Avant-propos à la quatrième partie
p. 335-336
Texte intégral
1Ce que nous ont appris les parties précédentes, c’est que l’on peut envisager l’ontologie cartésienne sous deux aspects : soit sous l’angle de la réalité, auquel cas l’ego et Dieu se distinguent de tout ce qui n’est pas eux et se laissent décrire comme l’ens ut demonstratum, soit sous l’angle de la puissance auquel cas Dieu apparaît seul comme ens ut potentia, et se distingue de tout ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire de l’ens ut creatum. Partant, si se trouve considérée la dissociation entre Dieu comme puissance infinie et l’ensemble de sa création en tant qu’elle comprend l’ego, il devient possible de penser des combinaisons à l’intérieur même de l’ens ut creatum puisque, selon ce point de vue, la différence ontologique entre la réalité de l’ego et la précarité du monde s’atténue. Par conséquent, le problème général de la manière dont l’ego, en tant que réalité définie comme âme, vient s’unir au corps ne peut être compris qu’à la condition expresse de n’envisager que ce que nous pourrions appeler la seconde ontologie cartésienne, celle qui introduit une dissociation entre l’ens ut potentia et l’ens ut creatum. Pour le dire plus clairement, c’est en tant que créatures de Dieu que s’unissent le corps à l’âme, en tant donc qu’ils participent à une même région ontologique, celle du créé, cette communauté libérant la condition de possibilité de leur union.
2C’est la raison pour laquelle, nous semble-t-il, Descartes insiste tant, notamment dans le Discours, sur la nécessité de penser l’union en fonction de l’âme en tant qu’elle est créée c’est-à-dire dépendante de la puissance divine, insistance qui n’est guère anodine compte-tenu de la possibilité même que s’unissent deux entités qui, selon la première ontologie cartésienne, ne présentaient rien de commun. Résumant ce qui figure dans le Monde, Descartes rappelle la manière dont il y avait présenté l’âme : « J’avais décrit après cela l’âme raisonnable, et fait voir qu’elle ne peut aucunement être tirée de la puissance de la matière, ainsi que les autres choses dont j’avais parlé, mais qu’elle doit expressément être créée ; et comment il ne suffit pas qu’elle soit logée dans le corps humain, ainsi qu’un pilote en son navire, sinon peut-être pour pouvoir mouvoir ses membres, mais qu’il est besoin qu’elle soit jointe et unie plus étroitement avec lui pour avoir outre cela des sentiments et des appétits semblables aux nôtres, et ainsi composer un vrai homme.1 » Deux aspects ici présentés confirment nos dires : d’une part, Descartes commence par rappeler un élément du Monde selon lequel il est nécessaire que l’âme soit créée ; par conséquent, il est clair que se trouve ici envisagée la différence entre Dieu comme ens ut potentia et l’ens ut creatum dont relève l’âme en question, de sorte que celle-ci entretienne quelque commerce ontologique avec le corps auquel elle s’unira. Or, aussitôt après avoir rappelé que l’âme devait être créée, Descartes précise d’autre part le sens de l’union à partir d’une opposition transparente à la pensée aristotélicienne et à l’École. En d’autres termes, l’union n’apparaît ici qu’après le rappel de la création de l’âme, mouvement binaire dont le premier moment nous semble constituer la condition de possibilité du second : c’est bien parce que l’âme est créée qu’elle peut s’unir à un corps qui est, lui aussi, créé.
Notes de bas de page
1 Descartes, DM V, OC III, 120 ; FA I, 631-632 ; AT VI, 59 C’est nous qui soulignons.
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