Avant-propos
p. 33-34
Texte intégral
1Autour de 1800, la presse, les revues et la littérature témoignent de l’émergence à la fois d’un univers d’intérêts assez large dévolu aux choses originaires de l’Orient et d’un groupe d’agents spécialisés dans la production de ces biens culturels exotiques, que dénotent les termes « orientalisme » et « orientaliste »1 dont l’usage s’impose alors. Si du point de vue de la connaissance, qui nous retient ici, ces nouvelles pratiques désignent la production de savoirs relatifs aux langues et aux civilisations orientales, elles ne définissent pas pour autant une réalité professionnelle et disciplinaire clairement délimitée. Près d’un siècle après le début de l’institutionnalisation de ces pratiques, deux acceptions au moins du terme orientalisme sont revendiquées par les savants. La première, exposée par l’iranisant James Darmesteter, recouvre « au sens large (...) l’étude de l’Orient tout entier dans son histoire religieuse, politique, littéraire, artistique autant que dans son histoire linguistique »2. La seconde, qu’illustre Robert Needham Cust, réduit l’orientalisme à sa seule dimension linguistique mais l’étend à l’ensemble du monde extra-européen, Afrique incluse. Auteur d’un ouvrage sur les langues modernes de l’Inde, secrétaire honoraire de la Royal Asiatic Society et membre actif des premiers congrès internationaux des orientalistes, Robert Needham Cust affirme :
« Il est nécessaire de restreindre les frontières d’un sujet aussi vaste en excluant les éminents chercheurs qui se sont consacrés à l’étude de la géographie orientale, de l’ethnologie, de l’archéologie, de la numismatique, de la mythologie comparée, de l’histoire et de la religion. Le mot oriental doit être considéré comme englobant l’Afrique mais excluant l’Europe, l’Australie et l’Amérique. L’étude du langage dans tous ses aspects : philologie, phonologie, grammaire, paléographie, philologie comparative (...) est de son ressort (...) »3 [que ces langues soient mortes ou vivantes, que leur usage appartienne au passé ou au présent].
2On ne saurait exprimer plus clairement que l’orientalisme est d’abord un objet de croyance portant sur la réalité matérielle et intellectuelle d’un univers de connaissances que la tenue périodique des congrès orientalistes a notamment pour fonction de porter à l’état explicite. Mais l’assertion de Cust atteste aussi que la définition de cet univers, même réduit à sa seule dimension savante, est un enjeu de luttes entre groupes d’agents relevant de disciplines concurrentes au sein desquelles les savoirs sur les langues sont en position quasi-hégémonique. Toutefois, cette définition prescriptive des études orientalistes exprime davantage un état historique donné du rapport des forces disciplinaires au sein de cet univers qu’un point de vue descriptif. Parce que cet espace lettré est traversé de manière structurelle par des tensions internes quant à son identité et à ses finalités, il importe donc de revenir sur l’histoire sociale et intellectuelle dont il est le produit.
3Les études orientalistes s’inscrivent dans la longue durée4 des contacts politiques, économiques et missionnaires entre l’Occident et les sociétés de l’Orient proche ou lointain, mais les érudits ne se sont dotés d’institutions spécifiques vouées à la connaissance de ces sociétés qu’à partir du tournant du xviiie siècle. L’institutionnalisation des savoirs orientalistes peut être comprise comme participant du changement de régime intellectuel qui se met en place, en France, au lendemain de la Révolution. Organisée autour de l’Académie, des salons philosophiques mais aussi des collèges tenus par les jésuites, la connaissance de l’Inde se redéploie, sous la tutelle de l’Académie, au Collège de France, dans des sociétés savantes et de nouveaux établissements d’État où se développent enseignement et recherche. Un nouveau régime de production des savoirs s’esquisse alors, d’abord en marge de l’université puis en son sein, lorsque la structure des facultés est réformée dans la seconde moitié du xixe siècle. Cette nouvelle configuration institutionnelle peut être comprise comme une forme de professionnalisation relative de l’activité orientaliste, au moment où l’organisation des savoirs est maintenant fondée sur un régime de type disciplinaire5.
4Cependant, les études orientalistes soulèvent une difficulté particulière. Définis très généralement par leur aire d’extension géographique qui varie historiquement, au regard de l’Europe, les savoirs sur les sociétés d’Orient se sont spécifiés selon les ensembles socio-culturels étudiés et les langues qui leurs sont associées. La maîtrise du sanscrit comme langue savante de l’Inde ancienne, dans la seconde moitié du xviiie siècle, est donc décisive pour la constitution de l’Inde comme aire de savoirs spécifiques par les érudits occidentaux. Mais les débats internes entre grammairiens et philologues attestent que l’étude du sanscrit ne suffit pas à circonscrire un univers disciplinaire autonome. Au sein même du milieu érudit, les études indiennes se développent dans une tension entre divers types d’approches et de disciplines, entre savoirs spécifiques sur la langue et savoirs sur l’homme et la société portant sur une aire géographique dont les limites sont elles-mêmes disputées.
Notes de bas de page
1 Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du xixe et du xxe siècle (1789-1960), Paris, Gallimard, p. 631. Pour une vue d’ensemble, voir Henry Laurens, « L’orientalisme du xviiie au xixe siècle », dans Encyclopédie philosophique universelle, IV, « Le discours philosophique », Paris, PUF, 1998, p. 1418-1422.
2 James Darmesteter, Essais Orientaux, Paris, A. Lévy éditeur, 1883, p. 30-31.
3 Robert Needham Cust, Linguistic and Oriental Essays. Written from the years 1846 to 1878, Londres, Trübner & Co, 1880, p. 460.
4 Jacques Népote, « Orientalisme : histoire et paradigmes de l’approche française », dans Stéphane Dovert (dir.), avec la collaboration de Julien Ténédos, Réfléchir à l’Asie du Sud-Est. Essai d’épistémologie, Paris, Les Indes Savantes, 2004, p. 13-33.
5 Johan Heilbron, « A Regime of disciplines. Toward a historical sociology of disciplinary knowledge », dans Charles Camic et Hans Joas (eds), The Dialogical turn. New roles for sociology in the postdisciplinary age. Essays in Honor of Donald N. Levine, Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, 2004, p. 23-42.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, 1936-1956
Colloque organisé par l’IHTP les 4 et 5 octobre 1984
Charles-Robert Ageron (dir.)
1986
Premières communautés paysannes en Méditerranée occidentale
Actes du Colloque International du CNRS (Montpellier, 26-29 avril 1983)
Jean Guilaine, Jean Courtin, Jean-Louis Roudil et al. (dir.)
1987
La formation de l’Irak contemporain
Le rôle politique des ulémas chiites à la fin de la domination ottomane et au moment de la création de l’état irakien
Pierre-Jean Luizard
2002
La télévision des Trente Glorieuses
Culture et politique
Évelyne Cohen et Marie-Françoise Lévy (dir.)
2007
L’homme et sa diversité
Perspectives en enjeux de l’anthropologie biologique
Anne-Marie Guihard-Costa, Gilles Boetsch et Alain Froment (dir.)
2007