actuelles. Celles-ci rejettent le droit naturel sous deux chefs d’accusation : « au nom de l’Histoire » et « au nom de la différence entre Faits et Valeurs ». L’enjeu est de taille car « la Science et l’Histoire, ces deux grandes puissances du monde moderne, ont finalement réussi à détruire la possibilité même de la philosophie politique4 ».

11Le diagnostic straussien sur la situation moderne comme situation de crise prend ainsi logiquement le chemin d’une critique de l’historicisme et du positivisme.

La critique de l’historicisme

12Strauss n’analyse pas l’historicisme comme une école philosophique parmi d’autres, mais comme « un élément actif très puissant qui affecte plus ou moins toute pensée contemporaine » ; il est « l’esprit de notre temps5 ». La critique de l’historicisme est essentielle à la compréhension de la lecture straussienne de la modernité. L’« Introduction » nous a montré que la critique de la croyance en l’Histoire a un statut pour ainsi dire second, dans la mesure où elle constitue une réponse à l’attaque des pensées de l’Histoire contre le droit naturel : c’est pourquoi la critique des adversaires du droit naturel ne constituera qu’une première étape dans la refondation du droit naturel. Strauss va lutter avec rigueur contre l’historicisme, de ses énoncés les plus faciles à combattre à ses propositions les plus complexes.

13L’argument le plus massif contre le droit naturel est celui de l’« infinie diversité de notions de droit et de la justice6 ». Autrement dit, la simple « rencontre » avec les phénomènes, le simple constat, nous conduit à penser que les principes de la justice sont variables et changeants. Cet argument est de type historique, parce que c’est l’histoire brute (comme spectacle) qui nous en apporterait la preuve. Pour Strauss, il est sans pertinence car il se fonde sur le mythe ou la représentation fantasmatique de « l’assentiment général ». Or « “l’assentiment général” n’est en aucune façon une condition nécessaire à l’existence du droit naturel ». En effet il ne faut pas confondre la généralité avec l’universalité et la naturalité inhérentes à l’idée de droit naturel. Autrement dit, dans le domaine des sciences de l’homme, la non-généralité n’est pas un argument contre l’universalité. La pluralité de fait n’est pas une pluralité de droit ; il faut distinguer fait et raison, phénoménalité et vérité. Mais Strauss va plus loin : la rationalité du droit naturel implique même qu’il ne soit ni connu ni reconnu universellement. La pluralité indéfinie des notions de bien et de mal est la condition essentielle de l’apparition du droit naturel. Car « l’intelligence de ce fait est précisément ce qui stimule notre recherche du droit naturel ». Strauss applique donc à la question du droit naturel le rapport classique entre la pluralité des opinions et l’unicité de la vérité. Cet argument « répandu » est donc invalide parce qu’il pose des objections non philosophiques à une idée philosophique. Par conséquent, pour que l’argument de l’histoire ait une quelconque puissance, il faut qu’il soit d’ordre philosophique, c’est-à-dire qu’il se fonde « sur une critique philosophique des possibilités d’existence ou de connaissance du droit naturel ». C’est pourquoi il faut appréhender la dimension proprement philosophique de l’historicisme.

14La spécificité du point de vue historique peut être mise en valeur par opposition avec le conventionnalisme, c’est-à-dire l’affirmation du fondement conventionnel de tout droit. Il s’agit en effet de « saisir la différence spécifique qui existe entre le conventionnalisme et le “sens historique” ou la “conscience historique” qui illustrent la pensée du xixe et du xxe siècle ». Le conventionnalisme suppose comme fondamentale la distinction entre nature et convention, et considère donc la nature comme une norme ; sur ce principe, il juge que le droit et la justice « n’ont d’autre fondement que le commun accord », leur fin étant la paix et non la vérité. À l’opposé des conventionnalistes, ceux qui adoptent le point de vue historique moderne « refusent à la nature une dignité plus haute que celle d’aucune œuvre humaine » et instaurent un « dualisme essentiel entre le royaume de la nature et celui de la liberté et de l’histoire » ; les notions de bien et de mal ne relèvent pas de l’arbitraire, mais de l’ordre de la liberté humaine. Pour Strauss l’opposition entre le droit naturel et l’historicisme est donc plus principielle que l’opposition entre le droit naturel et le conventionnalisme. Car « le conventionnalisme est une des formes de la philosophie classique » ; c’est dans le cadre de la distinction nature/convention que les deux parties s’opposent, et cette distinction est « impliquée dans l’idée même de la philosophie ». « Le postulat fondamental du conventionnalisme ne diffère donc en rien de l’idée de la philosophie conçue comme une tentative d’appréhension de l’éternel. C’est précisément cette idée que rejettent aujourd’hui les adversaires du droit naturel. » Les adversaires modernes du droit naturel sont donc vus par Strauss comme des adversaires de la philosophie. Leur conception de la pensée peut se résumer ainsi : « toute pensée humaine est historique », c’est-à-dire appartient essentiellement à une « culture » ou à un « monde historique », à une Weltanschauung (une « vision du monde »). Cette théorie de l’appartenance essentielle de toute pensée à une culture constitue précisément l’historicisme. Autrement dit, l’historicisme est avant tout une théorie de la pensée, qui va à l’encontre des aspects essentiels de la philosophie au sens classique du terme, en jugeant que la pensée est condamnée à rester dans la caverne et ne peut être appréhendée que depuis cette caverne. « Cette réflexion critique ne s’applique pas en particulier au droit naturel ou aux principes moraux en général, mais à la pensée humaine en tant que telle. » C’est donc le statut de la pensée qui est ici en jeu.

15Établir la genèse de l’historicisme doit permettre d’en saisir le cœur : il faut apprécier le moment exact de la « rupture avec la démarche “anhistorique” qui prévalait chez tous les philosophes antérieurs », et donc se placer « au moment de la naissance de l’école historique ». Or elle s’est formée, nous dit Strauss, en réaction à la Révolution et aux « doctrines du droit naturel qui avaient préparé ce bouleversement » : contre ce mouvement, il est apparu nécessaire « de conserver ou de perpétuer l’ordre traditionnel ». Pour Strauss, toute reconnaissance de principes universels est en soi révolutionnaire, puisqu’elle conduit à interroger la légitimité des principes de la société telle qu’elle est donnée, et qu’elle crée l’insatisfaction devant les régimes existants en exigeant un jugement sur leurs fondements. Dans la mesure où le droit naturel a été critiqué en vue du maintien de l’ordre, les fondateurs de l’école historique sont donc des « conservateurs ». Paradoxalement, ils ont offert des arguments à leurs adversaires, les révolutionnaires, dans leur lutte contre l’antinaturel et le supranaturel et dans leur assimilation du naturel à l’individuel. Car le geste de l’école historique consiste en une mise en valeur de la singularité contre l’universalité. Par conséquent, « ce qu’on proclamait universel apparut en fin de compte comme dérivé de quelque chose de restreint aussi bien dans le temps que dans l’espace » ; les pensées apparurent comme les reflets « d’une société donnée à une étape donnée ». Strauss met donc les conservateurs et les révolutionnaires dos à dos, en pointant leur rejet commun du droit naturel. Les deux positions relèvent finalement de l’école historique, et ne sont que des théories partisanes différentes qui s’entendent sur les mêmes principes fondamentaux, à savoir sur l’oubli de la transcendance : « En récusant la signification sinon l’existence de normes universelles, l’école historique détruisait les seules bases solides de tout effort sérieux pour transcender l’actualité. […] Tout se passe comme si son but était d’installer l’homme tout à fait chez soi “en ce monde” ». Or à l’aune de ce critère du non-déracinement, les principes historiques semblent présenter un avantage théorique certain par comparaison avec les principes universels. En effet, par la compréhension du passé et de la situation historique, la raison se met en quête de principes objectifs et concrets. Mais la nouvelle place assignée à l’étude de l’histoire a produit les premiers signes d’un conflit majeur entre les arguments qui avaient conduit à l’étude de l’histoire « et les résultats, comme d’ailleurs les conditions, de toute compréhension historique véritable ». C’est ainsi que l’abandon de ces premiers arguments a constitué l’accès de l’historicisme « à l’état adulte ».

16Il est devenu « une forme particulière de positivisme », c’est-à-dire une philosophie qui assimile la vraie connaissance à celle que fournissent les sciences empiriques, et prend par conséquent celles-ci pour modèle de toute connaissance. L’histoire a ainsi acquis le statut de modèle : il s’agit d’une histoire empirique, « lavée de tout soupçon métaphysique », qui a manifesté son incapacité à remplir les promesses qu’elle avait faites, à savoir de fournir des « principes particuliers et concrets ». En fait, écrit Strauss, « l’historien sans préjugés devait confesser son incapacité à tirer de l’histoire des normes : les normes objectives s’étaient complètement dissoutes » ; en effet, « les critères particuliers ou historiques ne peuvent acquérir d’autorité morale que sur la base d’un principe universel » ; « or aucun principe universel ne justifiera jamais l’acceptation de tout critère historique, d’une cause triomphante quelle qu’elle soit » ; « se conformer à la tradition » n’est pas meilleur en soi que « brûler ce qu’on a adoré ». Par conséquent, « tous les critères proposés par l’histoire en tant que telle se révèlent être essentiellement équivoques et par là impropres à remplir leur rôle de critère ». C’est ainsi que l’historicisme révèle sa véritable nature ; il n’est qu’une forme de nihilisme : « Aucun critère objectif ne justifiait par conséquent la distinction entre les bonnes et les mauvaises options. L’historicisme aboutissait au nihilisme. Les efforts entrepris pour installer l’homme chez soi en ce monde finissaient par l’en exiler. » Le paradoxe est que le nihilisme, qui semble pourtant ne mener qu’à la destruction, est entré dans la durée : « la faillite éclatante des ambitions propres de l’historicisme […] ne ruina pas le prestige des prétendus aperçus théoriques qui lui étaient dus. L’état d’esprit créé par l’historicisme et son échec final furent interprétés comme la première expérience réelle de la situation véritable de l’homme en tant que tel. » Autrement dit, le règne de l’historicisme est à ce point sans partage que le désarroi qu’il crée est encore utilisé comme un argument en sa faveur : nous voyons bien l’extrême difficulté qu’il peut y avoir à sortir de son univers ou à se départir de la perspective qui est la sienne. Le cercle se referme : le regard sur les pensées passées « semble nous montrer que toute pensée humaine est fonction d’une situation historique particulière » puisqu’en dernier ressort, « la pensée humaine repose sur des expériences ou des décisions imprévisibles. En s’inscrivant dans un contexte historique donné, elle est vouée à disparaître en même temps que lui. »

17C’est donc en prenant appui sur « l’expérience historique » que l’historicisme conduit au nihilisme. Or que nous apprend cette « expérience » ? Que « tout progrès de la pensée dans une direction a été payé d’un recul sur un autre point », ou encore que « la pensée humaine est essentiellement bornée : ses limites se déplacent au cours des différentes situations historiques mais ne peuvent, pour une époque déterminée, être dépassées par quiconque. » Autrement dit, « aucune vision de la totalité, et plus spécialement aucune vision de la totalité de la vie humaine, ne peut avoir l’ambition d’être définitive ou universellement valable ». En conséquence, comme le dit Strauss dans Qu’est-ce que la philosophie politique ?, chaque génération se trouve contrainte de réinterpréter le passé à partir de sa propre expérience et en vue de son propre avenir7. Le passé nous devient opaque : « Les penseurs de jadis eurent des intuitions qui nous sont complètement inaccessibles et qui ne peuvent nous devenir accessibles quel que soit le soin que nous prenions à les étudier. » L’essentiel de la pensée semble donc définitivement nous échapper, puisque par ailleurs « nous ne pouvons exclure l’éventualité qu’une philosophie politique apparue il y a de nombreux siècles soit la vraie philosophie politique, aussi vraie aujourd’hui qu’elle le fut lors de sa première apparition8. »

18L’historicisme possède une puissance de séduction dans la mesure où il implique un combat contre le dogmatisme : « mais le dogmatisme […] est si naturel à l’homme qu’il n’est pas possible de ne voir en lui qu’un fait du passé. Nous voilà amenés à penser que l’historicisme est le déguisement que le dogmatisme se plaît à revêtir de nos jours ». Car cette « expérience de l’histoire » est déterminée par deux croyances : d’une part, la croyance en un progrès inéluctable ; d’autre part, la croyance en « la valeur suprême de la diversité et de l’unicité », autrement dit en l’équivalence de toutes les époques. L’apparente humilité de l’historicisme devant les faits n’est que sa vanité propre : « “l’expérience” de l’histoire implique une compréhension totale qui naît de la connaissance historique mais ne peut s’y réduire. Car cette connaissance est toujours extrêmement fragmentaire et souvent très incertaine, tandis que “l’expérience” en question est supposée globale et certaine ». Or, nous dit Strauss, Aristote n’a pas été réfuté parce qu’il n’a pas pu anticiper tous les phénomènes que nous connaissons et qui font partie de notre environnement. Ce sont les questions fondamentales qu’il faut regarder : « les questions fondamentales auxquelles il répond sont identiques à celles qui nous préoccupent aujourd’hui. Si nous saisissons cela, nous comprenons par là même que l’époque qui considérait les questions fondamentales d’Aristote comme périmées était dépourvue de la plus élémentaire lucidité quant à savoir quelles sont les questions fondamentales. »

19Nous pouvons saisir le cœur de la démarche de Strauss. Il va prendre acte de la diversité des pensées au cours de l’histoire pour mettre en valeur ce qui leur est commun, c’est-à-dire ce que la pensée contient de permanent : « Bien loin de justifier les conclusions historicistes, l’histoire paraît plutôt prouver que toute pensée humaine, et davantage toute pensée philosophique, se porte toujours aux mêmes problèmes et aux mêmes thèmes fondamentaux, et qu’en conséquence une structure immuable demeure à travers toutes les variations de la connaissance humaine des faits comme des principes. Il est trop clair que cette affirmation est compatible avec les différents degrés de lucidité dont ont fait preuve les maîtres à penser, avec la diversité des démarches et des solutions qu’ils ont proposées à différentes époques. S’il est vrai que les problèmes fondamentaux demeurent à travers toute évolution historique, la pensée humaine est capable de transcender ses limitations historiques ou d’accéder à quelque chose de transhistorique. Ce serait le cas même s’il était vrai que toutes les tentatives de solution sont vouées à l’échec, à cause de “l’historicité” de “toute” pensée humaine. »

20Le renversement est complet et, un peu à la manière de Nietzsche, Strauss, après avoir étudié la genèse et donc l’origine de la doctrine qu’il combat, opère un « renversement des valeurs ». Mais le but poursuivi par Strauss se révèle contraire aux fins de Nietzsche : la pensée humaine doit être réhabilitée dans ce qu’elle a de plus élevé, c’est-à-dire non pas comme créatrice de « valeurs » mais en tant qu’elle aspire à transcender toute « valeur ». Le regard de Strauss sur le passé de la pensée est entièrement déterminé par cette volonté.

21Cependant il ne suffit pas de reconnaître la permanence des questions pour retrouver le droit naturel : « Il ne peut y avoir de droit naturel si tout ce que l’homme peut en connaître se ramène au problème qu’il soulève, ou si la recherche des principes de justice se perd dans une infinité de réponses toutes exclusives, sans que l’on puisse démontrer la supériorité d’aucune. » Strauss dans ce cadre va faire ressortir la contradiction interne de l’historicisme. L’idée de droit naturel implique en effet que la pensée humaine puisse atteindre une connaissance « authentique » des principes de la justice (donc accéder à la problématique de la légitimité, non pour la laisser en suspens, mais pour y répondre). Or cette possibilité est impliquée selon Strauss dans les postulats de l’historicisme : « La thèse historiciste n’est pas une affirmation isolée : elle s’insère dans une conception de la structure essentielle de la vie humaine, qui a la même prétention au transhistorique que n’importe quelle doctrine du droit naturel. » Si l’on suit la logique de l’historicisme, l’historicisme lui-même « ne peut être vrai purement et simplement » ; donc « soutenir la thèse historiciste conduit à la mettre en doute et par conséquent à la transcender ». Autrement dit, « non seulement il [l’historicisme] s’exempte de son propre verdict, mais il vit de cette contradiction. L’historicisme porte en soi une contradiction interne, il est absurde. »

22Mais l’historicisme se heurte également à un autre obstacle. Pour résoudre le problème nietzschéen de l’impossibilité pour la connaissance théorique de saisir la vie dans sa teneur propre, la solution a été de concevoir la pensée comme « essentiellement asservie ou dépendante de la vie ou du destin ». C’est la thèse propre de l’historicisme radical, pour lequel « il y a une pluralité de visions aussi légitimes l’une que l’autre entre lesquelles nous devons choisir sans les conseils de la raison » ; dans l’impossibilité de se dérober (suivant toujours cette même idée selon laquelle « il faut bien vivre »), « notre choix n’a d’autre soutien que soi ». Autrement dit, la pensée ne peut exister que comme pensée engagée (quand bien même cet engagement serait dicté par le destin) : « la thèse historiciste rend compte d’une expérience fondamentale qui ne peut par sa nature trouver de juste expression au niveau de la pensée non engagée. » La conception straussienne de la transcendance est étroitement liée à une vision de l’histoire des idées : « la compréhension définitive et irrévocable du caractère historique de toute pensée ne transcenderait l’histoire que si elle était accessible à l’homme en tant que tel, et cela en principe à toutes les époques ; mais elle ne transcende pas l’histoire si elle s’insère essentiellement dans une situation historique donnée. Or c’est ce qui se passe : cette situation n’est pas seulement la condition mais la source de la thèse historiciste. » Autrement dit, le problème de la « pensée de notre temps » est qu’elle est intégralement dépendante de son temps, et qu’elle est dans l’impossibilité de trouver des ressources pour se sortir de cette situation de dépendance. Dans une note, Strauss précise que « la distinction entre “condition” et “source” correspond à la différence entre l’“histoire” de la philosophie dans le premier livre de la Métaphysique d’Aristote et l’histoire historicisante9. » Nous pouvons donc voir dès à présent que Strauss n’abandonnera pas l’histoire en tant que telle, mais qu’il la repensera à la lumière de la philosophie antique. L’historicisme traduit et produit une pensée étroite ; c’est en ce sens qu’il constitue « l’esprit de notre temps ». C’est la conception de l’homme qui se trouve donc mise en jeu : est-il envisageable encore de le considérer « en tant que tel », ou est-il définitivement dépendant de l’expérience historique qui est la sienne à une époque donnée et qu’il a tendance dès lors à absolutiser ?

23La défense straussienne du droit naturel apparaît ainsi comme une défense de la nature humaine. Les doctrines du droit naturel considèrent en effet que les fondements de la justice sont accessibles « à l’homme en tant que tel » ; autrement dit, elles prennent pour évidence fondamentale le fait qu’« une vérité fondamentale peut lui être accessible. » En opposition à cela, l’historicisme radical prétend prendre conscience des limites de la pensée humaine, mais cette conscience même des limites n’est pas jugée accessible à l’homme en tant que tel : le destin fait simplement qu’elle est advenue à un moment précis. Strauss critique donc deux éléments dans cet « historicisme radical » : non seulement il nie les plus hautes possibilités de l’esprit humain, mais encore, le seul aspect « transcendant » de sa pensée, à savoir l’affirmation des limites de l’esprit humain – affirmation qui nécessite par définition un regard extérieur sur ses propres possibilités – est subordonné à l’histoire, est essentiellement dépendant de la venue d’un « moment » précis ; autrement dit ce moment advient comme moment au lieu d’être déduit des ressources propres de la pensée. L’historicisme en arrive donc là encore, selon Strauss, à se nier lui-même : « il y a un moment privilégié et absolu dans le cours de l’histoire où devient transparent ce qui fait l’essentiel de toute pensée. En s’excluant de son propre verdict, l’historicisme prétend simplement donner une image exacte des faits : la contradiction qu’il porte en soi devrait être imputée non pas tant à sa thèse qu’à la réalité elle-même. » L’historicisme est donc contraint de chercher les raisons de ses contradictions dans une imperfection fondamentale du réel : le réel est historique (les choses « adviennent »), c’est pourquoi la pensée doit l’être aussi. En prétendant se fonder sur l’observation, ces doctrines perdent simplement ce qui fait la noblesse de la pensée humaine : de « l’homme en tant que tel ». Il nous faudra élucider ce que Strauss entend véritablement par « l’homme en tant que tel » : quelle conception de la nature humaine son discours porte-t-il ? La réponse à cette question sera à chercher dans le statut de la pensée, et dans le sens de son rapport au réel.

24L’historicisme définit donc un « moment absolu », geste par lequel il « emboîte le pas à Hegel ». Mais comment ce moment se trouve-t-il reconnu ? C’est la différence avec Hegel qui s’avère ici déterminante dans l’interprétation straussienne : tandis que pour Hegel ce moment est celui « où ont été pleinement résolues les énigmes fondamentales », l’historicisme quant à lui « joue son existence […] sur l’irréductibilité des énigmes fondamentales », puisqu’il nie la métaphysique ; le moment absolu devient donc celui de la mise en lumière de l’impossibilité de résoudre ces énigmes (la dissipation de « l’illusion fondamentale de l’homme »). Ainsi « l’historicisme va plus loin que le scepticisme », qui continue à trouver un sens à la recherche du sens en dépit de sa suspicion à l’égard de la vérité. Au fond, pour l’historicisme, la philosophie n’est pas seulement incapable d’atteindre son but, elle est tout simplement absurde. Conception de la pensée et conception de la réalité se rejoignent : selon Strauss, cette critique de la philosophie prend appui sur une critique de ce qui la fonde, à savoir l’idée de l’être comme « être-toujours ». Par effet de retour, « l’historicisme radical nous oblige à mesurer la portée du fait que l’idée seule de droit naturel implique la possibilité de la philosophie au sens plein et premier du terme. » C’est pourquoi nous sommes à présent devant la « nécessité d’une reconsidération impartiale des postulats élémentaires dont la philosophie a supposé la validité. On ne peut régler la question en adhérant ou en s’accrochant à une philosophie traditionnelle plus ou moins tenace, car il est de l’essence des traditions de couvrir ou de dissimuler leurs modestes fondations sous des constructions impressionnantes. » Résoudre le problème, et par là sortir éventuellement de la crise, ne consistera pas à faire un choix de partisan ; il faudra précisément considérer la pensée de manière plus « fondamentale ». Cette vision « fondamentale » passera par une remontée des « traditions » ; la considération des pensées dominantes comme « modes » conduit, dans un apparent paradoxe, à les regarder comme le fruit de traditions, donc comme raccrochées à ce passé avec lequel elles prétendaient avoir rompu par le miracle de « l’expérience historique ». Cette remontée des traditions sera liée à une recherche de l’évidence. Car « “l’expérience historique” et celle, moins équivoque, de la complexité des affaires humaines peuvent effacer mais non supprimer l’évidence de la simple expérience du bien et du mal qui fonde le philosophe à affirmer qu’il existe un droit naturel. » Cette redécouverte de l’évidence doit aller de pair avec une nouvelle pensée de l’objectivité historique ; en effet, « il y a toujours eu un éclatant contraste entre la façon dont l’historicisme entend la pensée du passé et l’intelligence authentique de cette pensée ; l’indéniable possibilité d’une objectivité historique, voilà ce que, explicitement ou implicitement, l’historicisme nie sous toutes ses formes. »

25À l’opposé de cette négation, Strauss nous offre une image de ce que pourrait être la « vraie » philosophie, image dont cependant nous ne pouvons pas encore mesurer toute la portée. Contrairement à l’expérience historique, les problèmes fondamentaux « persistent et gardent leur identité au cours de l’évolution historique » : « peu importe qu’on les nie de temps à autre et que l’oubli les recouvre, peu importe que les solutions envisagées par l’homme soient variables et provisoires. En posant ces problèmes en tant que tels, l’esprit humain se libère de ses limitations historiques. Il n’en faut pas plus pour justifier la philosophie au sens où Socrate l’entendait. » La philosophie comme « prise de conscience des problèmes fondamentaux et par suite des alternatives qui commandent leurs solutions depuis qu’il y a une pensée humaine », se justifie d’elle-même. Cependant, ne nous y trompons pas : il s’agit ici davantage d’un projet de justification que d’une affirmation pure et simple ; car une telle vision engage littéralement tout un processus de fondation, dans un premier temps critique, dans un second temps constructeur. C’est ainsi qu’il faudra comprendre autrement « les termes du débat » : les comprendre « du point de vue d’une philosophie non historiciste. Pratiquement, cela revient à dire que le problème de l’historicisme doit tout d’abord être considéré à la lumière de la philosophie classique, qui est l’expression pure de la pensée non historiciste. Seules des études historiques peuvent alors nous donner satisfaction, car elles nous permettent de comprendre la philosophie classique exactement comme elle-même se comprenait, et non pas comme la présentent nos historicisants. » À l’aide de cet instrument, il deviendra possible d’atteindre une « compréhension non historiciste de l’historicisme », c’est-à-dire une « compréhension de la genèse de l’historicisme qui ne présume pas d’abord de son bien-fondé ». Nous pourrons alors nous demander « si ce qui a été acclamé au xixe siècle comme une découverte n’était pas en réalité une invention, une interprétation arbitraire de phénomènes qui ont été connus de tout temps et interprétés avec beaucoup plus d’à-propos avant l’apparition de la “conscience historique” qu’après. Ce qu’on appelle la découverte de l’histoire n’est-elle pas en réalité une solution artificielle et expédiente d’un problème qui ne pouvait apparaître que sur la base de prémisses absolument contestables ? » Il s’agira donc également de distinguer « vrais » et « faux » problèmes.

26Pour cela, il faudra opérer un changement de perspective, une véritable conversion du regard, questionner ce qui est généralement admis. Mais nous comprenons que, chez Strauss, ce renversement du point de vue demandera un long détour par l’interprétation des textes anciens, un détour si long qu’il constituera pour ainsi dire l’essentiel de la philosophie, donnant les clés de la redécouverte de son sens.

La critique du positivisme

27La seconde grande « mode moderne » que Strauss rejette est le positivisme, qui incarne la manière dont est appréhendée la connaissance de nos jours. Ce positivisme est essentiellement celui des sciences sociales et fait l’objet du second chapitre de Droit naturel et histoire, intitulé « Le droit naturel et la distinction entre faits et valeurs ». Strauss y analyse spécifiquement la pensée de Max Weber, qu’il considère comme « le plus grand représentant du positivisme de la science sociale10 ».

28Nous avons vu que Strauss cherche à contrer les attaques dont le droit naturel est l’objet, rejeté d’une part au nom de l’Histoire (c’est l’attitude historiciste), d’autre part au nom « de l’idée d’une pluralité de principes invariables du droit et du bien ». C’est à ce critère de jugement qu’il s’intéresse ici, en estimant qu’il s’agit là de la position de Max Weber. C’est pourquoi il entreprend « une analyse critique de la pensée de Max Weber11 », qui ne peut recouvrir celle de l’historicisme : car si Weber est un disciple de l’école historique, il n’est cependant pas historiciste. Il se démarque de l’école historiciste, selon Strauss, « non pas [parce qu’elle a] obscurci l’idée de droit naturel, mais [parce qu’elle l’a] maintenue sous un travesti historique au lieu de la rejeter complètement » ; Weber rejette en effet le postulat fondamental de l’historicisme, selon lequel le rationnel est réel. On voit donc que, si Weber critique l’historicisme, c’est pour des raisons totalement opposées à celles de Strauss. Historicisme et positivisme entretiennent des relations complexes, mais Strauss va renvoyer dos à dos leurs critiques respectives du droit naturel. Le positivisme semble être encore plus « radical » à l’égard du droit naturel que l’historicisme, puisque ce dernier ne serait pas allé assez loin. S’il rejette le dogmatisme historiciste, c’est au moyen d’une argumentation très différente du « renversement problématique » que Strauss a opéré auparavant.

29Strauss combat le positivisme par le biais d’une critique de Weber. Il résume ainsi la conception générale de Weber : les phénomènes individuels ne peuvent être compris que comme les effets d’autres phénomènes ; c’est pourquoi il n’est pas possible d’accepter la notion de totalité dynamique ; l’on peut en revanche admettre un « sens » de l’histoire exclusivement subjectif, qui n’est pensable qu’au niveau des intentions. Les intentions cependant n’étant pas toujours efficaces, le résultat positif relève souvent de l’ordre de l’imprévu ; ce résultat constitue notre seul « destin historique », qui « imprègne notre façon de vivre et encore plus nos pensées ; en vérité, il détermine nos idéaux. »

30Weber s’oppose à l’historicisme en définissant la science par l’indépendance qui est la sienne vis-à-vis des Weltanschauungen. Dans ce cadre, les sciences sociales ont néanmoins un statut particulier, puisque leurs propositions sont des réponses à des questions ; elles dépendent en partie de l’orientation de nos intérêts, et donc de nos jugements de valeur. C’est pourquoi « la science sociale est essentiellement historique », et c’est pourquoi « rechercher un système définitif de concepts fondamentaux ne signifie rien » ; en effet, « la science sociale est par nécessité compréhension de la société du point de vue du présent » ; « la signification des faits dépend des valeurs, donc de principes historiques variables. » Comme dans l’historicisme, la connaissance apparaît donc essentiellement dépendante de son temps, et c’est là que se situe le nœud de la critique straussienne. Cependant, la spécificité de Weber, qui fera d’ailleurs du positivisme un adversaire d’autant plus difficile à réduire, tient au fait qu’il intègre à ces ensembles de valeurs des valeurs intemporelles. Par la reconnaissance de valeurs intemporelles, composées d’éléments transhistoriques, Weber se démarque de l’historicisme ; mais la science sociale, « éthiquement neutre », va précisément se déclarer incompétente devant les problèmes de valeurs. Elle intégrera toujours au premier chef le problème du rapport aux valeurs, pour écarter d’un même mouvement la seule problématique réelle concernant les valeurs, à savoir celle de leur légitimité. Autrement dit, « les valeurs auxquelles se rapportent les sciences sociales et parmi lesquelles choisit l’homme qui agit ont besoin d’être clarifiées. C’est là la tâche de la philosophie sociale. Mais la philosophie sociale elle-même est incapable de résoudre les problèmes cruciaux que soulèvent les valeurs ; il n’est pas de son ressort de critiquer les jugements de valeurs qui ne portent pas de contradiction interne. » Une fois encore, la pensée se trouve déterminée par le simple besoin d’agir. La théorie de Weber se fonde sur l’opposition entre l’être et le devoir-être, entre la réalité et la norme. Strauss ne remet pas en question cette opposition, mais les conséquences théoriques qui en découlent : « conclure de l’irréductibilité de l’être et du devoir-être à l’impossibilité d’une science sociale qui laisse place à l’évaluation est de toute évidence insoutenable ». S’appuyant sur Aristote (« la fin relève de la même science que les moyens »), Strauss avance que « s’il y avait une connaissance authentique des fins, cette connaissance éclairerait naturellement la recherche de moyens. » Autrement dit, Strauss ne nie pas la nécessité de chercher des normes pour l’action, mais postuler l’incapacité de l’esprit humain à penser les normes ne peut que conduire à la paralysie ou au déploiement d’une action sans orientation solide. L’argument de Strauss se fait donc ici pratique, en reliant la dimension des possibilités de la pensée à celle des possibilités de l’action. Cependant le dernier mot est à la pensée : dans la conception wébérienne de la connaissance, il rejette essentiellement le postulat de l’impossibilité d’une « vraie science politique architectonique », qui relève du nihilisme. Celui-ci transparaît au sein même de l’analyse wébérienne de l’avenir de la civilisation occidentale, qui hésite entre le « renouveau spirituel », et la « pétrification mécanique agrémentée d’une sorte de vanité convulsive […], autrement dit l’impossibilité de tout accomplissement humain ». La science sociale tombe donc dans le « relativisme moral » : « en vérité, Weber estimait que les impératifs éthiques sont aussi subjectifs que les valeurs culturelles. » La dignité de l’homme ne tient pas à la qualité des valeurs qu’il se donne, mais elle consiste dans sa capacité à « déterminer librement ses propres valeurs, ses propres idéaux », indépendamment de leur valeur. Ce qui a l’apparence d’un impératif catégorique, « Tu auras des idéaux », n’est qu’un impératif formel, car le conflit est insoluble entre les diverses valeurs qui s’offrent à l’homme. Il manque un critère, qui permette de distinguer entre la noblesse et la bassesse : dès lors la noblesse n’est plus que le dévouement à une cause quelle qu’elle soit. Strauss se réfère ici à la manière dont Weber distingue les différentes modalités de l’agir ; en particulier, l’idéal type de l’agir rationnel selon la valeur permet de reconnaître dans la complexité de l’activité ce qui en elle est fondé sur l’obéissance à un système de valeurs, indépendamment de la considération des effets ou des conséquences. Cette modalité de l’agir apparaît aux yeux de Strauss comme une modalité parmi d’autres, à égalité avec les autres. Plus encore, les valeurs considérées le sont subjectivement, c’est-à-dire du point de vue du sujet agissant. Dans la perspective d’une analyse sociologique de l’action, la question de la légitimité des valeurs choisies n’est jamais posée. Autrement dit, Strauss n’accepte pas la rationalité pensée par Weber : celle-ci est une rationalité subjective, insuffisante à fonder l’action en raison. Noblesse et bassesse « sont les corollaires d’une attitude purement théorique devant le monde de l’action, d’une attitude qui exige un égal respect pour toute cause. Mais ce respect n’est possible qu’à celui qui ne s’engage pas. Or si la noblesse est engagement et la bassesse indifférence, l’attitude théorique devrait être qualifiée de vile. Qu’on ne s’étonne pas alors de voir Weber remettre en question la valeur de la théorie, de la science, de la raison, des choses de l’esprit et par suite des impératifs moraux ainsi que des valeurs culturelles. » Le jugement de Strauss fonctionne ici à deux niveaux. La première dimension est pratique : la noblesse dans l’action (l’engagement) devient impossible, parce que le respect inconditionnel pour les autres causes est incompatible avec la vie pour une cause ; définir la noblesse comme dévouement à une cause – sans autre précision sur la nature de la cause – est donc pratiquement absurde. La seconde dimension a trait à la consistance même de la pensée : le couple noblesse/bassesse ainsi compris ne peut que conduire à un mépris, une dévalorisation des choses de l’esprit, par définition non engagées, jusqu’aux « valeurs culturelles » qui semblaient pourtant être au fondement de l’analyse. On retrouve ici la méthode straussienne qui consiste à mettre en valeur les contradictions internes de l’adversaire, mais ici cette méthode est guidée par une double argumentation, d’ordre pratique et théorique ; le problème se trouve soulevé par l’exigence de l’action, orientée vers une fin qui est la « noblesse », pour aussitôt être subordonné à la nécessaire affirmation de la dignité de la pensée ; tout se passe comme si, chez Strauss, il était impératif que l’action soit au service de la pensée, et surtout pas l’inverse ; cette nécessité se manifeste paradoxalement au sein de la prise en considération de l’action en elle-même (c’est-à-dire accompagnée de la fin qu’elle vise). En fait, si Strauss peut argumenter ainsi, c’est précisément parce qu’il postule que la recherche de la noblesse doit (dans l’ordre de la légitimité) faire partie intégrante de l’action humaine, c’est-à-dire que l’action doit être dépendante d’une pensée constamment présente de la dignité des valeurs. C’est donc bien la nature de la rationalité qui est en cause : quelle est la rationalité spécifiquement humaine ? Ce ne peut être la rationalité, même finale, qui préside à l’action en tant que telle, mais une forme de rationalité supérieure, qui ne doit pas se contenter de donner à l’action un sens, mais qui doit donner à l’humanité son sens.

31L’impératif wébérien peut finalement se résumer en ces termes : « tu auras des préférences », ce qui signifie au fond : tu seras ce que tu es. Il n’y a plus de norme, ou alors celle-ci est simplement lue à la surface de l’agir. Il pourrait bien rester un dernier « obstacle au chaos » : car quelles que soient les préférences, l’action doit bien être rationnelle (il faut bien lui laisser une rationalité interne) ; mais il semble que même cela n’ait plus d’importance : « Ne serait-il pas plus facile de plaider de façon convaincante la cause de l’incohérence que de défendre, comme Weber, le choix des valeurs culturelles de préférence aux impératifs moraux ? N’est-on pas nécessairement conduit à déprécier la rationalité sous toutes ses formes lorsqu’on déclare légitime d’adopter ces valeurs “vitales” pour valeurs suprêmes ? » La rationalité se trouve essentiellement dépréciée parce que la question de la légitimité a perdu son sens.

32Le nihilisme de Weber est cependant un « nihilisme noble », « car il dérive non d’une indifférence fondamentale à toute noble cause, mais de l’intuition réelle ou prétendue que tout ce qu’on croyait noble n’a aucune base dans la réalité ». Strauss semble ici reconnaître le rôle qu’a en fait « l’époque » dans la pensée de Weber, mais pour aussitôt y jeter un soupçon : cette intuition pourrait bien n’être que « prétendue ». C’est pourquoi il faut procéder à une analyse critique de la science sociale positiviste : une fois le diagnostic établi, il s’agit alors d’examiner la légitimité de ses fondements en se demandant « si une science sociale, recherche purement théorique mais n’en conduisant pas moins à la compréhension des phénomènes sociaux, peut se constituer sur la base de la distinction entre faits et valeurs ». Reprenons la conclusion de Weber sur les deux avenirs possibles de la civilisation occidentale : cette ouverture est accompagnée, chez Weber, d’un jugement d’impuissance du sociologue, qui serait donc incapable de se prononcer sur la valeur de ces deux avenirs. À cette vision Strauss oppose la question suivante, empreinte d’une naïveté calculée et faisant appel au bon sens : « ne reconnaissons-nous pas la pétrification ou le vide spirituel quand nous les voyons ? Quant à celui qui en est incapable, il n’est pas plus qualifié pour être sociologue qu’un aveugle pour devenir critique d’art. »

33Strauss entreprend là encore de mettre au jour des contradictions inhérentes à la perspective wébérienne. Il montre que le jugement de valeur est inévitable, même lorsque l’on prétend se limiter aux faits. C’est ainsi que, si l’on veut traiter de la religion ou de la morale, il est nécessaire de pouvoir distinguer entre les phénomènes religieux et les phénomènes non religieux, ainsi qu’entre les phénomènes moraux et les phénomènes non moraux. Le but que poursuit Strauss est le suivant : il s’agit de manifester la nécessité des jugements de valeur à partir de l’évidence de la nécessité des distinctions de nature. Le problème est un problème de reconnaissance, qui suppose un accord entre le discours et le phénomène étudié. Au fond, il n’est possible de parler des vices et des vertus que dans le registre de la louange et du blâme : c’est le seul registre « approprié ». Selon Strauss, Weber ne peut donc échapper à ce qui est une loi donnée avant d’être une exigence : c’est ainsi qu’il distingue, à l’intérieur du phénomène religieux, entre vraies et fausses religions. Strauss commente ainsi ce fait : « Weber avait à choisir entre le refus des phénomènes et le jugement de valeur. En sociologue de métier, il sut trancher sagement », à savoir qu’il choisit le jugement de valeur, ne voulant rien perdre de la connaissance des phénomènes. Strauss prouve cette affirmation par l’absurde : le refus des jugements de valeur dans la connaissance conduirait à s’interdire de parler de « cruauté » à propos des camps de concentration, à se contraindre à une description purement factuelle. Or « une description factuelle serait en réalité une satire féroce, et notre compte rendu, qui se voulait direct et objectif, s’avérerait un tissu de circonlocutions » ; il s’agirait en somme d’un acte de « malhonnêteté intellectuelle ». Autrement dit, les jugements de valeur ne mobilisent pas toujours une mauvaise subjectivité. Ils peuvent être au contraire la condition nécessaire d’une connaissance objective. Strauss va même plus loin : seul un certain usage des jugements de valeur peut créer la différence entre la connaissance et la description. Pour Strauss, l’exigence de jugements de valeur fait donc partie des phénomènes, elle est un donné. Cependant, son statut n’est pas le même que celui des autres phénomènes. C’est pourquoi Strauss refuse d’intégrer les jugements de valeur à la réalité donnée dans le but d’une simple description. Ils constituent un donné, mais un donné d’un ordre spécifique : il s’agira d’un donné structurant, structurant pour la pensée. En effet, c’est le penseur qui devra affronter leur nécessité. C’est pourquoi Strauss critique l’usage des guillemets, dont la fin revient toujours à intégrer artificiellement les valeurs à la réalité observable : ce n’est qu’un « subterfuge qui n’a d’autre but que de permettre de combiner les avantages du sens commun avec le refus du sens commun. » Il ne faut pas se départir des jugements de valeur, mais c’est éviter le problème, c’est même le redoubler que de vouloir les considérer comme un aspect parmi d’autres de la réalité phénoménale. Ils relèvent d’une problématique totalement autre : « Quant à savoir s’il faut exprimer ou supprimer les inévitables jugements de valeur, la question est mal posée. Il s’agit en réalité de savoir comment ils doivent être exprimés “où, quand et par qui” ; c’est là une autre question qui ne relève pas de la méthodologie des sciences sociales mais d’une autre juridiction », à savoir la philosophie.

34Strauss précise cependant qu’il existe un cas où le type d’objectivité visé par les sciences sociales positivistes peut être utilisé à bon escient : « une perspective strictement historique, qui se borne à comprendre les gens comme ils se comprennent eux-mêmes, peut être très féconde si elle n’outrepasse pas ses limites. Quand nous comprenons cela, nous saisissons une raison légitime pour exiger que les sciences sociales ne prononcent pas de jugements de valeur. […] Dans les limites de ce travail purement historique, donc préparatoire et accessoire, l’objectivité qui requiert qu’on abandonne toute évaluation est non seulement légitime mais indispensable à tous les points de vue. Plus particulièrement, lorsqu’il s’agit d’une doctrine, il est clair qu’on ne peut juger de sa solidité ni l’expliquer en termes sociologiques ou autres, avant de l’avoir comprise exactement de la même façon que son auteur. » La critique du positivisme des sciences sociales et de leur refus d’énoncer des jugements de valeur dans le processus de la connaissance s’accompagne ici, après le rejet de l’historicisme, d’un retournement ou d’un changement de perspective. Ce renversement se traduit par l’assignation d’une nouvelle place aux « études historiques » : mais il suppose que soient établies les conditions dans lesquelles de telles études sont acceptables et légitimes.

35Ainsi, à propos de l’analyse wébérienne du calvinisme, Strauss pose la question de l’« essence d’un phénomène historique ». Il envisage les deux réponses de Weber : il s’agit soit de « l’aspect du phénomène que l’on considère comme éternellement valable », soit de « celui par lequel il a exercé l’influence historique la plus grande ». Strauss en propose une troisième : « l’essence du calvinisme devrait être recherchée dans ce que Calvin lui-même revendiquait comme l’essence ou comme la principale caractéristique de son œuvre. » Tout est donc une question de perspective : il faut adopter le point de vue de l’auteur plutôt que celui des « récepteurs », car c’est celui qui pense qui détient la vérité de sa pensée. Le problème est bien ici celui de l’établissement de la vérité, d’une vérité objective qui permette le jugement. Strauss voit dans l’analyse par Weber du lien entre le calvinisme et le capitalisme la preuve que ses « principes méthodologiques […] devaient nécessairement peser défavorablement sur ses recherches ». Si la théologie calviniste a été une cause essentielle du capitalisme, par le biais d’une interprétation particulière du dogme de la prédestination, Weber aurait dû, selon Strauss, montrer que le capitalisme est issu d’une mauvaise interprétation, c’est-à-dire d’une « corruption » de l’intention calviniste. Mais son refus des jugements de valeur a rendu un tel discours impossible, et par conséquent, « en se privant d’un jugement de valeur indispensable, il a dû donner une description des événements inexacte quant aux faits […]. D’instinct il a évité d’assimiler l’essence du calvinisme à ce que Calvin lui-même considérait comme essentiel, parce que la propre interprétation de Calvin aurait naturellement eu la valeur d’un critère pour juger en toute objectivité ceux qui se disaient ses disciples. » Autrement dit, « le refus des jugements de valeur met en péril l’objectivité historique ». Nous voyons que la compréhension historique, dépourvue de jugement de valeur, va paradoxalement produire la possibilité du jugement de valeur : à condition que l’étude historique ait pour fonction claire de produire un critère. C’est dire que la compréhension historique neutre doit être guidée par la pensée, qui n’est rien sans le jugement. À l’inverse, le refus du jugement de valeur « empêche d’appeler les choses par leur nom » et « compromet cette espèce d’objectivité qui exige à juste titre de suspendre le jugement, à savoir l’objectivité d’interprétation », car il faut prendre les penseurs des siècles précédents « très au sérieux » : or cela suppose d’admettre qu’il est possible de formuler des jugements de valeur objectifs. Cette acceptation des jugements de valeurs est donc à la fois heuristique, dans la mesure où elle est susceptible de nous ouvrir aux philosophes du passé, et constitutive de la pensée, dans ses dimensions interprétative et judicative.

36Le refus des jugements de valeur renvoie au fond à l’impuissance supposée de la pensée à trancher les grands conflits de valeur. Derrière ce conflit, Strauss lit celui, plus profond, entre éthique et politique ; il parle, à propos de Weber, de « son inébranlable foi en la primauté du conflit », qui « l’obligeait pour le moins à placer sur le même plan l’extrémisme et la mesure ». Strauss ne dit pas que Weber était extrémiste, ni même qu’il acceptait l’extrémisme politique ; mais il juge que sa pensée ne se donne pas les moyens théoriques de la distinction. Il prend pour preuve l’opposition entre morale de la responsabilité et morale de la conviction présente dans la réflexion wébérienne : « la morale de la conviction qui est compatible avec ce que Weber a un jour appelé la morale de l’authenticité humaine est une certaine interprétation de la morale chrétienne, ou plus généralement une morale strictement transcendante. Lorsque Weber parlait du conflit insoluble entre la morale de la conviction et la morale de la responsabilité, il donnait donc à entendre que la raison humaine est impuissante à résoudre l’opposition entre morale d’ici-bas et morale de l’au-delà. » Paradoxalement, le refus du jugement conduit à la permanence du conflit : Weber serait un penseur du conflit, dévalorisant la raison qui en son plus haut exercice est pourtant appelée à juger, c’est-à-dire à trancher. Strauss met ici de côté ce qui dans l’analyse de Weber a trait à la spécificité de la situation moderne, à savoir précisément le si problématique « polythéisme des valeurs ». Cela peut sembler étrange venant d’un penseur au cœur de la crise de la modernité. En réalité cette crise est appréhendée par Strauss, dans ses manifestations comme dans les remèdes qu’on peut lui apporter, essentiellement comme une crise de la pensée en elle-même, c’est-à-dire une crise qui a son origine et sa fin dans la pensée. C’est là l’une des singularités du geste straussien.

37Aux yeux de Strauss, Weber enferme finalement la raison dans des limites trop strictes : il ne prend pas au sérieux sa capacité à résoudre les oppositions de valeur, ce qui le conduit à situer la science et la philosophie dans le domaine de la foi, incapables de se prononcer sur la légitimité de leur finalité propre. La recherche de la vérité elle-même perd sa valeur : « rechercher la vérité revêt la même dignité que collectionner les timbres-poste. Toute poursuite, tout caprice deviennent également défendables et légitimes. » Cette phrase exprime moins l’essence de la réflexion wébérienne que ce qui constitue selon Strauss la logique de la sociologie comme affirmation de l’égale valeur des valeurs. Il remarque d’ailleurs que Weber lui-même ne va pas toujours aussi loin, car la science cherche toujours à faire la lumière sur la situation de l’homme en tant que tel ; elle est en ce sens le fondement de la liberté. Mais il s’est en quelque sorte arrêté en chemin, car « il a refusé de dire que science et philosophie recherchent une vérité qui est valable pour tous les hommes, qu’ils désirent ou non la connaître. » Autrement dit, ce n’est en aucun cas l’individu comme être de désir, ni même comme être d’intérêt ou de conviction – qui agit rationnellement en finalité ou en valeur –, qui décide le plus légitimement de la valeur des valeurs. Le penseur, quant à lui, refuse de se donner les moyens de cette décision lorsqu’il se fonde exclusivement sur ce qui est donné par le sujet agissant, quand bien même il s’agirait d’une donation de sens. Weber à cet égard ne reconnaît pas la vérité selon Strauss, mais au contraire la nie : « Pourquoi déniait-il à la vérité connaissable son pouvoir inéluctable ? »

38Dans ce contexte, nous voyons pourquoi Strauss refuse que le « désenchantement du monde » soit irréversible, et pourquoi il est fortement enclin à interpréter cette formule dans une perspective transhistorique : car l’« expérience historique » ne doit en aucun cas être jugée significative du « vrai » rapport de l’homme au monde. C’est ainsi que « la crise de la science et des Temps modernes ne met pas nécessairement en doute l’idée de science. » Strauss cherche la vision de la réalité qui sous-tend la méthodologie de Weber, et qui fait d’elle au fond une forme de philosophie, dans la mesure où elle a affaire aux limites de la connaissance humaine : cette vision est celle de la réalité comme devenir infini, dans lequel le sujet vient mettre de l’ordre (ce que Strauss appelle une sorte de « néokantisme modifié »). Le problème est que selon Strauss une telle position est intenable : car « une certaine élaboration du réel précède toute élaboration scientifique : c’est cette articulation, cette richesse de significations que nous avons à l’esprit lorsque nous parlons du monde de l’expérience commune ou de la compréhension naturelle du monde. » Il manque donc à Weber et aux sciences sociales dans leur ensemble le point de vue du « sens commun », trop vite remplacé par des constructions abstraites, les types idéaux.

39C’est ainsi que s’achève l’analyse du « cas » Weber : les aspirations les plus hautes de la raison s’y trouvent négligées et le rapport au sens commun y est perdu. Strauss fait remonter cette perte à la philosophie des Lumières, et plus fondamentalement au xviie siècle, « l’ère qui vit naître la pensée moderne à la faveur de la rupture avec la philosophie classique » et qui déboucha sur l’opposition que nous connaissons maintenant entre la connaissance naturelle et la connaissance scientifique. Or notre monde naturel est affecté par l’existence de cette science qui ne la prend plus pour appui. Par conséquent, si nous voulons reprendre contact avec le sens commun, si nous voulons « trouver un monde naturel qui soit radicalement préscientifique ou préphilosophique, il faut remonter avant la naissance de la science ou de la philosophie. » La lecture de Weber conduit à la nécessité de « reconstituer les caractères essentiels du “monde naturel” », afin de comprendre « l’origine de la notion du droit naturel ».

Noblesse de la pensée

40À première vue, le constat fait par Strauss est commun et très répandu à son époque : les hommes de la connaissance n’ont plus les mêmes fins qu’auparavant et justifient leur radical changement de perspective et leur abandon définitif des objectifs qui étaient jusqu’alors ceux de la raison philosophique par une expérience nouvelle, jugée irréversible et indépassable ; on assiste par conséquent à une « scientificisation » et une régionalisation des savoirs, qui manifestent la perte de l’idée de l’universalité de la vérité. Ce constat est donc aussi un diagnostic : celui d’une crise de la rationalité, dans la mesure précisément où les exigences de la raison dépassent largement en droit celles du positivisme scientifique.

41L’analyse se fonde sur l’observation première d’une perte d’évidence de notions communes (le juste et l’injuste, le bien et le mal, le légitime et l’illégitime). Strauss fait remonter cette perte d’évidence à l’oubli ou l’abandon du droit naturel. Il s’agit donc de retrouver une forme de simplicité : le rapport simple à l’existence humaine telle qu’elle se donne à nous. La perte de puissance de la pensée a pour conséquence manifeste que certaines réalités essentielles sont devenues incompréhensibles, obscurcies par les règles de la pensée historiciste et positiviste. Les raisons de la perte et donc de la crise sont identifiées dans le règne de préjugés dogmatiques au cœur de la pensée moderne, préjugés qui semblent pourtant prendre la forme de l’antidogmatisme, puisqu’ils brandissent comme un fait de gloire l’arrachement à l’illusion fondamentale de la raison évaluatrice. Autrement dit, la crise est d’entrée appréhendée comme une crise de la pensée ; le niveau d’analyse est et reste celui de la pensée, c’est-à-dire du regard le plus élevé que l’homme peut adopter sur la réalité. Ce qui est communément accepté (les vérités de l’époque) se trouve chez Strauss radicalement remis en question : car le constat de la crise ne peut avoir lieu sans une mise en crise, c’est-à-dire sans la manifestation active de ses symptômes.

42L’enjeu est celui de la possibilité du jugement : la crise est toujours d’abord une crise du jugement, et le procédé (ou le geste) de la mise en crise est le préliminaire dynamique indispensable à une éventuelle sortie de la crise. Pourquoi s’agit-il principalement d’une crise du jugement ? Parce que la pensée de nos jours se singularise par son mouvement de recul devant l’exigence de juger, exigence qui naît elle-même de la reconnaissance de l’expérience dans son évidence. Le jugement est à prendre dans son sens le plus absolu et le plus moral : la capacité à évaluer ce qui est juste ou injuste, bien ou mal, légitime ou illégitime. En ce sens, Strauss se place dans la position presque légendaire du philosophe qui vient mettre en question les vérités répandues en faisant ressortir leur nature d’opinions communément acceptées.

43Mais il convient d’être attentif à la manière dont Strauss étudie ses adversaires, leur appliquant une forme particulière de « méthode généalogique » : il les évalue en analysant la genèse de leurs positions. C’est ainsi que, si l’historicisme est combattu sous ses multiples visages et puissances, et à différents points de vue (ses causes, ses implications, ses sous-entendus, ses conséquences explicites et implicites, sa logique fondamentale), la perspective « génétique » est prédominante. Dégager la vérité d’une pensée, c’est avant tout la situer dans son authenticité. On voit poindre l’importance que prendra l’origine chez Strauss, déconnectée cependant de toute conception « évolutionniste ». Car à l’origine se trouve la naissance de la philosophie, comme philosophie politique. Si l’historicisme « met en question la possibilité même de la philosophie politique12 », c’est cette possibilité qu’il faudra repenser : nous comprenons qu’il ne s’agit pas là d’un problème abstrait, ou purement théorique, puisqu’il est question de redonner sa force au sens commun. À travers la définition de ce que peut – et doit – être la philosophie, le rapport de l’homme à lui-même et au monde se trouve engagé. La critique de l’historicisme et du positivisme nous mène directement aux questions philosophiques essentielles, en premier lieu la possibilité même de questionner philosophiquement. Ces implications sont manifestes si nous acceptons que « toute position philosophique implique des réponses aux questions fondamentales13 » et si nous voyons que l’historicisme méprise les « caractéristiques permanentes de l’humanité14 ». Il nous faudra comprendre la nature et le statut de ces questions fondamentales ainsi que la manière dont il est possible de les découvrir ; il en va de même pour les « caractéristiques permanentes de l’humanité », dont il est probable qu’elles seront aussi les caractéristiques permanentes de la pensée humaine. La permanence dont parle Strauss nous signale que cette mise en lumière ne pourra faire l’économie d’un regard sur le passé philosophique, fondé sur l’élaboration d’un statut inédit des « études historiques », dans le but de réhabiliter la vérité.

44La critique des « modes modernes » prend donc la forme d’une défense de la raison, et par là d’une défense de la vérité, définie comme un absolu, et non pas comme une valeur parmi d’autres : la vérité doit être la fin unique de la raison. À ce titre, la critique straussienne de Weber vise avant tout la « dépréciation de la rationalité sous toutes ses formes ». Il est remarquable que cette dépréciation se trouve essentiellement liée à un usage de la raison que l’on peut qualifier de « purement théorique ». Relisons le passage du second chapitre de Droit naturel et histoire dans lequel Strauss aborde la possibilité d’un jugement sur la noblesse et la bassesse des actions et attitudes humaines : la noblesse, définie comme tolérance, et la bassesse, définie comme intolérance, « sont les corollaires d’une attitude purement théorique devant le monde de l’action, d’une attitude qui exige un égal respect pour toute cause. Mais ce respect n’est possible qu’à celui qui ne s’engage pas. Or si la noblesse est engagement et la bassesse indifférence, l’attitude théorique devrait être qualifiée de vile. Qu’on ne s’étonne pas alors de voir Weber remettre en question la valeur de la théorie, de la science, de la raison, des choses de l’esprit et par suite des impératifs moraux ainsi que des valeurs culturelles15 ». Strauss pointe donc l’incompatibilité entre la définition de la noblesse comme tolérance et sa définition comme engagement. Penser la noblesse comme tolérance, c’est en produire une détermination purement théorique, sans prise sur l’action : et quelqu’un d’engagé ne peut pas être noble en ce sens, parce que le respect inconditionnel pour les autres causes (qui définit la tolérance comme valeur première) est incompatible avec la vie pour une cause (qui définit l’engagement). Strauss juge donc la distinction ainsi établie absurde d’un point de vue pratique. Mais le plus important est que, dans cette distinction, la théorie, et plus généralement les choses de l’esprit, ne peuvent être que méprisées, parce que basses, parce qu’indifférentes. La distinction est donc inopérante, mais elle conduit surtout à une remise en cause de la valeur de la pensée. A contrario de ce mouvement, Strauss va penser une noblesse de l’esprit qui, à l’opposé de l’indifférence, aura toujours pour fin de trancher, au cœur du réel, en faveur de la vérité.

45Les positivistes déprécient manifestement la raison car la science et la philosophie reposent en dernière instance sur la foi ; elles sont pour eux des croyances parmi d’autres. Autrement dit leur légitimité est faible dans la mesure où elle ne repose que sur l’adhésion d’une subjectivité ou d’un ensemble de subjectivités. Ce jugement sur la faible légitimité de la science et de la philosophie est corrélatif de la dénégation de l’universalité de la vérité.

46Au fond la critique de Strauss peut s’exprimer ainsi : la possibilité d’une vérité valable pour tous les hommes est niée au nom de la pluralité effective des valeurs. L’effectivité concernée est uniquement celle des faits. Il y a dénégation de la légitimité d’une pensée du devoir-être au nom de l’être, compris non pas comme ce qui est permanent, mais comme ce qui est donné, c’est-à-dire observable (et non pas vécu). L’attitude de Strauss vient prendre le contre-pied de cette démarche : c’est précisément la pluralité du donné factuel – y compris et surtout celle des « valeurs » données – qui pousse ou contraint la raison à s’orienter vers le devoir-être. En réalité cette contrainte n’en est pas une, parce que la pensée du devoir-être n’est rien d’autre que le prolongement de la perspective « naturelle » sur les choses, celle du sens commun qui juge en bien et en mal, en justice et en injustice.

47Revenons à une phrase essentielle déjà citée : Weber « a refusé de dire que science et philosophie recherchent une vérité qui est valable pour tous les hommes, qu’ils désirent ou non la connaître16 ». Pour Strauss, cette recherche de la vérité est inhérente à la posture philosophique ou scientifique. Par ailleurs, le désir ou l’absence de désir ne sont pas des arguments (seule la fin la plus élevée en est un). Enfin, une telle proposition, niant l’universalité de la vérité cherchée par la philosophie et la science, ne peut venir que d’un refus de dire, qui est d’abord un refus d’écouter la puissance de la pensée.

48Le refus, la dénégation de Weber, se manifestent en particulier à travers sa conception du conflit. Les conflits de valeurs ne peuvent que perdurer si l’on refuse à la raison sa puissance propre, qui réside dans sa capacité à les trancher. Strauss critique l’opinion selon laquelle le conflit de valeurs serait inhérent à la vie humaine et donc indépassable. Lorsqu’il analyse la critique wébérienne de l’historicisme, il y lit le refus catégorique de l’idée d’une rationalité du réel. Sans que Strauss prête foi à l’idée d’une complète rationalité du réel à la manière de Hegel, il lutte contre ce que l’on peut appeler un geste de désincarnation du réel, produit par la distinction entre jugements de fait et jugements de valeur. De même, lorsque Strauss repère chez Weber le rejet de la notion de « totalité dynamique », sans adopter la conception hégélienne il regrette la perte du rapport à la totalité, c’est-à-dire de la possibilité d’un regard rationnel sur le tout. Il ne prônera pas la réconciliation contre le conflit, mais il pensera le conflit à un autre niveau : entre les modes d’accès à la vérité – le conflit entre philosophie et révélation – et entre les modes de vie – le conflit entre mode de vie philosophique et mode de vie politique.

49C’est ainsi que, contre la pensée wébérienne du conflit de valeurs, mais en accord avec ce que nous pouvons dès à présent appeler la pensée straussienne du conflit des modes de vie, Strauss confère, nous l’avons vu, une certaine légitimité à la « neutralité éthique » : car la réhabilitation de la rationalité « sous toutes ses formes », et surtout sous sa forme la plus haute, passera par une interprétation adéquate des phénomènes de la pensée. Il s’agira de définir une éthique de l’interprétation, dont la fin sera essentiellement d’accéder à la vérité des pensées du passé – contre la transposition des schémas actuels à des époques anciennes. Pour saisir les véritables enjeux de la pensée, il faudra se pencher sur les grands textes du passé, avec objectivité : c’est la conséquence la plus manifeste de la permanence des problèmes fondamentaux. Paradoxalement, c’est la compréhension historique, dépourvue de jugements de valeur, qui va produire la possibilité d’un jugement sur les valeurs : Strauss finalement critique l’idée même de valeur, en tant qu’elle contient déjà l’équivalence de fait des « valeurs ».

50La pensée pour Strauss n’est ni neutre ni engagée ; Strauss ne veut ni perdre la totalité ni intégrer le conflit – il n’est pas un penseur de la réconciliation. La pensée se définit essentiellement par sa capacité à trancher les questions les plus élevées. De Weber à Strauss, la problématique de la décision passe du domaine de l’action à celui de la pensée. Strauss, critiquant Weber, refuse le point de vue de la sociologie compréhensive – en particulier l’idée que le sens de l’action est donné exclusivement par l’intention, c’est-à-dire par la subjectivité (arbitraire) de celui qui agit. D’un côté Strauss nous prévient du danger qu’il y a à considérer les sciences sociales comme modèle de la connaissance, car cette démarche empêche de dépasser l’ordre de l’analyse descriptive, qui prend acte de ce qui est ; d’un autre côté, l’existence même des sciences sociales pose problème, en dehors de leur éventuelle prétention à être le modèle du savoir : en effet, si elles mobilisent la réflexion, c’est à un régime « bas » ; elles sont donc loin de porter en elles la finalité même de la pensée.

51La perte est à la fois celle du sens commun et celle des exigences les plus hautes de l’esprit. Il s’agira donc avant tout de redécouvrir le sens commun, par le biais d’« une analyse globale de la réalité sociale telle que nous l’éprouvons dans la vie quotidienne17 » : il faudra prendre acte non pas de la réalité telle qu’elle se donne à l’observateur extérieur, mais de l’expérience naturelle – qui sera très différente de l’expérience historique, fallacieuse. Par conséquent, cette redécouverte rencontrera également la question de l’origine : car il faudra remonter à la naturalité de l’expérience. L’histoire de la pensée sera lue comme l’oubli progressif de cette naturalité.

52Il sera nécessaire que le regard se convertisse : « c’est seulement lorsque ce qui est ici et maintenant cesse d’être le centre de référence qu’une approche philosophique ou scientifique de la politique peut apparaître18. » Sans perdre de vue le présent, il faudra s’en arracher comme d’un centre illusoire. L’approche historique, généalogique, devra acquérir la propriété paradoxale de donner accès à l’anhistorique. Cet accès à l’anhistorique sera également une sortie du nihilisme. C’est en effet la négation de la possibilité de connaître les valeurs intemporelles ou le devoir-être qui a conduit Strauss à formuler, à propos du positivisme, le diagnostic de nihilisme, dont la portée reste à comprendre. Il s’agira également de clarifier le statut de l’expérience dans la pensée de Strauss. Il met en valeur l’évidence de certaines expériences, fait référence aux « expériences fondamentales » d’Aristote, mais identifie clairement les limites d’une pensée qui prend sa source dans une situation historique particulière en affichant l’exceptionnalité d’une « expérience historique » partagée. Quel sera le statut de cette « actualité » ou de cette « situation » apparemment vouée à être « transcendée » par la découverte d’expériences anciennes ?

53L’historicisme et le positivisme conduisent à la négation des « traits permanents de l’humanité », et empêchent de distinguer légitimement entre le noble et le bas. Pensant à Heidegger, Strauss écrit : « Ce fut le mépris de ces traits permanents qui autorisa en 1933 l’historiciste le plus radical à se soumettre, ou plutôt à faire bon accueil, comme à un décret du destin, au verdict de la partie la moins sage et la moins modérée de sa nation, alors qu’elle se trouvait dans l’humeur la moins sage et la moins modérée, et en même temps de parler de sagesse et de modération. Le plus grand événement de l’année 1933 semblerait plutôt avoir prouvé, si une telle preuve était nécessaire, que l’homme ne peut pas abandonner la question de la bonne société, et qu’il ne peut pas se délivrer de la responsabilité d’y répondre en faisant appel à l’Histoire ou à tout autre pouvoir que celui de sa propre raison19. » L’événement politique, l’avènement du nazisme, est nommé, et il est à la fois signe et conséquence du nihilisme. S’il doit nous contraindre, ce n’est pas à la manière du destin qu’il faut accepter passivement (l’expérience historique), mais comme l’aiguillon d’une redécouverte de la puissance de la raison.

Notes de bas de page

1 Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan et E. de Dampierre, Champs Flammarion, 1986. Abrégé dorénavant DNH.

2 Sauf indication contraire, les citations des pages 21 à 25 renvoient à l’Introduction de DNH, op. cit., p. 13-20.

3 Strauss cite Otto GIERKE, Natural Law and the Theory of Society.

4 Qu’est-ce que la philosophie politique ?, trad. Olivier Sedeyn, Presses Universitaires de France, 1992, p. 23. Abrégé dorénavant QPP.

5 Ibid., p. 60.

6 Sauf indication contraire, les citations de ce chapitre renvoient à « Le droit naturel en face de l’histoire », in DNH, op. cit., p. 21-43.

7 QPP, op. cit., p. 61.

8 Ibid., p. 66.

9 DNH, note 10 du chapitre 1, op. cit., p. 282.

10 QPP, op. cit., chap. 1, p. 28.

11 Sauf indication contraire, les citations de ce chapitre renvoient à « Le droit naturel et la distinction entre faits et valeurs », in DNH, op. cit., p. 44-82.

12 QPP, chap. 2, op. cit., p. 59-60.

13 Ibid., p. 73-74.

14 QPP, chap. 1, op. cit., p. 31-32.

15 DNH, chap. 2, op. cit., p. 54.

16 Ibid., p. 75.

17 DNH, op. cit., p. 80.

18 QPP, op. cit., p. 21.

19 Ibid., p. 32.

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