Statut et signification des développements sur l’affectivité et la valeur
(§§ 116 et 117)
p. 213-242
Texte intégral
1Il peut sembler incongru d’aborder les Ideen I sous l’angle de la philosophie pratique, c’est-à-dire celui de l’éthique et de la philosophie des valeurs. L’imposant ouvrage ne s’annonce-t-il pas comme ressortissant à la théorie de la connaissance, où il revendique d’ailleurs d’avoir ouvert l’accès à « la source originaire d’où l’on peut tirer la seule solution pensable des problèmes les plus profonds […], concernant l’essence et la possibilité d’une connaissance objectivement valable1 » ? Ce qu’a retenu la culture philosophique de cette « Introduction générale à la phénoménologie pure », ce sont les contenus mêmes qu’annoncent les grandes articulations de la table des matières : l’intuition des essences, la réduction phénoménologique comme mise hors circuit de la thèse générale d’existence du monde, la mise en évidence du champ de la conscience pure ou transcendantale, l’exploration de ce champ par une méthode réflexive qui découvre « l’intentionnalité comme thème capital de la phénoménologie2 », et qui pénètre dans les multiples structures noético-noématiques, en revendiquant explicitement la reprise re-fondatrice du projet kantien d’une critique de la raison théorique. De fait, la réputation de Husserl en 1913 est encore presque exclusivement attachée aux Recherches logiques, parues en 1900/01. Bien souvent, les Ideen I se réfèrent à cet écrit et aux difficultés de compréhension qu’il a soulevées. Dans ces circonstances, les succincts développements relatifs à l’affectivité et à la valeur qui figurent dans les Ideen I peuvent aisément passer inaperçus ou du moins être perçus comme anecdotiques.
2Il est vrai que Husserl en personne a contribué à donner de lui-même l’image d’un pur théoricien de la connaissance, en choisissant de ne publier de son vivant que des ouvrages relevant de ce domaine. L’histoire de la philosophie, telle qu’elle est présentée dans les manuels et les encyclopédies, conforte le public, même cultivé, dans cette conception de la phénoménologie : idéaliste et transcendantale, donc purement théorique et gnoséologique, certes féconde, mais intellectualiste et abstraite chez Husserl, la méthode phénoménologique aurait été rendue concrète et existentielle par Heidegger, puis par Jaspers et, en France, par Sartre, Merleau-Ponty, Levinas, Ricœur (traducteur des Ideen I). Mais tous ces auteurs, aime-t-on à répéter, n’auraient pu appliquer la méthode phénoménologique au traitement de questions pratiques, ou inversement intégrer l’éthique à la phénoménologie comme doctrine, qu’au prix d’une rupture plus ou moins affirmée avec Husserl, et spécialement avec le Husserl des Ideen I. Il semble donc nécessaire, un demi-siècle après la parution de la première monographie sur Les recherches éthiques de Husserl3, de faire le point sur l’état actuel des publications, qui a beaucoup évolué.
I
3En effet, les vicissitudes du travail éditorial ont eu pour conséquence de ne rendre accessibles au public que depuis une bonne vingtaine d’années les efforts déployés par Husserl en vue d’une fondation phénoménologique de la théorie des valeurs et de l’éthique. Les lacunes documentaires se sont comblées peu à peu, grâce à la publication des Leçons sur l’éthique et la théorie de la valeur dispensées entre 1908 et 1914 à Gœttingen (Hua XXVIII, 1988), disponibles depuis 2009 en français4 ; des cinq articles écrits en 1922/23 pour la revue japonaise Kaizo sur le « renouveau » comme problème d’éthique individuelle et collective (Hua XXVII, 1989), dont la traduction française a été publiée en 20055 ; puis du cours de Logique et [d’]épistémologie générale, professé entre 1910/11 et 1917/18, et comportant un important paragraphe6 sur l’axiologie et la pratique formelles et matérielles (Hua XXX, 1996, actuellement en cours de traduction) ; enfin du cours d’Introduction à l’éthique de 1920 et 1924 à Fribourg (Hua XXXVII, 2004, également en cours de traduction). Le processus n’est pas achevé, puisque l’on attend la parution, différée d’année en année, d’un ensemble de textes intitulé Entendement, affectivité et volonté. Études sur la structure de la conscience7, dont les études groupées sous le titre « Constitution de valeur, affectivité, volonté » sont, pour une bonne partie, antérieures de quelques années ou contemporaines de la rédaction des Ideen I.
4Parallèlement, la situation a profondément changé dans le champ de la littérature secondaire. Il est en effet remarquable que, jusque dans les années 1970, les études francophones sur les investigations husserliennes en matière d’éthique n’aient vu le jour qu’en marge du courant dominant de « la phénoménologie en France ». Elles ont été produites, le plus souvent, par des penseurs ou des courants étrangers ou même hostiles à la phénoménologie, comme la déontique, la logique des normes, ou le positivisme juridique8. Plus récemment, suite à la publication des cours et articles de Husserl concernant l’éthique, la teneur de ces travaux du fondateur de la phénoménologie a fait l’objet d’études spécialisées en langue étrangère9. Ce n’est qu’au cours des sept dernières années que la recherche francophone a commencé à prendre en compte cette évolution ; et il a fallu attendre 2008 pour lire, sous la caution d’un phénoménologue aussi éminent que Jacques Taminiaux :
La recherche en éthique n’est pas le domaine le plus connu de l’œuvre de Husserl. Or l’éthique est une préoccupation récurrente de son œuvre. Un vaste corpus de textes atteste en effet de l’attention accordée par Husserl à ces problèmes. Les éditions les plus récentes des manuscrits husserliens démontrent que son domaine d’investigation ne s’est pas limité à la théorie de la connaissance. Elles conduisent aussi à se demander si l’interrogation éthique n’est pas elle-même constitutive du projet phénoménologique comme tel, dès son commencement10.
5Il ne s’agirait donc de rien de moins que d’une inversion complète des perspectives de lecture et de compréhension. Une telle inversion est corroborée par les faits biographiques, qu’il faut également rappeler : dès le début de ses activités universitaires, Husserl a considéré l’éthique comme l’une de ses priorités. Après une première tentative en 1889/90, avortée faute d’auditeurs en nombre suffisant, le Privatdozent Husserl dispense à Halle des enseignements intitulés « Problèmes fondamentaux de l’éthique » (1891, 1893), « Éthique et philosophie du droit » (1894, 1897), « Éthique » (1895)11. Klaus Held fait donc erreur lorsqu’il écrit (à l’occasion d’un colloque en 1992) : « Dès 1908, Husserl a donné des leçons portant sur l’éthique12. » Il est vrai que Husserl lui-même semble avoir considéré d’un œil très critique la portée de ses efforts des années 1890. Dans une lettre du 4 septembre 1919 à son disciple Arnold Metzger, il écrira : « [Au cours de la dernière décennie du xixe siècle, ] je n’avais encore aucun intérêt pour les réalités pratiques et culturelles, nulle connaissance des hommes et des peuples, je vivais encore dans une volonté de travail théorétique presque exclusive13. » C’est peut-être pourquoi, aussitôt nommé professeur extraordinaire à Gœttingen (1901), Husserl entreprend « un remaniement intégral » de son cours sur l’éthique, qu’il dispense au semestre d’été 190214. Que les questions éthiques l’aient préoccupé jusqu’à la fin des années 1920, c’est ce dont témoigne encore le paragraphe 50 de Logique formelle et logique transcendantale.
II
6Une attention sensibilisée par tous les éléments d’information qu’on vient de rassembler doit être prêtée aux passages des Ideen consacrés à l’éthique, à l’axiologie, à l’affectivité, à la volonté, à la pratique.
7À envisager la question sous le seul angle quantitatif, on recense les occurrences de termes suivantes. Vouloir [Wollen] : 53 passages ; affectivité [Gemüt] : 32 ; évaluer : 31 ; valeur : 28 ; plaire : 26 ; pratique [Praktik] : 21 ; sentiment [Gefühl, Fühlen] : 18 ; axiologie : 17 ; joie : 10 ; agir : 10 ; éthique : 5 ; désir : 3 ; amour : 3 ; préférence : 2 passages. Ce qui représente au total 259 passages relatifs au champ (étroitement limité) des questions de philosophie pratique.
8Pourtant, par leur brièveté, la plupart de ces passages passent facilement inaperçus. La raison doit en être cherchée dans le caractère particulier de l’ouvrage même. Dans l’esprit de Husserl, les Ideen I remplissent une triple fonction, chaque fonction particulière n’étant pas forcément compatible – mais plutôt en concurrence – avec les deux autres.
91/ La fonction la plus explicitement affichée est celle d’introduction initiatrice. C’est elle qui donne son titre à l’ouvrage, qui gouverne l’économie de toute la deuxième section, et qui est réaffirmée en de nombreux endroits, Husserl insistant d’ailleurs sur le caractère « commençant » de la phénoménologie et sur son propre statut de « débutant » en la matière. Dans ce contexte, le privilège accordé aux analyses relatives à la perception [Wahrnehmung], qui marquent l’esprit de tout lecteur débutant dans les Ideen, est justifié par le réquisit didactique de la simplicité. Or, les questions relatives à l’affectivité et à la valeur revêtent, comme on le verra, un degré de complexité supérieur ; c’est pourquoi, la plupart du temps, elles ne sont mentionnées qu’en passant.
102/ La seconde fonction, qui entretient avec la première un rapport de tension sans cesse perceptible, est celle d’une présentation exhaustive. Husserl souhaite donner un aperçu le plus complet et le plus systématique possible de la phénoménologie, de la diversité de ses champs, des résultats auxquels elle est déjà parvenue, des différentes directions de ses recherches en cours, ainsi que des tâches qui se dessinent pour un avenir plus ou moins lointain. Toute la troisième section de l’ouvrage privilégie cette fonction, qui est partout sous-jacente. C’est ce qui explique l’omniprésence discrète des références à l’affectivité, à l’évaluation, à la volonté. Ainsi, dès le § 27 (qui est, en un certain sens, le véritable commencement de l’ouvrage), dans la description du « monde selon l’attitude naturelle », il est précisé :
Ce monde n’est pas là pour moi comme un simple monde de choses [Sachenwelt] mais, dans la même immédiateté, comme monde de valeurs [Wertewelt], comme monde de biens [Güterwelt], comme monde pratique [praktische Welt]. D’emblée je trouve les choses devant moi pourvues non seulement de propriétés matérielles, mais aussi de caractères de valeurs : belles et laides, plaisantes et déplaisantes, agréables et désagréables, etc15.
11Le ton est donné : la référence aux valeurs, présente dès le début de la démarche, ne sera à aucun moment perdue de vue, mais constamment rappelée par d’incidentes mentions qui, prenant souvent la forme d’énumérations d’apparence banale et un peu fastidieuses, se dérobent à l’attention du lecteur. Il faut y lire au contraire une perpétuelle préoccupation de Husserl, qui se réclame ici de Descartes. On se souvient en effet de la définition canonique du cogito, dans la Seconde Méditation16, et qui est ainsi reprise par Husserl :
C’est à ce monde, à ce monde dans lequel je me trouve et qui en même temps m’environne, que se rapportent donc les complexes des activités spontanées de ma conscience avec leurs multiples variations : l’observation scrutatrice, l’explicitation et la conceptualisation descriptives, la comparaison et la distinction, la colligation et la numération, la supposition et l’inférence, bref la conscience dans son activité théorétique, sous ses formes et à ses degrés différents. De même les actes et les états multiformes de l’affectivité et de la volonté : plaisir et déplaisir, se réjouir et être attristé, désirer et fuir, espérer et craindre, se décider et agir17.
12Le souci d’exhaustivité se manifeste notamment au début du chapitre III de la troisième section, à l’occasion de l’introduction du couple conceptuel « noèse/noème ». La phénoménologie s’y fixe pour tâche d’élucider la constitution des valeurs. En effet, après avoir posé que la conscience est « source de toute raison et de toute déraison, […] de toute valeur et de toute non-valeur, de toute action et de toute non-action18 » ; après avoir annoncé qu’il s’agira de distinguer, « parallèlement au double titre de raison et de déraison […], les ‘vraies’ valeurs, les ‘valeurs illusoires’ et les ‘non-valeurs’ » et de rechercher « comment en chaque région et catégorie des unités objectives se ‘constituent pour la conscience’19 », Husserl confirme que l’intentionnalité, « thème capital de la phénoménologie », inclut l’éthique :
On n’a à peu près rien fait tant qu’on se contente de dire et de saisir avec évidence que toute représentation se rapporte à un représenté, tout jugement à un jugé, etc., ou qu’on renvoie par ailleurs à la logique, à la théorie de la connaissance, à l’éthique et à leurs multiples évidences, et qu’ensuite on désigne ces évidences comme relevant de l’essence de l’intentionnalité. […] Jusqu’à quel point en effet des propositions logiques et de même des propositions purement ontologiques, purement éthiques, ou toute autre proposition a priori qu’on peut citer, peuvent-elles exprimer quelque chose de véritablement phénoménologique ? Et à quelles couches phénoménologiques cela peut-il appartenir en chaque cas ? La difficulté n’est nullement aisée à résoudre20.
13Tout se passe donc comme si Husserl, constamment poussé par le souci d’exhaustivité à étendre ses analyses au domaine de l’affectivité et des valeurs, s’astreignait non moins constamment par souci didactique à une ascèse qui lui fait réduire les incursions dans ce domaine à de rapides mentions21 ou à quelques rares passages plus développés, mais dont le caractère reste programmatique.
143/ La troisième fonction, elle-même décomposable, est justificatrice et protreptique. Les Ideen I sont destinées à lever les malentendus qu’ont rencontrés les Recherches Logiques ; elles doivent écarter par anticipation de nouveaux malentendus possibles et mettre en relief les divergences avec d’autres approches ; enfin et surtout, elles sont censées convaincre le lecteur de la légitimité, mieux : de l’impérieuse nécessité de la démarche phénoménologique, des garanties de sérieux qu’elle apporte, et de l’importance cruciale des résultats pour l’ensemble de la philosophie. D’où le niveau souvent très élevé de technicité et de rigueur, multipliant les distinctions délicates, servies par une terminologie proliférante, qui tout à la fois puise dans un vocabulaire (supposé connu) des mathématiques et de la logique, et recourt aux néologismes (souvent introduits de façon abrupte) – tout cela allant bien entendu à l’encontre de la première fonction et ne servant pas toujours la seconde. Cette fonction justificatrice occupe le premier plan dès le chapitre II de la première section, mais également dans la réfutation des objections contre la réflexion pure (§ 79) et, bien entendu, dans toute la quatrième section.
III
15Certaines des distinctions subtiles dont il était question à l’instant concernent précisément les spécificités propres au domaine de l’affectivité et des valeurs, et il convient d’attirer sur elles l’attention. Ainsi faut-il distinguer le cogito dans son mode général, qui est l’« être-dirigé-vers » un objet intentionnel, et la « saisie » d’un objet, qui est un mode d’acte spécifique.
Il faut bien remarquer que l’objet intentionnel d’une conscience (pris en tant qu’il est son plein corrélat) n’est nullement synonyme d’objet saisi22.
16Il n’y a coïncidence des deux aspects que dans le cas de la chose [Ding] ; dès lors qu’elle est objet intentionnel, elle est ipso facto « saisie ». En revanche,
dans l’acte d’évaluer, nous sommes tournés vers la valeur, dans l’acte de la joie vers ce qui réjouit, dans l’acte d’aimer vers ce qui est aimé, dans l’agir vers l’action, sans pourtant saisir tout cela. L’objet intentionnel, ce qui a de la valeur [das Werte], ce qui réjouit, ce qui est aimé, ce qui est espéré en tant que tel, l’action en tant qu’action, [tout cela] ne devient un objet saisi qu’à la faveur d’une tournure objectivante propre [in einer eigenen vergegenständlichenden Wendung]23.
17Autrement dit, évaluer positivement un objet intentionnel, ce n’est pas synonyme d’une saisie explicite de la valeur comme objet. Se réjouir de quelque chose, c’est « être dirigé vers » la chose réjouissante en la saisissant comme chose, sans pour autant la saisir comme chose intrinsèquement réjouissante.
Être tourné vers une chose en l’évaluant, cela implique certes la saisie de la chose ; mais ce n’est pas la chose simple, mais la chose valable ou la valeur24 […] qui est le corrélat intentionnel complet de l’acte d’évaluation. C’est pourquoi « être tourné vers une chose pour l’évaluer » ne signifie pas déjà « avoir pour objet » la valeur25, au sens particulier d’un objet saisi, tel que nous devons l’avoir pour porter sur lui un jugement prédicatif, et de même pour tous les actes logiques qui s’y rapportent26.
18Pour que cette valeur devienne elle-même « objet saisi », un acte propre d’objectivation est nécessaire27.
19La notion de double intentionnalité, que Husserl introduit dans le présent contexte, est également délicate à saisir. Il ne s’agit pas28 de deux directions de l’intentionnalité qui seraient divergentes ; mais bien plutôt d’une intentionnalité qui en entoure une autre comme une gaine :
Dans les actes du même type que l’évaluation, nous avons donc un objet intentionnel en un double sens [du mot] : il nous faut distinguer entre la simple chose et l’objet intentionnel complet, à quoi correspond une double intentio, une double façon d’être-dirigé-vers. Quand nous sommes dirigés vers une chose dans un acte d’évaluation, se diriger vers la chose c’est y être attentif, c’est la saisir ; mais nous sommes également « dirigés » – encore que de façon non saisissante – vers la valeur. Le mode de l’actualité est propre, non seulement à la représentation de la chose [das Sachvorstellen], mais aussi à l’évaluation de la chose, qui l’enveloppe [das es umschließende Sachwerten]29.
20Prenons donc bien garde qu’« objet intentionnel en un double sens » ne signifie nullement « deux objets intentionnels », mais que la chose (saisie) n’est autre que le « noyau30 » chosique de l’objet intentionnel complet, noyau qui est comme enrichi par et enchâssé dans d’autres dimensions (ici celle de la valeur), non saisies en elles-mêmes, bien qu’un acte se dirige sur elles. C’est là ce que Husserl appelle un « acte simple d’évaluation31 ». Il ajoute aussitôt :
En général, les actes affectifs et volitifs32 sont fondés à un niveau supérieur, ce qui complique d’autant l’objectivité intentionnelle ainsi que les façons dont les objets inclus dans l’unité de l’objectivité totale reçoivent [le regard] tourné vers eux. En tout cas, il faut prendre pour règle le théorème suivant : En tout acte est à l’œuvre un mode de l’attention. Mais dès lors qu’un acte n’est pas une simple conscience de chose, dès lors qu’une nouvelle conscience prenant position à l’égard de la chose se fonde sur la première, la chose et l’objet intentionnel complet (p. ex. « chose » et « valeur33 ») se dissocient, comme se dissocient « être attentif » et « avoir sous le regard de l’esprit »34.
21Husserl précise alors la nature de la « tournure objectivante » dont il avait été question plus haut :
Mais en même temps, ces actes fondés35 comportent par essence la possibilité d’une modification par laquelle leurs objets [Objekte] intentionnels complets deviennent des objets [Gegenstände] d’attention et, en ce sens, des objets « représentés », lesquels à leur tour sont susceptibles de servir de substrats à des explicitations, des relations, des conceptualisations et des prédications36.
22C’est en raison de cette objectivation que, dans l’attitude naturelle, nous nous trouvons face à des « valeurs », à des objets pratiques, des produits de la culture, etc., c’est-à-dire, en toute rigueur terminologique, à des « objets-ayant-de-la-valeur », eux-mêmes susceptibles d’entrer, à titre de fondateurs, dans des rapports de fondation avec des actes logiques (qui, dans la gradation jusqu’ici repérée, seraient de troisième niveau).
IV
23Avant d’aller plus loin, il sera utile d’apporter une précision terminologique. Dans les Ideen I, Husserl, à la suite de Brentano37, range dans une catégorie commune les actes affectifs, l’évaluation, la volonté. La plupart du temps, les trois domaines sont cités dans le souffle d’une même énumération, et souvent dans un ordre qui semble fortuit. Rares sont les développements plus construits où ces sphères sont explicitement distinguées38. Le recours aux Leçons sur l’éthique de 1914 peut dès lors s’avérer utile. En premier lieu, Husserl y oppose clairement, comme classes distinctes, les actes de connaissance (caractérisés comme prises de positions qui sont autant de modifications d’actes de croyance originaires, c’est-à-dire d’actes doxiques) et les « actes de l’affectivité, les actes du ressentir, du désirer et du vouloir39 » ; ces derniers sont essentiellement non doxiques : ce ne sont pas des actes du « tenir-pour-vrai », mais du « tenir-pour-beau ou bon »40. En second lieu, l’on y trouve41 une gradation, ou une imbrication, des différentes sphères, qu’on peut résumer en ces termes : l’évaluation esthétique juge un objet comme beau sans se soucier de son existence ; l’évaluation existentielle [existenziale Wertung] juge bon un tel objet à la condition qu’il existe, et celui-ci devient alors l’objet d’une joie rationnellement légitime ; si un tel bien n’existe pas, il sera une valeur de désir, c’est-à-dire le corrélat d’un désir rationnel ; et si une telle valeur de désir est réalisable, elle sera une valeur de volonté, c’est-à-dire le corrélat d’un vouloir rationnel. Pour simplifier, on peut dire que les actes évaluatifs ont pour corrélat des valeurs, et les actes volitifs, la réalisation de ces valeurs. Cela posé, revenons aux Ideen I.
24Une fois accomplie la réduction phénoménologique transcendantale, tentons de rendre compte des différentes propriétés et particularités que Husserl assigne aux actes évaluatifs et affectifs.
251/ En premier lieu, ils partagent avec les actes cognitifs une propriété fondamentale : l’intentionnalité s’y superpose, comme une « couche donatrice de sens », à une couche purement sensuelle, pour ainsi dire prédonnée. Dans le cas des actes affectifs, évaluatifs et volitifs, cette couche sensuelle est celle des « sensations de plaisir, de douleur, de chatouillement, etc42. ». Partout, des data sensibles se donnent comme des matières pour des mises en forme intentionnelles ou des donations de sens. C’est ce qui explique que
ces concepts de matière [ὕλη sensuelle] et de forme [μοφρή intentionnelle] s’imposent franchement à nous quand nous nous présentifions n’importe quelles intuitions claires, ou des évaluations, des actes de plaisir, des volitions, etc., clairement accomplis43.
26Loin donc que les « données hylétiques » ne concernent que les seuls actes perceptifs ou cognitifs, elles sont également la matière première des actes intentionnels de l’affectivité. C’est pour cette raison même qu’il faut étendre la notion de sensibilité à la sphère des valeurs. Si la sensibilité au sens étroit désigne « le résidu phénoménologique de ce qui est […] médiatisé par les sens », ce terme, pris en un sens plus vaste mais néanmoins unifié, « embrasse aussi les états affectifs et les pulsions sensibles44 », en tant qu’ils fonctionnent comme « matières » [Stoffe] dans les vécus intentionnels de la sphère affective et volitive. Or, c’est bien sur cette affectivité, qui ne saurait ressortir qu’au sensible, que se fonde originairement la sphère axiologique. Husserl prolonge ainsi les critiques vigoureuses formulées par Brentano45 à l’encontre du formalisme moral kantien, lequel restreignait le rôle de la sensibilité dans la sphère éthique au seul sentiment du respect.
272/ En second lieu, c’est bien à titre d’actes fondés de niveau supérieur que les actes évaluatifs focalisent l’intérêt dans les Ideen I. Après avoir illustré la corrélation noético-noématique dans le domaine du jugement prédicatif, Husserl pose des distinctions analogues dans la sphère de l’affectivité et de la volonté :
Des développements analogues valent ensuite […] pour la sphère affective et volitive, pour des vécus tels que prendre plaisir et déplaisir, évaluer en tous les sens du mot, souhaiter, se décider, agir ; tous ces vécus contiennent plusieurs et souvent de nombreuses stratifications intentionnelles, d’ordre noétique et, parallèlement, d’ordre noématique […] : p. ex. sur une représentation concrète peut s’édifier un moment non-autonome [unselbständig] d’« évaluation », lequel inversement peut à nouveau disparaître. Quand de cette façon un percevoir, un imaginer, un juger, etc., sert de fondement à une couche d’évaluation qui le recouvre entièrement, nous trouvons dans la totalité ainsi fondée [Fundierungsganze], désignée d’après sa couche supérieure du nom de ‘vécu d’évaluation concret’, différents noèmes ou sens46.
28Ces développements reprennent et approfondissent, après accomplissement de la réduction phénoménologique, la distinction rencontrée ci-dessus dans la description initiale du monde dans l’attitude naturelle : celle entre la chose « saisie » et la chose « ayant de la valeur », la valeur n’étant pas, dans un premier temps de l’analyse, saisie comme telle :
Nous devons dès lors distinguer d’un côté les objets, choses, propriétés, états de choses, qui sont là dans l’évaluer comme ayant de la valeur […] ; d’autre part les objets-valeurs eux-mêmes, les états-de-choses-valeurs eux-mêmes. […] Nous parlons de la simple « chose » [Sache] qui vaut, qui a un caractère de valeur, une qualité de valeur [Wertheit] ; [nous parlons] d’autre part de la valeur concrète elle-même ou de l’objectité-de-valeur. […] L’objectité-de-valeur implique la chose correspondante, elle introduit comme nouvelle couche objective la qualité de valeur47.
29Conformément à ce que nous avons établi ci-dessus48 sur l’imbrication des actes d’évaluation dans les actes de volonté49, nous comprenons que ces derniers soient des actes fondés à un niveau encore supérieur de complexité. L’accomplissement d’une prise de décision inclut des vécus qui lui servent de soubassement, à savoir, des positions de valeurs, elles-mêmes fondées sur des positions de choses50.
303/ Il reste, en troisième lieu – et c’est la tâche la plus ardue –, à établir comment se constitue ce qui, dans la citation précédente, est appelé « objectité de valeur », c’est-à-dire la valeur comme qualité. Pour formuler la question avec les Leçons sur l’éthique de 1908/09, il s’agit d’éclaircir « la relation problématique entre l’entendement et l’affectivité lors de l’objectivation de la valeur51 », c’est-à-dire d’élucider
[les] fonctions qui incombent à l’« entendement » au sein de la sphère affective, dans la mesure où celle-ci prétend amener à l’intuition et à la justification attestatrice de nouvelles objectités, les objectités de valeur52.
31Autrement dit, il importe de savoir si les actes affectifs sont des actes objectivants, et en quel sens ils le sont. Il semble en effet que ce soient les actes affectifs (évaluatifs) qui constituent les valeurs, alors que, d’un autre côté, les valeurs sont des objectités (fût-ce d’une région propre), et que des objectités ne peuvent se constituer que dans des actes objectivants, c’est-à-dire des actes de connaissance53 : c’est cette contradiction qu’il s’agit de lever.
Est-ce que la « perception » qui donne des valeurs est également une perception sensible, est-elle aussi perception au même sens [du terme] ? Peut-on percevoir une règle de droit et, a fortiori, la valeur d’une règle de droit, comme on perçoit une chose ? On peut percevoir un tableau […]. Mais qu’en est-il de la valeur esthétique du tableau ? Peut-on percevoir l’œuvre d’art en tant que telle ? Nous avons là, de nouveau, la participation de l’évaluer et, de nouveau, la question : comment l’évaluer s’y prend-il pour que de la valeur soit donnée en lui ? Qu’est-ce donc qu’un être-donné de la valeur54 ?
32L’enjeu de la question est considérable : Husserl entreprend de dépasser l’opposition historique (dans la philosophie anglaise du xviiie siècle) entre « morale du sentiment » et « morale de l’entendement », ou encore entre le scepticisme éthique de Hume et le formalisme abstrait de Kant.
33À cet égard, l’utilisation de la notion de « thèse » (qui entre dans la définition de tout cogito, et qui a d’abord été introduite55 à propos des actes de perception, de souvenir ou d’anticipation, qui tous « posent » de « l’être ») doit être élargie à l’ensemble de toutes les sphères d’actes, si bien qu’il est possible de parler, non plus seulement de thèses d’être, mais de thèses de plaisir, de thèses de souhait, de thèses de volonté, etc. L’une des conséquences de cette positionalité des actes en général réside en ceci, que tout caractère thétique qui, dans le noème d’un cogito, se constitue en tant que corrélat d’une thèse noétique appartenant à ce cogito, peut être converti en caractère d’être, en une modalité d’être au sens le plus large. C’est pourquoi, lorsque nous accomplissons une thèse de plaisir, son corrélat noématique « plaisant » peut être converti en modalité d’être, nous en avons alors conscience comme « étant plaisant », et à ce titre il devient sujet de prédicats possibles. Toute la difficulté est de savoir dans quelle mesure ces thèses contiennent en elles, à titre de fondement, des thèses doxiques, voire possèdent elles-mêmes un caractère doxique. La question est pour nous de savoir comment les actes affectifs peuvent être thétiques (comme on vient de le voir) sans pour autant être originairement doxiques (ce qu’ils ne sont pas).
34La difficulté s’accroît d’autant que les développements correspondants sont insérés dans une série d’analyses (§ 109-117) concernant la « modification de neutralité », c’est-à-dire une modification qui consiste à simplement penser à une opération de la conscience tout en s’abstenant de l’accomplir56. Husserl insiste sur le fait que cette neutralisation laisse intacts les corrélats des vécus non neutralisés, à cette différence essentielle près que ces corrélats ne contiennent plus rien de prédicable57. Si la neutralité s’oppose ainsi à la positionalité, celle-ci se divise elle-même en positions actuelles et positions potentielles, et la modification de neutralisation est applicable aux deux. De même, elle est applicable à l’ensemble des modalisations doxiques que sont les thèses de supposition, de doute, de négation, etc., qui sont des modifications d’une thèse doxique originaire [doxische Urthese ou Urdoxa], laquelle est toujours contenue en elles à titre de potentialité. Or, les modalités d’une thèse doxique originaire sont elles-mêmes des thèses doxiques. Mais la différence entre positionalité et neutralité ne s’applique pas seulement aux thèses doxiques : elle concerne toutes les thèses et, plus généralement, tous les actes, qu’ils soient en cours d’accomplissement ou non. Concluant ces analyses, Husserl écrit : « Dans tous nos développements placés sous le titre de la neutralité, les positions doxiques ont eu la préférence. La neutralité avait son index dans la potentialité58. » Après les distinctions claires du § 113, cette dernière affirmation, surprenante, ne saurait signifier que c’est la potentialité des thèses doxiques qui permet de constater la neutralité, mais seulement que la neutralité modifie les thèses potentielles au même titre que les thèses actuelles.
Tout caractère thétique d’acte pris en général (toute « intention » d’acte, p. ex. l’intention de plaisir, l’intention évaluative ou volitive, le caractère spécifique de la position de plaisir ou de volonté) recèle en soi, de par son essence, un autre caractère appartenant au genre ‘thèse doxique’, avec lequel il « coïncide » à certains égards59.
35Autrement dit, selon que l’intention d’acte est positionnelle ou neutre, la thèse doxique qu’elle renferme à titre de potentialité est elle-même positionnelle ou neutre. Les analyses ultérieures subiront deux élargissements décisifs : 1/ la thèse doxique incluse dans toute thèse n’est pas nécessairement une thèse doxique originaire, mais peut être toute sorte de modalité doxique ; 2/ la thèse originaire n’est pas nécessairement une thèse doxique, mais peut être, précisément, une « position de plaisir ou de volonté » à « caractère spécifique ». Les Leçons de 1908-1909 expliquaient déjà que toute la série des modalisations est ainsi applicable à la sphère axiologique :
Nous pourrions aussi parler de certitude de plaisir, de certitude de souhait, de certitude de volonté, puis par suite de supputations de souhait, de conjectures de souhait […], de doutes de souhait60.
36Les paragraphes 116 et 117 des Ideen, sources centrales pour la thématique qui nous intéresse ici, poursuivent l’investigation des « noèses de sentiment, de désir, de vouloir » en tant qu’elles sont « fondées sur des ‘représentations’, des perceptions, des souvenirs61 », etc. Il s’agit à nouveau, dans ces lignes, d’une reprise d’analyses précédentes, enrichies d’un vocabulaire acquis entre-temps, dans le but de faire apparaître avec précision l’activité de la conscience dans le domaine affectif et volitif. Ce qui est décisif dans ces noèses fondées, c’est que les nouveaux moments noétiques – fondés sur les précédents – introduisent également de nouveaux moments noématiques, qui sont eux-mêmes, comme on l’a déjà vu, susceptibles d’une thèse doxique.
Un nouveau sens se constitue qui est fondé sur celui de la noèse sous-jacente, en même temps qu’il l’englobe. Le nouveau sens introduit une dimension de sens totalement nouvelle ; avec lui se constituent non plus de nouveaux éléments déterminants des « choses » brutes, mais les valeurs des choses, les qualités de valeurs [Wertheiten], ou encore des objectités de valeurs concrètes [comme] la beauté et la laideur, la bonté et la mauvaiseté ; [de même] l’objet usuel, l’œuvre d’art, la machine, le livre, l’action, l’œuvre, etc62.
37Cette couche de sens « valable » s’ajoute, comme un caractère thétique nouveau, au « noyau de sens » qu’est la chose évaluée, et peut doxiquement être posée comme « étant valable », selon toutes les modalisations. Toute la difficulté consiste à savoir quels rapports les « appréhensions de valeur » entretiennent avec les « appréhensions de chose ». C’est à cette tâche, seulement esquissée ici, que se consacre la deuxième partie des Leçons sur l’éthique dispensées en 1908/09. Le problème y est formulé en ces termes :
Comment une valeur en soi peut-elle devenir consciente dans un acte affectif, et comment peut-on même prétendre [et] justifier la prétention de prendre conscience d’une valeur véritable63 ?
38L’amorce de solution proposée (en 1914) est la suivante :
C’est seulement sur la base des actes affectifs préalables qui évaluent le beau ou le bon qu’un juger vient éventuellement s’édifier ; une prise de position est alors effectuée, des concepts et des mots sont mobilisés, et surgissent alors des jugements prédicatifs sur un évaluer et des valeurs64.
39Ici encore, les contresens menacent donc, si l’on ne prend bien soin de distinguer avec Husserl « évaluation » et « jugement de valeur ». La « valeur », en toute rigueur, est le corrélat ou noème d’un acte affectif qui, en tant que tel, ne se rapporte pas à la valeur en tant qu’objet, mais la ressent et, par suite, la constitue selon le mode de l’affectivité qui est en jeu. « Un simple sentiment, un plaisir ou un déplaisir, un acte affectif en général n’objective pas65. » Le jugement de valeur, quant à lui, présuppose et exprime une objectivation de la valeur.
La raison axiologique […] est pour ainsi dire dissimulée à elle-même. Elle ne devient manifeste que par la connaissance qui s’accomplit sur la base des actes affectifs. Or la connaissance n’invente pas, elle met seulement au jour ce qui, d’une certaine manière, est déjà là. Si l’affectivité n’était pas un domaine de présomptions, si, en elle, mais précisément sur le mode de l’affectivité, des décisions n’avaient déjà donné leur suffrage, la connaissance ne trouverait rien qui soit de l’ordre des valeurs ou des contenus-de-valeurs66.
40D’autre part, il faut répéter que les actes affectifs et volitifs, en tant qu’ils sont des actes, c’est-à-dire des vécus intentionnels, sont des « thèses » non doxiques (quoique convertibles en thèses doxiques, puisque dans tout caractère thétique résident des modalités doxiques) :
Commençons par comprendre clairement que les actes de plaisir (qu’ils soient « effectués » ou non), et de même des actes affectifs ou volitifs de toute sorte, sont précisément des « actes », des « vécus intentionnels », et que l’« intentio », la « prise de position » leur appartient en chaque cas ; ou, pour le dire autrement : ce sont, en un sens très large, mais essentiellement unifié, des « positions », mais précisément des positions non doxiques67 […]. Dans l’évaluer, le souhaiter, le vouloir, quelque chose est aussi « posé », abstraction faite de la positionalité doxique qui « réside » en eux68.
41Autrement dit, les thèses affectives sont « apparentées » (ibid.) aux thèses doxiques, mais elles en sont bien plus indépendantes que toutes les modalités doxiques. C’est pourquoi la modification de neutralité concerne en fin de compte les caractères thétiques de toute sorte, et ce de façon directe, « sans le détour par les ‘positions’ au sens étroit et seul usuel du mot, celui des thèses doxiques originaires69 ».
42À la lumière de toutes ces précisions préparatoires, qu’il convient de garder présentes à l’esprit, peut enfin s’éclairer l’affirmation dans laquelle culmine non seulement le paragraphe 117 des Ideen I, mais tout un faisceau d’analyses menées depuis le paragraphe 109 ; affirmation selon laquelle
tous les actes en général – y compris les actes affectifs et volitifs – sont des actes « objectivants » [objektivierende], qui « constituent » originellement des objets [Gegenstände] ; ils sont la source nécessaire de régions d’être différentes et donc aussi des ontologies différentes qui s’y rapportent70.
43N’y a-t-il pas contradiction avec l’affirmation précédemment citée : « un acte affectif en général n’objective pas » ? Pour éclairer ce point décisif, le recours aux Leçons sur l’éthique et la théorie de la valeur s’avère indispensable. Husserl y expose une différence entre les modes d’intentionnalité des actes objectivants au sens propre (perceptions ou jugements) et des actes affectifs (évaluation, plaisir, souhait) :
Les actes objectivants ne sont pas des complications [composées] d’une conscience qui rend conscient quelque chose d’objectif, plus une prise de position vis-à-vis de ce qui est objectivement conscient. […] D’un autre côté, l’acte évaluatif est une complication de ce genre. Un acte objectivant est là, qui offre l’objet à l’avis évaluatif, et par surcroît l’évaluer lui-même s’y ajoute71.
44Il paraît donc exact de dire que les actes objectivants sont « dirigés » sur des objets (c’est-à-dire sur des étants) non pas au sens propre du terme, mais en un sens normatif ou téléologique ; et que les actes évaluatifs sont dirigés, de façon également téléologico-normative, non pas sur des étants, mais sur des valeurs. Celles-ci se constituent comme objets, non dans les actes évaluatifs eux-mêmes, mais dans des actes objectivants qui s’édifient sur les actes évaluatifs72.
45Le vocabulaire des Ideen I n’est pas exactement le même, mais exprime la même idée ; on dira que tous les actes ne sont pas objectivants de la même façon, au sens littéral73, mais qu’ils le sont selon des modes propres :
Par exemple, la conscience évaluante constitue un type d’objectité qui est nouveau par rapport au simple monde des choses, l’objectité « axiologique » ; c’est un « étant » relevant d’une région nouvelle, dans la mesure précisément où l’essence de la conscience évaluante en général pré-trace, à titre de possibilités idéales, des thèses doxiques actuelles qui mettent en relief des objectités dotées d’une teneur nouvelle – des valeurs – qui sont « présumées » au sein de la conscience évaluante. Dans l’acte affectif, elles sont présumées sur le mode de l’affectivité [gemütsmäßig] et, par l’actualisation de la teneur doxique de ces actes, elles en viennent à faire l’objet d’un avis doxique et, ultérieurement, logiquement explicite. De cette façon toute conscience d’acte accomplie de façon non-doxique74 est objectivante en puissance, seul le cogito doxique accomplit en acte l’objectivation75.
46Nous pourrions dire également que l’acte d’évaluation se dirige vers l’objet évalué sans cependant en extraire la valeur à titre d’objet ; seule l’opération théorique de réflexion, de jugement, accomplit l’objectivation de la valeur comme telle, cette objectivation étant par conséquent un acte de la raison théorique76.
474/ Afin de couvrir le champ complet des actes affectifs et volitifs, les Ideen I élargissent leur description au cadre des synthèses de conscience. À titre d’exemples de telles syntaxes articulées ou polythétiques, Husserl cite le « vouloir relationnel ‘en raison de quelque chose d’autre’ », mais aussi « tous les actes de préférence77 ». Parce que toute synthèse est elle-même une thèse, et qu’à ce titre elle recèle une thèse doxique parallèle comme nous l’avons vu précédemment, la syntaxe des énoncés doxiques est transposable à la sphère affective. C’est pourquoi il peut y avoir quelque chose comme une joie plurielle, un plaisir pluriel, un vouloir pluriel, au sein d’une seule conscience, comme l’amour à la fois unifié et collectif d’une mère pour ses enfants. Ici encore, les indications de Husserl restent explicitement programmatiques, tout en soulignant
combien il est important de poursuivre avec soin ces analyses, si nous voulons connaître l’essence des objectivités, des significations et des modes de conscience axiologiques et pratiques, donc si nous voulons aborder les problèmes de l’« origine » des concepts et connaissances éthiques [… ]78.
V
48Le but des développements sur l’affectivité et les valeurs dans les Ideen I est donc de faire apparaître le lien qui intègre pleinement ces domaines à la phénoménologie dans son ensemble, en tant que méthode réflexive au service d’une critique de la raison. Par la subsomption sous le titre générique de la positionalité (c’est-à-dire des caractères thétiques), Husserl souhaite établir les fondements des analogies que l’histoire de la philosophie (depuis Aristote jusqu’à Brentano, en passant par Hume et Kant) a pressenties entre la logique, l’axiologie et l’éthique, analogies qu’il reprend, dans ses cours contemporains sur l’éthique, afin de constituer deux disciplines formelles, parallèles à la logique formelle, savoir l’axiologie formelle et la pratique formelle.
Nous atteignons ici la source la plus profonde d’où l’on puisse tirer quelque éclaircissement sur l’universalité de l’ordre logique et finalement sur celle du jugement prédicatif […] ; c’est à partir de là qu’on comprend également l’ultime fondement de l’universalité du règne de la logique même. On conçoit aussi […] qu’il soit possible et même nécessaire d’édifier des disciplines formelles et matérielles, d’ordre noétique ou noématique, et des disciplines ontologiques qui se réfèrent essentiellement à l’intentionnalité affective et volitive79.
49En effet, la phénoménologie, comme critique de la raison, se propose de répondre à la question de la validité ou du bien-fondé [Triftigkeit] du rapport de la conscience à une objectité, ou plus précisément du rapport du noème à son objectité. Cette question concerne non seulement les objectités naturelles, mais aussi les objectités de valeur. Parler rationnellement de ces objectités, c’est énoncer quelque chose qui puisse être « justifié », « attesté », « vu » directement ou dans une évidence médiate80. Le « voir donateur originaire », dont il a été question tout au long de l’ouvrage, se présente alors comme la première forme d’attestation rationnelle, celle des actes intellectifs. Dans ce cas, la « thèse » est motivée d’une façon exceptionnelle par une donation adéquate, une « évidence originaire », et elle est à ce titre un « acte de raison » au sens le plus élevé du terme. Or,
à toute région et à toute catégorie d’objets présomptifs correspond au point de vue phénoménologique […] un type fondamental de conscience donatrice originaire ; à cette conscience se rattache un type fondamental d’évidence originaire81.
50La question se pose donc de savoir quel est le type d’évidence originaire dans lequel s’attestent rationnellement des valeurs, l’évidence n’étant pas seulement une dénomination pour les processus rationnels relevant de la sphère doxique, mais applicable à toutes les sphères thétiques. La « vérité ou évidence théorique ou doxologique » doit avoir pour pendant la « vérité ou évidence axiologique ou pratique82 ». La conscience thétique, en chacun de ses genres, est régie par des normes. Pour être rationnelle, une conscience de valeur doit d’abord être conforme aux lois formelles établies par l’axiologie formelle. Cette discipline s’édifie sur une morphologie qui lui sert de soubassement. Ainsi, les formes synthétiques comme celles mentionnées ci-dessus (la préférence, l’évaluer ou le vouloir « en raison d’autre chose », l’amour « pluriel ») contiennent des conditions a priori de validité qui trouvent leur expression dans des lois eidétiques.
Dans les formes pures de la synthèse prédicative […] résident des conditions a priori de possibilité de la certitude rationnelle d’ordre doxique, ou en termes noématiques de la vérité possible. […] Il en va de même pour les synthèses relevant de la sphère affective et volitive, et leurs corrélats noématiques […]. C’est précisément dans les pures formes synthétiques appartenant à ces sphères (p. ex. dans les relations de moyen à fin) que résident réellement des conditions de possibilité de la « vérité » axiologique et pratique. Dans ce cas, au moyen de l’« objectivation » qui s’accomplit également dans les actes affectifs par exemple, toute rationalité axiologique et pratique se convertit […] en rationalité doxique, du point de vue noématique, en vérité, et du point de vue objectif, en réalité : nous parlons de buts, de moyens, de préférabilités, etc., vrais ou réels83.
51De même que toute loi logique formelle est convertible en une loi ontologique formelle équivalente, toute loi axiologique formelle peut être convertie en loi ontologique, s’intégrant à une ontologie formelle des valeurs, des biens, de tous les corrélats de la conscience affective et volitive84.
VI
52En un certain sens, les Ideen I accompagnent d’un commentaire systématique les Leçons sur l’éthique et la théorie de la valeur, qu’elles rattachant à l’entreprise phénoménologique dans sa globalité. Le point de jonction est constitué par le parallélisme entre la logique formelle, l’axiologie formelle et la pratique formelle. Ce parallélisme, sur lequel Husserl n’a cessé d’insister, appelle deux remarques :
Notre étude a établi que la mise en œuvre d’une analogie méthodique entre la logique et l’éthique n’implique nullement une assimilation de la sphère affective à la sphère cognitive, mais présuppose au contraire l’irréductible spécificité de chacune.
Le concept d’éthique, dans l’acception de Husserl, est plus large que celui de la morale85 ; les commentateurs l’oublient parfois, reprochant alors à l’éthique husserlienne de se maintenir dans une généralité qu’il s’efforçait au contraire d’atteindre dans le but de fonder de façon scientifiquement rigoureuse une morale. Quoi qu’il en soit, nous demeurons limités en apparence à un formalisme qui appelle des compléments matériels. Husserl lui même l’a dit : la « règle de Brentano », c’est-à-dire l’impératif catégorique formel selon lequel il faut choisir le meilleur parmi les biens accessibles, « ne peut avoir le dernier mot86 ». C’est par la conception d’un a priori matériel que Husserl, à la suite de Brentano et après 1913 en dialogue avec Max Scheler, approfondit son opposition au formalisme kantien. « Une régulation formelle de l’évaluer et du vouloir sous la présupposition que la matière de l’évaluer et du vouloir – donc la particularité de contenu des objets-valeurs et des objets-de-volonté – pourrait être laissée hors concours, est une absurdité87. » Cette idée est reprise dans la Logique et épistémologie générale de 1917/1888, laquelle révèle donc une remarquable unité de la pensée de Husserl en matière d’éthique, puisqu’elle en rappelle la motivation essentielle : parvenir, en matière d’impératifs moraux, à des justifications ultimes, susceptibles d’évidence rationnelle.
Seule une vie humaine qui a reçu d’une science pure et authentique un éclaircissement concernant son sens, une détermination de ses réalités et de ses potentialités de valeurs – ainsi que des normes fixes pour ses développements et ses possibilités de développement – peut se réaliser en degrés de valeur relativement les plus élevés, dans un progrès indéfini de la gradation de valeur89.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Hua III/1, § 97, p. 228 (ID I, p. 340). Tous les passages cités dans la présente étude sont retraduits par mes soins.
2 Titre du § 84.
3 Roth 1960. Ce chercheur a travaillé exclusivement sur les manuscrits conservés aux Archives Husserl à Louvain.
4 Cf. ETV. Deux textes complémentaires contenus dans ce même volume Hua XXVIII avaient préalablement été traduits en français : E. Husserl, « Éthique et théorie de la valeur », trad. fr. de Ph. Ducat et C. Lobo, Annales de phénoménologie n° 4, 2005, p. 189-225. La confrontation entre ces Leçons, qui encadrent chronologiquement le travail de rédaction des Ideen I, et ces dernières, est éclairante à plus d’un titre, et a servi de fil conducteur à la présente étude.
5 Cf. Renouveau.
6 Hua XXX, § 65, p. 286-311.
7 U. Melle a annoncé la publication de ces matériaux dès 1988 (cf. Hua. XXVIII, « Einleitung des Herausgebers », p. xxxviii, note 1). Vongehr 2004 en donne une présentation. Le Mitteilungsblatt für die Freunde des Husserl-Archivs (Bulletin des Archives Husserl) n° 33 (décembre 2010) rend compte de la poursuite des travaux éditoriaux sous le titre suivant : Edmund Husserl, Verstand, Gemüt und Wille. Studien zur Struktur des Bewusstseins, eds. U. Melle et Th. Vongehr : « Le travail sur le plan d’ensemble des trois volumes prévus (entendement, affectivité, volonté) a été poursuivi. L’appendice critique a été complété. Les titres pour la division en chapitres et en paragraphes des 2e et 3e volumes ont fait l’objet d’une révision. » Contrairement aux notices d’années précédentes, aucune date de parution n’est indiquée.
8 Cf. notamment Cossío, 1951. Cf. également Kalinowski, 1965 ; 1968 ; 1969, suivi de près par la thèse de Gardies, 1972. (Je remercie Carlos Lobo d’avoir attiré mon attention sur ces textes.)
9 Cf. bibliographie en fin d’article.
10 Taminiaux, 2008, avant-propos de N. Monseu et L. Perreau, p. 5. Je souligne.
11 Cf. Schuhmann, 1977, p. 24, 30, 35, 41, 45 et 51.
12 Cf. Held, 1995, p. 122.
13 Husserliana Dokumente III, Briefwechsel IV, Die Freiburger Schüler, Dordrecht etc., Kluwer, 1994, p. 408.
14 Cf. Schuhmann, 1977, p. 70-71. C’est de ce cours de 1902 que proviennent les deux extraits sur Hume et Kant traduits en français en 2005, cf. ci-dessus, note 4.
15 Hua III/1, § 27, p. 58 (ID I, p. 90). (Sauf mention contraire, les italiques dans les citations sont de Husserl.)
16 « Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Mais qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent », Méditation seconde, AT IX, p. 22 (je souligne). Ce passage est cité de mémoire par Husserl, Hua III/1, § 34, p. 70.
17 Hua III/1, § 28, p. 58-59 (ID I, p. 91).
18 Hua III/1, § 86, p. 196 (ID I, p. 295).
19 Hua III/1, § 86, p. 197-198 (ID I, p. 296-297).
20 Hua III/1, § 87, p. 200 (ID I, p. 301).
21 Citons encore, à titre d’exemple caractéristique, la conclusion du long § 52 consacré aux rapports de la « chose selon la physique » et la « chose perçue » : « Il n’est pas nécessaire de développer particulièrement que tous les éclaircissements concernant les objectivités de la nature en tant que ‘simples choses’ valent nécessairement pour toutes les objectivités axiologiques et pratiques qui trouvent en elles leur fondement, pour les objets esthétiques, les produits de la civilisation, etc. » (Hua III/1, p. 116 [ID I, p. 177-178]).
22 Hua III/1, § 37, p. 75. Ricœur traduit : « Il faut observer qu’il n’est pas équivalent de parler d’un objet saisi », rendant ainsi la distinction incompréhensible par omission de l’un de ses termes (ID I, p. 119).
23 Hua III/1, p. 76 (ID I, p. 66). Il s’agit du premier véritable développement des notions d’affectivité et de valeurs qu’on trouve dans les Ideen I ; comme on le verra, les possibilités de malentendu ou de contresens guettent à chaque instant le lecteur. Il importe d’autant plus de ne pas faire fausse route à ce stade apparemment précoce, que les précisions apportées dans les 3e et 4e sections de l’ouvrage ne peuvent elles-mêmes être correctement comprises qu’en rapport avec ces premières indications.
24 Ce terme est ici source d’équivoque et d’obscurité. Il s’agit d’une concession de Husserl au langage courant qui, confondant précisément ce que le philosophe distingue ici, appelle « valeur » une chose ayant de la valeur. La suite (notamment § 95) établira clairement que la valeur en tant que telle n’est précisément pas le corrélat de l’acte d’évaluation simple, mais qu’elle requiert un acte de degré supérieur, à la faveur duquel un jugement thématique entre en jeu.
25 « Il faut […] prendre garde au fait que juger de la beauté est autre chose que prendre plaisir au beau. » (ETV, p. 137).
26 Hua III/1, § 37, p. 76. Chez Ricœur (ID I, p. 120), la dernière partie de la phrase est traduite : « il en est de même dans tous les actes logiques qui se rapportent à la valeur », ce qui semble être un contresens ; certes, du strict point de vue grammatical, le pronom ihn peut avoir Wert comme antécédent, mais philosophiquement, cet antécédent ne peut être que Gegenstand : le jugement prédicatif est nommé comme un exemple de l’ensemble des actes logiques qui se rapportent à un objet, et pour lesquels il faut que cet objet soit d’abord « saisi ».
27 Ces actes « seconds » seront décrits à la page suivante en tant que « modifications » et, ultérieurement (§ 116-117), sous le titre des « actes fondés d’un degré supérieur ».
28 Contrairement à la « double intentionnalité » dont il est question, par exemple, au § 72 des LPT.
29 Hua III/1, § 37, p. 76. Ricœur (ID I, p. 120) traduit la dernière phrase : « Le mode d’actualité ne porte plus sur la représentation de la chose, mais aussi […] » ; or, nicht bloß signifie recte « non seulement », « ne… plus » traduisant nicht mehr.
30 Le concept de noyau sera introduit par Husserl au § 90, où il explique : « Le noème complet consiste en un complexe de moments noématiques et […] le moment spécifique du sens n’y forme qu’une sorte de couche nucléaire nécessaire, sur laquelle sont essentiellement fondés d’autres moments » (p. 206). Et au § 92 : « Nous remarquons par là qu’à l’intérieur du noème complet […] il nous faut discerner des couches essentiellement différentes qui s’agrègent autour d’un ‘noyau’ central, autour du pur ‘sens objectal’ » (p. 210).
31 Un tel acte est déjà un acte fondé : « Il doit d’abord y avoir un objet qui, en tant que tel, doit avoir ses prédicats logiques ; il peut ensuite assumer aussi des prédicats axiologiques. […] Les prédicats axiologiques présupposent les prédicats logiques » (Hua XXVIII, p. 256 [ETV, p. 338]).
32 Gemüts- und Willensakte ; « et volitifs » manque chez Ricœur (ID I, p. 120).
33 Cf. ci-dessus note 24.
34 Hua III/1, § 37, p. 77.
35 Il faut comprendre d’après ce qui précède que les actes d’évaluation les plus simples sont déjà des actes fondés de premier niveau. « Fondés en un sens double : 1/ se construire sur quelque chose ; 2/ présupposer ce quelque chose comme nécessaire », écrit Husserl dans une note de 1908/1909 (Hua XXVIII, p. 252 [ETV, p. 334]). Dans les Ideen I, les actes fondés à un niveau supérieur sont étudiés à partir du § 93, puis surtout, et plus explicitement, à partir du § 116.
36 Hua III/1, § 37, p. 77 (ID I, p. 121).
37 Cf. F. Brentano, Vom Ursprung sittlicher Erkenntnis (1889), § 20, Hambourg, Meiner, 1969, p. 18 ; L’Origine de la connaissance morale suivi de La Doctrine du jugement correct, trad. fr. M. de Launay & J.-C. Gens, Paris, Gallimard, 2003, p. 51-52.
38 C’est le cas au § 95, par exemple.
39 Hua XXVIII, p. 59 (ETV, p. 136-137).
40 Cf. ibid., l’ensemble du § 20 de la partie A.
41 Hua XXVIII, p. 47-48 (ETV, p. 122-123).
42 Hua III/1, § 85, p. 192 (ID I, p. 288).
43 Hua III/1, § 85, p. 192-193 (ID I, p. 289).
44 Hua III/1, § 85, p. 193 (ID I, p. 290).
45 Cf. F. Brentano, Vom Ursprung sittlicher Erkenntnis, op. cit., § 13, p. 14, et note 14, p. 51-52 (trad. fr., p. 45-46). Cf. aussi Grundlegung und Aufbau der Ethik, Hambourg, Meiner, 1978, p. 33-40, 74-83, 134-152.
46 Hua III/1, § 95, p. 220 (ID I, p. 329-330).
47 Hua III/1, p. 220-221 (ID I, p. 330).
48 Cf. note 41.
49 Pour faciliter la compréhension des Ideen I, il est utile de garder à l’esprit que l’image de l’emboîtement (ou de l’imbrication) et celle de la fondation sont équivalentes : « Les intentionnalités de la noèse et du noème s’étagent par degrés les unes sur les autres ou plutôt s’emboîtent les unes dans les autres d’une manière originale » (Hua III/1, § 100, p. 235 [ID I, p. 349]).
50 Cf. Hua III/1, § 95, p. 221 (ID I, p. 331).
51 Hua XXVIII, p. 249 (ETV, p. 330).
52 Hua XXVIII, p. 251 (ETV, p. 332).
53 Cf. Hua XXVIII, p. 277 (ETV, p. 362).
54 Hua XXVIII, p. 279 (ETV, p. 364-365).
55 Cf. Hua III/1, § 103.
56 Cf. Hua III/1, § 109.
57 C’est par cette modification de neutralité, mise en évidence dans sa spécificité, mais affectant toutes les classes d’actes thétiques, que la méthode réflexive (cf. § 77-79) et l’έπϲχή phénoménologique reçoivent rétroactivement leur ultime justification.
58 Hua III/1, § 115, p. 264 (ID I, p. 390).
59 Ibid.
60 Hua XXVIII, p. 327 (ETV, p. 417).
61 Hua III/1, § 116, p. 266 (ID I, p. 393).
62 Hua III/1, § 116, p. 267 (ID I, p. 393-394). On voit que ces lignes font écho à celles, citées ci-dessus, des p. 76-77 et 220-221. Il convient donc d’éclairer rétroactivement ces passages antérieurs par ceux cités ici.
63 Hua XXVIII, p. 250 (ETV, p. 331).
64 Ibid., p. 60 (ETV, p. 137).
65 Ibid., p. 253 (ETV, p. 335).
66 Ibid., p. 63 (ETV, p. 141).
67 Nur eben nicht doxische (je souligne). Ricœur (ID I, p. 396) traduit : « mais précisément des positions doxiques », remplaçant ainsi l’énoncé du texte par l’idée contraire. C’est ce qui explique le contresens grevant la note 2 du traducteur à la même page, où Ricœur parle de « croyances pratiques et affectives », alors que Husserl est précisément en train d’expliquer que les thèses pratiques et affectives ne sont pas des croyances. Nous verrons qu’il ne s’agit pas d’une simple coquille, mais de plusieurs erreurs de traduction qui se répondent, tendant à identifier le thétique au doxique. C’est là assurément l’une des causes de l’embarras manifesté par le commentaire francophone à l’égard des analyses husserliennes concernant les actes affectifs, embarras qui explique en partie l’ascendant qu’ont pu prendre, sur ce même commentaire francophone, les griefs adressés à la phénoménologie husserlienne par Heidegger et Levinas. Cf. à ce sujet Lobo 2010.
68 Hua III/1, § 117, p. 268-269.
69 Hua III/1, § 117, p. 270 (ID I, p. 398).
70 Hua III/1, § 117, p. 272 (ID I, p. 400-401).
71 Hua XXVIII, p. 338 (ETV, p. 429).
72 Cf. Hua XXVIII, p. 339-342 (ETV, p. 431-434).
73 Husserl s’explique en plusieurs endroits des Ideen I sur l’importance que revêtent les guillemets, en tant qu’ils marquent le « changement de signe » impliqué par la réduction phénoménologique. Cf. Hua III/1, p. 159, 205, 209, 215, 219-222, 226, 310, 350.
74 Ricœur (ID I, p. 401) traduit « opérée de façon doxique » ; mais le texte porte bien « Jedes nicht-doxisch vollzogene ». Cf. ci-dessus note 67.
75 Hua III/1, § 117, p. 272.
76 Cf. ETV, préface de D. Pradelle, p. 46.
77 Hua III/1, § 118, p. 274 (ID I, p. 404).
78 Hua III/1, § 121, p. 281 (ID I, p. 412-413).
79 Hua III/1, § 117, p. 272 (ID I, p. 401).
80 Cf. Hua III/1, préambule au chap. II de la quatrième section, p. 314 (ID I, p. 458).
81 Hua III/1, § 138, p. 321 (ID I, p. 467).
82 Cf. Hua III/1, § 139, p. 323. Ricœur (ID I, p. 471) traduit : « La ‘vérité théorique’ ou ‘doxologique’ ou évidence », obscurcissant ainsi le parallèle établi par Husserl, et suggérant que le concept d’évidence serait réservé à la sphère doxique.
83 Hua III/1, § 147, p. 340 (ID I, p. 493).
84 Cf. Hua III/1, § 148, p. 343 (ID I, p. 496-497).
85 Cf. Hua XXVIII, p. 414 ; trad. fr. : « Éthique et théorie de la valeur », Annales de phénoménologie n° 4, 2005, p. 221.
86 Ms. B I 21, 65 a (conservé aux Archives Husserl de Louvain).
87 Hua XXVIII, p. 139 (ETV, p. 228).
88 Hua XXX, p. 294 sq.
89 Ibid., p. 305.
Auteur
Diplômé de la faculté d’économie politique de Munich, agrégé et docteur en philosophie, agrégé d’allemand, ancien conseiller au ministère de la Culture, est Maître de Conférences à l’Université de Nantes, où il enseigne principalement la philosophie morale et politique ainsi que la philosophie allemande contemporaine ; depuis 2009, il est responsable du parcours « musique » de la licence de philosophie. Publications récentes : Edmund Husserl, Leçons sur l’éthique et la théorie de la valeur (1908-1914), trad. fr. avec introduction, notes et glossaire par Ph. Ducat, P. Lang et C. Lobo, Paris, PUF, 2009, 480 p. ; « La subversion des valeurs par l’ordre bourgeois. L’efficacité sociale du ressentiment selon Max Scheler », in : A. Grandjean & F. Guénard (dir.), Le ressentiment, passion sociale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012 ; « Cohérence et continuité musicales : une approche phénoménologique », in : V. Alexandre-Journeau (dir.), Arts, langue et cohérence, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 123-140 ; « Phénoménologie et sociologie. Lectures croisées de Sartre et d’Alfred Schütz », in : Annales de Phénoménologie n° 9, 2010, p. 97-115 ; « Introduction à la phénoménologie du vécu musical », in : Annales de Phénoménologie n° 7, 2008, p. 47-76.
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