Conclusion. La sociologie à l’épreuve de l’Inde
p. 343-356
Texte intégral
1Lorsque la sociologie se donne pour tâche de décrire la logique du système des pratiques et des représentations qui constitue l’hindouisme à la fois comme structure sociale – le régime des castes – et comme ensemble de doctrines, de croyances et de pratiques rituelles – la religion hindoue – cette discipline est confrontée à plusieurs difficultés d’ordre épistémique qui tiennent, d’une part, à la nature de cette société traditionnelle dotée de sa propre tradition savante et, d’autre part, aux présupposés des outils et des méthodes scientifiques mobilisés dans ce projet. Au terme de ce travail, il faut donc revenir sur les enseignements que la genèse de l’anthropologie de Louis Dumont peut apporter à la sociologique générale, car il faut reconnaître à celui-ci d’avoir soulevé des interrogations qui demeurent aujourd’hui au centre des débats des sciences sociales.
L’inconscient disciplinaire : la science indigène
2La connaissance de l’Inde résulte de la rencontre historique entre deux traditions lettrées, d’une part, la philologie indienne et, d’autre part, les savoirs brahmaniques. Les premiers travaux portant sur cette culture furent le fait des érudits européens entrés en contact avec les lettrés indigènes, à partir du xviie siècle, avant que cette relation ne se structure autour de l’Asiatic Society, à Calcutta, lorsque la domination coloniale britannique s’établit sur l’Inde. À mesure que les manuscrits orientaux s’accumulaient dans les bibliothèques européennes et que les sanscritistes élaboraient leurs méthodes de travail, la question fut très vite soulevée, sur le continent, de l’utilité de se rendre en Inde pour étudier cette tradition savante. Ni Antoine-Léonard de Chézy ni Eugène Burnouf n’entreprirent le périple qui avait mené Anquetil Duperron sur les traces des destours parsis. Toutefois, un renversement s’opéra dans la seconde moitié du xixe siècle lorsque les sanscritistes comprirent le bénéfice qu’ils gagneraient de se mettre à l’école des pandits en recueillant sur le terrain les préceptes d’une « science indigène » encore vivante. De passage à Bénarès, en 1895, Alfred Foucher1 avait découvert les classes du Sanskrit College, institution coloniale mais où l’enseignement restait traditionnel, et l’année suivante, Sylvain Lévi justifiait sa demande de mission en Inde par le désir de se plier à l’apprentissage des maîtres brahmanes :
« Je me propose de passer deux mois à Bénarès et autant à Poona, les deux grandes capitales de la science indigène (...) et d’y lire, sous la direction de maîtres brahmaniques les traités de philosophie et de grammaire2. » Et un an plus tard, il confie : « Je me suis rendu à Bénarès, la véritable métropole de la science brahmanique et je me suis appliqué à étudier la méthode des pandits ; je me suis efforcé également de prendre un contact direct avec l’esprit religieux de l’Inde, si vivace et si florissant en cette Jérusalem du brahmanisme3. »
3Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, cette tradition d’études auprès des pandits fut reprise par de nouvelles générations de sanscritistes nourris de la réflexion sociologique de Marcel Mauss et du travail de terrain mené par Louis Dumont. Cette rencontre entre la philologie indienne et la sociologie durkheimienne, entre la science brahmanique, expression lettrée de la culture de l’Inde classique, et l’enquête ethnographique de terrain, a fécondé la démarche heuristique de la sociologie de l’Inde (hindoue) à la fois en France et aux États-Unis, de manière relativement indépendante à ses débuts.
4Lorsque ces disciplines se donnent pour objet de connaissance les cadres cognitifs qui sont au principe de la représentation brahmanique du monde, cette démarche paraît fructueuse, au moins dans les limites textuelles et sociales des corpus étudiés. Mais une interrogation légitime demeure. Si un intérêt anthropologique engage le philologue à faire l’expérience de l’éducation brahmanique pour éprouver dans la pratique scolaire les schèmes de pensée de ce corps de lettrés, suffit-il de reproduire aussi fidèlement que possible la vision du monde de ces pandits pour en livrer une « compréhension (...) exacte et entière »4, comme le soutient Jean Filliozat ? Comment différencier alors, en théorie, les discours savants à prétention universelle des indianistes (occidentaux) des productions lettrées indigènes dont chacun reconnaît le caractère savant spécifique.
5On peut préciser cette question au regard du système des castes. Lorsque philologues, historiens et anthropologues énoncent les traits généraux du monde indien (hindou) appréhendé au travers des sources en langue sanscrite, ils font l’hypothèse implicite que l’ensemble de la population participe de la même culture, au sens anthropologique du terme, portée par cette langue, indépendamment des différenciations culturelles, au sens sociologique, que l’on peut observer entre les groupes, en l’occurrence les castes. Si ce postulat sous-tend la définition de l’ « idéologie », selon Louis Dumont, comme l’ensemble des valeurs et des représentations communes à une même société dont l’Inde n’est ici qu’un cas particulier, il faut toutefois rappeler la mise en garde du linguiste Jules Bloch. Dans l’Inde ancienne, « le fait dominant [est] que le sanskrit n’est pas la langue d’un pays, mais la langue d’une classe sociale qui en est dépositaire responsable, en vue de l’emploi religieux qu’on en fait »5. Plus précisément, si les membres des trois varna supérieurs ont accès en théorie à la langue sanscrite et aux savoirs afférents, condition nécessaire pour mettre en œuvre les rites sacrificiels, de fait, les brahmanes se singularisent, collectivement, par la maîtrise de cette langue savante qui leur assure une position de quasi monopole lettré au sommet de la hiérarchie sociale – prêtres du sacrifice et docteurs du dharma, selon les termes de Madeleine Biardeau6.
6Or tout se passe dans la sociologie de l’Inde, notamment lorsqu’elle se réclame de la tradition durkheimienne, comme si ce monopole lettré une fois admis était dénié, sans que soient considérés les effets de connaissance induits par la détention de cette « culture déclarative » type, pour reprendre l’expression de Jean-Claude Passeron7. Sans préjuger de la pertinence des catégories brahmaniques pour comprendre l’ensemble du monde hindou, il est difficile d’ignorer les questions de sociologie de la connaissance que cette position de classe soulève. Tel est le sens des interrogations formulées par Senart et reprises par Bouglé mais que Mauss, dans le cas de l’Inde, puis Hocart et Dumont ont largement ignorées.
7Les effets sociaux et cognitifs induits par la position de classe des brahmanes sont de trois types au moins. Premièrement, la concentration au sein d’un même groupe social d’un ensemble de savoirs et de savoir-faire d’ordre intellectuel et rituel s’accompagne de la dépossession corrélative de la maîtrise des instruments d’expression symbolique légitimes des autres groupes sociaux, tout particulièrement des shûdra qui sont exclus de droit et du savoir et du sacrifice. Cependant, le modèle sacrificiel qui est au principe des relations entre les varna intègre ces derniers au sein de la représentation brahmanique du monde, mais en faisant du service aux dominants le devoir propre de cette classe. Dans ces conditions, on comprend que la position dominée tant du point de vue rituel que du point de vue économique et social des shûdra soit marquée par l’ambivalence. D’une part, cette classe est exclue statutairement des moyens d’accès aux varna dominants des deux-fois-nés mais, d’autre part, la théorie brahmanique du monde social leur assigne une place au bas de la hiérarchie d’un ordre dont ils sont privés des moyens d’expression rituelle et culturelle légitimes. Aussi, et c’est le deuxième élément à prendre en compte, la sociologie de l’Inde ne peut ignorer les effets de légitimité produits par la culture lettrée brahmanique, qui tiennent aux conditions sociales de production et de reproduction des valeurs de l’hindouisme. Troisième type de conséquence, enfin, monopole lettré et dépossession corrélative s’accompagnent d’une délégation collective au varna des brahmanes du pouvoir de représentation en vue d’une d’action symbolique sur le monde. En ce sens, il y a bien une imposition des cadres cognitifs de la culture savante dans le monde hindou, mais une imposition socialement différenciée selon, en quelque sorte, la distance de chacun des groupes au « foyer des valeurs culturelles » brahmaniques8, pour reprendre dans ce contexte l’expression de Maurice Halbwachs.
8Ces conditions permettent d’esquisser la contribution que la culture lettrée brahmanique apporte à la construction sociale de la réalité du monde hindou, en particulier par la science du dharma et des effets d’ordre cognitif que celle-ci produits. Les traités juridico-religieux des Dharmashâstra dont l’objet est inséparable de la morale et de la religion ritualiste, ont en effet pour tâche de codifier les relations qui unissent les groupes constitutifs du monde hindou dans leurs dimensions sociales et symboliques en élaborant de manière systématique un ensemble de règles, de prescriptions et de schèmes cognitifs qui sont au principe de la vision brahmanique de l’ordre du monde. Ce travail est le fait de brahmanes spécialisés qui ont pour fonction à la fois d’interpréter le corpus de textes légitimes que sont les Dharmashâstra et de contribuer, sous la responsabilité de l’autorité politique, c’est-à-dire du roi qui est investi du pouvoir de châtiment, à l’imposition publique des principes qu’ils formulent.
9C’est par le travail d’élaboration et d’imposition du modèle lettré indigène des varna auquel procèdent les Dharmashâstra, que ceux-ci apportent leur contribution essentielle à la construction sociale du monde hindou. Cette imposition met en évidence ce que l’on peut appeler, en reprenant l’expression de Pierre Bourdieu9, l’effet de théorie produit par la science brahmanique, c’est-à-dire la contribution spécifique que tout travail d’objectivation, dont la théorie indigène n’est qu’un cas particulier, apporte comme acte de connaissance à la construction du monde social. Les traités des Dharmashâstra dont le travail propre consiste à rendre officielle et légale la définition des castes et de leurs attributions rituelles (au même titre que les recensements à l’époque coloniale), contribuent à faire exister ces groupes non seulement dans la théorie indigène mais aussi, par un effet de retour, dans la réalité sociale lorsque celle-ci est construite par des agents dont les structures cognitives sont conformes aux principes de la théorie indigène. Cependant, cet effet de théorie ne pourrait s’imposer avec autant de force et d’efficacité s’il n’était pas fondé dans la réalité du monde hindou. C’est parce que les propriétés que la théorie énonce sont inscrites dans le monde social des castes, qu’elles sont connues et reconnues à l’état pratique pré-réflexif par les hindous, que ceux-ci sont prédisposés à accréditer, de manière différentielle selon leur position dans la hiérarchie du système des castes, la représentation théorique du monde que les Dharmashâstra imposent.
10Cet inconscient culturel spécifique au monde hindou est aussi le résultat du travail d’inculcation régulier accompli collectivement à l’occasion des manifestations rituelles qui ponctuent la vie sociale du monde hindou, depuis le quasi cérémonial de la division des grains sur l’aire à battre selon le système traditionnel (jajmânî) de rétribution socio-économique qui lie les maîtres de la terre à leurs castes de service, jusqu’aux cycles de fêtes et même aux représentations du théâtre classique10. Ce travail d’incorporation des schèmes cognitifs de l’hindouisme et de ses valeurs tire une efficacité accrue du travail scolaire méthodique qu’il revient au système lettré brahmanique de mettre en œuvre. Par l’effet de totalisation et de théorisation qu’elle engage, la science brahmanique contribue à la production d’une vision orthodoxe (ou dharmique) du monde qui se veut au principe du lien social entre les groupes constitutifs du monde hindou. Au côté des instruments de la royauté, la science indigène lettrée assume donc une fonction politique essentielle en participant à la reproduction sociale et symbolique du système des castes et, plus généralement, au maintien de l’ordre hindou du monde (voir diagramme 12).
11Cependant, nombre de sanscritistes porteurs de cette disposition lettrée que Bakhtine nomme le « philologisme », esquivent les enjeux pratiques qui constituent historiquement ces traités brahmaniques pour les considérer, à l’instar des langues mortes, du seul point de vue de leur déchiffrement, du sens à dévoiler. On peut faire l’hypothèse que cette disposition est au principe de la rencontre transhistorique qui tend à rapprocher les visions du monde des philologues et celles des lettrés indigènes, des anthropologues et des informateurs savants, tous prompts à considérer le monde social avec la distance qui sied aux intellectuels dégagés des contingences et des enjeux du monde ordinaire. L’Inde ancienne offre un cas privilégié de monde social dominé par un ordre de lettrés11 entretenus par l’État (ou le roi), des « prébendiers héréditaires » comme dit Max Weber, dont la charge essentielle est de penser l’ordre du monde pour en dire le sens ultime. L’accord qui s’observe historiquement depuis la découverte du sanscrit par l’Occident entre savants européens et lettrés indigènes, non sans tensions toutefois, et dont le philologue autant que le sociologue doivent se déprendre, s’établit sur la base d’une homologie d’habitus lettrés qui sont le produit de conditions scolaires structuralement homologues bien que différentes dans leurs modalités historiques, sociales et culturelles. Prenant pour objet d’étude la spéculation sur la parole et la connaissance du langage, considérée en outre comme voie d’accès au salut extramondain, les brahmanes se trouvaient prédisposés à répondre aux attentes de philologues occidentaux porteurs d’un même type de questionnements sur leur propre langue, qui dérive en outre du sanscrit. En effet, comme le remarque Bakhtine :
« Qu’est-ce qu’un philologue ? Quelles que soient les différences profondes, d’ordre culturel, historique, qui séparent les prêtres hindous des savants linguistes contemporains, le philologue reste toujours et partout le devin qui s’efforce de pénétrer le “mystère” de lettres et de mots étrangers et le maître qui transmet ce qu’il a décrypté ou hérité de la tradition. Les prêtres ont été, toujours et partout, les premiers philologues et les premiers linguistes. L’histoire ne connaît pas un seul peuple dont les écritures ou les traditions n’aient pas été rédigées dans une certaine mesure dans une langue étrangère et incompréhensible pour le profane. Percer le mystère des écritures saintes, telle a justement été la tâche des prêtres-philologues12. »
12Toutefois, qu’il s’agisse des principes de classement qui hiérarchisent les castes dans le monde social ou des valeurs, des représentations et des schèmes cognitifs qui structurent les visions hindoues du monde, il faut se départir d’un point de vue essentialiste qui tend à considérer ces éléments comme des données culturelles établies de manière stable. Ces principes de classement sont en effet l’objet de luttes d’ordre inséparablement social et cognitif par lesquelles les agents mobilisés tentent de bouleverser les univers hiérarchiques au sein desquels leurs qualifications et leurs positions sont assignées. Précisément, parce que le système des castes, en Inde, offre l’exemple d’un univers où les principes hiérarchiques de toutes sortes sont institués socialement dans les groupes, l’habitat, les corps autant que dans les cerveaux, les sciences sociales peuvent y observer, si elles s’en donnent les moyens, les luttes de classement13 qui divisent le monde indien dans le passé précolonial et colonial autant que dans le présent.
On peut s’autoriser des travaux des philologues les plus attentifs aux conditions de production des valeurs brahmaniques pour dégager la logique des oppositions et des conflits qui structurent cet univers lettré. Ainsi, recourant d’un point de vue historique à l’étymologie et à la méthode herméneutique, Wilhelm Halbfass considère les notions cardinales de l’hindouisme qu’il replace à la fois dans l’espace des textes et dans le champ sémantique d’où elles tirent leur sens. Dégageant les usages polémiques dans lesquelles ces notions sont mobilisées, l’auteur montre que dans l’hindouisme classique aussi, et à date ancienne, la définition des valeurs brahmaniques, comme celle de dharma par exemple, est un enjeu de lutte au sein du milieu lettré : « Il n’y a pas un système unique qui permette de comprendre la notion de dharma, mais un réseau complexe de références croisées et de tensions entre différents usages. Des groupes et des mouvements divers revendiquent ce terme fondamental. Ils l’ont interprété de différentes manières et en ont usé pour défier le noyau “orthodoxe” de la tradition. Dans la plupart des cas, cependant, ces réinterprétations et ces utilisations concurrentes sont tributaires des usages “brahmano-centriques” par rapport auxquels elles se définissent14. »
13Parce que le système des castes peut être appréhendé comme un passage à la limite de toutes les sociétés hiérarchiques traditionnelles dont la société aristocratique d’Ancien régime, en Europe, ne fournit qu’une illustration très imparfaite, la sociologie de l’Inde permet de dégager l’impensé qui est au principe des approches du monde social qui, débarrassées des qualifications des agents, ne veulent considérer que les grammaires d’engagements pragmatiques dans des épreuves de réalité. Il n’y a pas lieu en effet d’opposer, d’un côté, une sociologie de la domination ou de la critique et, de l’autre, une anthropologie ou une sociologie des valeurs lorsque la domination se déploie précisément, comme dans le cas de l’hindouisme, au nom de valeurs qui sont rarement interrogées dans leurs déterminations historiques et sociales. Et plus encore de dénier, comme le soutiennent Louis Dumont et d’autres, que la question de la domination soit une catégorie sociologique pertinente au regard de l’Inde où elle serait importée par le chercheur victime de l’eurocentrisme méthodologique de sa discipline.
14La polarisation du pur et de l’impur entre les brahmanes et les intouchables, par exemple, ne peut être comprise comme la forme par excellence de la hiérarchisation rituelle de « deux moitiés inégales mais complémentaires »15 unies dans un système d’échange, comme l’écrit Dumont, que si l’on précise que cette hiérarchie ordonne les qualifications inséparablement rituelles, économiques et sociales des personnes. Dans le monde hindou, en effet, le critère de la pureté relative, propriété sociale faite corps, est une des qualifications objectives des agents qui commande, aujourd’hui encore, l’accès différentiel aux divers types de biens (éducation, terre ou emploi) offerts dans le monde social, de manière variable selon l’état du rapport des forces qui s’exerce sur les différents marchés concernés16. De même la notion de bien commun, lorsqu’elle est le produit de la vision brahmanique du monde des castes comme univers irénique de la hiérarchie, ne peut être définie comme telle qu’en refoulant toute interrogation sur la division du travail social de domination propre à cet univers. Le travail éminemment politique de production d’une économie morale (le système jajmânî), mais a minima au regard des groupes définis statutairement comme dominés dans l’univers de l’hindouisme (les shûdra), est d’abord le fait exclusif des castes dominantes – comme le montre les anthropologues du monde indiens mais sans en tirer toutes les conséquences sociologiques qui en découlent.
15Aussi, il paraît impropre de parler de bien commun et plus encore de « contrat social » dans une société différenciée où l’ordre des shûdra(le plus important en nombre) est exclu légalement de tous moyens de définition de cette forme d’entente. La notion de contrat social, dans ce contexte, ne pourrait relever que d’une fiction politique nécessaire (mais jamais suffisante) pour contribuer à faire tenir ensemble et chacun à la place qui lui revient, les quatre varna de l’ordre social hindou, comme en rêve toute tentative d’élaboration d’une science hindoue du social17.
16Si les sciences sociales doivent compter avec les savoirs sur le monde que mobilisent les agents qu’elles étudient, encore faut-il interroger la nature de ces savoirs dont ces derniers se prévalent de manière différenciée pour mettre en pratique leurs jugements et justifier leurs actions. L’Inde hindoue offre un cas exemplaire où les savoirs ordinaires, pratiques, sont théorisés par les intellectuels indigènes qui ont le monopole légalement garanti et de penser le lien social et de contribuer à sa reproduction, donc au maintien du bon ordre hindou du monde. Faute de questionner le statut épistémique qu’elles accordent à la théorie brahmanique dans le travail de connaissance de l’Inde, les sciences sociales18 ont donc toutes les chances de mettre au principe de leur compréhension savante une anthropologie fondée sur des catégories hindoues, comme en témoigne encore le projet d’ethnosociologie de McKim Marriott. Congédiés au nom de l’universalité de la science mais jamais complètement refoulés car présents dans les objets étudiés, les savoirs brahmaniques se trouvent ainsi forclos, au sens de la psychanalyse, dans l’espace de la connaissance savante et, de ce fait, toujours prêts à produire en retour des effets cognitifs rarement perçus comme tels. Il ne suffit donc pas de relever la forclusion de « l’informateur indigène » dans la culture classique occidentale, comme le note Gayatri Chakravorty Spivak qui réduit en outre celui-ci à la catégorie générique de subaltern. Il faut encore déplacer l’interrogation sur la nature même des savoirs produits par ce groupe spécifique de lettrés que sont les herméneutes professionnels du monde hindou et sur les modalités de l’universel dont relèvent les savoirs en jeu.
La lutte pour le monopole de l’universel
17Par l’altérité de leur objet de connaissance et l’histoire de leurs disciplines, les études orientalistes sont vouées à être confrontées au soupçon radical d’eurocentrisme selon lequel les chercheurs occidentaux mobiliseraient dans leurs démarches des problématiques, des méthodes et des concepts empreints des présupposés idéologiques et culturels de leur espace de production d’origine. Ainsi selon Louis Dumont, la sociologie occidentale serait obérée par son individualisme théorique, héritage de la modernité des sciences sociales lui interdisant de comprendre pleinement le monde hindou où s’épanouit l’homo hierarchicus. D’où la nécessité d’ancrer la connaissance anthropologique de cet univers social et culturel dans ses valeurs cardinales. Mais si la science sociale n’a pas lieu d’opposer l’individu et le groupe pour définir son objet d’étude, il faut admettre qu’elle ne peut faire l’économie du principe éthique qui fonde en valeur sa démarche, celui de « l’égale dignité des hommes »19 comme dit Célestin Bouglé. Pour être cohérente avec son objectif de connaissance, la science sociale se doit en effet de faire l’hypothèse que les inégalités et les hiérarchies de tout genre qui constituent le monde social, en Occident comme ailleurs, sont indépendantes de la distribution sociale des qualités individuelles intrinsèques, qu’elles ne sont pas des données de nature. La science sociale se doit donc de poser comme postulat de méthode que les individus empiriques sont égaux en dignité, en dépit des hiérarchies de fait qui les constituent comme inégaux dans le monde social. De ce point de vue, en Inde, le classement des agents et des groupes selon cette forme spécifique de capital symbolique qu’est le statut rituel fondé sur le critère de la pureté, contredit le principe d’égale dignité des hommes, notion effectivement étrangère à l’univers hindou20 – sauf à subsumer l’inégalité sous la différence, comme le font les courants de pensée conservateurs en Inde autant qu’en Occident.
18La science sociale qui naît et se développe avec la modernité occidentale, dans la seconde moitié du xixe siècle, est donc indissociable d’une prise de position d’ordre éthique et d’un acte politique de rupture avec l’ordre social et cognitif ancien ; la dimension critique se trouve inscrite dans la posture même qui rend pleinement possible le procès de connaissance du monde social. Rappeler ces conditions d’émergence de la sociologie, ce n’est pas en limiter la portée aux univers culturels où elle prend forme, ni rompre avec le principe wébérien souvent invoqué de « neutralité axiologique »21. Au contraire, c’est dégager les valeurs séculières spécifiques qui fondent les univers savants modernes voués à la connaissance du monde social, libérée de l’emprise des textes sacrés qui régissent les sociétés traditionnelles – à l’encontre des rappels à l’ordre de la transcendance émanant des clercs de toutes sortes qui viennent régulièrement sommer les sciences sociales de dire le sens du monde en se rangeant à leur raison théologique22.
19Parce que la sociologie, en ce sens, est une science indissociablement morale et politique, on comprend la contradiction dans laquelle s’enferme toute tentative de fonder une nouvelle science sociale qui entendrait défaire cette discipline de ses présupposés eurocentriques les plus patents pour mieux l’adapter à l’étude des univers traditionnels. En effet, il s’agirait alors moins d’éprouver de nouveaux schèmes d’analyse heuristiques que de « re-constituer », comme dit Louis Dumont, une science sociale normative forte de ses attaches prémodernes. La connaissance des sociétés non occidentales est l’enjeu régulier de tels projets soutenus notamment par des philologues qui s’autorisent, dans le cas de l’Inde, de leur connaissance des savoirs brahmaniques pour dénoncer les impensés eurocentriques de la sociologie, mais omettent de rappeler que leur discipline s’est construite, au xixe siècle, en rompant précisément avec la philologie indigène au nom des principes scientifiques de la grammaire comparée. Arguant que ces sociétés prémodernes seraient orientées davantage vers la reproduction d’un ordre social et symbolique que vers sa transformation (ce qui n’est fondé, pour l’Inde ancienne, que dans les limites épistémiques d’une anthropologie brahmanique, mais non dans la réalité sociale d’une Inde culturellement plurielle inscrite dans l’histoire et l’immanence par la dynamique de ses rapports de forces, comme toute autre formation sociale), il s’agirait de repenser la définition de catégories comme celles d’ « intellectuel » ou d’ « histoire », dont les usages internes et externes restent contestés pour ces sociétés.
20Mais s’il est nécessaire de soumettre à l’épreuve de nouveaux terrains les pratiques disciplinaires les plus assurées, on ne voit pas comment produire ici et maintenant une théorie sociologique qui soit déliée de ses attaches modernes et conserve une visée universelle, au risque de renier l’une et l’autre de ces propriétés en réhabilitant le discours, rationnel pour sa part, de la théologie. Cette situation évoque la posture aporétique analysée par Max Weber, celle de l’homme moderne refusant d’assumer son destin face à l’autonomisation des sphères d’activité et au polythéisme des valeurs. La science moderne comme « “profession” exercée de manière spécialisée », orientée vers la connaissance rationnelle, empirique du monde (et donc matérialiste par méthode), est le produit de la sécularisation du champ social et elle se définit par une rupture avec toutes les prophéties et philosophies d’ordre métaphysique qui portent sur le sens du monde : « C’est là, à vrai dire, une donnée inéluctable de notre situation historique. Et nous ne pouvons nous extraire de celle-ci à moins de nous trahir nous-mêmes »23.
21Les différents projets de connaissance des sociétés non occidentales qui s’affrontent dans le champ international des sciences sociales soumises à diverses demandes d’ « indigénisation »24 des savoirs et des disciplines (et dont les études indiennes ne sont qu’un cas particulier), ont pour enjeu le monopole de l’universel25 ou, plus justement, le monopole des principes qui ont prétention à fonder l’universalité des dispositifs savants. Montant en généralité, les critiques d’abord centrées sur les outils et les méthodes de recherche visent maintenant la mise en question radicale de la raison (occidentale) savante et de la science que celle-ci soutient. Dans le cas de l’Inde, cette défense d’un relativisme non plus seulement culturel mais d’ordre épistémique fait écho à un débat ancien engagé dès les premières années du xxe siècle, au Bengale26 notamment, par les élites nationalistes soucieuses de produire, aussi, une science sociale indigène. Aussi, n’est-il pas étonnant que ces interrogations soient aujourd’hui portées par des intellectuels indiens, souvent d’origine bengalie qui, maîtrisant la langue et la culture de leurs anciens maîtres coloniaux, peuvent mobiliser dans leurs luttes les acquis intellectuels et politiques (victorieux) d’une critique séculaire des puissances occidentales. Mais les tenants de ces positions, situés plutôt à la gauche du champ politique, doivent compter avec des critiques du même type en provenance des courants nationalistes pro-hindous situés à leur droite. Et si les États-Unis sont de nos jours à la fois le lieu privilégié de cette pensée radicale et la première puissance visée dans ses prétentions impérialistes à l’universel, c’est que cette nation occupe dans le champ intellectuel et dans le champ politique, à l’échelle internationale, la position hégémonique détenue avant la Seconde Guerre mondiale par les puissances coloniales que furent, notamment en Asie, la Grande-Bretagne et la France.
22La lutte pour le monopole de l’universalité dans laquelle s’affrontent de manière différenciée des intellectuels issus des nations dominantes et des nations dominées engage le sociologue, pour en rendre raison, à construire l’espace des positions et l’espace homologue des prises de position que cette lutte engendre, comme on s’est efforcé de le faire dans cet ouvrage. Mais il demeure que ce travail d’objectivation, indépendamment du paradigme sociologique mobilisé, présuppose l’universalité des principes de la science sociale que récuse précisément la critique, au moins dans sa forme la plus radicale, prise pour objet d’étude. C’est dire que cette démarche ne répond que partiellement, à ce point, aux objections émises par des intellectuels qui peuvent s’autoriser, dans le cas de l’Inde, d’une tradition de rationalité savante interne pour mettre en question non seulement le monopole de la raison raisonnante revendiquée par l’Occident mais, surtout, l’universalité même de la science qualifiée d’occidentale. Il faut donc prêter attention aux interrogations portant sur les déterminations culturelles de la raison savante qui, plus encore que celles portant sur les déterminations historiques toujours prises dans l’histoire occidentale des sciences, prétendent remettre en cause l’universalité même de la science au nom de laquelle se déploient aussi les stratégies de domination politique et culturelle des nations dominantes. C’est à cette condition que la sociologie générale, comme discipline, peut-être mise à l’épreuve de l’Inde27.
23En s’armant des questions heuristiques de la sociologie des sciences28, on esquissera quelques-uns des enjeux de ces débats. Très généralement, on peut reconnaître qu’à date ancienne l’Inde dispose d’un milieu lettré fermé, défini par un droit d’entrée statutaire, et relativement autonome à l’égard du pouvoir politique. Cette autonomie relative de la classe des prêtres confère à ces derniers l’autorité nécessaire à leur travail de légitimation du pouvoir des rois. Mais s’agissant des activités d’ordre intellectuel des brahmanes, la question de l’autonomie spécifique de leurs productions lettrées au regard des intérêts religieux reste entière. À cet égard, il faut revenir sur une tension interne à l’épistémè brahmanique entre plusieurs types de savoirs distingués selon leur distance au corpus védique29 soit, dans un ordre de proximité décroissant : les spéculations métaphysiques sur l’unicité de l’être, dominées par le courant du Vedânta, puis les savoirs d’ordre exégétique portant notamment sur le rituel, la grammaire ou l’astronomie et, enfin, des savoirs indépendants du corpus védique et réunis sous le terme d’ « investigation rationnelle », comme les doctrines de l’économique, du politique et surtout de la logique.
24Ce dernier ensemble de savoirs retient particulièrement l’attention des sanscritistes occidentaux et indiens attachés à dégager les principes d’une rationalité brahmanique. Cependant, afin de comprendre les limites de celle-ci, on suivra les sanscritistes qui, aujourd’hui, défendent les approches les plus rationalistes ou rationalisantes (car tous ne s’accordent pas sur les interprétations proposées). Ainsi, la connaissance vraie dans l’Inde ancienne semblerait se dégager au terme d’un débat argumenté, contradictoire et public30. Pour s’en tenir aux caractères les plus externes des univers lettrés brahmaniques, le vrai émergerait donc, comme en Occident, par l’accord sur des procédures formelles de production et de véridiction des savoirs entre des spécialistes situés dans des espaces de doctrines relativement autonomes du religieux. Dans ces conditions, on comprend que des chercheurs indiens puissent prendre appui sur cette tradition argumentative rationnelle pour revendiquer l’usage partagé de la raison raisonnante (et de la démocratie) en Inde et en Occident. C’est le cas par exemple d’Amartya Sen31 qui engage le capital d’autorité que lui confère son prix Nobel d’économie dans la défense des valeurs rationalistes et laïques indiennes, marquant ainsi sa volonté de ne pas abandonner le terrain de la lutte pour le monopole de l’universel aux seuls nationalistes hindous pour lesquels toutes les sciences indigènes se fondent sur les Veda.
25Mais cette interprétation rationalisante soulève plusieurs questions. Les connaissances produites au sein des savoirs brahmaniques relevant de l’argumentation rationnelle sont-elles vraies au même titre que celles énoncées dans les espaces de la science (occidentale) moderne, quand bien même ces deux univers auraient pour principe la croyance en une valeur de la vérité (scientifique)32 ? Ensuite, les procédures rationnelles propres à l’épistémè brahmanique ouvrent-elles la voie à la production d’une vérité détachée de l’emprise des textes sacrés ? À cet égard, on retiendra au moins deux ordres de limitation. Premièrement, comme le notent ces sanscritistes, les savoirs brahmaniques ignorent, sinon les sciences naturelles (ce point est contesté), au moins les procédures d’expérimentation ; la philosophie indienne reste essentiellement descriptive soutient Johannes Bronkhorst et « sous aucune de ses formes [elle] n’a recherché systématiquement la confrontation avec la réalité qui caractérise la science moderne »33. La connaissance du social comme « science de la réalité », pour reprendre l’expression de Max Weber, pouvait donc difficilement s’y frayer une voie. Deuxièmement, resitués au sein de l’épistémè brahmanique, les procédures et les savoirs les plus rationnels n’apparaissent jamais comme étant pleinement indépendants des principes d’ordre sotériologique qui fondent inséparablement cet ordre social et cet épistémè, aussi distantes du corpus védique que soient les doctrines considérées. Comme le souligne encore Bronkhorst, « l’influence déterminante de la dimension sociale est donc claire dans la pensée indienne, bien plus claire que dans la science moderne »34.
26En d’autres termes, aussi rationnelles que soient les doctrines visées, l’univers brahmanique dans lequel elles sont prises reste orienté vers l’imposition légitime, c’est-à-dire arbitraire et méconnue comme telle, d’un ordre culturel qui exprime les valeurs et les intérêts de ses producteurs indigènes à la fois maîtres du sacrifice et herméneutes du dharma, comme l’atteste l’ensemble des savoirs qui concourent à fonder les normes inséparablement éthiques, juridiques et politiques du monde hindou. Au sein de cet épistémè brahmanique « clos sur lui-même (...) où rien ne peut arriver que dans les limites du prévisible »35, la question de l’altérité radicale ne peut advenir que de l’extérieur, comme elle survint d’abord avec l’islam puis, de manière plus décisive, avec l’expérience coloniale. Il n’est pas indifférent que l’intérêt porté par les intellectuels indiens à leur identité date du début du xixe siècle lorsque coïncident, de manière qui n’a rien de fortuit, la naissance de l’indianisme européen et la mise en place de l’État colonial britannique. L’un des effets de la colonisation, comme l’a souligné le sanscritiste Wilhelm Halbfass, est de faire éclater, pour une part, les cadres sociaux et cognitifs de l’hindouisme en contraignant ses intellectuels à répondre au défi de l’altérité que soulève cette domination. La philosophie occidentale importée en Inde offrit alors aux nationalistes indiens (hindous) détenteurs d’une double culture, le moyen de redéfinir leur propre tradition pour en affirmer la spécificité36, mais dans les catégories révisées de la tradition occidentale imposée par le colonisateur, à commencer par la langue. Cette rencontre, cependant, ne fut pas sans effet de retour en Occident où elle fit croître le « sentiment de la relativité actuelle de notre raison »37, comme l’écrit Marcel Mauss. Pour comprendre la genèse de ce relativisme de la raison dont témoignent aujourd’hui les sciences sociales, celles-ci peuvent encore être mises à l’épreuve de l’histoire intellectuelle de l’Inde coloniale.
Notes de bas de page
1 Voir Le compendium des topiques (tarka-samgraha) d’Annambhatta, traduction et commentaire d’Alfred Foucher, Paris, Adrien Maisonneuve, 1949, en particulier p. I-VIII.
2 AN, F17/2984 (2), demande de mission de Sylvain Lévi au ministre de l’Instruction publique (avril 1896 ?), (je souligne).
3 AN, F172984 (2), lettre de Sylvain Lévi datée de Katmandu, Népal, 5 février 1898, au ministre des Affaires étrangères (Gabriel Hanotaux), (je souligne).
4 Jean Filliozat, « L’Inde et les sciences humaines », Indologica Taurinensia, III-IV, 1975-1976, p. 253 (je souligne), cité par Pierre-Sylvain Filliozat, « Jean Filliozat 1906-1982 », BEFEO, LXXIII, 1984, p. 10.
5 Jules Bloch, Sylvain Lévi et la linguistique indienne, leçon inaugurale lue au Collège de France le 13 avril 1937, Paris, Adrien Maisonneuve, 1937, p. 18.
6 Madeleine Biardeau, « Le sacrifice dans l’hindouisme », dans Madeleine Biardeau et Charles Malamoud (dir.), Le sacrifice dans l’Inde ancienne, Paris, PUF, 1976, p. 13.
7 « La culture déclarative est la formulation autocentrée de la culture qu’une culture livre d’elle-même dans sa définition parlée ou écrite des rapports entre les valeurs, l’homme et le monde. (...) La culture déclarative représente dans une culture l’aspect que rencontrent le plus immédiatement les sociologues et les historiens, du moins ceux qui, entraînés par leurs habitudes méthodologiques, ne sont que trop enclins à se confier aux déclarations de leurs interviewés les plus convaincants ou de leurs documents les plus diserts.» Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. Un espace non popperien de l’argumentation, Paris, Albin Michel, 2006, p. 493.
8 « La généralité des croyances tolère une multiplicité des niveaux différents qui trahissent un éloignement plus ou moins grand du sommet de la pyramide sociale », écrit pour sa part Madeleine Biardeau, L’hindouisme. Anthropologie d’une civilisation, Paris, Flammarion, 1981, p. 101.
9 Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 183-185.
10 C’est l’une des fonctions du théâtre classique que d’intégrer les shûdra dans la représentation brahmanique du monde, jusque dans l’architecture rituellement définie de la salle de spectacle : « En théorie au moins, le théâtre est le lieu d’un contrat social : s’y assemble une société momentanément oublieuse de ses exclusions, qui autorise chacun à venir s’émerveiller et s’instruire et, s’instruisant, s’émerveiller encore », Lyne Bansat-Boudon, Pourquoi le théâtre ? La réponse indienne, Paris, Mille et une nuits, 2004, p. 23-24 (je souligne).
11 Voir Isabelle Kalinowski, « “Ils ne songent pas à désirer le nirvana”. La sociologie des intellectuels dans Hindouisme et bouddhisme de Max Weber », dans Johan Heilbron, Rémi Lenoir et Gisèle Sapiro, Pour une histoire des sciences sociales. Hommage à Pierre Bourdieu, op. cit, p. 181-202.
12 Mikhail Bakhtine (V.N. Volochinov), Le marxisme et la philosophie du langage. Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique, préface de Roman Jakobson, traduit du russe et présenté par Marina Yaguello, Paris, Éditions de Minuit, 1977 (1re éd. Leningrad, 1929), p. 107-108.
13 Roland Lardinois, « Les luttes de classement en Inde », Actes de la recherche en sciences sociales, 59, septembre 1985, p. 78-83.
14 Wilhelm Halbfass, India and Europe. An Essay in Understanding, Albany, State University of New York Press, 1988 (1re éd. en allemand 1981), p 333 (souligné par l’auteur).
15 Louis Dumont, Homo hierarchicus, op. cit., p. 78-79. Plus prudemment, Philippe Descola subsume les analyses du système des castes de Louis Dumont sous le modèle d’une « ontologie analogique », mais précise : « l’échange est moins ici [en Inde] une valeur cardinale schématisant les relations qu’une manière d’atténuer la disparité originelle des termes qu’il réunit par l’illusion d’une équivalence des obligations que ceux-ci encourent en s’y engageant. » Philippe Descola, Par delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 546 (je souligne).
16 Satish Deshpande, « Castes et inégalités sociales dans l’Inde contemporaine. Un impensé des sciences sociales.», Actes de la recherche en sciences sociales, 160, décembre 2005, p. 98-116.
17 Chaturvedi Badrinath, Dharma, India and the World Order. Twenty-one Essays, Edinburgh, Saint Andrew Press, 1993.
18 Jean-Claude Passeron, « De la pluralité théorique en sociologie. Théorie de la connaissance sociologique et théories sociologiques », Revue européenne de sciences sociales, XXXII, 99, 1994, p. 71-116.
19 Célestin Bouglé, La démocratie devant la science, op. cit., p. 298.
20 Olivier Herrenschmidt, Les meilleurs dieux sont hindous, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1989, en particulier p. 251 sq.
21 Pour une mise en perspective historique de cette notion, voir Max Weber, La science, profession et vocation, suivi de Leçons wébériennes sur la science et la propagande par Isabelle Kalinowski, op. cit., en particulier p. 191 sq.
22 Pour ceux qui trouveraient cette formulation trop polémique, je renvoie à la « Lettre Encyclique “Veritatis Splendor” à tous les évêques de l’Église catholique sur quelques questions fondamentales de l’enseignement moral de l’Église » (La Documentation catholique, XC, 19, 7 novembre 1993, p. 901-944) où, au nom de saint Thomas d’Aquin, il est rappelé, à l’encontre notamment de l’anthropologie et des sciences humaines toujours soupçonnées de relativisme, que « la raison puise sa part de vérité et son autonomie dans la Loi éternelle qui n’est autre que la Sagesse divine elle-même », en particulier p. 915.
23 Max Weber, La science, profession et vocation, op. cit., p. 51 (souligné par M. W.).
24 Partha Nath Mukherji et Chandan Sengupta (eds.), Indigenity and Universality in Social Science. A South Asia Response, New Delhi, Sage Publications, 2004.
25 Pierre Bourdieu, « Deux impérialismes de l’universel », dans Christine Fauré et Tom Bishop (dir.), L’Amérique des français, Paris, Éditions François Bourin, p. 149-155.
26 Sumit Sarkar, Swadeshi movement in Bengal 1903-1908, New Delhi, People Publishing House, 1973.
27 Pour une interrogation pragmatique sur les valeurs, mais prises encore dans l’espace de leurs déterminations occidentales, voir Nathalie Heinich, « La sociologie à l’épreuve des valeurs », Cahiers internationaux de sociologie, CXXI, 2006, p. 287-315.
28 Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité. Cours du Collège de France 2000-2001, Paris, Éditions Raisons d’agir, 2001 ; Terry Shinn et Pascal Ragouet, Controverses sur la science. Pour une sociologie transversaliste de l’activité scientifique, Paris, Éditions Raisons d’agir, 2005.
29 Le compendium des topiques (tarka-samgraha) d’Annambhatta, op. cit., p. XI sq.
30 Voir notamment Jonardon Ganeri, Philosophy in Classical India, Londres, Routledge, 2001, en particulier p. 28-35 ; Johannes Bronkhorst (dir.), La rationalité en Asie, Actes du colloque de l’Institut international pour les études asiatiques (IIAS), tenu à Leiden les 4 et 5 juin 1999, Études de lettres (Revue de la Faculté des lettres de l’université de Lausanne), 2001/3.
31 Amartya Sen, The Argumentative Indian : Writings on Indian History, Culture and Identity, New Delhi, Penguin, 2005 (trad. en français par Christian Cler, L’Inde, histoire, culture et identité, Paris, Odile Jacob, 2007) ; La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident, Paris, Payot, 2005.
32 Si cette question peut paraître purement rhétorique pour un chercheur en sciences sociales éduqué dans une tradition européenne, elle ne l’est plus pour un sociologue indien (ou chinois) soucieux de développer une connaissance indigène du monde social. Il faut rappeler, avec Max Weber, que la science, au sens moderne de ce terme, n’est pas neutre du point de vue axiologique en ce qu’elle présuppose la croyance en une « valeur de vérité » comme principe de l’accord entre les savants issus d’horizons culturels différents, voir Max Weber, Essais sur la théorie de la science, traduit de l’allemand et introduit par Julien Freund, Paris, Presses Pocket, 1992, notamment p. 130 sq. et p. 424 sq.
33 Johannes Bronkhorst, « Pour comprendre la philosophie indienne », dans La rationalité en Asie, op. cit., p. 201.
34 Ibid., p. 197.
35 Madeleine Biardeau, Théorie de la connaissance et philosophie de la parole dans le brahmanisme classique, Paris, La Haye, Mouton, 1964, p. 100.
36 Sur ce travail de redéfinition de la philosophie indienne et de dévalorisation des traits rationalistes dans la culture savante brahmanique voir Jonardon Ganeri, « Introduction : Indian Logic and the Colonization of Reason », dans Jonardon Ganeri (ed.), Indian Logic. A Reader, Richmond, Curzon Press, 2001, p. 1-25.
37 Marcel Mauss, « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie », dans Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1980, p. 310 (1re éd. 1924).
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