L’interculturalité académique entre cadrages et interstices
Une enquête franco-allemande sur les sciences consacrées à la communication
p. 169-182
Texte intégral
1L’interculturalité académique est ancrée dans les contextes nationaux, institutionnels, disciplinaires et universitaires. Mais elle est également présente dans les pratiques et dans les rencontres non institutionnalisées. Les sciences consacrées à la communication et aux médias en Europe, et plus précisément ici en France et en Allemagne, sont un terrain intéressant pour examiner l’interculturalité dans la pluralité de ses manifestations académiques.
2On s’attend à ce que les sciences soient « générales » ou « universelles ». Dans le domaine des sciences naturelles, les paradigmes et les méthodes sont largement partagés et l’on pourrait considérer qu’elles ont atteint cette norme. En revanche, comme beaucoup de chercheurs l’ont déjà démontré, les sciences humaines et sociales sont fortement intégrées dans le contexte national dans lequel elles ont été créées et développées (Zimmerman, 2004). Mais la plupart des études sur l’histoire et l’épistémologie des sciences humaines et sociales traitent de disciplines plus anciennes, telles que la sociologie, l’économie, la psychologie ou l’histoire, institutionnalisées à la fin du xixe siècle.
3Les sciences consacrées à la communication et aux médias ont émergé au cours des dernières décennies du xxe siècle (1975 pour les sciences de l’information et de la communication – SIC – en France ; années 1980 pour la Medienwissenschaft en Allemagne…). Dans d’autres pays européens, il n’existe pas de discipline institutionnalisée. Ainsi ces « interdisciplines » (Ollivier, 2001) sont le terrain idéal pour développer les questions suivantes : De quelles manières les conditions culturelles divergentes et les différentes cultures scientifiques et académiques conduisent-elles non seulement à différentes représentations de la connaissance, mais même à modifier ce qui est connaissable ? De quelles manières les cadres académiques contemporains, et la forte attente envers une « internationalisation » académique, permettent-ils ou non une plus grande circulation des connaissances et des personnes lorsqu’elles ne partagent pas leur désignation disciplinaire ? Et ainsi, comment l’interculturalité entre-t-elle en jeu, comment intervient-elle dans la carrière des chercheurs, dans la vie d’un département universitaire ou dans le développement d’une discipline scientifique ?
Saisir la pluralité des expériences interculturelles par le récit de carrière
4L’enquête exploratoire1 s’appuie sur des entretiens (récits de vie et de carrière) menés avec trois chercheurs français et trois chercheurs allemands de différentes générations. Ils travaillent dans les sciences consacrées à la communication et aux médias et affichent une expérience internationale et/ou interculturelle significative (en charge d’un diplôme conjoint, long séjour à l’étranger, traduction et édition de textes étrangers, organisation d’événements scientifiques internationaux, etc.).
5Dans la perspective d’opérer une comparaison internationale des trajectoires dans leurs contextes académiques, scientifiques et culturels, l’analyse du contenu et l’analyse narrative (Kleemann et al., 2009) de ces entretiens ont été combinées à l’examen des travaux que les personnes interrogées ont publiés.
6Dans le tableau suivant sont énumérées les principales caractéristiques des postes et des relations que les personnes interrogées entretiennent avec les activités internationales/interculturelles.
7De là, les expériences « interculturelles » des personnes interrogées peuvent être recontextualisées.
8Trois domaines peuvent être dégagés : a) l’impact des rencontres interculturelles sur le plan émotionnel et intellectuel de chaque individu, et son comportement dans le groupe, avec des résultats obtenus par une observation participative ; b) l’environnement des savoirs sur l’interculturalité, les rencontres culturelles (inspirées de manière ethnographique et anthropologique) et l’histoire culturelle, en termes d’histoire des idées et des mentalités, en incluant l’imagologie ; c) les domaines des connaissances et de l’histoire des sciences.
Dans cette étude de cas, les six personnes interrogées ont connu une interculturalité académique alors qu’elles étaient déjà impliquées à un niveau supérieur dans l’établissement universitaire. Ainsi, pour elles, l’organisation académique nationale est centrale. Leurs engagements interculturels et/ou internationaux dans le domaine académique n’ont été précédés par aucune expérience interculturelle en tant qu’étudiant. Par conséquent, il est nécessaire de contraster l’interculturalité selon le moment de la vie (enfant/adulte) où cette expérience a eu lieu, et selon le statut et le degré d’implication de l’individu dans cette expérience. Ainsi, elle peut avoir un impact marginal sur la trajectoire personnelle et académique.
L’histoire culturelle, autant que l’histoire des idées et des mentalités, en incluant l’imagologie, ont été parfois mentionnées par les enquêtés sans être au premier plan. Cela témoigne d’une connaissance implicite (« savoir sur » ou knowkedge by acquaintance ; Schütz 2010, p. 12), qui peut devenir explicite (« connaissance directe » ou knowledge about) comme c’est le cas pour l’un des chercheurs, à propos de l’espace national qui n’est pas le sien : cette connaissance directe provoque un morcellement de ses représentations du paysage intellectuel français, mais aussi un sentiment de découverte qui amènera ultérieurement l’enquêté à endosser un rôle de passeur par la traduction d’auteurs dont il a fait la connaissance lors de son séjour en France.
En revanche, les domaines des connaissances et de l’histoire des sciences sont directement abordés. Il s’agit d’un knowledge about, qui atteste une professionnalisation intériorisée. Les personnes interrogées ont présenté un organigramme des ramifications de leur discipline et un descriptif de celle-ci – dans un cadre national. La structuration évolutive de l’autoprésentation de la carrière académique et l’obligation d’intégrer leur propre curriculum vitae dans la vie académique nationale sont déterminantes dans la formulation des témoignages (Cordonnier, 2017).
9Les personnes interrogées ont parfaitement conscience de l’ancrage national de leur discipline ; pourtant, même les enquêtés pour qui la recherche n’est pas dirigée vers ce domaine ont au moins des idées sur la façon dont « l’interculturalité scientifique » pourrait être théorisée. Ainsi, nous pourrions faire une hypothèse de travail selon laquelle la réflexivité des propos est liée à la (non-institutionnalisation de la) discipline alors que leurs propos explicatifs sont liés à l’internationalisation et à ses contraintes.
Contextualisation de l’expérience académique interculturelle : quatre niveaux
10De là l’analyse permet de mettre en évidence de façon méthodique ce qui apparaît simultanément dans la manière dont les personnes interrogées perçoivent leurs activités et leurs carrières : organisation académique nationale, injonctions internationales, formes et procédures structurant les pratiques quotidiennes et moyens informels d’établir des relations. Ces dimensions ne sont pas homogènes. Elles apparaissent différemment dans les entretiens, et leur analyse demande divers outils théoriques et méthodologiques (cf. Pestre, 2012).
Organisation académique nationale axée sur la discipline
11L’organisation académique nationale reste un élément central dans la carrière des personnes interrogées. L’université, la faculté et/ou le laboratoire (différents d’un pays à un autre ; cf. Liebeskind, 2011), la discipline, ainsi que les entités et structures fixes, telles que les institutions, définissent leurs conditions de travail. La littérature portant sur la discipline en tant que catégorie montre clairement la pluralité de ses dimensions cognitives, organisationnelles et identitaires.
12Lorsque nous parlons de « communication et médias », il est nécessaire d’utiliser le pluriel (disciplines), car ni les thèmes ni les noms ne sont identiques d’un pays à un autre. Les enquêtés français et allemands partagent l’idée selon laquelle leur discipline est jeune et fragmentée. Cette évaluation qui se ressent à travers leurs discours oriente aussi leurs activités, que ce soit de manière positive ou négative. Il en découle des difficultés à percevoir ce que les recherches françaises et allemandes peuvent avoir en partage, ce qui entrave fortement la possibilité ou le désir d’initier des échanges.
« L’international » : des injonctions paradoxales
13La dynamique des disciplines scientifiques entretient une relation complexe avec la dynamique des systèmes universitaires (Gingras et Gemme, 2006). Pour les sciences humaines et sociales, c’est sur le second point que se portent les demandes d’internationalisation. Dans notre perspective qui combine l’observation des discours et des pratiques dans leurs cadres institutionnels, la notion d’« international » devient un élément composite, qui fait référence à des organisations politiques à la fois nationales et transnationales, à des politiques et stratégies contraignantes, dont les enjeux varient selon l’endroit et le moment (Gaillard et Gaillard, 1999 ; Kuhn, 2013), à un facteur d’homogénéisation, à des communications académiques institutionnelles et à des représentations (positives).
14Certains des enquêtés ont bien perçu les ressorts stratégiques de ce niveau (pour eux, pour leur laboratoire, pour leur discipline). Cela les amène à mettre en scène échanges, manifestations, invitations internationales, immédiatement gratifiants mais laissant peu de traces scientifiques – voire, parfois, renforçant les incompréhensions car le temps manque pour les travailler de manière approfondie.
Réaliser l’internationalisation : les organisations politiques
15Les organisations internationales sont impliquées dans les universités sans pour autant y être assujetties, même au niveau de l’administration. La « valeur ajoutée » qu’elles recherchent est d’ordre quantitatif (flux d’étudiants, etc.) et s’exprime sous le registre de la compétitivité (classements, palmarès, etc.). Leurs incitations restent cependant marginales car elles pourraient être supprimées sans que cela porte préjudice au fonctionnement de l’université.
16L’Université franco-allemande (UFA) est une exception notable. Cette entité soutient des diplômes conjoints de toutes disciplines par des aides financières, mais aussi par une évaluation combinant la recherche de « l’excellence » à une attention soutenue portée à l’interculturalité académique en contexte franco-allemand (Hiller et al., 2016). Faute d’outils adéquats, il reste cependant difficile de développer l’interculturalité scientifique à partir des opportunités offertes par l’UFA aux étudiants (Cordonnier et Wagner, 2016).
Formes formats et procédures : des accords temporaires sur le cadrage des pratiques quotidiennes
17La discipline et les autres structures académiques, de même que la notion d’« international », sont un cadre visant à conférer du sens aux pratiques. En d’autres termes, ces deux niveaux, chacun à leur manière, disposent de la force contraignante de l’institution, entendue comme ce qui « fixe la référence » (Boltanski, 2009, p. 119) – mais de manière réitérée et non une fois pour toutes. Ce sont les formes et les formats de l’activité qui, à petit bruit, actualisent, entravent ou font évoluer cette force contraignante.
18Lorsque les personnes interrogées évoquent leurs activités éditoriales ou leur rôle dans les programmes d’étude internationaux, on voit comment les modalités de recrutement, les formes d’évaluation de l’activité d’enseignement et de recherche, le paysage éditorial, les contraintes administratives, surtout lorsqu’ils sont désajustés, sont des facteurs d’entrave au développement de coopérations franco-allemandes.
Rencontres, solutions « bricolées » et retour au « local »
19C’est par des processus complexes d’intermédiation que des « passeurs » peuvent faire circuler des « idées » (Bourdieu, 2002) d’un pays à l’autre. Dans la littérature, chacun des quatre niveaux évoqués plus haut sont bien étudiés, mais ils ne sont pas articulés au cas par cas.
20Dans cette enquête par entretiens auprès de chercheurs, des similarités apparaissent par-delà les frontières. Mais leurs récits d’une pratique académique singulière montrent comment des décisions cruciales (entamer un dialogue qui débouchera sur une coopération par exemple) et des activités capitales (comme interagir directement au niveau administratif) ne laissent pas de traces écrites ou tangibles. L’interculturalité et le « local » affichent des propriétés similaires : ils s’opposent de manière symétrique au caractère « universel » que l’on prête aux pratiques et productions scientifiques, et sont ainsi difficiles à percevoir et à formuler.
21L’enquête pourrait à présent se prolonger vers les cursus d’étude franco-allemands dans les disciplines consacrées à la communication et aux médias. En effet, ceux-ci sont des terrains pertinents pour observer la création de normes locales, partagées mais situées, lorsque les normes nationales, internationales, disciplinaires échouent à cadrer les activités interculturelles. L’observation des cursus internationaux, des personnes qui les portent, de leurs étudiants et des autres acteurs concernés, permet de mieux saisir les ajustements et les adaptations des règles nationales, tant au niveau universitaire que disciplinaire (thèmes enseignés, attentes quant aux étudiants, formes de validation des cours, etc.). C’est à ce prix que, en dépit des différences disciplinaires, un entrecroisement fructueux de deux disciplines configurées à l’échelle nationale peut advenir.
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Références bibliographiques
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Zimmermann, Bénédicte (dir.), Les sciences sociales à l’épreuve de l’action. Le savant, le politique et l’Europe, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2004.
Notes de bas de page
1 Cette recherche : « Savoirs sur la communication, communication des savoirs : circulation des connaissances, interculturalité et épistémologie comparée (France et Allemagne) » a été soutenue par l’Institut des sciences de la communication (CNRS/Paris-Sorbonne/ UPMC) ; <http://www.iscc.cnrs.fr/spip.php?article1709>.
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France-Allemagne : incommunications et convergences
Ce chapitre est cité par
- Wilhelm, Carsten. (2021) Approche socio-culturelle et comparative des représentations du numérique. Vie privée et « hygiène de vie numérique » en Allemagne. Interfaces numériques, 10. DOI: 10.25965/interfaces-numeriques.4589
- Averbeck-Lietz, Stefanie. Bonnet, Fabien. Cordonnier, Sarah. Wilhelm, Carsten. (2019) Communication studies in France: looking for a “Terre du milieu”?. Publizistik, 64. DOI: 10.1007/s11616-019-00504-3
France-Allemagne : incommunications et convergences
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