De « Merkozy » à « Merkhollande » : les caricaturistes français et allemands face à la « crise de l’euro » (2010-2012)
p. 183-210
Note de l’auteur
Note portant sur l’auteur1
Texte intégral
Aucune langue… ne parle aussi bien la langue d’une époque comme le fait la caricature.
Eduard Fuchs, 1903, p. 15
1Entre 2010 et 2012, l’un des thèmes les plus discutés en France et en Allemagne2 est la « crise de l’euro », dont les débuts remontent à 2007. Elle renvoie à la fois aux dettes de l’État et à la crise économique, bancaire et financière au sein de la zone euro (soit 17 des 27 États-membres de l’Union européenne de l’époque3). Son ampleur nous invite à une analyse approfondie des images satiriques issues de la vaste collection de caricatures de la Frankreich-Bibliothek de l’Institut franco-allemand de Ludwigsbourg4. Leur publication se rapporte toujours à un événement d’actualité précis, comme les décisions prises au Bundestag ou au Bundesrat à Berlin, les rencontres franco-allemandes officielles ou non officielles dans divers lieux (Paris, Berlin, Deauville, Francfort-sur-le-Main), les sommets ordinaires ou extraordinaires du Conseil européen à Bruxelles, les réunions de crise des chefs d’État ou de gouvernement, ou encore des ministres des Finances de l’Union européenne.
Le franco-allemand, une longue histoire de guerre et paix vue par les caricaturistes
2Nous pouvons parler, depuis la révolution européenne de 1848, d’une charge5 réciproque plus ou moins continue dans les revues satiriques paraissant notamment à Paris, à Berlin ou encore à Munich. Dans les quelques décennies qui précèdent 1914, la presse illustrée satirique des deux pays – ne citons que L’Assiette au beurre, Le Rire (Paris), Kladderadatsch (Berlin), Der Wahre Jacob (Stuttgart) et, bien sûr, l’inoubliable hebdomadaire Simplicissimus (Munich)6 – connaît son plus grand épanouissement et exerce une grande influence. C’est elle qui a puissamment contribué à créer et diffuser l’image du pays voisin comme ami, étranger ou ennemi, en ayant recours à la répétition incessante de certains clichés, à l’antithèse ou à la comparaison valorisante ou dévalorisante (cf. entre autres Nolan, 2005).
3Comme on le sait, certains stéréotypes ont été popularisés par les dessinateurs pendant et après la guerre de 1870-1871, tels les Français, « ennemis héréditaires », ou les Prussiens/Allemands, « barbares », coiffés du casque à pointe (cf. Reshef, 1984). Pendant le « temps des tourmentes » (1914-1945), à quelques exceptions près, la guerre des crayons continue des deux côtés du Rhin.
4Depuis les années 1950 – fondation de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca) – et notamment après la conclusion heureuse, le 22 janvier 1963, du traité de l’Élysée entre le président Charles de Gaulle et le chancelier Konrad Adenauer, les clichés se font plus rares, sans pour autant disparaître7 (cf. Koch, 2013). Ils surgissent sporadiquement, telle la grosse Germania avec son casque à pointe ou son casque viking, l’allégorie nationale allemande qui a vu ses plus beaux jours sous l’Empire allemand, ou Marianne avec son bonnet phrygien, qui représente la République française (depuis 1792) dans tous ses états (cf. Doizy et Houdré, 2008 ; Koch, 2011).
5D’une manière générale, en France et en Allemagne, la caricature politique d’actualité est cependant dominée par les portraits humoristiques et satiriques des personnalités les plus en vue. Ceci est particulièrement vrai pour les « couples » ou les « tandems » présidents français/chanceliers allemands. Ainsi, les « couples » Angela Merkel (depuis 2005) et Nicolas Sarkozy (2007-2012) – pour la première fois un homme et une femme – puis François Hollande (à partir du 15 mai 2012) succèdent aux couples « phares » Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt ou encore François Mitterrand et Helmut Kohl, eux aussi croqués par bien des caricaturistes. En témoigne l’exposition itinérante à succès Paarlauf. Die deutsch-französischen Beziehungen in der politischen Karikatur / Pas de deux. Les relations franco-allemandes dans le dessin de presse, créée dans le contexte du cinquantième anniversaire du traité de l’Élysée (2013) pour le Centre d’information et de documentation de l’ambassade d’Allemagne (CIDAL) et l’Institut Goethe de Paris8.
6Rappelons qu’en France, le commentaire visuel de la une (image avec ou sans texte) a longtemps incité et incite parfois toujours (Le Monde) à l’achat devant le kiosque à journaux. En revanche, dans la presse « suprarégionale », régionale ou locale allemande (Robert, 2011), la caricature du jour, définie par les chercheurs comme « art intégré au journalisme » (Knieper, 1992 ; Schneider, 1988, p. 14), « témoin d’un journalisme engagé par l’image » ou encore « élément de décoration opportuniste » (Päge, 2007) se trouve généralement en page 2, 3 ou 4, respectivement réservées à la « politique », à l’« opinion » ou au « commentaire ».
7Dans les deux cas, le métier de caricaturiste politique a subi au cours des dernières années des transformations profondes liées à la crise des journaux et aux nouvelles techniques de communication. Dorénavant, les dessinateurs ne publient plus leurs œuvres seulement dans les hebdomadaires (par exemple Le Canard enchaîné et Charlie Hebdo9) ou mensuels satiriques (Eulenspiegel, Titanic) – devenus rares –, dans la presse quotidienne, les albums ou les calendriers annuels, mais aussi sur leur site web ou leur blog. Depuis 2011, un hebdomadaire de caricatures en ligne, Urtikan.net, « gratte » avec succès « là où ça démange ».
8Dorénavant, les images satiriques sont accessibles en un clic de souris aux lecteurs sur leur ordinateur, leur tablette ou leur smartphone, puis par le biais des réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter. Par conséquent, la question jadis posée par Kurt Tucholsky : « De quoi la satire a-t-elle le droit ? » (Berliner Tageblatt du 27 janvier 1919), apparaît plus actuelle que jamais. Voici la réponse de l’écrivain discutée depuis bientôt cent ans : « De tout. »
9La communication propre à l’image satirique se fait généralement par le biais d’une « distanciation » (chère à l’homme de théâtre Bertolt Brecht) à l’égard d’une situation, d’une personne ou d’une chose. Un effet de distanciation se produit par exemple par l’exagération, la distorsion, la simplification, le déguisement, la parodie, le pastiche ou encore, même si c’est assez rare, le photomontage.
10On reconnaît telle ou telle personnalité caricaturée à son aspect physique (la taille, le poids, le nez, les oreilles), à ses accessoires (tenue, coiffure, barbe, couvre-chef) ou à certains gestes10. L’identité des personnages est encore établie par des drapeaux, des uniformes, des bottes de soldat ou des emblèmes. Enfin, il y a lieu de mentionner les animaux héraldiques (l’aigle ou le lion) ou non officiels (le « coq gaulois »), les monnaies, les repères géographiques ou les monuments connus.
2010, une année noire
11En étudiant les nombreuses images satiriques mises à notre disposition, nous constatons qu’il est plutôt rare que les caricaturistes montrent les chefs d’État seuls. C’est dans le Canard enchaîné et dans le quotidien de gauche Libération que l’on trouve quelques exemples significatifs. Dans l’hebdomadaire satirique au tirage record (près de 400000 exemplaires) du 5 mai 2010, Nicolas Sarkozy s’exclame, dans une bulle à texte, en des termes qui rappellent une autre époque : « Ach ! Avec la Teutonne, c’est pas Blitzkrieg ! Mais elle a l’artillerie lourde, ach so ! » Puis, les 8 et 17 mai 2010, Libération publie deux caricatures de son dessinateur-éditorialiste Willem (Bernhard Willem Holtrop) empreintes d’une rare violence à la fois physique et structurelle. Toutes deux traduisent à leur manière l’hésitation et la prudence allemandes en ce qui concerne le programme européen d’aide à la Grèce. Ainsi, le 8 mai, bien que l’aide d’urgence ait finalement été approuvée par le Bundestag et le Bundesrat la veille, Willem met en scène la chancelière en train de fesser le derrière dénudé de Georges Papandréou, qui tente en vain de s’emparer d’un cochon tirelire en morceaux (cf. fig. 1)11. Comme il s’agit du Premier ministre d’un pays de civilisation très ancienne, les moulures de cadre entourant le dessin rappellent la Grèce antique.
12Le 17 mai, une Angela Merkel d’une stature colossale12 déclare de manière impétueuse et menaçante sur fond de drapeau européen : « Assez ! Je ferme les robinets (d’argent) ».
13Un mois plus tard, dans le contexte d’une session du Parlement européen à Bruxelles, Libération publie une caricature non moins agressive du dessinateur de Charlie Hebdo Luz13 (Renald Luzier). Accompagnée du président français travesti en femme, portant bas résille et talons, Angela Merkel apparaît en patronne dominatrice avec ses bottes de soldat et son collier à clous. Munie d’une règle géante, la chancelière s’apprête à battre trois minuscules Grecs effrayés, vêtus de leurs seuls bonnets pointus14. Ne passons pas sous silence que les ministres des Finances de l’Union européenne réunis à Luxembourg avaient bel et bien établi entre-temps (le 9 mai) le Fonds européen de stabilité financière (FESF) comme élément du « parachute » de sauvetage.
14Cependant, dans bien d’autres caricatures parues pendant la période étudiée, le président français et la chancelière allemande font front commun, en conformité avec la déclaration d’Angela Merkel : « L’échec de l’euro, c’est l’échec de l’Europe », au Bundestag le 19 mai 2010. Dès le 12 mai 2010, un dessin (pleine page) en couleur de Plantu (Jean Plantureux) paru dans le magazine parisien L’Express (fig. 2), fait endosser aux deux protagonistes le rôle d’enfants de chœur en train de faire la quête pour les nouveaux fonds européens FESF et EFSM (Mécanisme européen de stabilité financière). Entouré d’une communauté portant le deuil et en présence d’un nain grec en costume traditionnel, un euro tente de s’échapper du cercueil (« Hé ! Ho !!… Je bouge encore !!15 »).
15Cette entente franco-allemande ne va pourtant pas de soi, comme le démontre le caricaturiste berlinois Rainer Hachfeld en se servant pour l’occasion, dans le quotidien berlinois de gauche Neues Deutschland du 8 juin 2010, d’une autre métaphore, reproduite le 10 juillet, dans l’hebdomadaire parisien Courrier international. Selon ce dessinateur, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, qui se sont rencontrés dans la capitale allemande en amont du Conseil européen du 17 juin à Bruxelles (adoption de la nouvelle stratégie de croissance Europe 2020), se cognent la tête assez brutalement en se penchant tous les deux au-dessus d’un « puits à souhait » où tombe l’enfant euro (fig. 3).
16Le 22 décembre 2010 enfin, six jours après la modification du traité de Lisbonne destinée à permettre la sauvegarde durable de la zone euro, le Canard enchaîné publie un dessin de Cabu (Jean Cabut, victime de l’attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015) sous le titre « Sarkozy soutient Angela ». Celui-ci joue sur deux facteurs dont les dessinateurs de presse usent à l’infini pour illustrer les différences entre les deux partenaires : la taille physique réelle des deux personnages et la puissance des deux économies. Alors qu’Angela Merkel soulève l’euro en championne de catégorie poids lourd, Nicolas Sarkozy, poids plume, en s’écriant : « Oui ! Nous soutenons l’euro de toutes nos forces ! », s’y agrippe alors qu’il est projeté en l’air.
2011 et 2012 : deux années riches en turbulences
17La crise de 2010 a été suivie de deux années elles aussi riches en turbulences. Le 21 octobre 2011, après un sommet mouvementé de trois jours à Bruxelles, le dessinateur Jürgen Tomicek présente Wolfgang Schäuble, le redouté ministre des Finances allemand, en « pauvre poète » à la Carl Spitzweg, dans sa mansarde. Au milieu d’un tas de feuilles blanches tombées par terre, il feuillette un dictionnaire franco-allemand pour trouver « une solution à la crise de la dette ». Le parachute de secours (Rettungsschirm), représenté par un parapluie, s’apprête à s’envoler.
18Il n’est guère surprenant que la crise de l’euro ait été un sujet de prédilection pour des journaux comme la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ), Les Échos ou le Financial Times Deutschland (qui depuis a cessé de paraître), journaux spécialisés dans les questions économiques et financières. Ainsi, dans l’édition du samedi de la FAZ, le dessinateur Oliver Sebel offre assez régulièrement dans sa rubrique bimensuelle « Le marché d’Olli » une sorte de tribune libre au couple Merkel-Sarkozy. Dans le numéro du 3 septembre 2011, les deux protagonistes ayant pris place dans un avion de secours se trouvent en bonne compagnie (fig. 4). On reconnaît facilement les présidents de la Commission européenne (José Manuel Barroso), de la Banque centrale européenne (Jean-Claude Trichet, auquel succède Mario Draghi à partir du 1er novembre 2011), ou encore du Fonds monétaire international (FMI) (Christine Lagarde, depuis juillet 2011).
19En effet, il y a péril en la demeure. À l’exemple de la Grèce, quatre autres pays de la zone euro (l’Irlande, le Portugal, l’Espagne, Chypre) ont dû se placer à plus ou moins long terme sous la protection du FESM. Un programme de réformes et d’économies drastiques, sévèrement contrôlées par une « troïka » (experts financiers de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne et du FMI), en constituait la contrepartie16. L’Europe s’est alors divisée en pays du Nord et en pays du Sud, contributeurs et bénéficiaires.
20Dans ce contexte, les dessinateurs prennent également pour cibles de leurs moqueries les grandes agences de notation privées américaines, qui évaluent la solvabilité des États en relevant ou en dégradant leur note (de « AAA » jusqu’à « spéculatif »). Dans l’édition du 29 novembre 2011 du Monde, la caricature de Plantu met en regard les prophéties de la Pythie à Delphes (« Malheur ! ») avec les prévisions en partie erronées (« Vous êtes tous des Grecs ! ») de l’agence de notation Moody’s. Le 7 décembre 2011, le dessinateur Pepsch (Josef Gottscheber) du grand quotidien suprarégional Süddeutsche Zeitung (Munich) illustre à son tour la menace de dégradation de la note que fait peser l’agence concurrente new yorkaise Standard & Poor’s sur la France (mise à exécution un an plus tard) et sur l’Allemagne, respectivement symbolisées par deux monuments : la tour Eiffel et le Fernsehturm de Berlin.
21Pendant cette période de grandes tensions, plus d’un dessinateur français (et européen) se rappellent les images peu avenantes de la grosse Germania ou de la Walkyrie arborant le casque viking avec ses deux cornes (historiquement non avérées) rendues populaires par le cycle d’opéras de Richard Wagner « L’Anneau du Nibelung » (1876). Le 7 novembre 2011, Les Échos publient une Germania qui illustre une « analyse » de Karl de Meyer intitulée « UE : comment l’Allemagne impose son modèle ». Et le 10 octobre 2012, le journal satirique en ligne Urtikan.net fait paraître un dessin intitulé « La Walkyrie et les Grecs qui pleurent ». Dès le 7 décembre 2011, le grand quotidien allemand populaire et richement illustré Bild (près de 3 millions d’exemplaires) rassemble, sous le titre « L’Allemagne fait à nouveau peur à l’Europe » (« Europas neue Angst vor Deutschland »), un choix de caricatures de ce genre, particulièrement dévalorisantes.
22D’une façon générale, le « couple » Merkel-Sarkozy se trouve, en 2011 et en 2012, au centre de l’imagination débordante des caricaturistes. Au cours de cette période, les dessinateurs allemands montrent la chancelière fédérale et le président français en danseurs étoiles, en « tandem stable » se déplaçant à faible allure, entre « joint-venture », mais aussi en parents luttant pour la survie de leur enfant, l’euro. On les déguise entre autres en braqueurs de banque (« Allez ! De l’aide ! Bénévole ! ») pour le sauvetage de la Grèce, en anges gardiens criant à l’euro, qui s’agrippe à une échelle céleste : « Sois sans crainte… nous sommes avec toi », ou encore en courageux Mickey et Minnie tenant tête au « gros chat », c’est-à-dire aux marchés financiers17.
23Cependant, d’autres commentaires allemands par l’image, parus en juillet 2011, sont beaucoup plus pessimistes. Voici trois exemples : Burkhard Mohr (Saarbrücker Zeitung) montre Merkel et Sarkozy en train d’aider la Croix-Rouge tout en reconnaissant amèrement qu’ils « ne peuvent pas faire grand’ chose ». Sur un dessin de son collègue Heiko Sakurai qui travaille pour le Financial Times Deutschland, Merkel et Sarkozy tentent de se mettre à l’abri pendant que la Grèce et le navire de croisière Europe sont en train de sombrer18. Enfin, dans une caricature aussi inquiétante que sarcastique de Horst Haitzinger, parue le 27 juillet 2011 dans le Badische Zeitung (Freiburg), le couple franco-allemand se demande si les coûts d’une sortie de la Grèce (Grexit), pays représenté en aviateur écrasé au sol, de la zone euro ne seraient pas moindres que l’obligation de « refaire toujours le plein ! ».
24Les caricatures françaises, elles, ne sont pas en reste. Elles présentent Merkel et son acolyte Sarkozy en sauveteurs de l’euro ou en réinventeurs de l’Europe, ou bien fondus en une seule personne pour lancer une gigantesque bouée de sauvetage19. Un dessin de Pancho (Francisco Graells), publié dans le Canard enchaîné, insiste cependant une nouvelle fois sur le rapport de forces déséquilibré de ce « couple » : la maîtresse Merkel apprend à l’écolier Sarkozy la « Realpolitik » (jadis chère à Bismarck), c’est-à-dire à crier toujours plus fort « Ich bin ein Berliner… » (« Je suis un Berlinois », allusion à la visite mémorable du président américain John F. Kennedy à Berlin en 1963). Enfin, sur Internet, on découvre Merkel et Sarkozy en joyeux danseurs de sirtaki devant un orchestre bavarois, en personnages du Muppet Show, en Tintin et Milou, ou bien en corbeau et en renard, dans une allusion à la célèbre fable de Jean de la Fontaine20.
25Abstraction faite de certains fâcheux sujets de désaccord comme les « Eurobonds », c’est-à-dire la conception de l’Union européenne comme organisme de transfert, bien des dessinateurs se sont fait l’écho de liens de plus en plus forts entre les deux protagonistes.
26En témoignent deux dessins, publiés à l’approche des élections présidentielles françaises. Dans le premier, « Commémorations », paru le 11 novembre 2011, le dessinateur Georges Million établit un lien entre l’invitation adressée à la chancelière allemande par le chef de l’État français deux ans auparavant et la situation actuelle (fig. 5). Devant la tombe des « victimes de la crise de l’euro, 2008 – 20… », tombe ornée d’une couronne où l’on peut lire : « sans regrets », le couple franco-allemand (de la même taille !) se tient par la main. Les défunts sont l’Anglais Gordon Brown, le Grec Georges Papandréou et le Premier ministre espagnol José Luis Rodriguez Zapatero, tous non réélus, puis l’Italien Silvio Berlusconi qui, au cœur d’une affaire de mœurs, a dû quitter ses fonctions. Mais, surprise : sur la pierre tombale, on découvre également le nom du grand philosophe grec Socrate, condamné à mort en 399 avant J.-C. et ayant choisi de boire la ciguë. Pris d’une crise d’angoisse, Nicolas Sarkozy demande à Angela Merkel : « Tu m’lâches pas ! Hein !? »
27Le fait que le chef de l’État français et la chancelière allemande s’efforçaient de plus en plus à parler d’une seule voix, a finalement, grâce à une contraction verbale heureuse, donné lieu au nom unique « Merkozy21 ». Dans le deuxième dessin (« La campagne électorale française »), un pastiche du célèbre tableau d’Eugène Delacroix, La liberté guidant le peuple (1830), le dessinateur berlinois Klaus Stuttmann montre Nicolas Sarkozy s’écriant : « Vive Merkozy ! », alors qu’Angela Merkel agite de la main droite le drapeau tricolore allemand et tient dans la main gauche un parachute (de sauvetage) encore fermé. Au sol gisent la Grèce et le Portugal, pendant que l’Italie semble se rétablir quelque peu. Le FMI n’est pas loin (fig. 6).
28Puis, changement de scénario. Au lendemain des résultats des élections du 6 mai 2012, dans une caricature de Horst Haitzinger de la Badische Zeitung (fig. 7), une Angela Merkel toute mélancolique ramasse les lettres majuscules tombées de la vitrine de « l’Euroshop Merkozy ». Ce faisant, elle se rappelle le titre des mémoires de l’écrivain Carl Zuckmayer, un bestseller paru en 1966, Als wär’s ein Stück von mir (Comme si c’était une partie de moi-même).
Une nouvelle ère depuis 2012
29La nouvelle ère pour le tandem franco-allemand a, elle aussi, offert une riche matière aux journalistes-dessinateurs allemands et français. Dans un dessin du caricaturiste munichois Dieter Hanitzsch, publié dans la Süddeutsche Zeitung du 8 mai, on voit Angela Merkel, sous un parachute déployé où l’on peut lire « sauvetage de l’euro », en train de graver dans un tronc d’arbre un petit cœur avec les lettres « À F. », à côté d’un gros cœur avec les lettres « À N. ». En s’éloignant, le président battu Nicolas Sarkozy jette un dernier regard en arrière alors que son successeur, rayonnant, s’approche avec une hache. Dans un dessin de Plantu paru deux jours plus tard dans Le Monde, le message est tout autre. Ce n’est point le président français nouvellement élu qui est agressif en se hâtant de faire sa première visite officielle à Berlin, mais la chancelière allemande. Elle lui réserve un accueil musclé à la James Bond afin d’écarter la menace des Eurobonds si détestés par elle, mais si chers à François Hollande22. Peu de temps après, le 27 août 2012, le dessinateur attitré de Libération, Willem, interprète les nouvelles données à sa façon. Alors que la pulpeuse chancelière allemande assure, dans une bulle, « La Grèce restera dans la zone euro », son nouveau partenaire, le président Hollande, épinglé, en tout petit, à sa poitrine, murmure « merci ».
30Que reste-t-il de toutes ces images ? Le couple politique « Merkozy », dont « la vie commune » a d’abord été « complexe », s’est finalement avéré être un couple « très solide et efficace » grâce à sa « complémentarité » mais aussi grâce à sa volonté « de tout faire pour agir ensemble » (Nicolas Sarkozy23). Les dessinateurs allemands et français en ont amplement tenu compte en imaginant les situations les plus insolites, voire les plus cocasses. Néanmoins, il faut constater que certains dessinateurs français ont vu le rôle prépondérant de la chancelière allemande d’un mauvais œil en faisant appel aux vieux clichés, un fait qui semble avoir amusé leurs confrères d’outre-Rhin. En témoigne un dessin de Horst Haitzinger, paru le 31 mai 2013 dans la Badische Zeitung et jurant avec les festivités du jubilé des cinquante ans du traité de l’Élysée (fig. 8). Lors d’un entretien avec le président Hollande, la chancelière, paisiblement installée dans un fauteuil, fait penser celui-ci, subitement victime de sueurs froides, à l’épouvantable Germania de jadis. Ne s’expliquant pas le malaise de son interlocuteur, Angela Merkel s’étonne : « Mais qu’est-ce qu’il y a, François ? ».
31Il a fallu attendre un certain temps pour que le couple « Merkozy » se transforme en couple « Merkhollande24 » (une formule n’ayant d’ailleurs pas connu grand succès) et pour que celui-ci, comme le caricaturiste Horst Haitzinger25 le suggère deux ans plus tard, lors d’un sommet exceptionnel européen, se tombe dans les bras. Le « couple » franco-allemand dans la caricature restera donc au présent et à l’avenir « une affaire à suivre ».
32Deutsch-Französisches Institut (Institut franco-allemand), Frankreichbibliothek (collection de caricatures), Ludwigsbourg.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Schneider, Franz, Die politische Karikatur, Munich, C.H. Beck, 1988.
Notes de bas de page
1 Cet article est la version remaniée et raccourcie de notre contribution « L’image de l’autre dans la société civile. Le miroir des caricatures », dans le dossier « France-Allemagne par images interposées » (Claire Demesmay et Hans Stark, dir.) : Allemagne d’aujourd’hui, n° 214, octobre-décembre 2015, p. 129-143 (24 images). Voir également la version allemande : « Das deutsch-französische “Paar” : Karikaturen als Spiegelbild der gegenseitigen Wahrnehmung in der Eurokrise », in Demesmay, Claire, Pütz, Christine et Stark, Hans (dir.), Frankreich und Deutschland – Bilder, Stereotype, Spiegelungen. Wahrnehmung des Nachbarn in Zeiten der Krise, Baden-Baden, Nomos, 2016, p. 101-121.
2 Voir Daniele Schwarzer, « Deutschland und Frankreich und die Krise im Euro-Raum », <https://www.bpb.de/apuz/152068/deutschland-und-frankreich-und-die-krise-im-euroraum>.
3 Cf. la synthèse très utile réalisée par la Direction régionale à l’éducation politique du Land de Bade-Wurtemberg, une chronologie des principaux faits et événements jusqu’en 2014 : <https://www.lpb-bw.de/lpb_index.html> ; Deutsche Welle, « Stationen der Krise (2009-2011) » : <http://www.dw.com/de/stationen-der-krise-2009-2011/a-15468111>.
4 Voir <http://www.dfi.de/pressearchiv/karikaturen/index.php>. Les caricatures de la collection du DFI (cote WG710) ne constituent qu’une partie des images satiriques publiées dans les deux pays sur ce thème au cours de la période étudiée. Citons les journaux nationaux ou « suprarégionaux » (Süddeutsche Zeitung, Frankfurter Allgemeine Zeitung, Financial Times Deutschland, Le Monde, Libération, La Croix, Les Échos), les journaux régionaux (Stuttgarter Nachrichten, Badische Zeitung, Saarbrücker Zeitung, Sud Ouest, etc.), les périodiques (Le Canard enchaîné, L’Express, Le Nouvel Observateur), enfin le périodique satirique sur Internet Urtikan.net et les blogs de plusieurs dessinateurs. Notons que les journaux berlinois ne font pas partie de la collection. Une quantification des motifs individuels serait par conséquent une entreprise peu convaincante.
5 Voir à ce propos l’ouvrage d’Alain Deligne, 2015. Deligne est – comme l’auteure de ces lignes – membre de l’Équipe interdisciplinaire de recherche sur l’image satirique (www.eiris.eu).
6 Voir Gardes, Houdré et Poirier, 2011 ; Koch et Gardes, 2013, p. 13-43.
7 Voir entre autres le catalogue toujours instructif : Komische Nachbarn. Deutsch-Französische Beziehungen im Spiegel der Karikatur (1945-1987) / Drôles de voisins. Les rapports franco-allemands à travers la caricature (1945-1987), Paris, Goethe Institut, 1988.
8 Cf. le catalogue éponyme, édité par Walther Fekl (Berlin, Schaltzeit Verlag, 2013). En 2013-2014, le Centre virtuel de la connaissance sur l’Europe (CVCE) au Luxembourg a présenté sur Internet un dossier thématique intitulé Das « deutsch-französische Duo » und Europa im Spiegel der Karikatur (1945-2013).
9 Depuis décembre 2016, Charlie Hebdo publie également une édition allemande.
10 Ainsi, le fameux « geste », à savoir la poignée de main historique entre le président Mitterrand et le chancelier Kohl lors de leur rencontre à Verdun le 22 septembre 1984, a donné lieu à plus de 100 caricatures. Cf. Centre mondial de la Paix (éd.), Le Geste de Verdun Mitterrand – Kohl / Die Geste von Verdun Mitterrand – Kohl. 30 ans de dessins de presse français et allemands / Deutsche und französische Karikaturen aus drei Jahrzehnten, 2014.
11 Tous les dessins sont reproduits ici avec l’aimable autorisation des auteurs.
12 Voir aussi <http://www.zeit.de/2011/44/Europagipfel> : Marc Brost, Tina Hildebrandt, Matthias Krupa, Petra Pinzler, Kolja Rudzio et Mark Schieritz, « Alle Macht den Deutschen ? ».
13 La caricature accompagne un article du correspondant à Bruxelles Jean Quatremer : « Europe : la chasse aux cigales ». Voir à ce propos également un dessin de Plantu (Le Monde du 9 juin 2010) : « En allemand, “Rigueur”, ça se dit : “Sparsamkeit” ». -… - « En français, “Rigueur”, ça ne se dit pas ».
14 À comparer avec un dessin de Klaus Stuttmann, paru le 9 janvier 2011 et intitulé « Deutsch-französische Freundschaft / Amitié franco-allemande », visible sur : <http://berlinpoche.de/magazine/magazine/pas-de-deux-paarlauf-entrevue-croisee-avec-les-caricaturistes-klaus-stuttmann-et-plantu/>. On y voit, sur un canapé, la chancelière en matrone qui tient, tel un chien, un tout petit Sarkozy en laisse.
15 Voir L’Express, n° 3071, mai 2010, p. 19. Concernant l’image de l’Allemagne en général chez le dessinateur éditorialiste du Monde et collaborateur attitré de L’Express, voir le catalogue de l’exposition Plantu : Drôle de peuple ! / Komisches Volk ! Dessins sur l’Allemagne / Politische Karikaturen zu Deutschland, textes de Walther Fekl, Berlin, Schaltzeit, 2011.
16 Cf. une caricature parue dans la Badische Zeitung du 23 juin 2012 de Haitzinger, consacrée à Angela Merkel en tant que « Iron Lady » (« Pas d’aide sans contrepartie »).
17 Voir Dieter Hanitzsch (Süddeutsche Zeitung du 7 février 2012 ; Nik Ebert (Stuttgarter Nachrichten du 21 janvier 2011 ; Heinz Daxl (Süddeutsche Zeitung du 14 juillet 2011) ; Burkhard Mohr (Saarbrücker Zeitung du 21 juin 2011) ; Horst Haitzinger (Stuttgarter Nachrichten du 18 août 2011) ; Burkhard Mohr (Saarbrücker Zeitung du 15 juillet 2011) et Dieter Hanitzsch (Süddeutsche Zeitung du 9 août 2011).
18 Burkhard Mohr, « Sauve qui peut ! » (Saarbrücker Zeitung du 15 juillet 2011) ; Heiko Sakurai (Financial Times Deutschland du 21 juillet 2011).
19 Le Monde du 4 février 2011 (Aurel : « Pour sauver l’euro il nous faudrait maintenant créer l’Europe ») ; Les Échos (Catherine Meurisse, sans titre).
20 Le Canard enchaîné, 7 décembre 2011 (Pancho) ; blog de Sud Ouest (Michel Iturria), 30 octobre 2011 ; Urtikan.net, 10 octobre 2011.
21 Cf. Dinner for Merkozy (YouTube, 2012), une parodie de la comédie Dinner for one, et Angela M♥, Mein lieber Sarko. Entretiens secrets par Fabrice del Dingo, Paris, Éd. Fallois, 2012. Voir récemment Gabriele Padberg, 2016.
22 Voir aussi le pastiche du tableau d’Edvard Munch, Le cri dans le Financial Times Deutschland du 25 mai 2012 ainsi que les dessins de Christiane Pfohlmann et de Heiko Sakurai, parus dans les numéros du 28 et du 29 juin 2012.
23 Lors d’un entretien (Le Monde du 5 juillet 2017, p. 4), Nicolas Sarkozy s’exprime ainsi sur le couple franco-allemand et la Grèce.
24 Le Canard enchaîné du 9 mai 2012 (Hervé Martin : « Merkozy est mort, vive Merkhollande !… . Hallo ! Je remplace l’ancien chauffeur… »).
25 Badische Zeitung du 8 juillet 2015.
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France-Allemagne : incommunications et convergences
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