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Le couple franco-allemand en musique : à la genèse des avant-gardes

p. 211-219


Texte intégral

À l’occasion de la cérémonie du cinquantième anniversaire du traité de l’Élysée, la chanson Göttingen de Barbara a été perçue comme un hymne de la réconciliation franco-allemande. Or, selon Didier Francfort (2016), la mise en exergue de cette œuvre occulte nombre de chansons – souvent pré-élyséennes – qui ont partie liée avec l’histoire des relations entre la France et l’Allemagne. Comme pour la chanson, les transferts culturels entre les deux pays sont multiples dans le domaine de la musique savante, et jouent un rôle déterminant dans l’essor des avant-gardes. Dans les deux cas, nul besoin d’attendre la signature du traité de l’Élysée pour que fructifient les relations musicales franco-allemandes. Un panorama en est proposé ici sur deux siècles de musique savante, des années 1750 à 1950.
Les émigrés allemands, vecteurs des relations musicales franco-allemandes, des années 1750 à 1848
La seconde moitié du xviiie et la première moitié du xixe siècle sont caractérisées par l’arrivée, à Paris, de nombreux musiciens et éditeurs d’outre-Rhin. Cette circulation n’a rien d’étonnant s’agissant d’une période très propice à l’immigration allemande en France. Au xixe siècle, cette vague migratoire constitue la « première immigration économique de masse de la France contemporaine ». Dans les années 1830-1840, la censure et l’autoritarisme exercés par Metternich et Frédéric-Guillaume III de Prusse poussent les opposants politiques, mais aussi de nombreux compagnons et artisans allemands à l’exil1. Sur le plan musical, les années 1750 à 1848 constituent une phase de médiation intense entre la France et l’espace germanique, à l’exception de la période 1802-1815. Durant celle-ci, les musiciens italiens – souvent proches du pouvoir – sont accueillis en plus grand nombre que les musiciens d’outre-Rhin.
Les quinze années précédant la Révolution apparaissent en France comme un « véritable âge d’or » pour les musiciens étrangers. Ces musiciens proviennent en partie de l’espace germanique, alors que d’autres centres comme Mannheim, Berlin ou Vienne s’y développent. Paris devient la « capitale musicale de l’Europe » surtout dans le domaine de la diffusion, avec la naissance d’un « marché de la musique » orienté autour de l’édition musicale et du concert (Gribenski, 2007). Les éditeurs allemands s’installent en France : environ vingt-cinq y fondent un commerce ou des succursales entre 1760 et 1870 (Devriès-Lesure, 2002). Dans la lettre du 3 décembre 1777 à son père, Mozart résume ainsi l’attrait de Paris : « Il [Johann Baptist Wendling] a été deux fois à Paris et vient d’en revenir. Il dit : c’est le seul endroit où l’on peut gagner de l’argent et se faire honneur. […] Et puis, il y a le Concert spirituel, l’académie des amateurs, où l’on est payé 5 louis d’or pour une symphonie. […] On fait ensuite graver en souscription des sonates, trios et quatuors » (Mozart, 1987).
Après le rétablissement de la paix en 1815, Paris succède à Londres et à Vienne en tant que centre de la virtuosité2. Des pianistes de l’espace germanique comme Henri Herz, Franz Hünten ou Frédéric Kalkbrenner y triomphent entre 1825 et 1835, avant que Franz Liszt ne les supplante. Paris attire aussi les compositeurs d’opéras : si Giacomo Meyerbeer réussit à y percer avec Robert le diable, le premier séjour de Richard Wagner dans cette ville, de 1839 à 1842, s’effectue dans des conditions matérielles difficiles.
La virtuosité et le goût des opéras à la mode sont rapidement jugés superficiels dans l’entourage de deux périodiques musicaux : l’un allemand, la Neue Zeitschrift für Musik à Leipzig – sous la direction de Robert Schumann –, l’autre français, la Revue et Gazette musicale de Paris, dont le rédacteur en chef, Maurice (ou Moritz) Schlesinger est l’un de ces éditeurs allemands venus s’installer à Paris. Ludwig van Beethoven, comme figure d’identification commune à ce réseau franco-allemand, est associé, outre-Rhin, à la conception emphatique de l’œuvre musicale. La France, quant à elle, l’acclame en « dieu du temple », dont « le feu sacré […] sur l’autel » est gardé par François-Antoine Habeneck et ses musiciens de la Société des concerts du Conservatoire (Kraus, 2006). Dès sa création en 1828, cet ensemble, dont l’Orchestre de Paris sera l’héritier, fait découvrir les symphonies de Beethoven au public parisien.
À partir de 1848 et jusqu’à nos jours, le nombre de musiciens allemands à Paris diminue (Ehrhardt, 2014). Les années 1848-1871, durant lesquelles l’immigration belge prédomine, constituent une période de latence pour les relations musicales franco-allemandes. L’avant-garde se déplace à Weimar avec la création du cénacle lisztien : la composante franco-allemande y reste présente, notamment dans la conception du poème symphonique. La France préfère cultiver l’opéracomique ou l’opéra-bouffe. Dans ce domaine, l’un des rares compositeurs allemands à gagner en popularité sous le Second Empire est précisément Jacques Offenbach.
De l’appropriation de la musique allemande à la construction de la musique française, 1871-1914
Après 1871, la situation change du tout au tout avec la fondation de la Société nationale de musique, dont la devise belliqueuse Ars Gallica témoigne du nationalisme ambiant. Pourtant, ses membres, en quête d’une musique « sérieuse », s’approprient la musique (instrumentale) allemande, afin de rivaliser avec le voisin d’outre-Rhin. Si cette « médiation hostile » (Kostka et Lucbert, 2004) résulte du nationalisme en vigueur, elle dénote aussi une volonté d’accéder à une suprématie culturelle, tout en s’imprégnant du modèle allemand. La théorie des « Deux Allemagnes » d’Elme-Marie Caro (1872) permet de relativiser l’hostilité de cette médiation : elle consiste à distinguer l’Allemagne « idéaliste et rêveuse » de Kant et de Madame de Staël de celle, jugée plus dangereuse, de Hegel et de Bismarck. Le monde musical de l’après-guerre oppose de manière analogue les génies universels de Bach et de Beethoven au très controversé Wagner. Il n’empêche que le wagnérisme finit par se diffuser en France dans les années 1880. La décennie suivante, il sera même à l’origine d’une véritable « wagnérophilie ». À cela s’ajoutent les nombreux concerts des Kapellmeister entre 1897 et 1914, qui ont fait connaître, en France, l’œuvre de compositeurs germaniques du passé ou contemporains.
À la charnière du xixe et du xxe siècle, après une période d’appropriation de la musique allemande, l’avant-garde française est à la recherche de la différence, incarnée par le debussysme. La musique française de Claude Debussy puise ses sources dans un ailleurs historique (François Couperin, Jean-Philippe Rameau…) et géographique (Espagne, Russie, île de Java…). Le caractère « transculturel » de la musique française s’inscrit dans une dimension universelle, propre à asseoir son hégémonie culturelle (Ehrhardt, 2009).
Aux xixe et xxe siècles, la construction des musiques allemande et française s’est faite par la polarisation du soi et de l’autre. Ainsi, en Allemagne, des critiques opposent au xixe siècle le sérieux de leur musique instrumentale à la frivolité de la musique française. Paradoxalement, le même argument est repris par les membres de la Société nationale de musique afin de cultiver une musique « sérieuse », devant rivaliser avec celle du voisin. Au début du xxe siècle, cette opposition binaire est transformée et réinterprétée en faveur de la musique française : la frivolité de celle-ci est élevée à un idéal de clarté, de sérénité et d’équilibre ; le sérieux de la musique allemande est réduit à une densité impénétrable et à une inexpressive lourdeur.
Le couple franco-allemand face à l’internationalisation des avant-gardes, de 1905 aux années 1950
Les compositeurs du temps des avant-gardes, de 1905 à 1914, puis dans l’entre-deux-guerres, restent souvent partagés entre le cosmopolitisme de l’avant-garde internationale et le nationalisme ambiant. Cette situation paradoxale semble affecter l’entourage du Groupe des Six, où le nationalisme de Cocteau, tel qu’il s’exprime dans Le Coq et l’Arlequin, côtoie l’amitié franco-germanique unissant Paul Hindemith, Arthur Honegger, Darius Milhaud et Francis Poulenc. En outre, les festivals de la Société internationale de musique contemporaine (SIMC) témoignent de l’internationalisation de la création contemporaine : ce dispositif supranational permet aux compositeurs des différentes sections locales d’entrer dans le « concert des nations » musicales. Ces festivals, dont la programmation reflète la diversité des avant-gardes, ont lieu dans les villes européennes jusqu’à la Seconde Guerre mondiale où les États-Unis reprennent le flambeau (Stuckenschmidt, 1956).
Rejetée par les nazis, l’avant-garde renaît et se radicalise après la guerre. Elle fait table rase du passé. Les Cours d’été internationaux de musique nouvelle de Darmstadt, fondés en 1946, sont le lieu de convergence de la modernité radicale. Malgré le caractère assurément international, la composante européenne, voire franco-allemande, joue un rôle essentiel dans la construction de cette nouvelle avant-garde autour de figures comme René Leibowitz ou Pierre Boulez. Depuis, la musique contemporaine s’est internationalisée et les relations franco-allemandes sont intégrées – pratiquement diluées – dans un réseau global.
Des périodes plus ou moins intenses de la médiation musicale franco-allemande se dessinent. Durant les phases de latence, d’autres cultures sont privilégiées au gré de la circulation des musiciens (immigration italienne sous le règne de Napoléon, belge dans les années 1848-1871), à moins que l’internationalisation des avant-gardes ne relègue le couple franco-allemand à un rôle secondaire. Force est de constater que la composante franco-allemande est un vecteur déterminant des avant-gardes de la musique savante occidentale : tel est le cas entre Paris et Leipzig dans les années 1830, à Weimar dans les années 1850 ou à Darmstadt aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Mais la médiation franco-allemande, même hostile, a largement contribué à l’émergence de la Société nationale de musique et à la construction en miroir des musiques nationales. Dans un contexte globalisé, souhaitons que l’avenir réserve de beaux jours aux relations musicales franco-allemandes, si fructueuses dans l’histoire pré-élyséenne. Ne pourraient-elles être au fondement de nouveaux mouvements artistiques, traductions culturelles du traité de l’Élysée dans le sillage ouvert par l’accueil enthousiaste réservé à la chanson de Barbara ?

Bibliographie

Références bibliographiques

Caro, Elme-Marie, Les jours d’épreuve, 1870-1871, Paris, Hachette, 1872.

Devriès-Lesure, Anik, « Un siècle d’implantation allemande en France dans l’édition musicale (1760-1860) », in Bödeker, Hans Erich, Veit, Patrice et Werner, Michael (dir.), Le concert et son public. Mutations de la vie musicale en Europe de 1780 à 1914 (France, Allemagne, Angleterre), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2002.

Ehrhardt, Damien, « Les musiciens étrangers et l’émergence du champ musical », Hommes & Migrations, n° 1308, 4e trimestre 2014, p. 139-147.

Ehrhardt, Damien, Les relations franco-allemandes et la musique à programme 1830-1914, Lyon, Symétrie, 2009.

Francfort, Didier, « Les relations franco-allemandes en chanson (1945-1990) », in Gonin, Philippe et Poirrier, Philippe (dir.), Musique, Pouvoirs, Politiques, Territoires contemporains – nouvelle série, n° 6, 5 février 2016, [En ligne], <http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/Musique_Pouvoirs_Politiques/Didier_Francfort.html> [consulté le 19 juillet 2017].

Gribenski, Jean, « La France, terre d’accueil sous le règne de Louis XVI : les musiciens étrangers en France, de 1774 à 1789 », in Duron, Jean (dir.), Regards sur la musique au temps de Louis XVI, Wavre, Mardaga, 2007, p. 91-111.

Gut, Serge, « Franz Liszt et la virtuosité pianistique dans les années 1830 », Musicologie au fil des siècles. Serge Gut, Paris, PUPS, 1998.

Kostka, Alexandre et Lucbert, Françoise, « Pour une théorie de la médiation. Réflexion sur les médiateurs artistiques entre la France et l’Allemagne », Distanz und Aneignung. Kunstbeziehungen zwischen Deutschland und Frankreich 1870-1945, Berlin, Akademie-Verlag, 2004

Mozart, Wolfgang Amadeus, Correspondance, tome II : 1777- 1778, édition française et traduction de l’allemand par Geneviève Geffray, Paris, Flammarion, 1987.

Kraus, Beate Angelika, « Eine Frauenkarriere in Beethovens Heiligtum ? Louise Farrenc im Paris des 19. Jahrhundert », Louise Farrenc und die Klassik-Rezeption in Frankreich, Oldenburg, BIS Verlag, 2006.

Stuckenschmidt, Hans Heinz, « La société internationale », Musique nouvelle, Paris, Corréa-Buchet-Chastel, 1956, p. 207-216.

Notes de bas de page

1 Cf. dossier thématique : « Les pionniers allemands (1820) » [En ligne] : <http://www.histoire-immigration.fr/dossiers-thematiques/caracteristiques-migratoires-selon-les-pays-d-origine/lespionniers-allemands>. Consulté le 19 juillet 2017.

2 Londres et Vienne sont les plus importants centres de la virtuosité entre 1780 et 1820 (cf. Gut, 1998).

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