Chapitre 9. Louis Dumont et les ruses de la raison
p. 289-310
Texte intégral
1L’autorité intellectuelle de Louis Dumont dans l’anthropologie sociale de l’Inde se mesure autant par les éloges que par les critiques adressés à Homo hierarchicus dont les thèses ont suscité très tôt des controverses où se mêlent « l’approbation et le blâme »1, comme le souligne celui-ci. Nombre d’anthropologues, anglo-saxons pour l’essentiel2, ont soumis à la critique interne le modèle élaboré par Dumont, et quelques-uns ont exprimé leurs désaccords avec un point de vue jugé par trop brahmanique3. À partir des années 1980, l’attention s’est portée davantage sur les déterminations externes de cet ouvrage jugé par d’aucuns comme une forme de compromission de l’ « orientalisme occidental » avec la « science coloniale »4. Enfin, en France notamment, des philosophes ont interrogé la genèse de la modernité dégagée par Dumont, sans questionner cependant son interprétation du système des castes5.
2Ces critiques, auxquelles Dumont s’est efforcé de répondre sans que le débat soit clos, soulèvent toutefois un paradoxe que leurs auteurs semblent ignorer. Comment un point de vue de type brahmanique peut-il se substituer au point de vue savant dans la compréhension du système des castes alors même que Dumont se réclame, pour une part avec raison, de la sociologie durkheimienne qui opère précisément la distinction entre point de vue indigène et compréhension sociologique ? En d’autres termes, comment l’habitus savant de Dumont, dont on a esquissé la genèse, peut-il laisser s’exprimer un habitus de classe sous la forme de schèmes de pensée et de thématiques datées où percent une vision nostalgique d’un ordre social ancien ? Pour répondre à ces questions, il faut rechercher, en amont du moment où l’habitus savant de Dumont s’est formé, les expériences personnelles ayant contribué sinon à la cristallisation d’un habitus de classe au moins à l’émergence d’un projet inséparablement scientifique et idéologique portant sur le destin du monde occidental. De ce point de vue, il faut donc prêter attention à Louis Dumont lorsqu’il affirme devoir son intérêt pour l’Inde non seulement à l’enseignement de Marcel Mauss mais, aussi, à la lecture qu’il fit « très tôt » de René Guénon. Les consonances de vocabulaire, l’homologie des thématiques et, plus fondamentalement, l’identité des philosophies de la connaissance que ces deux auteurs engagent dans leur objet d’étude, suggèrent en effet des rapprochements qui sont manifestes si l’on veut bien considérer ensemble les deux volets de l’œuvre dumontienne.
3La sociologie comparée que Dumont entend fonder sur sa connaissance de l’Inde peut être comprise comme la retraduction dans l’univers des sciences sociale postérieures à la Seconde Guerre mondiale de thèmes idéologiques élaborés antérieurement et sous d’autres formes, en particulier dans les espaces dominés du champ de production des discours sur le monde indien. Tout se passe en effet comme si le projet comparatif de Dumont résultait de la rencontre de deux univers intellectuels et sociaux, engageant deux types de points de vue épistémiques contradictoires inscrits dans la structure même du champ de production des discours sur l’Inde. D’un côté, les mouvements de pensée spiritualiste qui, se réclamant d’une philosophie néo-aristotélicienne ou néo-thomiste, défendent une vision essentialiste et organiciste du monde social en général, et de l’Inde en particulier ; dans ce cas, la théorie indigène des castes est prise comme la vérité sociologique de ce système social. De l’autre, les courants de savoirs de type rationaliste desquels participe la sociologie durkheimienne, contribuent à objectiver les déterminations historiques et sociales des catégories de pensée, notamment des cultures extra-européennes. Mais au sein même du pôle savant du champ, il faut encore considérer une ambivalence au regard du statut épistémique des savoirs brahmaniques. En effet, sanscritistes et sociologues diffèrent quant à la compréhension du biais scolastique induit par cette tradition lettrée dans la connaissance de l’hindouisme et du système des castes. Et selon le point de vue adopté, la théorie indigène et la philosophie de la connaissance essentialiste qui la fonde sont reprises, légitimées ou interrogées dans le processus même du travail savant. Cette tension interne au pôle savant favorise ainsi l’importation de schèmes de pensée qui lui sont en principe extérieurs.
4Parce qu’elle implique un processus de transformation gnoséologique qui tient au travail de déplacement et de mise en forme effectué par Louis Dumont entre ces deux espaces intellectuels, la rencontre qui s’opère dans son anthropologie peut se faire sur le mode d’une double méconnaissance, tant du point de vue de sa production que de sa réception. En faisant de la sociologie des valeurs de Max Weber une caution de départ plus qu’une référence théorique, en parlant non de représentations sociales mais d’idées et de valeurs pour désigner, en fait, des principes transcendants renvoyant au divin, en glissant de la notion durkheimienne de totalité sociale à celle métaphysique de « Tout universel », en citant Alexandre Koyré et Thomas Kuhn à propos de la « crise du paradigme idéologique moderne », et non René Guénon, bref, en replaçant une thématique marquée et datée sur la tradition et La crise du monde moderne dans un autre système de références théoriques explicites, Dumont opère, pour lui-même et pour son lecteur, un changement complet d’univers mental ; et parce qu’il appelle une posture académique pour débattre d’une thématique idéologique, ce nouveau cadre de références interdit de rapporter les interrogations soulevées à l’espace intellectuel dont elles dérivent. À ces conditions, l’anthropologie de Louis Dumont peut être comprise comme une structure de compromis, au sens analytique du terme, toujours susceptible d’une double lecture selon l’univers auquel on la rapporte, sans toutefois qu’on puisse la réduire à l’un ou l’autre de ces deux espaces6.
5Pour prendre la mesure de ce difficile travail d’ajustement intellectuel et de son coût, notamment en termes d’affects, on peut s’armer du regard que Dumont porte sur sa trajectoire à la faveur de deux coupures majeures : la Seconde Guerre mondiale, d’abord, qui a contribué à renforcer l’amnésie partielle des conditions d’émergence de son projet intellectuel ; le choc des événements de mai 1968, ensuite, qui engage Dumont à revenir sur ses années de formation, mais sans pouvoir éclairer pleinement la genèse intellectuelle de son projet anthropologique.
L’impossible anamnèse
6« J’ai souffert d’une situation paradoxale quant à mon travail : celui-ci que l’on pensait original ou stimulant était interprété comme étant “personnel” ou marqué de mes orientations personnelles, alors qu’en réalité il était essentiellement orienté vers ce que je supposais être la communauté des chercheurs. »7 Ce jugement porté par Louis Dumont, à vingt ans de distance, sur l’accueil réservé par ses pairs à Homo hierarchicus, souligne le point aveugle sur lequel viennent buter les analyses : la part personnelle tissée comme un motif central dans une œuvre supposée conçue selon les seules finalités scientifiques. Dans la dernière partie de sa trajectoire, Dumont s’est pourtant efforcé de faire émerger dans l’ordre de l’explicite les incitations qui ont orienté vers l’Inde son choix d’objet scientifique. Mais ce travail inachevé d’anamnèse s’est encore heurté aux censures intériorisées par nombre d’exégètes qui restent sourds aux informations explicites livrées par Dumont sur sa trajectoire intellectuelle. En effet, tout se passe comme si des deux noms propres, Marcel Mauss et René Guénon, désignés par Dumont comme les embrayeurs de sa pulsion de savoir sur l’Inde, un seul, le premier, méritait de retenir l’attention pour inscrire un projet personnel dans une généalogie savante légitime, à la seule confluence de l’indianisme classique et de la sociologie durkheimienne. Le paradoxe qui demande à être interrogé est la dénégation8 de la double origine du désir de savoir, que Dumont a contribué à faire revenir à la conscience, mais tardivement et de manière fragmentaire et contradictoire. Car s’il a souligné l’importance que put avoir la lecture de Guénon faite dans les années 1930, c’est aussi pour marquer l’altérité radicale qu’il ressentait, pour une part à juste titre, entre son anthropologie comparée et les écrits de celui qui se voulait un de ces « maîtres en ésotérisme »9, selon l’expression de Madeleine Biardeau.
7C’est aux États-Unis, au milieu des années 1970, que Louis Dumont a livré publiquement pour la première fois des éléments de sa biographie intellectuelle, esquissant la genèse de son projet de « compréhension comparée des civilisations non modernes », selon le titre de l’article publié en anglais dans la revue Daedalus. Cartographiant les enjeux idéologiques et scientifiques contre lesquels il s’est construit depuis les années 1930, Dumont laisse entrevoir ce que ses structures de perception du champ dans lequel il se situe doivent à sa position et aux propriétés qui ont orienté sa trajectoire dans cet espace. Dénonçant « le jargon des sciences sociales contemporaines »10 et de la sociologie en particulier (sans livrer clairement l’implicite de son jugement), il s’en prend tout à la fois aux « “explications” matérialistes et économiques des idées et des institutions », à l’obsession de la stratification en classes et du changement social, aux usages répétés des notions de lutte, de conflit, au goût immodéré des chercheurs pour la dialectique et, plus généralement, au sociocentrisme de l’anthropologie sociale. Mais critiquant avec la même partialité les travaux des sanscritistes français d’avant-guerre, témoignage des luttes que Dumont a dû mener pour établir institutionnellement et intellectuellement la sociologie de l’Inde en France, il reproche aux philologues, d’une part, de chercher toujours à établir le « pedigree indo-européen » des faits analysés en se référant de manière privilégiée au Veda et, d’autre part, d’être restés trop enclins à établir une impossible chronologie positive de l’histoire de l’Inde alors qu’une vision proprement sociologique offre des perspectives de connaissance plus prometteuses. Au lendemain de la Seconde Guerre, selon Dumont, les études indiennes se trouvaient réduites à dresser un « inventaire mi-linguistique mi-ethnologique de faits atomisés »11.
8À l’opposé de cet état des recherches, présenté de manière à la fois cavalière et intéressée, Dumont déclare s’être efforcé de trouver un niveau d’intelligibilité sociologique panindien dans le système des castes12 et un facteur de transformation de cette société trop souvent perçue comme immobile, notamment dans la figure du renonçant. Et c’est en rédigeant son étude sur « Le renoncement dans les religions de l’Inde »13, se remémore Dumont, c’est-à-dire à la fin des années 1950, au moment où il dégageait la notion d’individu-hors-du-monde, qu’il réalisa avoir pris la position opposée aux vues holistes de Guénon dont il avait lu les ouvrages dans sa jeunesse. C’est dire, clairement donc, que la problématique du renoncement, au moins, est étroitement solidaire de l’univers intellectuel contre laquelle Dumont l’a élaborée, fût-ce de manière non pleinement consciente.
Évoquant la genèse de son étude sur le renoncement dans l’Inde ancienne, Dumont confie : « Rétrospectivement, j’ai trouvé qu’un élément plus personnel avait joué, ce qui, après tout, était aussi un ferment comparatif : plus de 30 ans auparavant, alors que j’étais un jeune homme me mouvant sur les marges, entre un existentialisme démodé et le surréalisme, je m’étais imprégné de la conception de l’Inde de René Guénon, en particulier du Vedânta, comme la perfection du “traditionalisme”, c’est-à-dire un système holiste, parfaitement stable et non-individualiste. Je fus ainsi probablement sensible, inversement, au rôle de l’individu-hors-du-monde comme créateur des valeurs indiennes suprêmes. »14
9Cependant, à la même époque mais au regard d’un public francophone Dumont ne semble pas admettre le lien entre son travail sur le renoncement et la lecture de Guénon, déclarant que « le contraste » qu’il opère entre les idées de holisme et d’individualisme s’est développé « sans imitation directe ou consciente »15, se refusant donc à nommer la référence qu’il suggère. Au début des années 1980, dans un entretien au journal Le Monde, il ne reconnaît encore qu’une partie de son héritage intellectuel et répond laconiquement : « Pourquoi l’Inde ? À cause d’un vieil intérêt, mais aussi parce que les travaux de Mauss m’avaient mis l’eau à la bouche. »16 C’est en 1984 seulement, dans une revue sociologique francophone suisse, que Dumont évoque de manière plus circonstanciée les conditions dans lesquelles son intérêt pour l’Inde s’est dessiné lors de la rencontre occasionnelle avec les poètes du Grand Jeu. Et dans plusieurs entretiens ultérieurs il a évoqué, non sans résistance ni réticence à toute expression de sa subjectivité, l’importance de la rupture à la fois affective, intellectuelle et sociale, vécue au début des années 1930. Mais à propos de cet essayiste ésotérique qu’il évoque encore spontanément et presque immédiatement lorsqu’il est interrogé sur sa trajectoire, au début des années 1990, Dumont déclare de manière évasive à propos de Guénon : « ne parlons pas trop d’influence »17 sur mon œuvre.
« Pourquoi j’ai choisi l’Inde ? J’ai lu très tôt René Guénon »18
« Pour choisir l’Inde, l’enseignement de Mauss aurait suffi, avec le sentiment que la perspective chronologique extrêmement décevante appliquée par les philologues à la compréhension de la civilisation indienne demandait à être complétée, voire supplantée par une perspective sociologique appliquée d’abord à l’observation et à la compréhension du présent, puis extrapolée vers le passé.
En fait, une influence lointaine, beaucoup plus ancienne, a certainement joué. Grâce à Roger Caillois, j’avais fréquenté quelque temps le petit groupe du “Grand Jeu” soit, à l’époque, René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte. Sous leur influence, je lus sur l’Inde René Guénon, pour qui elle était une sorte de paradis de la “Tradition”, une société parfaitement immobile, en possession sereine des secrets ultimes de l’Être. Plus tard, quand je me préparai à enquêter dans l’Inde et que j’y partis effectivement, j’étais certes très loin de penser encore à Guénon, et préoccupé de choses beaucoup plus terre à terre pour commencer. Mais un beau jour, encore beaucoup plus tard, je me rendis compte qu’avec mon article sur le renoncement, qui voulait donner une vue d’ensemble des religions de l’Inde, j’avais pris presque exactement le contre-pied des thèses de Guénon. N’avais-je pas, en effet, là où il pensait avoir définitivement exorcisé l’individualisme, trouvé dans le renonçant, c’est-à-dire dans l’individu-hors-du-monde, le grand “créateur de valeur” du monde indien ? Je raconte cela pour faire voir la limite des “influences”, la distance qu’il peut y avoir entre un premier éveil de la curiosité et ce à quoi on aboutit finalement. »19
10Le rapprochement entre ces deux auteurs, aussi illégitime qu’il puisse paraître à d’aucuns, n’est pas seulement induit par les données biographiques que Louis Dumont a livrées ou par la volonté herméneutique de rechercher les « sources » et les « influences », au demeurant mentionnées par Dumont, de son projet anthropologique. Ce rapprochement s’impose, d’abord, pour rendre compte des contradictions internes que rencontre la compréhension de son œuvre lorsque Dumont met en pratique les principes de la sociologie durkheimienne et wébérienne dont il se réclame. À cet égard, les obscurités de langage, relevées par les commentateurs20 les plus bienveillants, peuvent être comprises comme un symptôme de la coexistence conflictuelle de ces univers de pensée contradictoires. Mais en affirmant avoir pris « presque exactement le contre-pied des thèses de Guénon », Dumont qui reconnaît sa dette pour mieux s’en distinguer met l’analyste dans une position difficilement tenable puisqu’il l’expose à être continuellement démenti. Le sociologue se trouve alors dans une posture analogue à celle de l’historien21 qui, faute de pouvoir reproduire les causes de ce qu’il prétend démontrer, ne peut que les inférer à partir des effets qu’il observe, c’est-à-dire des traces, des symptômes et des indices considérés comme autant d’éléments révélateurs.
Holisme et individualisme
11Dans son projet d’anthropologie comparée, Louis Dumont se donne pour tâche de rechercher des « universaux sociaux » à même de « transcender les différences »22 entre les cultures étudiées par les ethnologues. Dans le cas considéré, il s’agit de contraster les sociétés occidentales et modernes avec la société des castes ou, plus généralement, d’« éclairer la société égalitaire par comparaison avec la société hiérarchique de type pur »23.
12Cette interrogation engage une critique de la notion d’individu et de ses usages dans les sciences sociales. Se réclamant de Marx, de Durkheim et de Mauss, Dumont souligne la nature socialement déterminée de l’individu, notamment de ses structures mentales : « L’homme agit en fonction de ce qu’il pense, et (...) il le fait à partir des catégories qui sont socialement données. »24 Admettre ce caractère social de l’homme, que Dumont nomme l’ « aperception sociologique », s’oppose à la vue individualiste spontanée qui est elle-même socialement déterminée : « La perception de nous-même comme individu n’est pas innée mais apprise. En dernière analyse, elle nous est prescrite, imposée par la société où nous vivons. »25 Cette opposition conduit à distinguer deux sens différents de la notion d’individu : le mot désigne en effet, d’une part, le « sujet empirique (...) tel qu’on le rencontre dans toutes les sociétés » et, d’autre part, l’« être moral, indépendant, autonome, et ainsi (essentiellement) non social, tel qu’on le rencontre avant tout dans notre idéologie moderne de l’homme et de la société »26. Cet « individu idéologique », au sens donné par Dumont à la notion d’idéologie, cet « être de raison » est « le sujet normatif des institutions » et du droit auquel sont attachées les valeurs d’égalité et de liberté qui nous sont propres, « c’est une représentation idéale et idéelle »27 de nous-mêmes.
13On peut s’accorder globalement avec Dumont sur ce double constat. D’une part, la catégorie d’individu, entendu comme sujet normatif des institutions juridiques et morales, est une spécificité de l’Europe moderne. D’autre part, un grand partage historique et culturel s’opère alors selon que les formations sociales reconnaissent ou ignorent l’émergence de cette notion d’individu. Cependant, la démarche dumontienne engage des principes contradictoires et soulève plusieurs difficultés. La distinction entre « individualisme » et « holisme » apparaît d’abord comme la retraduction dans l’ordre de la connaissance de l’opposition réductrice entre « individu et société »28que Dumont contribue par ailleurs à critiquer. Ensuite, cette vision clivée du monde social résulte d’un mode de pensée dualiste qui emprunte nombre de ses schèmes au sens commun où ils sont déjà constitués : égalité et hiérarchie, démocratie et aristocratie, gauche et droite, etc. que subsume l’antinomie générique entre les sociétés modernes et traditionnelles. Et si Dumont souligne le caractère socialement construit des notions qu’il dégage, dans le même temps, il procède à un travail d’universalisation de ces catégories lorsqu’il faudrait les référer, dans chaque cas, aux situations historiques et culturelles spécifiques où elles valent29.
14Toutefois, la distinction que Dumont opère entre les notions d’individu empirique et d’individu moral informe son projet comparatif fondé sur une critique théorique radicale de la sociologie. En Occident, cette discipline serait dominée par une sociologie de type individualiste30 et condamnée à n’être valide que dans la limite des univers culturels qui reconnaissent la notion d’individu au sens moral dégagé précédemment. S’il balance entre acceptation critique et rejet de ce type de sociologie, Dumont entend rompre avec le sociocentrisme de la discipline afin de développer une sociologie réellement comparée. À cette fin, il appelle de ses vœux une sociologie de type holiste qui porterait non sur les sujets empiriques mais sur l’individu moral ou idéologique « porteur de valeur » du point de vue « englobant » de l’universel dans chaque univers culturel considéré. « La comparaison sociologique exige que l’individu au sens plein du terme [ i.e. l’individu moral ] soit pris comme tel, et elle recommande qu’on utilise un autre mot pour désigner l’aspect empirique. On évitera ainsi de généraliser par inadvertance la présence de l’individu à des sociétés qui ne le connaissent pas, d’en faire une unité de comparaison ou un élément de référence universel. »31 Dans le monde indien, l’élément porteur de valeur est l’ordre social hiérarchique32 qui est homologue à l’individu moral porteur de la valeur égalitaire dans nos sociétés modernes. La comparaison sociologique devrait donc porter sur ces deux éléments structuraux.
15Mais parce que Louis Dumont enferme son analyse dans l’opposition du sens commun entre société et individu, holisme et individualisme, il ne peut rompre avec les oppositions préconstruites qu’il critique néanmoins à juste titre. À cet égard, il faut rappeler la position épistémologique défendue par Pierre Bourdieu : « Du point de vue de la science sociale, l’objet propre n’est ni l’individu (biologique) ni le groupe comme ensemble d’individus mais la relation entre les deux réalisations du social, dans les corps (ou les individus biologiques) et dans les choses ; c’est-à-dire la relation double et obscure entre les habitus et les champs »33 et les pratiques sociales qui s’engendrent dans cette relation. Dans ces conditions, la distinction entre les deux sens attribués à la notion d’individu n’est plus pertinente pour penser l’objet propre de la science sociale.
L’Inde et l’universel
16Il faut revenir cependant sur la nature des « universaux sociaux » que sont, selon Dumont, les notions de hiérarchie et d’égalité. Si l’anthropologue fait l’hypothèse que chaque formation culturelle représente « autant de choix parmi tous les choix possibles »34 qui expriment l’universel, il constate que celui-ci « ne peut être atteint en l’espèce qu’à travers les caractéristiques propres, et à chaque fois différentes, de chaque type de société »35. Ainsi, « la civilisation indienne, par sa particularité même, représente une forme de l’universel », au même titre que le monde moderne. En ce sens, selon Dumont, « le principe égalitaire et le principe hiérarchique sont des réalités premières », des « valeurs ultimes » qui constituent deux « universaux », c’est-à-dire deux exemplifications de « l’essence de l’homme »36. Mais se référant à Talcott Parsons, Dumont ajoute : « L’idéal égalitaire (...) est artificiel. Il représente (...) une négation volontaire dans un domaine restreint d’un phénomène universel. »37
17Cette formulation est paradoxale. Si la valeur égalitaire est une négation de la valeur hiérarchique, peut-on considérer ces valeurs comme deux réalisations de « l’essence de l’homme » ? Seule la hiérarchie pourrait être envisagée comme un « universel », l’égalité, comme valeur, n’ayant qu’une prétention historiquement et culturellement déterminée à ce titre. En effet, selon Dumont, « l’innovation moderne »38 qui porte la valeur d’égalité ne résulte pas d’un « choix culturel » mais elle se dégage d’un fond universel commun à toutes les sociétés dont l’Inde représente une figure quasi pure. Ainsi, écrit-il, la mise en évidence du principe hiérarchique qui structure cette formation sociale nous a « appris quelque chose sur la configuration des valeurs de type commun, non moderne, je suis tenté de dire normal »39. Et par un glissement de la notion de « totalité sociale » à celle métaphysique de « Tout universel » selon laquelle l’inférieur est englobé dans le supérieur, Dumont considère que « chaque configuration particulière d’idées et de valeurs est contenue avec toutes les autres dans une figure universelle dont elle est une expression particulière »40. Dans ces conditions, on comprend que le « monde moderne » soit pour celui-ci « une variante exceptionnelle du modèle général et demeure enchâssé, ou englobé, à l’intérieur de ce modèle »41. Et balançant entre le langage descriptif et le langage prescriptif, il conclut : « la hiérarchie est une nécessité universelle. »42 Tout se passe donc comme si Dumont, qui reconnaît pleinement les déterminations historiques et culturelles de la valeur égalitaire, déniait ces propriétés au principe hiérarchique qui, seul, représente alors véritablement « l’essence de l’homme » parce qu’il est comme enraciné « dans la nature des choses »43.
18Mais ce projet d’anthropologie comparée soulève encore un second ordre de difficultés. Si la démarche comparative doit se fonder sur les valeurs universelles de chaque société considérée, on comprend mal comment ce projet de connaissance ne peut se réduire à la juxtaposition de sortes de solipsismes culturels résultant de l’absolutisation de deux systèmes de valeurs incommensurables : soit, d’un côté, « l’universalisme individualiste » occidental et moderne qui rapporte toutes les cultures à l’aune de ses valeurs et, de l’autre, le « holisme culturel » sur lequel se fonderait un point de vue « différentiel » sur l’altérité44. En enfermant le débat dans cette alternative radicale, l’anthropologue ne peut que transmuer ses choix méthodologiques en une prise de position d’ordre éthico-politique sur des valeurs ultimes, s’interdisant toute comparaison véritablement sociologique de la différence, comme le reconnaît Dumont, de fait, lorsqu’il déclare : « Je confesse (...) ma préférence irénique pour [ la ] hiérarchie. »45
19Cette prise de position d’ordre éthique sur la « valeur » comparée du « système égalitaire » et du « système hiérarchique » — en d’autres termes un jugement sur les coûts et les bénéfices de ces mondes sociaux – relève, au mieux, d’une philosophie des valeurs mais n’a aucun sens du point de vue sociologique dont le seul objet ne peut être que l’étude de la structure interne des formations sociales et de leurs trajectoires historiques. Néanmoins, ce point de vue sous-tend implicitement l’analyse du monde indien menée par Dumont, qui affirme : « En somme, le système des castes devrait apparaître plutôt comme moins “exploiteur” que la société démocratique. Si l’homme moderne ne le voit pas, c’est qu’il ne conçoit plus la justice en dehors de l’égalité. »46 La théorie de la connaissance que Louis Dumont engage dans son objet d’étude est bien en affinité avec sa vision politique du monde et de l’action sur ce monde, comme il l’exprime clairement en professant : dans les sociétés traditionnelles « les idées sont en conformité avec la nature de l’ordre du monde, et le sujet n’a rien de mieux à faire que de s’insérer consciemment dans cet ordre »47. Ainsi, il n’est pas nécessaire de faire de l’œuvre de Louis Dumont, comme le soutient Nicholas Dirks, un avatar de l’orientalisme postcolonial - ce qui ne veut à peu près rien dire - pour mettre au jour les principes inséparablement cognitifs et politiques qui fondent son point de vue dominant et conservateur sur le monde social48.
20Le « holisme méthodologique » défini par Louis Dumont semble alors ouvrir la voie à un relativisme généralisé des points de vue et, plus encore, à la possibilité de justifier autant d’anthropologie qu’il pourrait y avoir de sociétés et de systèmes de valeurs. Mais à cet égard, la position savante de Dumont, fondée sur le rejet de la science indigène et l’affirmation de l’universalité de la connaissance scientifique, n’a pas variée, semble-t-il, depuis les années 1960 : « Il est impossible (...) de subordonner tout à fait l’universalisme [ au holisme culturel ] sans détruire l’anthropologie, et on reléguera à la place qui lui revient les rêveries sur une multiplicité d’anthropologies correspondant à la multiplicité des cultures. »49
La critique antimoderne de la raison
21Pour résoudre cette aporie, que l’on peut comprendre comme le produit d’un conflit entre l’habitus savant et l’habitus de classe de Dumont, celui-ci est conduit à interroger la nature de l’universel qui est en jeu dans la connaissance scientifique, et plus particulièrement celle de la raison qui est à son principe. « Normativement, l’universel, c’est la rationalité, et les lois scientifiques sont communément données comme les seules propositions non-tautologiques vraiment universelles. Notre problème est de nous situer par rapport à cette rationalité là. »50 Mais la critique du rationalisme et de la science que développe Dumont, retrouvant un thème idéologique très prégnant dans le champ intellectuel de l’entre-deux-guerres, participe moins d’une sociologie de la connaissance que de l’essai philosophique empreint d’une humeur idéologique anti-moderne. Les valeurs de « l’individualisme » et de la « modernité » sont en effet opposées de manière totale aux valeurs « holistes » des sociétés traditionnelles qui ont su préserver une vision harmonique du monde en « subordonnant l’homme à la totalité sociale »51.
22L’argumentation porte sur la dichotomie que la raison scientifique (moderne) établit entre les faits et les valeurs. Selon Dumont, en faisant une « distinction absolue entre sujet et objet », en séparant de manière « illégitime » « être et devoir être, faits et valeurs », « la pensée moderne » qui, en cela, « est exceptionnelle »52, constitue avec « l’individualisme » dont elle est solidaire « l’obstacle principal dans l’étude et la compréhension des sociétés non-modernes »53. En arrachant l’homme à l’unité principielle de « l’ordre dans lequel les choses sont données »54, la science qui « a une place, un rôle prédominants dans l’idéologie moderne »55 brise la relation transcendante que la tradition a établie entre l’homme et l’univers, l’élément et le tout, abolissant ainsi le sens ultime du monde : « la destruction du cosmos hiérarchique »56 fait alors du monde moderne un « monde dépourvu de sens, (...) un monde sous-humain, un monde d’objets, de choses, (...) un monde sans l’homme »57.
23De ce demi-constat nostalgique à la fois vague et flou, la conclusion s’impose pour Dumont, celle du refus de cette dichotomie au nom même de la connaissance du social : « Les idées modernes, scientifiques (...) étant liées au système moderne de valeurs, [ elles ] sont souvent peu adaptées à l’étude de l’anthropologie et à la comparaison sociologique. »58 Et puisque les sociétés traditionnelles ne séparent pas les faits et les valeurs, « il n’y a pas lieu d’imposer cette complication ou cette distinction à des cultures qui ne la connaissent pas », on demeurera ainsi « au plus près de la relation réelle, dans les sociétés non-modernes »59. Dumont renverse alors les termes de l’alternative et affirme que pour l’anthropologue, aujourd’hui, « le modèle comparatif fondamental doit être non-moderne »60.
24Toutefois, contraint de concilier deux points de vue antinomiques, d’un côté, la prétention universaliste de la science et, de l’autre, la critique radicale des valeurs dont cette science se réclame, Dumont assigne à l’anthropologie et plus généralement à la science sociale — si ce n’est à la science en général — un programme imaginaire de restauration d’un état primordial fantasmatique perdu. Ainsi, écrit-il dans une vision prophétique : « On verrait bien plutôt la vocation de l’anthropologie, en tant que science fondamentale, dans une démarche inverse et complémentaire de celle de la science (classique) et de l’idéologie moderne en général : ré-unir, com-prendre, re-constituer ce que l’on a séparé, distingué, décomposé. »61 L’anthropologie accomplirait alors sa mission rédemptrice, qui est de « transcender » le monde moderne, « ou plutôt de le réintégrer dans le monde plus humain que les sociétés avaient en commun jusque-là »62. Par ce projet de restauration imaginaire que Louis Dumont assigne à la connaissance, celle-ci se retrouverait donc réconciliée avec une science dite fondamentale qui n’aurait pas renoncé à « l’appel à une transcendance »63 pour laquelle « le recours à Dieu n’est pas exclu » ; ou, pour utiliser le langage plus adéquat des courants traditionalistes64 des années 1930 dont on entend distinctement ici l’écho, la « science profane » serait enfin réintégrée dans la « science traditionnelle », qui n’est autre que la « science sacrée ».
L’évitement de Max Weber
25Les présupposés gnoséologiques qui sous-tendent la sociologie comparée de Louis Dumont attestent d’une confusion entre ce qui relève, d’une part, du domaine de la connaissance empirique et, de l’autre, d’une philosophie des valeurs entre lesquelles le choix est indécidable par la seule étude des faits – et dont font partie les valeurs que le sociologue se doit de considérer à part égale des autres faits sociaux. En mettant au cœur de sa démarche les notions d’idées et de valeurs, qui ne sont jamais interrogées comme des « intérêts idéels »65 socialement déterminés, Dumont fait fond sur une conception idéaliste ancienne selon laquelle le devenir des sociétés humaines serait d’ordre symbolique si ce n’est proprement religieux66 ; dans ces conditions, l’intelligibilité des sociétés est à chercher dans la nature de l’être-au-monde qui se réalise dans l’histoire de chacune d’elle et lui donne son sens - ce qu’au xixe siècle on nommait le « génie des peuples ». Refusant la séparation logiquement nécessaire à tout procès de connaissance des sciences de la culture, moins entre fait et valeur qu’entre jugement de fait et jugement de valeur67, un des traits qui caractérise précisément la modernité occidentale, Dumont se place dans une position contradictoire où se joue un conflit intérieur : tout se passe en effet comme si son habitus de classe le portait à nier sa condition d’homme moderne qui est au principe de la posture scientifique, tandis que son habitus savant l’inclinait à défendre la science (universelle) dont il récuse les principes modernes. Sur ces deux points au moins, Louis Dumont se situe en opposition à Max Weber dont il s’est réclamé dans son analyse du système des castes.
26Il faut donc revenir sur la réception réservée en France à Hindouisme et bouddhisme, ouvrage d’abord ignoré des spécialistes lors de sa publication, au lendemain de la Première Guerre mondiale, avant que Dumont n’y fasse des emprunts, non sans ambivalence, dans les années 196068. Les trois tomes du Recueil d’études de sociologie des religions de Weber, dont Hindouisme et bouddhisme constitue le second tome paru en 1921, n’ont pas été totalement ignorés par les universitaires. En 1929, Maurice Halbwachs publiait dans les Annales d’histoire économique et sociale69 une note présentant l’ensemble de l’œuvre de Weber. Il mentionnait chacune des trois autres études regroupées sous le titre Éthique économique des grandes religions et indiquait brièvement les sujets traités relevant selon lui d’une « histoire universelle ». Si les durkheimiens ont entretenu « un dialogue discret mais non négligeable »70 avec la sociologie wébérienne, il n’en va pas de même des érudits spécialisés sur l’Extrême-Orient, fûssent-ils eux aussi durkheimiens. Aucune des grandes revues françaises d’érudition orientaliste ou traitant de sociologie des religions71 parues dans l’entre-deux-guerres n’a recensé les deux études de Weber sur l’Inde et sur la Chine, relevant pourtant de leurs domaines de recherches. On ne trouve encore aucune mention de ces travaux dans L’Année sociologique où Marcel Mauss publia une cinquantaine de notes critiques sur divers ouvrages de philologie, d’histoire des religions et d’ethnographie du monde indien. Max Weber, il est vrai, n’était pas un érudit orientaliste et les quelques recensions de ses travaux parues en France ne le présentaient pas toujours clairement comme sociologue. Mais les indianistes ne restreignaient pas toujours leurs comptes rendus aux seuls ouvrages écrits par des spécialistes de leur aire culturelle ou de leur champ disciplinaire.
27En fait, au lendemain de la Première Guerre mondiale, ces derniers qui ont abondamment commenté et critiqué les travaux de leurs collègues d’outre-Rhin entre les années 1870 et 1910, notamment dans la Revue critique, et qu’ils ont parfois traduits, n’accordent plus à la science allemande l’attention qu’ils lui portaient avant guerre, lorsqu’ils ne s’en détournent pas, parfois avec véhémence. Cette vieille rivalité universitaire franco-allemande avivée par le conflit meurtrier de 1914-1918, fut renforcée par la défiance à l’égard d’une œuvre que certains durkheimiens jugeaient trop spéculative. Marcel Mauss exprime sans détour cette opinion dans une lettre adressée à Roger Bastide qui venait de publier, en 1935, Éléments de sociologie religieuse, dans lequel l’auteur se référait au sociologue allemand. Bastide souhaitait entreprendre sous la direction de Mauss un travail sur « les cadres sociaux de la vie mystique » en se plaçant explicitement « dans la voie (...) des recherches de Max Weber »72. Tempérant son enthousiasme, Marcel Mauss écrit : « Max Weber est un de ceux avec lesquels Durkheim, Hubert et moi nous communions le moins. Naturellement, quand il se contentait de nous démarquer, ce qu’il fit longuement pendant la guerre, époque où tout fut excusable, nous avions de quoi nous agacer. Mais lui s’est borné à émettre des opinions, dont un grand nombre sont suggestives, et quelques-unes valables, mais dont aucune, sauf exception, n’est prouvée. »73
28Alors que les conditions semblaient réunies, au début des années 1950, pour favoriser la lecture de Weber par les indianistes, le malentendu ne semble avoir été que partiellement levé. D’abord, il faut noter que Louis Dumont et David Pocock ont ignoré l’œuvre de Weber, jamais mentionnée dans la première série de Contributions to Indian Sociology. Et dans la conférence inaugurale à l’École pratique des hautes études, en 1955, Weber est le seul auteur d’importance absent du panorama esquissé par Dumont, même si plusieurs témoignages oraux attestent des références faites à ce sociologue au fil des enseignements. En 1958, l’édition américaine de l’ouvrage de Weber suscita un compte rendu de Dumont. Déplorant la médiocrité de la traduction, celui-ci conclut : « un livre dont on ne peut que déconseiller l’usage »74 dans sa forme présente, ajoutant cependant qu’il tenait l’original pour « la comparaison la plus riche et la plus fine entre l’univers occidental et l’univers hindou. Miracle d’empathie et d’imagination sociologique s’agissant d’un travail de seconde main dont le point de vue central est emprunté aux développements européens »75. Cette ambivalence témoigne des résistances de Dumont à l’égard de la sociologie de Weber. On peut en effet noter, au fil du temps, que l’admiration de Dumont pour cet auteur fit place très vite à l’embarras puis à la critique et, finalement, au rejet global.
29Louis Dumont a toutefois lu attentivement Max Weber, comme l’atteste une analyse croisée de leurs ouvrages respectifs. Mais il n’a jamais affronté la cohérence d’ensemble d’Hindouisme et Bouddhisme, centrant son propos sur quelques points précis, par exemple la définition de la caste comme groupe de statut ou la position du brahmane et du renonçant face au salut. Reprochant à Weber de faire souvent « œuvre d’imagination »76, sa critique sur le fond reproduit l’opinion de Mauss. Cependant, ce différend a trouvé son expression dans le travail menée sur le texte original d’Hindouisme et Bouddhisme par l’anthropologue Henri Stern77 à l’instigation de Louis Dumont. La critique de « matérialisme “ primitif ” », au demeurant assumé par Weber, que Stern adresse à toute son œuvre, témoigne de la résistance à laquelle se heurte la sociologie wébérienne lorsqu’elle se donne pour tâche d’objectiver la nature différenciée des biens religieux et les fonctions qu’ils remplissent dans les relations de domination entre les groupes. Car si Dumont emprunte à Weber le principe formel d’une sociologie des valeurs et de l’action, il ignore la fonction de domination, au sens de chance qu’un ordre soit obéit, que Weber assigne à tout ordre légitime, et à l’ordre religieux en particulier78. Dans ces conditions, on comprend que Louis Dumont n’ait pu que rejeter en bloc ou presque, à terme, la sociologie wébérienne dont le projet, en outre, lui semblait hypothéqué par cet « ethnocentrisme (...) si caractéristique de la sociologie occidentale »79, comme l’écrit Henri Stern, reprenant ici encore l’opinion de Dumont. Et face à un objecteur qui s’étonnait que son anthropologie comparée de la modernité ignore la sociologie de Weber, ce dernier ne put que concéder, en effet, que « sa recherche se [ situait ] volontairement hors du paradigme wébérien »80.
Une double lecture : « la droite et la gauche »
30L’objectivation du double espace de référence qui est au principe de l’anthropologie comparée de Louis Dumont, trouve une vérification quasi-expérimentale dans la lecture double que cette œuvre autorise aux deux pôles de l’espace idéologique des années 1980. Ainsi, la lecture très partielle d’Homo hierarchicus que développe le sociologue Claude Grignon dans une revue dont le projet se réclamait explicitement de la tradition marxiste, et qu’à ce titre on peut qualifier d’ « interprétation de gauche », s’oppose à la lecture que fait l’essayiste Pierre Bérard dans une revue qui défend les thèses culturelles et politiques de la Nouvelle droite et que l’on peut qualifier, de ce point de vue, d’ « interprétation de droite ». Mais si la lecture de « droite » ne surprend pas lorsqu’on connaît les usages que les courants réactionnaires font des théories organicistes du monde social et des critiques de la science moderne, la lecture de « gauche », plus rare, ne peut qu’opérer sur un contresens flagrant de la sociologie dumontienne en laissant échapper les distinctions cardinales entre hiérarchie et pouvoir, que Dumont s’est efforcé de distinguer.
31Considérant la structure des inégalités de classe et les discriminations raciales en France dans la seconde moitié du xxe siècle, Claude Grignon81 note que les « élites » occidentales tendent à s’auto-reproduire sous l’effet à la fois du système scolaire et des structures d’endogamie ; de ce fait, elles s’apparentent à des groupes sociaux fermés, des castes, sans que l’on puisse toutefois parler dans ce cas de « système des castes ». Dans ces conditions, le racisme qui se manifeste soit sous une forme ethnique soit en termes de « mépris de classe », fonctionne toujours comme un véritable « esprit de caste ». Mais en mettant en relation les faits de hiérarchie sociale avec les faits de pouvoir que l’on observe notamment dans les sociétés occidentales structurées en classes, Claude Grignon, qui se réfère à l’étude sur le racisme de Louis Dumont82, affirme à l’encontre de la distinction que ce dernier s’efforce précisément d’opérer entre caste et classe, hiérarchie et pouvoir : « La hiérarchie ne se soutient que par l’intermédiaire des rapports de domination ; elle dépend du fait de la domination, qui entretient et au besoin recrée le cela va de soi hiérarchique. »83
32Inversement, dans un commentaire méthodique de l’œuvre, Pierre Bérard souligne le renversement de perspective auquel procède Louis Dumont. En esquissant « la phylogenèse de la modernité » « à partir du type traditionnel »84, Dumont dégage la permanence de la « hiérarchie qui conditionne l’expression de l’altérité » au détriment de « l’égalitarisme » qui « fabrique l’exclusion et le racisme »85. Prenant appui sur l’ambivalence structurale du discours de Dumont, cette lecture partisane opère, par un passage à la limite des énoncés dumontiens qui sont à peine reformulés, une mise à plat de la structure binaire à partir de laquelle s’engendre cette vision du monde social. Soit, d’un côté, les sociétés de « type traditionnel » caractérisées par des « idéologies holistes » et « l’universalité de la hiérarchie » qui permettent de « penser la différence » ou « d’unir dans la différence » ; de l’autre, les sociétés de « type moderne » définies par des « idéologies individualistes », la domination de la « valeur égalitaire » et ses contreparties négatives : la « stratification sociale » comme « hiérarchie honteuse », le « nivellement », « l’universalisme » réducteur, « la perte de sens »86. Soulignant que les traits judéo-chrétiens de la modernité ont contribué, selon Dumont, à remettre en cause la hiérarchie comme « modèle commun de l’humanité », Pierre Bérard, qui s’autorise des commentaires d’Emmanuel Leroy Ladurie sur la société d’Ancien régime, conclut en mettant en parallèle, presque naturellement, d’un côté, la hiérarchie et « l’héritage indo-européen de notre culture » et, de l’autre, « l’idée d’égalité » et « l’héritage judéo-chrétien »87.
33Ces lectures de « gauche » et de « droite » ne seraient pas aussi aisées si la rhétorique socio-philosophique de Louis Dumont n’y encourageait. Le flou et l’ambiguïté de son expression, mêlant une extrême simplicité et une obscurité de la pensée, sont le prix que Dumont doit payer pour dire confusément ce qu’il ne peut pas dire et se dire, ni clairement ni complètement. Ainsi, Pierre Bérard relève le travail de mise en forme que Dumont opère à son insu, et qui agit comme un effet de censure que le commentaire se propose de lever au moindre coût. Le travail de Dumont, selon Bérard, est « sobre », c’est un « constat » dans lequel Dumont « demeure prudemment (...) en retrait ». En d’autres termes, pour l’exégète, Dumont peut dire les choses à demi-mots, sans insister : « En chemin, l’auteur souligne l’artifice de l’idéal égalitaire dont il affirme la tranquille évidence, bien qu’il ne s’agisse pas pour lui - il le répète en maintes occasions — de le mettre en question. Par une sorte d’euphémisme, il lui suffit d’indiquer (...), incidemment [ que ] la négation de la hiérarchie (...) apparaît comme la marque de la modernité. »88
Censure et travail de mise en forme
En rapprochant le langage de René Guénon et celui de Louis Dumont, on veut, sans forcer le trait, dégager ce qui les distingue moins sur le fond que sur la forme. Par le choix des mots, l’agencement de la pensée et les références mobilisées, Louis Dumont opère une transformation de topiques idéologiques en propositions semi-savantes, engageant elle-même un changement de disposition d’esprit du lecteur appelé maintenant à considérer ces énoncés de manière savante.
« Englober » et « englobement »
« La religion (...) pénètre toute l’existence de l’être humain, ou, pour mieux dire, tout ce qui constitue, et en particulier la vie sociale, se trouve comme englobé dans son domaine, si bien que dans de telles conditions, il ne peut y avoir en réalité rien de “profane” », René Guénon, Mélanges, p. 72.
« Les idées “supérieures” contredisent et incluent les “inférieures”. J’ai appelé cette relation toute spéciale “englobement”. Une idée qui grandit en importance et en statut acquiert la propriété d’englober son contraire. C’est ainsi qu’en Inde j’ai trouvé que la pureté englobe le pouvoir », Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, p. 243-244.
« La fonction supérieure comporte “éminemment” les possibilités des fonctions inférieures. (...) On peut donc dire que le pouvoir spirituel appartient “formellement” à la caste sacerdotale, tandis que le pouvoir temporel appartient “éminemment” à cette même caste sacerdotale et “formellement” à la caste royale », René Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, p. 36.
« Hiérarchie » et « nature des choses »
« Il y a longtemps qu’on ne reconnaît plus, en fait, aucune hiérarchie réelle, c’est-à-dire fondée essentiellement sur la nature même des choses », René Guénon, Mélanges, p. 154.
« La hiérarchie, c’est-à-dire la reconnaissance de la subordination, de la transcendance, etc., comme enracinées dans la nature des choses », Louis Dumont, Homo Æqualis, p. 199.
« Civilisation normale »
« Ce que nous appelons une civilisation normale, c’est une civilisation qui repose sur des principes, au vrai sens de ce terme, et où tout est ordonné et hiérarchisé en conformité avec ces principes », René Guénon, Orient et Occident, p. 215.
« Avec la hiérarchie (...) nous avons appris quelque chose sur la configuration de valeurs de type commun non moderne, je suis tenté de dire normal », Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, p. 248.
« Crise du monde moderne »
« Que l’on puisse parler d’une crise du monde moderne, en prenant le mot de “crise” dans son acception la plus ordinaire, c’est une chose que beaucoup ne mettent déjà plus en doute », René Guénon, La crise du monde moderne, p. 7.
« S’il est permis d’emprunter après beaucoup d’autres un terme à Thomas Kuhn, je dirais plutôt que nous assistons à une crise du paradigme idéologique moderne », Louis Dumont, Homo aequalis, p. 18.
La médiation de Tocqueville
34Plus proche de l’histoire des idées que du travail empirique, la sociologie comparée de Dumont engage une mise en forme conceptuelle qui se prête, plus aisément que ses travaux sur l’Inde, au retour des schèmes hérités de Guénon. Mais les conditions intellectuelles et sociales présidant à ce travail, en ont interdit l’expression directe. D’abord, les savoirs ethnographiques issus des enquêtes de terrain ne participent pas réellement de cet univers. Ensuite, Dumont se situait dans une institution participant du pôle le plus novateur des sciences sociales marquées par l’héritage durkheimien. Enfin sa réflexion s’est élaborée, à partir des années 1950, dans une conjoncture marquée à la fois par la prévalence du paradigme structuraliste et par les luttes menées contre des travaux diversement influencés par le marxisme. Dans son aire d’études, Dumont a construit son point de vue en s’opposant aux « vues superficielles » que « la perspective matérialiste de la société et de l’histoire »89 présente, selon lui, de la civilisation indienne. Cependant, tout se passe comme si la position structuraliste qu’il endossa lui permit de s’affranchir, en esprit, « aussi bien de l’idéalisme que du matérialisme »90 par une sorte de dépassement imaginaire de cette antinomie, favorisant la retraduction d’une vision idéaliste du monde en termes épistémologiques apparemment neutres. Ainsi, les déterminations externes constitutives de l’espace savant dans lequel s’est développée l’anthropologie dumontienne ont contribué à rendre irrecevable, du point de vue scientifique, toute référence à l’un des penseurs de la tradition les moins légitimes du seul point de vue académique.
35C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’usage de Tocqueville par Dumont. La référence à ce publiciste dont la légitimité universitaire était encore faible, au début des années 1960, en particulier parmi les sociologues se réclamant de l’école durkheimienne, apparaît en effet sinon paradoxale, au moins en discordance avec l’espace épistémologique auquel Dumont se réfère dans Homo hierarchicus, comme il le confie lui-même : « J’étais ethnologue, je me réclamais de Mauss et d’autres durkheimiens, or Tocqueville était ignoré des sociologues comme des ethnologues. D’où diable avait pu me venir l’idée d’avoir recours à Tocqueville ? Comment l’avais-je découvert ? »91 Que le travail de Raymond Aron92 ait « fort probablement » fourni le moyen de cette découverte ne renseigne pas sur la place à la fois essentielle et marginale que Tocqueville occupe dans l’économie du projet dumontien. Aussi, on fait l’hypothèse que l’œuvre de Tocqueville constitue la médiation nécessaire pour que soit reformulée en termes académiques légitimes, l’idée d’une comparaison entre les sociétés traditionnelles et le monde moderne que Dumont a héritée de ses lectures des années 1930.
36Le rapprochement entre les thématiques développées par Tocqueville et par Guénon s’impose en effet pour plusieurs raisons. D’abord, à un siècle d’intervalle, ces deux auteurs ont développé, chacun à leur manière, une œuvre marquée par le spectre de la Révolution française et la nostalgie de l’Ancien régime. Ils partagent ensuite, pour une part, une philosophie de l’histoire occidentale et une vision du monde social homologues, engendrées par des schèmes binaires opposant l’ « ancien » et le « nouveau », la « tradition » et la « modernité », la « hiérarchie » et l’ « égalité », les « castes » et les « classes », l’ « aristocratie » et la « démocratie », l’ « élite » et le « peuple », qui permettent d’engendrer sans fin, en les combinant, par exemple la « démocratie » et la « caste », une série de topoi sur le monde social qui ressortissent plus souvent de l’ordre de la rhétorique politique et journalistique que de l’ordre de la connaissance.
Ainsi, le thème tocquevillien de la montée de l’individualisme et du déclin corrélatif des solidarités d’ordre d’ancien régime dans la France moderne, par lequel Dumont ouvre Homo hierarchicus, traduit d’abord, par ses modalités expressives, les réactions aristocratiques de toute élite déchue de ses prérogatives politiques et symboliques, et qui se trouve en porte-à-faux dans un monde social ne reconnaissant plus les valeurs d’excellence qui la constituent dans son être même : l’effroi suscité parle mélange des classes (ou des castes) autrefois « fort distinctes et immobiles », la crainte « que les conditions s’égalisent » et l’obsession corrélative du « nivellement »93, sont autant de fantasmes sociaux, parmi d’autres, que l’on trouve exprimés par Guénon dans La crise du monde moderne, mais sur le mode inspiré, donc scientifiquement illégitime.
37Enfin, Tocqueville et Guénon ont encore en commun une vision du monde qui se fonde, selon les modalités qui leur sont propres, sur un point de vue comparatif, sur une mise en perspective de la tradition (la hiérarchie, l’aristocratie, les castes) au regard de la modernité (l’idéal démocratique), l’Inde représentant chez l’un le passé « normal » de l’humanité, l’Amérique étant pour l’autre le futur de la démocratie qu’il contribue pour sa part à faire advenir, à la différence de celui-là. Aussi, est-il paradoxal de voir Dumont s’inscrire dans une filiation intellectuelle passant de Tocqueville à Mauss alors qu’il reconnaît l’hétérogénéité des univers de pensée de ces deux auteurs : « Ce qu’on appellerait la démarche en miroir de Tocqueville a bel et bien préfiguré la nôtre telle que nous l’avons puisée essentiellement dans l’enseignement de Mauss »94, écrit Dumont en se référant aux années d’avant-guerre. Mais lorsqu’on sait l’opprobre qui frappait Guénon dans les milieux indianistes savants des années 1950 – « cet homme qui a introduit le ton de Gringoire dans la métaphysique »95 – on comprend que l’univers de pensée de Tocqueville ait pu s’imposer à l’esprit de Dumont et lui offrir ainsi une médiation indispensable pour exprimer en des termes acceptables et reconnus par l’univers savant, ce que les censures du champ lui interdisaient de formuler. En effet, comme le note Bruno Karsenti, dans l’œuvre de Dumont « la pensée contre-révolutionnaire catholique (...) [ est ] recouverte en grande partie par la référence majeure à Tocqueville »96.
38On pourrait objecter que Tocqueville n’est pas la médiation nécessaire pour transmuer les thématiques idéologiques héritées des années 1930 en problématiques savantes lorsque les travaux de Bouglé semblent suffire pour établir une filiation légitime et explicitement revendiquée par Dumont. Certes, Bouglé s’est intéressé au régime des castes comme contre-épreuve à son travail sur les idées égalitaires dans lequel il se réfère à Tocqueville. Le projet d’anthropologie comparée de Dumont pourrait donc être considéré comme homologue à l’entreprise de Bouglé. Toutefois, il n’y a chez Bouglé aucune nostalgie pour la hiérarchie de l’Ancien régime, à l’inverse de Tocqueville qui s’efforce de surmonter son habitus de classe par une défense volontariste du régime démocratique. De plus, Bouglé critique les visions du monde structurées autour des oppositions binaires entre l’Ancien régime et la France post-révolutionnaire, la hiérarchie et le nivellement, que l’on retrouve dans les discours et de Tocqueville et de Dumont. Prolongeant en outre la réflexion esquissée par Senart, Bouglé interroge la théorie brahmanique des castes du point de vue de la sociologie de la connaissance lorsque Dumont ignore ces questionnements. Aussi, même si l’on acceptait la filiation unilinéaire dans laquelle l’anthropologie dumontienne aime à se situer au regard de l’héritage durkheimien, la descendance semblerait se faire moins en ligne directe que collatérale, l’idéologie égalitariste que Bouglé revendique se heurtant à l’idéologie hiérarchique défendue par Dumont. Enfin, cette généalogie ne peut rendre compte des critiques antimodernes adressées par ce dernier à la science et à la raison modernes et dont on ne trouve trace ni chez Tocqueville ni chez Bouglé.
39C’est à la faveur des travaux ultérieurs sur la genèse de l’individualisme moderne que l’on voit ressurgir de manière à la fois plus diffuse et moins euphémisée, les thématiques réactionnaires des années 1930 sur la science et sur la raison. Ces recherches constituent un ensemble distinct dans l’œuvre de Dumont, non seulement parce qu’elles ressortissent davantage à une histoire des idées qu’à un travail empirique de type socio-historique, mais aussi parce qu’elles marquent son abandon progressif des études indiennes, dans les années 1960, avant que ne survienne le choc provoqué par les événement de 1968. Violemment ressentie par Dumont comme une brutale remise en cause de nombre de ses valeurs97, notamment la hiérarchie entre le maître et ses disciples, cette crise occasionna son abandon de la direction du Centre d’études de l’Inde à l’École des hautes études en sciences sociales. Tout se passe comme si cette rupture d’ordre à la fois intellectuel, social et affectif, s’accompagnait d’une levée des censures au regard de sa trajectoire passée, autorisant un retour du refoulé, notamment des interrogations et des attachements de sa jeunesse98, que favorisent encore l’évolution du champ de production culturelle et la reconnaissance qu’il y trouve alors, au-delà du milieu des études indiennes.
40Car si l’œuvre de Dumont est le résultat d’une réflexion personnelle qui ne doit rien aux effets de mode du marché des biens culturels, on ne peut comprendre l’intérêt que ses travaux sur l’individualisme et la modernité ont suscité dans des milieux fort éloignés de la recherche indianiste sans prendre en compte un état nouveau des débats idéologiques qui se sont imposés sur ce marché à partir de la fin des années 1970. L’émergence d’une nouvelle catégorie de producteurs de biens symboliques, à l’intersection du champ universitaire et du champ journalistique, s’est accompagnée d’un renversement des thématiques qui définissent l’humeur idéologique ayant cours dans le champ intellectuel99. Issus dans leur majorité des disciplines littéraires et philosophiques mais partageant nombre de valeurs proches du pôle du pouvoir économique et politique dont ils participent également, ces nouveaux intermédiaires culturels ont développé une critique globale de ce qu’ils nomment « la pensée 68 »100, à laquelle Dumont ne pouvait alors qu’adhérer en suivant la pente de sa trajectoire. S’opposant à la « philosophie des structures » et, plus généralement, à l’ensemble des sciences sociales réduites à l’application de quelques schèmes issus du marxisme et du paradigme structuraliste, ces essayistes prônaient la restauration des thèmes éternels de la tradition philosophique spiritualiste, ceux de l’humanisme et de la morale (ou de l’éthique), de l’individu et du sujet, dont ils font les « nouveaux » créateurs de valeurs. Dans ce contexte, les publications dans les années 1980 de divers ouvrages, conférences, colloques et débats consacrés au thème de l’ « individualisme » par les instances de médiation culturelle qui assurent la libre circulation des idées dans le champ intellectuel (par exemple le Collège international de philosophie101, l’Espace séminaire du Centre Georges Pompidou102, les revues Esprit103 et Le débat ou les tribunes des grands quotidiens et des hebdomadaires), sont venues amplifier les travaux de Louis Dumont, qui apportait sur ce sujet sa caution d’universitaire érudit. En outre, la critique des formes instrumentales et techniques de la raison (occidentale) que reprend Dumont, rencontre des préoccupations diverses qui animent tant, d’un côté, les héritiers des pensées traditionnelles directement issus des années 1930, dans le cas de la Nouvelle droite que, de l’autre, certains tenants de la philosophie analytique ou des courants de pensée post-moderne.
De nombreux ouvrages publiés dans les années 1980, et donc contemporains des Essais sur l’individualisme de Louis Dumont, contribuent à définir cet air du temps marqué par un « retour » à un point de vue individualiste sur le monde social, qu’il s’agisse des livres de Gilles Lipovetsky104, d’Alain Minc105, de Luc Ferry ou d’Alain Renaut106. Ces auteurs qui méconnaissent les travaux indianistes de Dumont, établissent celui-ci comme la référence incontournable sur le thème de l’individualisme, même s’il est parfois sévèrement critiqué pour ses lacunes philosophiques ou ses partis pris traditionalistes. Alain Renaut, par exemple, consacre le second chapitre de son ouvrage à « Louis Dumont ou le triomphe de l’individu » et qualifie avec emphase la « passionnante genèse de la modernité » de ce « magistral comparatiste » de « retour à Ithaque, terme d’une extraordinaire odyssée de l’esprit »107. Mais dans le même temps, le philosophe légitime rappelle à l’anthropologue les lacunes de sa culture philosophique d’autodidacte108, tout comme il relève que « l’adhésion antimoderne aux valeurs du holisme » de Dumont participe « de ces visions apocalyptiques de la modernité que la pensée contemporaine », selon Alain Renaut, affectionne particulièrement109.
41Mais si l’on peut reconnaître à Louis Dumont le mérite d’avoir ramené dans le débat public des interrogations nées de ses recherches sur le monde indien, la reconnaissance relative qu’il a trouvée dans l’élargissement de son audience ne va pas sans paradoxe. Le moindre des contresens que son œuvre induit n’est-il pas en effet de faire de cet anthropologue le chantre de l’individualisme, alors même qu’il n’a jamais caché sa préférence pour les valeurs de la tradition, fût-ce, comme le note Alain Renaut lui-même, au prix de « quelques rares dénégations »110 ? C’est que l’anthropologie comparée de Louis Dumont pourrait devoir ses traits expressifs les plus distinctifs mais aussi les plus obscurs au fait d’être un exemple de ces transferts faits avec art que Freud évoque, parce qu’ « ils ont subi une atténuation de leur contenu, une sublimation, (...) et sont même capables de devenir conscients en s’étayant sur une particularité réelle, habilement utilisée (...)111.
Notes de bas de page
1 Louis Dumont, Homo hierarchicus, op. cit, « Préface » p. I (on renvoie à cette préface pour un état des débats suscités par cet ouvrage).
2 Deux exceptions du côté français, l’article de l’africaniste Claude Meillassoux, « Y a-t-il des castes aux Indes », Cahiers internationaux de sociologie, LIV, janvier-juin 1973, p. 5-29, et l’ouvrage de Bernard Delfendahl, Le clair et l’obscur. Critique de l’anthropologie savante, défense de l’anthropologie amateur, Paris, Éditions Anthropos, 1973 : l’auteur, qui prépara une thèse sous la direction de Louis Dumont, souligne l’importance des épreuves de la guerre, « au cas où l’orientation intellectuelle de Dumont ne daterait pas déjà d’avant la période nazie », p. 210.
3 Voir les articles réunis dans Contributions to Indian Sociology, n. s., 5, 1971, et Richard Burghart, « Ethnographers and their local counterparts in India », dans R. Fardon (ed.), Localizing Strategies. Regional Traditions of Ethnographic Writing, Edimburg, Scottish Academic Press, Washington, Smithsonian Institution, 1990, p. 260-279.
4 Nicholas Dirks, The Hollow Crown. Ethnohistory of an Indian Kingdom, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 404 ; Ronald Inden, Imagining India, op. cit., p. 131-161.
5 Alain Renault, L’ère de l’individu. Contribution à une histoire de la subjectivité, Paris, Gallimard, 1989, chapitre II, « Louis Dumont. Le triomphe de l’individu », p. 69-112 Vincent Descombes, « Louis Dumont ou les outils de la tolérance », Esprit, 253, juin 1999, p. 65-82.
6 Pierre Bourdieu, L’Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Éditions de Minuit, 1988, à qui j’emprunte ce schéma d’intelligibilité.
7 Jean-Claude Galey, « A Conversation with Louis Dumont, Paris, 12 décembre 1979 », Contributions to Indian Sociology, n. s., 15, 1-2, 1981, p. 19-20.
8 Pour un exemple de dénégation doublée d’une ignorance de l’histoire intellectuelle de la France dans la période de l’entre-deux-guerres voir Jonathan P. Parry, « Mauss, Dumont and the distinction between Status and Power », dans Wendy James et N.J. Allen, Marcel Mauss. A Centenary Tribute, New York, Oxford, Berghahn Books, 1998, p. 151-172. Le malaise que suscite la référence à Guénon conduit certains exégètes à taire complètement son nom pour ne mentionner, en passant, que les écrivains plus légitimes, René Daumal et Roger Caillois, auxquels Dumont n’a pourtant jamais accordé l’importance qu’il a reconnu à Guénon, voir Stéphane Vibert, Louis Dumont. Holisme et modernité, Paris, Michalon, 2004, en particulier p. 14.
9 Madeleine Biardeau, Clefs pour la pensée hindoue, op. cit., p. 16.
10 Louis Dumont, « On the Comparative Understanding of Non-Modern Civilizations », Daedalus, Spring, 1975, p. 153-172, en particulier p. 154-156.
11 Ibid., p. 161.
12 Mais comme on l’a montré précédemment, Eugène Burnouf avait dégagé l’hypothèse de l’unité sociologique de l’Inde, corollaire d’une critique de la chronologie, avant que Sylvain Lévi et par Marcel Mauss, notamment, ne reprennent ces acquis.
13 Louis Dumont, Homo hierarchicus, op. cit., « Appendice B », p. 324-350.
14 Louis Dumont, « On the Comparative Understanding of Non-Modern Civilizations », art. cit., p. 166 (je souligne).
15 Louis Dumont, Homo aequalis. op. cit., p. 15.
16 Louis Dumont, entretien dans Le Monde, 25 janvier 1981, repris dans Revue européenne de sciences sociales, op. cit., p. 20.
17 Louis Dumont, entretien avec l’auteur (1993). On trouvera un rapprochement suggestif des thématiques dumontiennes avec l’œuvre des surréalistes dans Octavio Paz, Courant alternatif, traduit de l’espagnol par Roger Munier, Paris, Gallimard, 1972 (éd. esp. 1967), en particulier p. 148-160 (l’auteur fut ambassadeur du Mexique en Inde de 1962 à 1968).
18 Louis Dumont, entretien avec Gérald Berthoud et al., Revue européenne de sciences sociales, op. cit., p. 157.
19 « Dumont l’intouchable », entretien avec Jean-Paul Enthoven, Le Nouvel Observateur, 6 janvier 1984, repris dans Revue européenne de sciences sociales, op. cit., p. 31.
20 « There are, as so often, certain obscurities in the language Dumont chooses to use » écrit Robert Parkin, Louis Dumont and Hierarchical opposition, op. cit., p. 53.
21 Carlo Guinzburg, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire » dans Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1986, p. 139-180.
22 Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, op. cit., p. 191.
23 Louis Dumont, Homo hierarchicus, op. cit., p. 300.
24 Ibid., p. 19.
25 Ibid., p. 21.
26 Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, op. cit., p. 264 (souligné par L.D.).
27 Louis Dumont, Homo hierarchicus, op. cit., p. 22.
28 « essentiellement il n’y a que les hommes individuels à un bout et, à l’autre bout, l’espèce humaine souvent appelée “société du genre humain” », Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, op. cit., p. 191 ; pour une critique sociologique de cette opposition artificielle voir Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1991, p. 154 sq.
29 Dans la première moitié du XIXe siècle, comme on l’a montré au chapitre 2, la notion d’individualisme est portée par des idéologues contre-révolutionnaires comme de Maître, Bonald ou Lamennais, avant d’être retravaillée par Tocqueville voir Steven Lukes, « The meaning of “individualism” », Journal of the History of Ideas, XXXII, 1, janvier-mars 1971, p. 45-66 ; Jean-Claude Lamberti, La notion d’individualisme chez Tocqueville, préface de Jean-Jacques Chevalier, Paris, PUF, 1970.
30 « Un certain courant de pensée est dominant en sociologie (...) autant qu’en anthropologie sociale. (...) En bref, il s’agit d’une sociologie de l’individu, du fait ou du type de fait individuel », Louis Dumont, « The Individual as an impediment to Sociological Comparison and Indian History » dans Baljit Singh et V.B. Singh (ed.), Social and Economic Change : Essays in Honour of D.P. Mukherji, Bombay, Allied Publishers, 1967, p. 227-228 (souligné par L. D.) ; et par ailleurs : « une fois encore, la question essentielle qui est en jeu, c’est de savoir si la sociologie doit être de type holiste ou individualiste », Louis Dumont, « On Putative hierarchy and some allergies to it », art. cit., p. 66.
31 Louis Dumont, Homo hierarchicus, op. cit., p. 22.
32 « The individual is replaced in India as the bearer of value by the universal order », Louis Dumont, « The Individual as an impediment to Sociological Comparison and Indian History », art. cit., p. 237.
33 Pierre Bourdieu, Annuaire du Collège de France 1982-1983. Résumé des cours et travaux, Paris, Collège de France, p. 519 (souligné par P. B.).
34 Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, op. cit., p. 17.
35 Louis Dumont, Homo hierarchicus, op. cit., p. 16.
36 Ibid., p. 15 et p. 23 (je souligne).
37 Ibid., p. 34.
38 Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, op. cit., p. 23.
39 Ibid., p. 248 (je souligne).
40 Ibid., p. 258, et sur la notion de « Tout universel », voir p. 196.
41 Ibid., p. 259.
42 Louis Dumont, Homo hierarchicus, op. cit., p. 300 (je souligne).
43 Louis Dumont, Homo aequalis, op. cit., p. 199.
44 Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, op. cit., p. 192 sq.
45 Ibid., p. 261.
46 Louis Dumont, Homo hierarchicus, op. cit., p. 139. Cependant, l’anthropologue Marie-Louise Reiniche, qui développe une analyse strictement dumontienne des relations socio-économiques traditionnelles dans l’Inde rurale, concède que « si ce système [ de rétribution ] assure en principe la subsistance de base » à la main-d’œuvre agricole, issue souvent de castes intouchables, « il n’assure pas plus que la subsistance », Marie-Louise Reiniche, « La notion de jajmânî. Qualification abusive ou principe d’intégration ? », Collection Purushârtha, III, Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud, Paris, EHESS, 1977, p. 78.
47 Louis Dumont, Essais sur Iindividualisme, op. cit., p. 255.
48 On peut contraster ce point de vue essentialiste et normatif avec un travail d’historisation des catégories collectives de pensée et de leurs usages sociaux, par exemple, le schéma classificatoire trifonctionnel dans la société féodale en France, voir Georges Duby, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, op. cit., 1978.
49 Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, op. cit., p. 199.
50 Ibid., p. 207.
51 Ibid., p. 192.
52 Ibid., p. 221.
53 Ibid., p. 202.
54 Ibid., p. 240.
55 Ibid., p. 249.
56 Ibid., p. 208.
57 Ibid., p. 255.
58 Ibid., p. 249.
59 Ibid., p. 221.
60 Louis Dumont, Homo aequalis, op. cit., p. 16.
61 Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, op. cit., p. 209 (je souligne). Il n’est donc pas tenable de s’en tenir aux déclarations d’intentions anti-relativistes de Louis Dumont en omettant d’interroger sa critique de la raison scientifique, comme le fait par exemple Vincent Descombes, La denrée mentale, Paris, Éditions de Minuit, 1995, p. 85-89.
62 Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, op. cit., p. 257-258.
63 Louis Dumont, La Tarasque, op. cit., p. 237 ; comme l’écrit encore Dumont, il s’agit « de reconnaître la présence de la transcendance au cœur de la vie sociale », Homo hierarchicus, op. cit., p. 403.
64 Michel Michel, « Sciences et tradition. La place de la pensée traditionnelle au sein de la crise épistémologique des sciences profanes », dans Jean-Pierre Laurant et Paul Barbanegra (dir.), René Guénon, Cahiers de l’Herne, 49, Paris, Éditions de l’Herne, 1985.
65 « Ce sont les intérêts (matériels et idéels) et non les idées qui gouvernent directement l’action des hommes. Toutefois, les “images du monde”, qui ont été créées par le moyen d’“idées”, ont très souvent joué le rôle d’aiguilleurs, en déterminant les voies à l’intérieur desquelles la dynamique des intérêts a été le moteur de l’action. » Max Weber, Sociologie des religions, textes traduits et présentés par Jean-Pierre Grossein, Paris, Gallimard, 1996, extrait de « Introduction à L’éthique économique des religions mondiales », p. 349-350.
66 En Inde, « la religion est la forme que prend l’universel » soutient Louis Dumont, « Caste, racisme et “stratification” », dans Homo hierarchicus, op. cit., p. 318.
67 Sur la place de cette critique dans les discours post-modernistes, voir infra chapitre 10.
68 On reprend une analyse présentée dans l’introduction à Max Weber, Hindouisme et Bouddhisme, op. cit., en particulier p. 53-68.
69 Maurice Halbwachs, « Max Weber : un homme, une œuvre », Annales d’histoire économique et sociale, 1, 1929, p. 81-88. Il s’agit d’un compte rendu de l’ouvrage de Marianne Weber, Max Weber, ein Lebensbild, Tübingen, Mohr, 1926. Les premières recensions de Weber par Halbwachs datent de 1925-1926. La revue Annales, fondée par Marc Bloch et Lucien Febvre, était publiée à Strasbourg où Maurice Halbwachs enseignait depuis 1919, voir John E. Craig, « Maurice Halbwachs à Strasbourg », Revue française de sociologie, XX, 1, 1979, p. 273-292.
70 Philippe Steiner, « L’Année sociologique et la réception de l’œuvre de Max Weber », Archives européennes de sociologie, XXXIII, 1992, p. 329-349.
71 On a dépouillé, pour les années 1920-1940, le Journal asiatique, le Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, T’oung Pao, la Revue de l’histoire des religions et, à titre comparatif, le Journal of the Royal Asiatic Society.
72 Lettre de Roger Bastide à Marcel Mauss, Valence, 20 octobre 1936, archives privées (je remercie Françoise Morin de m’avoir communiqué une copie de la lettre de Roger Bastide accompagnée de la réponse de Marcel Mauss).
73 Lettre de Marcel Mauss à Roger Bastide, Paris, 3 novembre 1936, archives privées.
74 Louis Dumont, compte rendu de « Max Weber, The Religion of India. The Sociology of Hinduism and Buddhism, traduit et édité par H.H. Gerth et Don Martindale, Glencoe III., The Free Press, 1958, 392 p. », Archives de sociologie des religions, 9, 1960, p. 212.
75 Louis Dumont, Homo hierarchicus. op. cit., p. 47.
76 Louis Dumont, Homo hierarchicus, ibid., p. 212 note 75d ; la critique de Dumont porte principalement sur la première partie d’Hindouisme et Bouddhisme.
77 Henri Stern, « Religion et société en Inde selon Max Weber : analyse critique de Hindouisme et Bouddhisme », Informations sur les sciences sociales, 10, 6, 1971, p. 69-112.
78 Max Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1971, p. 30.
79 Henri Stern, « Religion et société en Inde selon Max Weber » art. cit., p. 107.
80 Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, op. cit., p. 23, note 14. Dans l’espace des possibles théoriques de la sociologie allemande, Dumont est proche de Ernst Troeltsch, auquel il s’est intéressé, rejoignant son point de vue sur le monde social, notamment dans un appel à la transcendance (je remercie Olivier Herrenschmidt d’avoir attiré mon attention sur ce point) ; et les raisons qui conduisent Dumont à rejeter la sociologie de Weber sont du même type que celles exposées par Léo Strauss, Droit naturel et histoire, traduit de l’anglais par Monique Nathan et Eric de Dampierre, Paris, Plon, 1954 (rééd. Flammarion, 1986), en particulier p. 45-82 (Strauss introduit sa réflexion par un hommage à Troeltsch).
81 Claude Grignon, « Racisme et racisme de classe (bis) », Critiques sociales, 2, 1991, en particulier p. 9-12.
82 Louis Dumont, « Caste, racisme et “stratification” », art. cit., p. 305-323.
83 Claude Grignon, « Racisme et racisme de classe (bis) », art. cit., p. 11 (souligné par C. G.).
84 Pierre Bérard, « Louis Dumont : anthropologie et modernité », La Nouvelle École, 39, 1982, p. 95-115, en particulier p. 101.
85 Ibid., respectivement p. 107 et p. 108.
86 Toutes les expressions citées sont reprises de l’article de Pierre Bérard dont le lexique se confond avec celui de Louis Dumont.
87 Ibid., p. 111 ; voir Emmanuel Leroy Ladurie, « L’historien et l’égalité », dans Maurice Olender (dir.), Le racisme : mythes et sciences, Bruxelles, Éditions Complexes, 1981, p. 75-91, en particulier p. 79 et p. 88.
88 Pierre Bérard, « Louis Dumont : anthropologie et modernité », art. cit., p. 96 (je souligne).
89 Louis Dumont, La civilisation indienne et nous, Paris, Armand Colin, 1964, p. 76. Sur le rejet de l’approche historique dans la pensée réactionnaire des années 1930, voir Cristiano Grottanelli, « Mircea Eliade, Carl Schmidt, René Guénon, 1942 », Revue de l’histoire des religions, 219, 3, 2002, p. 325-356.
90 Louis Dumont, Homo hierarchicus, op. cit., note la, p. 16.
91 Louis Dumont, « Tocqueville et le respect de l’autre », Esprit, 129-130, août-septembre 1987, p. 2-3.
92 Sur le rôle de Raymond Aron dans la construction sociologique de Tocqueville voir Roland Lardinois, « L’invention de Tocqueville », Actes de la recherche en sciences sociales, 135, 2000, p. 76-87.
93 Voir les extraits de De la démocratie en Amérique, de Alexis de Tocqueville, cités par Louis Dumont dans Homo hierarchicus, op. cit., p. 32 et 33.
94 Louis Dumont, « Tocqueville et le respect de l’autre », art. cit., p. 3.
95 Cité dans René Guénon et l’actualité de la pensée traditionnelle, Actes du colloque international de Cerisy-la-Salle (1973), Milan, Archè, 1980, p. 52.
96 Bruno Karsenti, « Autorité, société et pouvoir. La science sociale selon Bonald », dans Laurence Kaufmann et Jacques Guilhaumou, L’invention de la société. Nominalisme politique et science sociale au xviiie siècle, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2004, p. 270.
97 Louis Dumont est revenu, à l’occasion de plusieurs entretiens radiophoniques, sur le traumatisme qu’ont représenté pour lui les événements de 1968 (les témoignages que l’on a pu recueillir attestent de la crise quasi-existentielle que Dumont traversa alors). Ses réactions sont à rapprocher de celles exprimées par Claude Lévi-Strauss déclarant de manière lapidaire : « mai 68 m’a répugné », Claude Lévi-Strauss, Didier Éribon, De près et de loin. Suivi de “Deux ans après”, Paris, Odile Jacob, 1990, p. 116.
98 Sur le plan privé, on peut aussi comprendre le remariage de Louis Dumont, au milieu des années 1970, avec l’ethnologue Suzanne Tardieu, rencontrée au musée des Arts et traditions populaires dans la seconde moitié des années 1930, comme un retour aux affections de ses vingt ans.
99 Sur les problèmes évoqués ci-dessous voir Louis Pinto, « La doxa intellectuelle », Actes de la recherche en sciences sociales, 90, décembre 1991, p. 95-100, et « Le journalisme philosophique », Actes de la recherche en sciences sociales, 101-102, mars 1994, p. 25-38.
100 Luc Ferry et Alain Renaut, La Pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, Paris, Gallimard, 1985 (rééd. « Folio Essais », 1988), p. 16 et p. 17.
101 Alain Renaut, « Sur l’individualisme », communication présentée au Collège international de philosophie, Paris, 15 mai 1987.
102 Daniel de Coppet, « The Society as Ultimate Value and the Socio-Cosmic Configuration », communication présentée à l’Espace séminaire, philosophie et anthropologie : « Relativisme-universalisme-holisme-individualisme-hiérarchie », Centre Georges Pompidou, Paris, 26-28 avril 1989, Ethnos
, 3-4, 1990, p. 140-150.103 Voir le numéro de la revue Esprit de février 1978 consacré à Louis Dumont.
104 Gilles Lipovetsky, L’Ère du vide. Essai sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983.
105 Alain Minc, La Machine égalitaire, Paris, Grasset, 1987.
106 Luc Ferry et Alain Renaut, 68-86, op. cit., et Alain Renaut, L’Ère de l’individu, op. cit.
107 Alain Renaut, ibid., p. 71 et p. 73
108 Sur ibid., p. 94, sur Fichte notamment.
109 Ibid., p. 91.
110 Idem.
111 Sigmund Freud, Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 87 (souligné par Freud).
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