Chapitre 8. La politique nucléaire au Japon ou défense et illustration de la persévérance
p. 141-162
Texte intégral
Introduction
1Dans le domaine économique et commercial, une mode récente a cru trouver les secrets de la réussite du Japon dans l’application des principes d’un livre de stratégie, le « Traité des 5 roues » (Gorin-no-sho), écrit au milieu du xviie siècle par un maître d’armes : Miyamoto Musashi. C’est sans doute faire beaucoup d’honneur à un ouvrage d’accès plutôt difficile et rarement bien traduit. L’ouvrage contient néanmoins un enseignement essentiel : la nécessite de la persévérance (Nintai) à laquelle Musashi invite le lecteur étudiant qui souhaite maitriser la difficile et aride « voie du sabre ».
2L’âpreté du milieu naturel japonais, la violence de ses manifestations sont peut-être à l’origine de l’importance que les japonais accordent à cette vertu. Se fixer un objectif et ne pas en dévier, de nombreux exemples montrent à quel point le peuple Japonais a toujours fait preuve de persévérance. Le développement constant et opiniâtre de l’énergie nucléaire au apon, offre une illustration parfaite de cette persévérance à la aponaise.
Une priorité nationale : l’indépendance énergétique
3L’avidité en combustibles fossiles de la Chine et les forages qu’elle effectue ces derniers mois en Mer du Japon sur des champs revendiqués également par le Japon sont une source de tension entre les 2 pays qui rappelle l’importance considérable de la question énergétique au Japon.
4Dès l’ouverture du Japon à l’ère Meiji (1868-1912), le pays s’engage dans une politique d’industrialisation à marche forcée. Si ses ressources naturelles (fer et charbon notamment) permettaient de satisfaire les besoins limités d’une société féodale, agricole et rurale par ailleurs à peu près autosuffisante, elles se révèlent très rapidement insuffisantes pour répondre aux besoins croissant d’une industrie en plein développement. Avoir accès aux matières premières et disposer de marchés pour écouler les produits manufacturés conduiront le Japon à adopter une politique expansionniste qui s’achèvera par la défaite de la seconde guerre mondiale.
5Si la guerre du Pacifique a de multiples origines, l’une des raisons souvent invoquées par le Japon pour expliquer l’attaque de Pearl Harbour le 7 décembre 1941 est le blocus sur le pétrole et l’acier que venaient d’imposer les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Hollande.
6L’indépendance énergétique est donc depuis presque un siècle l’un des axes structurant de toute la politique économique et de la diplomatie Japonaise. L’insuffisance en ressources naturelles est en outre aggravée par une indépendance alimentaire qui est l’une des plus basses des pays développés1. Résumé de façon très simple, le Japon se trouve dans une situation très particulière : pour s’alimenter le pays n’a pas d’autre alternative que de s’appuyer sur une industrie de transformation et de services associés, et pour cela ses besoins en énergie2 sont vitaux.
7Aujourd’hui le Japon dépend à 80 % de l’étranger pour son approvisionnement en énergie3 et la plus grande partie est constituée par les importations de pétrole4. Seuls les États-Unis importent plus de pétrole que le Japon.
8À l’exception des crises pétrolières de 1973 et de 1979 et malgré les différents programmes destinés à économiser l’énergie, la consommation d’énergie au Japon n’a pas cessé de croître. Cette croissance cache cependant une importante disparité entre les secteurs consommateurs. Si dans l’industrie la tertiarisation progressive, l’amélioration des procédés de fabrication et l’accroissement de la productivité énergétique ont permis de stabiliser la consommation en énergie depuis 1970, en revanche pour les usages commerciaux et résidentiels et pour les transports de fret et de passagers la consommation en énergie a connu une forte croissance.
9La forte dépendance du Japon pour le pétrole est en outre associée à une importante concentration des fournisseurs sur le Moyen-Orient. En effet depuis la fin des années 80, avec la réduction des importations de pétrole depuis les pays asiatiques en développement comme l’Indonésie et la Chine qui tendent à réserver leur production pétrolière à leurs besoins domestiques, la part d’importation depuis le Moyen-Orient a augmenté et représente aujourd’hui environ 90 % des importations de pétrole du Japon.
10La structure d’approvisionnement en énergie du Japon apparait donc beaucoup plus fragile que celle des autres pays industrialisés.
11Dans ces conditions assurer un approvisionnement stable et diversifié en énergie est un sujet critique pour le Japon. Afin de réduire le risque et de se préparer à des situations de crise le Japon a certes pris des mesures pour stocker du pétrole et promouvoir la coopération avec les pays producteurs, mais il a également encouragé le développement des nouvelles ressources partout où les combustibles fossiles peuvent être remplacés. C’est le cas notamment avec le nucléaire comme source de production électrique.
12Aujourd’hui l’électricité représente environ 42 %5 (environ 47 %6 en France et 40 %7 aux États-Unis) de la consommation en énergie primaire du Japon. Avec une part du nucléaire d’environ 30 % de la production électrique (80 % en France et 20 % aux États-Unis) le nucléaire fournit donc aujourd’hui environ 13 % des besoins en énergie primaire du Japon (38 % en France et 8 % aux États-Unis).
Le choix du nucléaire
13Bien que victime des bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki de l’été 1945 il est apparu très tôt aux yeux des japonais après guerre que le nucléaire était de nature à contribuer à l’indépendance énergétique du pays. Le discours historique « Atom for Peace » du Président Eisenhower du 8 décembre 1953 a ainsi trouvé un écho favorable au Japon.
14D’un point de vue technique, la rareté des terres disponibles8, la concentration de la population9 et de l’industrie dans des zones relativement exigües, les côtes souvent peu accessibles et une intense exploitation piscicole qui rend difficile la construction d’installations industrielles sur les côtes10 sont autant de facteurs qui favorisent au Japon la construction d’installations de production électrique de grosse capacité centralisées et aussi compactes que possible11.
Rappel des principales étapes du programme électronucléaire Japonais
15Dès 1954 le Japon lance son programme de recherche nucléaire. La loi fondamentale sur l’énergie atomique (Atomic Energy Basic Law) qui limite strictement le nucléaire à des usages pacifiques est votée en 1955 et la Commission à l’Énergie Atomique (AEC) est créée en 1956 pour promouvoir le développement de l’énergie nucléaire.
16En août 57 le premier réacteur de recherche japonais le JRR-1 entre en fonctionnement et le 26 octobre 196312 le Japon entre dans l’ère de la production électronucléaire avec le démarrage du JPDR13 (12.5 MW), le premier réacteur japonais à fournir de l’électricité.
17Pour leurs réacteurs, dans un premier temps les électriciens Japonais font appel aux constructeurs britanniques et américains qui disposent déjà à l’époque de modèles commerciaux. C’est ainsi que JAPC14 commande la tranche Tokai 1 (166 MWe) au Britannique General Electric. Ce sera le premier réacteur de puissance à être connecté au réseau en juillet 6615.
18Dans une seconde étape favorisée par les chocs pétroliers du début des années 1970. Les électriciens s’appuieront sur leurs fournisseurs industriels domestiques. Mitsubishi Heavy Industries (MHI) devient licencié de l’Américain Westinghouse16 et Toshiba et Hitachi licenciés de General Electric. Cette politique industrielle conduit ainsi le Japon à se doter de capacités de fabrication de centrales nucléaires inégalées dans le monde, avec 3 constructeurs capables de construire chacun 1 ou 2 réacteurs par an. Aujourd’hui seul Areva possède un outil industriel équivalent alors qu’américains et britanniques n’ont plus de capacité de fabrication significative.
19Cet outil industriel va permettre la construction à un rythme soutenu d’un parc de réacteurs qui assure aujourd’hui environ le tiers de la production électrique.
20En 2006 malgré un ralentissement du rythme de la construction le Japon compte 55 réacteurs en exploitation pour une puissance installée de 49,600 MWe (figure 1).
21Le tableau 1 montre la comparaison des programmes nucléaires du Japon de la France des États-Unis et de la Chine. On notera qu’en puissance installée le Japon talonne la France et pourrait la rattraper dans les années à venir, même si la part de 30 % d’électricité nucléaire est conservée en raison de la croissance régulière de la production électrique totale.
22La situation insulaire du Japon et le fait que son réseau électrique n’est pas raccordé à d’autres pays de la région, contrairement aux autres pays industrialisés, oblige le Japon à dimensionner son parc de production électrique au maximum de sa production sans tenir compte de la possible importation de courant des pays voisins (comme c’est le cas pour la France par exemple) en cas de nécessité.
23Si les États-Unis disposent du parc le plus important, aucune nouvelle centrale nouvelle n’a été construite depuis plus de 20 ans. Ne disposant plus de l’outil industriel pour construire de nouvelles tranches, la relance du nucléaire au États-Unis devrait donc profiter au moins partiellement aux industriels français et japonais. Quant à la Chine, ses besoins en électricité sont immenses et ne feront que croître. Avec une dizaine de centrales en production la Chine reste encore loin derrière le Japon, la France et les États-Unis, mais son programme d’équipement est ambitieux et la puissance électronucléaire installée pourrait avoir rattrapé celle de la France et du Japon dans une vingtaine d’années.
24On note également qu’à l’exception des États-Unis tous ces pays s’intéressent aux réacteurs à neutrons rapides sur lesquels la France disposait d’une large avance technologique jusqu’à l’arrêt de Super-Phénix pour des raisons essentiellement politiques.
25Enfin le Japon possède une longueur d’avance sur les autres pays dans le domaine des réacteurs à haute température (HTR) avec un pilote de 100 MW17 sur lequel des recherches de développement sont menées pour la production industrielle d’hydrogène qui pourrait être utilisé comme combustible dans les transports.
Tableau 1. Comparaison des programmes électronucléaires du Japon de la France des USA et de la Chine
Japon | France | USA | Chine | |
Population (millions d’habitants, 2005) | 127,5 | 59.6 | 298 | 1.314 |
PNB par habitant (chiffres 2003) | $33.520 | $22.753 | $36.562 | $1.035 |
Nombre de tranches en exploitation | 55 | 59 | 103 | 10 |
Puissance installée (GWe) | 50 | 63 | 97 | 7,6 |
Part du nucléaire dans la production électrique | 30 % | 75 % | 20 % | 2 % |
Nombre de tranches en construction | 2 | 1* | aucune construction depuis plus de 20 ans mais 4 tranches partiellement construites | 5 |
Nombre de tranches en projet | ~10 d’ici 2016 13 GWe | 0 | ~20 | > 40 d’ici 2020 40 GWe (4 % de la production électrique) |
Réacteurs à neutrons rapides | 1 pilote (Monju, 280MWe)1 projet de réacteur de démonstration | 1 pilote (Phénix, 233MWe)1 réacteur de démonstration (SuperPhénix, 1200 MWe) abandonné en 1998 | 0 | 1 réacteur expérimental (65MWe) en construction |
Autres | 1 HTR (100MW) | 1 HTR (10MW) |
Source : World Nuclear Association
Les réacteurs à neutrons rapides et le cycle du combustible
26Pour le Japon l’indépendance énergétique signifie non seulement la maîtrise de la technologie des réacteurs mais aussi celle, essentielle, de toutes les technologies du cycle du combustible depuis l’enrichissement de l’uranium et la fabrication des combustibles en amont des réacteurs jusqu’au retraitement et au recyclage des combustibles usés18 en aval (figure 2).
Figure 2. schéma du cycle du combustible (site SFEN http://www.sfen.org/fr/intro/cycle.htm).
27Sans ressources minières nationales le nucléaire Japonais continue toutefois de dépendre de l’étranger pour son approvisionnement en uranium. La recherche de l’indépendance a donc amené tout naturellement le Japon (comme cela a été le cas pour le France) à s’intéresser à la technologie des réacteurs à neutrons rapides.
28Dans un réacteur « classique » seule une petite partie de l’uranium, l’isotope fissile U23519, est consommée et partiellement transformée en plutonium alors qu’un réacteur à neutrons rapide qui fonctionne avec comme combustible un mélange de plutonium et d’uranium, consomme du plutonium et en régénère à partir de l’uranium (d’où le nom de surgénérateur). Alors qu’avec un réacteur classique seul l’U235 est « brulé », dans un réacteur à neutrons rapides c’est la quasi-totalité de l’uranium qui devient utilisable, multipliant ainsi de façon considérable les ressources énergétiques nucléaires disponibles.
29Dans le but de développer la technologie des réacteurs à neutrons rapides l’organisme de recherche PNC20 est créé en 1967. Jôyô, réacteur à neutrons rapides expérimental démarre en 77, puis le réacteur prototype Monju (280 MWe), équivalent Japonais de Phénix en France, dont la construction est lancée en 85, démarre en 94.
30Le développement des réacteurs à neutrons rapides nécessite aussi la maîtrise des technologies de retraitement qui permettent de séparer le plutonium utilisé comme combustible dans ce type de réacteur. Malgré l’opposition américaine au début qui voit d’un assez mauvais œil le Japon se doter de technologies qui pourraient lui donner accès à l’arme nucléaire, le Japon fait appel à la technologie française pour l’usine pilote de Tôkai-mura dès la fin des années 1960.
31Après usage dans le cœur du réacteur les assemblages combustibles sont entreposés dans les piscines de refroidissement des centrales nucléaires en attente de retraitement. Mais le pilote de Tôkai dont ce n’est d’ailleurs pas la vocation n’a pas la capacité de retraiter tout le combustible usé déchargé des réacteurs chaque année (environ un millier de tonnes) et les capacités d’entreposage sur les sites des réacteurs sont limitées. Pour éviter l’engorgement et extraire de ces assemblages irradiés le plutonium nécessaire au démarrage de Monju et au futur programme de construction de réacteurs à neutrons rapides, les électriciens passent à la fin des années 1970 les premiers contrats de retraitement à Cogema La Hague. Au terme de ces contrats, les électriciens japonais expédient à l’usine de retraitement de La Hague leurs combustibles usés, d’où sont séparés le plutonium, l’uranium et les déchets radioactifs qui sont retournés ensuite au Japon.
32Cette solution est toutefois transitoire puisque rapidement le Japon décide de se munir d’une usine de retraitement commerciale qui fait l’objet d’un nouveau transfert de technologie depuis la France au début des années 198021.
R & D
33Un indicateur de la persévérance Japonaise dans le domaine nucléaire est le budget que consacrent les organismes d’état à la R & D nucléaire. Certes ce budget ne représente qu’une partie de la R & D totale, puisqu’une partie relativement importante et mal connue est effectuée par le secteur privé (constructeurs et électriciens). Dans l’absolu les chiffres sont donc relativement difficiles à comparer entre différents pays, mais la tendance générale, elle, reste très instructive.
34En Europe et aux États-Unis les investissements en R & D nucléaire ont rapidement décliné après le pic du début des années 80. Le début de ce déclin peut être attribué à l’accident de Three Mile Island en 197922. Il s’est ensuite confirmé à la suite de la catastrophe de Tchernobyl en 1989.
35Le faible coût du gaz à l’époque a aussi rendu plus difficile l’investissement dans les centrales nucléaires23. La R & D nucléaire s’est alors globalement déplacée vers les problèmes de sûreté et les techniques de traitement des déchets au dépend de la recherche sur les nouveaux réacteurs. Plusieurs pays ayant élaboré des projets d’abandon progressif du Nucléaire (États-Unis, Grande Bretagne, Allemagne, Italie, Pays-Bas) ont aussi réduit leurs dépenses de R & D.
36Au Japon, en revanche, on observe avec intérêt que les investissements en R & D nucléaire ont été multipliés par 4 sur les 30 dernières années (figure 2).
37On notera toutefois que les dépenses en R & D sur l’énergie des organismes gouvernementaux ont tendance à être focalisées sur le développement à long terme de nouvelles technologies, avec pour but de les amener à la commercialisation, alors que la R & D privée s’intéresse davantage au développement de technologies existantes et opérationnelles.
38Ainsi parmi les programmes de développement Japonais on trouve le lancement du réacteur à haute température refroidi au gaz de 100 MW qui a démarré en novembre 98 et valide une technologie qui à moyen terme pourrait permettre la coproduction d’électricité et d’hydrogène. Cet hydrogène pourrait alors être utilisé comme combustible pour les véhicules automobiles en remplacement de l’essence ou du fioul.
39Par ailleurs le Japon s’est aussi résolument engagé dans le programme international de recherche sur les réacteurs nucléaires du futur (dit de Génération IV) dont la plupart sont d’ailleurs des réacteurs à neutrons rapides.
Persévérance
Monju et le programme des réacteurs à neutrons rapides
40Les péripéties du réacteur à neutrons rapides Monju offrent une intéressante illustration de la persévérance du programme nucléaire Japonais.
41Comme nous l’avons indiqué plus haut, les réacteurs à neutrons rapides sont essentiels au développement d’un programme électronucléaire indépendant des importations d’uranium et surtout durable.
42Fort de ses succès avec Jôyô le premier réacteur rapide expérimental (100 MW) qui démarre en 1977, JNC (aujourd’hui JAEA) lance la construction d’un réacteur prototype de 280 MWe, Monju en 1985. Jusque là le programme Japonais est la copie presque parfaite du programme Français avec le prototype Phénix. Monju est d’ailleurs construit avec l’aide du Commissariat à l’Energie Atomique Français. Le Japon prévoit à l’époque la construction d’un réacteur de démonstration similaire à Super-Phénix.
43Malheureusement en décembre 1995 se produit sur Monju une fuite de sodium24 suivie d’un incendie rapidement maitrisé sur le circuit de refroidissement secondaire. Si l’incident n’est pas techniquement dramatique (aucune victime et aucun relâchement de radioactivité ni dans la centrale ni dans l’environnement), la façon dont l’exploitant communique est calamiteuse et va rapidement entrainer le retrait du support de l’opinion publique locale et beaucoup plus grave des autorités locales qui ne pardonnent pas à l’opérateur son manque de transparence et sa gestion technocratique de la communication.
44Par ailleurs à la même époque dans le monde, les États-Unis expriment leur opposition au retraitement et à l’utilisation du plutonium alors que le spectre de la pénurie sur l’uranium (que les réacteurs à neutrons rapides permettent d’économiser, rappelons le) s’éloigne avec le ralentissement du rythme de construction de nouveaux réacteurs dans le monde, conséquence des bas prix du pétrole et des accidents de TMI puis de Tchernobyl qui poussent plusieurs pays (dont les États-Unis et l’Allemagne) à suspendre, voire à abandonner leur programme nucléaire.
45L’une des premières victimes de cette nouvelle situation sera Super-Phénix en 1998 dont les Japonais ne comprendront réellement jamais les raisons de l’arrêt puis du démantèlement. Cette décision pèsera d’ailleurs lourd dans les discussions au Japon sur la poursuite du programme de recherches sur ce type de réacteur. Envers et contre tous, multipliant les forums nationaux et internationaux, ouvrant le dialogue avec le public en général et les riverains en particulier, les autorités et l’exploitant parviennent cependant à maintenir la ligne directrice : la nécessité de développer les réacteurs à neutrons rapides.
46Il faudra pourtant presque dix ans pour que l’accident soit entièrement analysé, les causes clarifiées et pour obtenir l’accord du public et des autorités locales afin que les travaux de réparation (en cours aujourd’hui) puissent être lancés.
47Le redémarrage de Monju est à présent prévu pour Mai 2008 et de facto le Japon se retrouve en tête de la R & D mondiale sur ce type de réacteur25 alors même que Phénix produit ses derniers KWh.
Le programme MOX
48Ayant pris du retard dans le programme des réacteurs à neutrons rapides, le Japon est vite confronté à un problème inattendu et délicat : un stock de plutonium qui s’accumule au fur et à mesure du retraitement en France et en Grande Bretagne des combustibles usés des électriciens japonais.
49Or l’opinion publique dans les deux pays est hostile à un stockage à long terme du plutonium étranger sur le sol national. Il va donc falloir rapatrier ce plutonium, ce qui pose un problème de fond. En effet le Japon s’est engagé à ne jamais stocker de plutonium qui ne soit affecté à un usage bien défini. Pour autant, le calendrier incertain des rapides à la suite de l’accident de Monju de 1995 ne justifie pas des stocks de plutonium au Japon.
50C’est là que l’option MOX26 apparaît. Il s’agit d’utiliser ce plutonium dans des combustibles classiques pour réacteurs à eau légère. Si il s’agit d’une question technique relativement banale dans les pays où cette solution est mise en œuvre depuis longtemps, comme en Allemagne en Suisse et même en France, il n’en va pas de même au Japon où le plutonium était supposé n’être destiné qu’à l’usage exclusif des réacteurs à neutrons rapides et où le plutonium, plus que nulle part ailleurs a mauvaise réputation en raison de son utilisation dans les bombes atomiques dont celle de Nagasaki.
51Le ministère de l’industrie Japonais et les électriciens vont donc entreprendre une campagne d’explication auprès du public et des autorités locales qui donnent l’autorisation de charger les premiers réacteurs en combustibles MOX, lesquels sont livrés en septembre 1999.
52Malheureusement deux événements imprévus se produisent. D’une part les combustibles MOX fabriqués en Grande-Bretagne à partir du plutonium séparé des combustibles usés envoyés pour retraitement par les électriciens, sont touchés par un scandale concernant la qualité de leur réalisation, et d’autre part quelques semaines après leur livraison se produit un grave accident nucléaire dans une installation de préparation de l’uranium pour les combustibles27 à Tôkai qui fait les deux premières victimes du nucléaire civil Japonais.
53Même si ces évènements n’ont rien à voir entre eux et même si les combustibles MOX fabriqués en France ne sont eux en aucune manière touchés par le problème des combustibles Britanniques, la confiance de l’opinion publique Japonaise dans l’industrie nucléaire va être gravement et durablement touchée et le programme MOX se trouvera bloqué, les autorités locales retirant leur accord au chargement des réacteurs en combustibles MOX.
54Là encore tout comme dans le cas des réacteurs à neutrons rapides, les électriciens et les autorités, loin d’abandonner le projet, lanceront une campagne d’information auprès du public qui aboutit aujourd’hui, 7 ans plus tard, à la remise sur les rails du programme et prévoit avec un calendrier sans doute un peu optimiste que 16 à 18 tranches seront chargées en combustibles MOX d’ici 2010.
L’opposition au nucléaire
55Les exemples ci-dessus nous amènent à nous poser la question de l’opposition du public Japonais au nucléaire. Si comme le montre le développement constant du nucléaire au Japon, le public et les médias semblent globalement en comprendre la nécessité stratégique, ils se montrent en revanche très réactifs à certains événements précis (accidents28, implantation de nouvelles installation29) et se mobilisent alors, mais de façon essentiellement locale.
56Au niveau national aucun parti ne se réclame réellement anti-nucléaire. En revanche cette localisation de l’opposition a un effet pervers. Les gouverneurs étant élus au suffrage direct30, ils se montrent très sensibles aux mouvements anti-nucléaires citoyens qui pourraient se mobiliser contre eux lors de leur réélection, à l’occasion d’un accident ou d’un scandale touchant une centrale nucléaire de leur circonscription.
57À cela s’ajoute pour les 2 grandes métropoles Tokyo et Osaka un problème très particulier. Ces deux centres urbains et les régions qui les entourent sont alimentés en électricité par des centrales nucléaires situées dans les préfectures voisines. Les populations de ces préfectures et des villages qui abritent les centrales nucléaires s’estiment mal reconnues pour leurs efforts et les risques qu’elles prennent.
58Toutefois le public Japonais reste très majoritairement favorable au nucléaire comme le montre par exemple le sondage effectue par le Ministère de l’Economie et de l’Industrie (METI) en 2005 : 55,1 % des personnes interrogées soutiennent le développement du nucléaire et 20,2 % sont favorables au statu quo, alors que 17 % souhaitent l’abandon du nucléaire. Par rapport au même sondage effectué en 1998, on note une érosion des opinions anti-nucléaires (21,5 %) alors que le total des opinions favorables reste de l’ordre de 70 %.
59Par comparaison en 2003, l’opinion américaine était favorable à 63 % au nucléaire et opposée à 32 %.
Futur
60Si au départ le développement de l’énergie nucléaire au japon n’avait comme objectif que d’améliorer l’indépendance énergétique de l’archipel, le faible coût du pétrole dans les années 90, les accidents de TMI et de Tchernobyl avaient rendu le développement de cette source d’énergie plus difficile malgré le support des autorités et des électriciens. Les inquiétudes liées au réchauffement climatique ont avec le protocole de Kyoto31 permis au Japon de trouver de nouvelles raisons de relancer le nucléaire. Ainsi en mars 2002 le gouvernement japonais a annoncé qu’il s’appuierait sur l’énergie nucléaire pourra atteindre ses objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixés dans le Protocole.
61Le plan énergie décennal soumis au METI en juillet 2001 a été avalisé par le cabinet. Il prévoit un accroissement de la production électronucléaire d’environ 30 % (13,000 MWe), en espérant que les électriciens mettent de 9 à 12 nouvelles tranches en service d’ici 2011. Des subventions à la construction de nouvelles centrales sont aussi prévues afin de permettre aux électriciens de rester compétitifs dans un marché en cours de libéralisation qui a conduit alors que les prix du pétrole étaient encore faibles à accroitre le recours aux énergies fossiles.
62En juin 2002, une nouvelle Loi sur la Politique Energétique a été adoptée par la chambre haute par 206 voix contre 27. La Loi fixe les principes fondamentaux de la sécurité énergétique et les responsabilités du gouvernement et des compagnies publiques locales, donnant en apparence une plus grande autorité au gouvernement pour établir les infrastructures énergétiques pour la croissance économique.
63En novembre 2002, le gouvernement japonais a annoncé un certain nombre de mesures fiscales destinées à taxer davantage les énergies fossiles (environ 70 millions d’Euros par an) et à financer les recherches sur les toutes les énergies, y compris bien entendu le nucléaire.
64Ces développements, devraient ouvrir la voie à un accroissement du rôle de l’énergie nucléaire qui devrait aboutir à une réduction des émissions de CO2.
65En juillet 2005 l’AEC a réaffirmé la direction du nucléaire au Japon tout en confirmant que l’objectif immédiat était les réacteurs à eau légère. L’élément principal est que 30 a 40 % ou plus doivent être visés pour la part du nucléaire en 2030, y compris le remplacement du parc actuel par des réacteurs avancés. Les rapides seront introduits mais pas avant 2050. Le combustible usé sera retraité au Japon pour récupérer les matières fissiles destinées au combustible MOX.
66Le METI reprend à présent ses objectifs de 40 % d’électronucléaire ce qui correspond à une vingtaine de tranches supplémentaires voire un peu moins en améliorant le fonctionnement des réacteurs existants (up-rating).
Conclusions et perspectives
67Aujourd’hui le nucléaire a 50 ans, c’est l’âge du chemin de fer en 1890. C’est donc encore une technologie jeune qui n’a pas encore donné toute la mesure de ses capacités.
68Aussitôt après la fin de la guerre, le Japon a fait le choix de développer l’énergie nucléaire pour subvenir à ses besoins en électricité et réduire sa dépendance aux importations de combustibles fossiles. Presque 60 ans plus tard et malgré de nombreuses péripéties et accidents, le programme d’équipement se poursuit avec la construction de nouvelles centrales nucléaires, un programme soutenu de R & D et la fermeture du cycle32.
69Tout se passe comme si il existait des orientations fortes en terme d’objectifs avec un accroissement progressif de la part d’électronucléaire, et le déploiement des réacteurs à neutron rapides, ce qui entraine aussi la constitution d’une industrie complète du cycle du combustible, depuis l’enrichissement jusqu’au retraitement. Le tout soutenu par un effort constant de R & D.
70C’est avec la même persévérance que depuis des années le Japon poursuit un programme de recherche sur la fusion nucléaire qui l’amène à être membre du projet ITER dè été retenue au profit du site de Cadarache en France, la persévérance dont le Japon a toujours fait preuve dans les projets nucléaires est un gage qu’avec sa participation, ce projet sera mené à bien.
Références
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72http://www.sg.emb-japan.go.jp/JapanAccess/energy.htm
73http://www.world-nuclear.org/info/inf68.htm
74http://www.worldenergy.org/wec-geis/publications/reports/et21/annex_I/annex_I.asp
75http://www.enecho.meti.go.jp/english/policy/oil/fundamental_view.html
76http://www.eia.doe.gov/emeu/international/energy.html
77http://www.world-nuclear.org/info/inf79.htm
78http://www.jaea.go.jp/04/turuga/tief5/images/TIEF5-SS_1.pdf
79http://www.wtec.org/loyola/ar93_94/np.htm
80http://www.rice.edu/energy/publications/docs/NewEnergyTechMicro
81Nuclear_DevStrategySmallInnovativeReactor.pdf
82http://www.oti.globalwatchonline.com/online_pdfs/36533X.pdf
83http://www.eia.doe.gov/emeu/cabs/pgulf.html
84http://www.zmag.org/content/showarticle.cfm?ItemID=8052
85http://www.iaea.org/inis/aws/eedrb/data/JP-enimco.html
86http://www.iaea.or.at/programmes/a2/
87http://www.uarga.org/downloads/Nouvelles_du_nucleaire/
Notes de bas de page
1 Japon : 40 % en calories, France 140 %.
2 Répartition du PIB en 2005 : 1,3 % pour l'agriculture, 25,3 % pour l'industrie et 73,5 % pour les services. En 2003, la répartition de la consommation énergétique entre les différents secteurs était de 46 % pour l'industrie, 39 % pour le résidentiel et le commercial et 26 % pour les transports.
3 L'hydraulique, le nucléaire et les énergies renouvelables représentent les 20 % restant.
4 En 2003 selon les chiffres du METI le pétrole a représenté 41 % de l'énergie (en tonne équivalent pétrole), le charbon 21 %, le gaz naturel 13 %, le nucléaire 12 %, l'hydroélectricité et la géothermie 3,5 % et les autres énergies (y compris les « nouvelles énergies ») 1,3 %.
5 Chiffre de la Fédération des électriciens japonais pour 2001 (par ex. : http://www.fepc.or.jp/thumbnail/zumen/1-22.html).
6 Chiffre 2006 du ministère de l'Industrie et des finances (par ex. : http://www.industrie.gouv.fr/energie/statisti/pdf/conjoncture.pdf).
7 Chiffres 2005 de l'Agence Internationale de l'Énergie.
8 75 % du territoire Japonais est occupé par les montagnes.
9 Plus du tiers des 127 millions d'habitants que compte le Japon habitent à Tokyo et Osaka-Kyoto.
10 Toute installation électrique thermique (qu'elle soit d'origine nucléaire ou utilisant du charbon du gaz ou du pétrole) nécessite de grandes quantités d'eau pour son refroidissement. Les rivières au débit suffisant étant peu nombreuses au Japon, la quasi-totalité des installations de production d'électricité japonaises est construite en bord de mer.
11 Le site de Kashiwazaki-Kariwa sur la côte de la mer du Japon qui comprend 7 centrales nucléaires est ainsi le plus gros site nucléaire du monde.
12 Le 26 octobre est depuis célébré comme le « jour de l'atome ».
13 Japan Power Demonstration Reactor (Réacteur Puissance de Démonstration Japonais).
14 Japan Atomic Power Company filiale des 10 électriciens créée en 1957, et dont la vocation est de développer les nouveaux types de réacteurs.
15 Le réacteur a été définitivement arrêté en 1998 après 32 années de production.
16 Westinghouse sera ensuite repris par le Britannique BNFL avant d'être revendu en 1996 au Japonais Toshiba.
17 Le réacteur n'étant pas raccordé à une installation de production d'électricité il s'agit ici de puissance thermique. Si le réacteur produisait de l'électricité sa puissance serait probablement de l'ordre de 35MWe.
18 Seule l'extraction du minerai n'entre plus aujourd'hui dans les technologies que le Japon veut maitriser. Cela peut s'expliquer par l'absence de mines au Japon et une répartition géopolitique des ressources minières qui réduit considérablement le risque de rupture des approvisionnements.
19 L'Uranium naturel est constitué principalement de 2 isotopes 0.7 % d'U235 et le reste d'U238. Seul l'U235 est instable (radioactif) et donne lieu dans des conditions appropriées à une réaction en chaine qui peut être quasi instantanée (bombe atomique) ou contrôlée (réacteurs nucléaires).
20 Power Reactor and Nuclear Fuel Development Corporation, rebaptisé JNC en 1998.
21 L'usine d'une capacité de 800t construite dans la préfecture de Aomori à l'extrémité Nord de l'île principale du Honshu est à présent en cours d'essais et devrait entrer en opération commerciale à l'été 2007.
22 Fusion partielle du cœur, sans relâchement significatif de radioactivité ni d'évacuation du public.
23 En effet si dans une installation de production d'électricité au gaz la part de l'investissement dans la construction de l'installation ne représente que de l'ordre de 20 % du prix du KWh produit (80 % étant le prix du gaz), dans une installation nucléaire ce coût représente presque 80 % du coût du KWh. Ceci se traduit bien entendu par une faible sensibilité du coût de l'électricité au prix de l'uranium pour le nucléaire ce qui n'est pas le cas du gaz très sensible au cours du pétrole.
24 Monju, tout comme Phénix et Super-Phénix, est refroidi au Sodium liquide et non à l'eau comme les réacteurs « classiques ». Le Sodium est un métal qui peut s'enflammer au contact de l'air.
25 Après des années où elle a été nulle, une allocation de 27 M€ a été accordée par le METI aux recherches sur les réacteurs à neutrons rapides pour l'année fiscale 2007 (Fuji Sankei Business i, P5 06/09/12.)
26 Le combustible MOX est un combustible nucléaire classique composé d'un mélange d'uranium et de plutonium.
27 Accident de « criticité », ou emballement accidentel de la réaction en chaine nucléaire suite à des opérations de mélange d'uranium en solution dans des conditions non-sûres et en principe interdites.
28 Par exemple en 1953 à la suite de la contamination d'un navire de pêche japonais par les retombées d'un essai nucléaire aérien Américain sur l'atoll de Bikini.
29 Ce type d'opposition peut durer très longtemps comme le montre l'exemple de l'aéroport de Narita ou des résidents continuent depuis plus de 20 ans à s'opposer à la construction puis aux extensions de l'aéroport.
30 Ce qui leur confère une très forte légitimité. Depuis que de nombreux gouverneurs non membres du parti libéral au pouvoir ou sans étiquette ont été élus, on assiste régulièrement à des confrontations entre les gouverneurs et le pouvoir central dont la première a été le refus du gouverneur de Okinawa en septembre 95 de renouveler le bail pour les terrains des bases militaires américaines.
31 Le protocole de Kyôtô signé en 1997, fixe comme objectif aux 36 pays signataires, une réduction moyenne de leurs émissions de gaz à effet de serre de 5 % par rapport aux niveaux de 1980, à l'horizon 2008-2012.
32 Fermeture du cycle : réalisation de toutes les installations nécessaires à la fabrication et au recyclage du combustible nucléaire.
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L’empire de l’intelligence
Politiques scientifiques et technologiques du Japon depuis 1945
Jean-François Sabouret (dir.)
2007