« Wir schaffen das » : la crise des réfugiés/migrants
p. 145-157
Texte intégral
1L’année 2015 aura vu l’entrée dans l’espace Schengen de plus d’un million de migrants, la plupart réfugiés en provenance des pays touchés par la guerre civile en Syrie. Contre toute attente, la chancelière Angela Merkel annonce son intention d’accueillir le plus grand nombre d’entre eux : près d’un million de réfugiés se retrouvent ainsi en Allemagne, alors que la France n’en accueillera, au plus, que quelques dizaines de milliers. Face à la stupeur provoquée par une telle décision, la chancelière a cette formule « Wir schaffen das » (« Nous y arriverons »), ce qui lui vaut immédiatement en France des critiques très négatives.
2On ne peut qu’être frappé de voir que ces réactions méconnaissaient la situation réelle de l’Allemagne, dont la prise en compte aurait permis de mieux comprendre une telle décision. Cette méconnaissance est d’autant plus paradoxale qu’il aurait été facile de la corriger, à l’heure où les sources d’information sont devenues aussi abondantes.
3Cette crise démontre non seulement l’importance de connaître plus en profondeur l’Autre, notamment à travers sa langue, mais également qu’aujourd’hui des questions aussi essentielles ne sauraient se réduire aux relations entre la France et l’Allemagne, mais doivent également être considérées à l’échelle européenne, voire mondiale.
Chronique d’une « catastrophe » annoncée
4L’année 2015 voit l’aggravation de la guerre en Syrie, qui a pour effet d’entraîner un afflux de réfugiés considérable, puisqu’il représente, à l’échelle de l’Europe, « [le] flux migratoire le plus élevé depuis la Seconde Guerre mondiale » selon l’OIM, l’Organisation internationale pour les migrants (OIM, 2015). Comment faire face à une vague de plus d’un million de personnes ? Les chiffres, quand ils ne sont pas mis en perspective, créent un effet de saisissement et déforment la réalité, comme l’avait déjà montré Alfred Sauvy dans Mythologie de notre temps (Sauvy, 1965). Si on rapporte ce chiffre à la population de la France (66 millions), comme d’ailleurs à celle de l’Allemagne (81 millions), il est considérable (15 % et 12 % environ des populations respectives). En revanche, si on le rapporte à l’ensemble de l’Union européenne (501 millions), cela ne représente plus… que 2 % du total. La France n’aurait plus à accueillir que 132000 réfugiés, et l’Allemagne, 162000, si l’on établissait un quota en proportion. L’Union européenne qui, rappelons-le, est la première puissance mondiale en matière de PIB, devrait par conséquent pouvoir relever le défi, ce que soulignait un journal comme Libération : « Sur un territoire regroupant 500 millions d’habitants, ce devrait être arithmétiquement possible d’absorber un million de personnes – d’autant que c’est juridiquement obligatoire, sachant qu’environ 80 % des hommes et des femmes proviennent de pays en guerre, ce qui leur donne un droit quasi automatique au statut de réfugiés1. » C’est très exactement l’argument avancé par Ursula von der Leyen, la ministre de la Défense allemande : « Un continent de 500 millions de citoyennes et citoyens ne peut pas voir ses fondements ébranlés et capituler face à 1,5 ou 2 millions de réfugiés2. »
5L’Union européenne n’a pas été à la hauteur, selon l’ancienne commissaire européenne Emma Bonino : « Malheureusement, l’absence de réponse coordonnée a transformé un problème gérable en grave crise politique – qui pourrait détruire l’Union européenne, comme la chancelière Merkel a prévenu3. »
6C’est donc parce que les autres pays de l’Union européenne se montraient si réservés (c’est le cas de la France), voire carrément hostiles à l’accueil de ces réfugiés (c’est le cas, notamment, du groupe dit de Visegrád (ou V4), constitué par la Pologne, la Hongrie, la Tchéquie et la Slovaquie, qui ont refusé de mettre en place une quelconque répartition des migrants au sein de l’Union européenne) qu’Angela Merkel décide d’ouvrir unilatéralement la porte à tous les réfugiés qui le désirent.
7Une telle décision peut apparaître, pour le moins, spectaculaire : comment un pays peut-il, subitement, décider de prendre à sa charge ce qui était dévolu en principe à un « continent » entier ? L’explication tient, en grande partie, à la réalité même de l’Allemagne.
Méconnaissances franco-allemandes
8Il était normal qu’un pays comme la France ne comprenne pas une telle démarche, puisque son Premier ministre à l’époque, Manuel Valls, déclarait lors d’une visite en Allemagne : « L’Europe ne peut pas accueillir plus de réfugiés4 ». La situation de la France, en effet, est actuellement très différente de celle de l’Allemagne en matière d’immigration.
9Dans les médias, il est souvent question du déclin démographique de l’Allemagne, que ne connaît pas la France. Alors que l’Allemagne compte environ 15 millions d’habitants de plus que la France, on prévoit qu’au rythme actuel, l’Allemagne sera rattrapée par la France vers 2045 et qu’en 2060, l’Allemagne n’aura plus que 66 millions d’habitants alors que la France en comptera 74 millions5. C’est là un aspect fondamental qui a certainement motivé la décision d’Angela Merkel, mais il y en a un autre, plus profond encore : les besoins de l’économie allemande. Contrairement à la Russie, par exemple, qui elle aussi est confrontée à un déclin démographique, l’Allemagne a une économie florissante qui exerce un pouvoir d’attraction sur les migrants, en provenance essentiellement, jusqu’à la crise syrienne, des pays intra-européens dont les économies vont plus mal (Europe du Sud, Europe centrale et orientale).
10Dans les médias français, la question n’est pas passée inaperçue, même si elle est relativement peu relayée : « Avec plus de 465000 arrivants en 2013, l’Allemagne devient pour la première fois la deuxième destination du monde pour les émigrés, derrière les États-Unis, selon l’OCDE. Elle devance l’Australie et le Canada6. »
11La France, ne l’oublions pas, a été, par le passé, un grand pays d’immigration, et ce à plusieurs reprises (Weil, 2004), essentiellement à partir du xixe siècle, ce qui explique que plus de 20 % de sa population soit aujourd’hui d’origine immigrée, ce qui est désormais également le cas pour l’Allemagne, devenue pays d’immigration bien plus tard, puisqu’il aura fallu attendre la seconde moitié du xxe siècle.
12Confronté à un déclin démographique certain, le patronat allemand a donc réagi positivement à la décision prise par Angela Merkel : « Si les entreprises témoignent ainsi leur solidarité avec l’effort d’accueil des réfugiés, elles manifestent aussi leur intérêt bien compris : cette immigration peut être une chance pour l’économie allemande confrontée à une crise démographique, et qui peine encore à retenir les travailleurs étrangers7. »
13Au cours de son histoire récente, l’Allemagne en est venue à considérer l’immigration comme une solution, alors qu’en France est apparu le point de vue inverse.
Pour une histoire mondiale de la France et de l’Allemagne
14Tout se passe en somme comme si, de France, on voyait l’Allemagne avec les lunettes du passé. En l’occurrence, on n’a pas encore saisi, ou trop rarement, la nouvelle donne démographique de l’Allemagne, qui est devenue le premier pays d’immigration en Europe, et le deuxième dans le monde après les États-Unis. À la différence de ceux-ci, l’Allemagne connaît un déclin démographique qui ne peut être compensé que par le recours massif à l’immigration, puisque sans elle le pays perdrait 15 millions d’habitants, soit environ 18 % de sa population, ou près d’un Allemand sur cinq, ce qui est considérable, d’ici à 2060. Au cours d’une période comparable (2014-2016), les États-Unis auront accru leur population de 98,1 millions, passant de 319 à 417 millions, soit une augmentation impressionnante de 30 %. Ainsi mise en perspective, la décision d’accueillir un million de réfugiés de la part d’Angela Merkel prend une tout autre signification.
15À l’inverse, si l’on ne tient pas compte de cette dimension, les premières réactions enregistrées en France s’expliquent tout autant : « De la gauche à la droite française, les critiques pleuvent : décision irresponsable prise en solo […], appel d’air imprudent, volonté d’hégémonie. Berlin, dans son “blitzkrieg” voudrait même imposer des sanctions financières aux pays qui refusent d’endosser le fardeau des réfugiés. Une menace agitée par Thomas de Maizière, le ministre de l’Intérieur allemand aussitôt recadré par la chancelière8. » Pourtant, même si l’Allemagne n’est devenue le deuxième pays d’immigration au monde que récemment, c’est le fruit d’un processus qui remonte à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et les études, notamment allemandes, ne manquent pas sur la question, dont l’une soulignait justement que « les jeunes et les jeunes adultes ont grandi en Allemagne dans une société dont les structures sont davantage marquées par l’immigration que celle qu’ont connu les adultes des tranches d’âge supérieures (26 ans et plus)9 » (Foroutan et al., 2015, p. 12), et que l’on pouvait donc désormais parler de l’Allemagne « post-migrante » (postmigrantisch). On peut même trouver un site allemand très complet créé en 2012 par des journalistes et des spécialistes entièrement dédié aux problèmes liés à l’intégration des migrants et des réfugiés, le Mediendienst Integration10.
16La question, on le voit, ne saurait être contenue à l’intérieur des seules frontières de la France et de l’Allemagne. Elle demande à être située également dans le cadre de la mondialisation, qui lui fait prendre bien d’autres visages que celui de la vague des réfugiés syriens de 2015, à l’époque de ce que Hervé Le Bras appelle « l’Âge des migrations » (Le Bras, 2017). L’heure est donc venue, semble-t-il, pour écrire une histoire mondiale de la France et de l’Allemagne, en s’inspirant de celle dirigée par Boucheron (2017) au sujet de la France.
La langue de la communication
17La décision prise par Angela Merkel d’accueillir autant de réfugiés en 2015 est complexe, et ne saurait se limiter à son soubassement démographique (déclin de la population allemande sans le recours à l’immigration) et économique (besoins massifs de main-d’œuvre extérieure). Néanmoins, ce phénomène n’en est pas moins central. En effet, en 1950, l’Allemagne ne comptait que 1 % d’étrangers sur son territoire (Boyer et Pardini, 2013, p. 3). La situation est aujourd’hui bien différente, et doit être replacée dans un contexte mondial, et non plus seulement régional.
18Dans tous les cas de figure, il y a là un facteur de divergence structurelle majeure entre la France et l’Allemagne qui explique sans doute en grande partie les différences dans l’appréhension de l’Autre, qui peuvent déboucher – on l’a bien vu lors de la crise de 2015 – sur des malentendus, voire des différends. Pour éviter ces sources d’incommunication, quatre domaines sont à développer. Tout d’abord, il convient de mieux se servir des informations (et les relayer, notamment au sein de l’opinion publique) dont on dispose sur la France comme sur l’Allemagne, à l’heure où il n’aura jamais été aussi facile d’y accéder, ce qui démontre au passage qu’il ne faut pas confondre « information » et « communication » (Wolton, 2009). En deuxième lieu, puisque ces informations sont disponibles en français et en allemand, il faut développer la connaissance de ces deux langues, et ne pas s’en remettre au tout-anglais, qui ne permet pas d’appréhender les problèmes dans toute leur diversité (British Academy, 2011). En troisième lieu, puisque l’immigration a pris une dimension désormais mondiale, celle-ci demande à être prise en considération dans la perspective de l’histoire « globale » (Maurel, 2014), ce qui permet de mieux comprendre les divergences – mais aussi les convergences – entre l’Allemagne et la France. Enfin, ces trois premiers points en impliquent un autre, celui de la méthode comparative : non seulement en allant de la France à l’Allemagne, mais également en étendant la perspective vers d’autres pays. En comparant, par exemple, les États-Unis à l’Allemagne (Boyer et Pardini, op. cit.), et ainsi de suite. Comme il ne saurait être question d’exiger la connaissance de toutes les langues du monde, la traduction joue dès lors un rôle central (Oustinoff, 2011), y compris, bien sûr, pour comprendre le point de vue des réfugiés et des migrants, qui se comptent aujourd’hui par centaines de millions. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la formule, souvent citée, d’Umberto Eco, « la lingua dell’Europa é la traduzione ». Elle s’applique parfaitement au cas de l’Allemagne et de la France, comme à celui de la mondialisation et, plus généralement encore, à celui de la communication.
Bibliographie
Références bibliographiques
Boucheron, Patrick (dir.), Histoire mondiale de la France, Paris, Seuil, 2017.
Boyer, Spencer P. et Pardini, Victoria, Current Immigration and Integration Debates in Germany and the United States : What We Can Learn from Each Other, Washington, Heinrich Böll Stiftung, North America, 2013.
British Academy, « Language Matters More and More », Londres, 2011. [En ligne] : <https://www.britac.ac.uk/publications/language-matters-more-and-more >
Foroutan, Naika, Canan, Coşkun, Schwarze, Benjamin, Beigang, Steffen et Kalkum, Dorina, Deutschland postmigrantisch II. Einstellungen von Jugendlichen und jungen Erwachsenen zu Gesellschaft, Religion und Identität, Berlin, Berliner Institut für empirische Integrations- und Migrationsforschung (BIM), 2015. Le Bras, Hervé, L’âge des migrations, Paris, Autrement, 2017.
Maurel, Chloé, Manuel d’histoire globale, Paris, Armand Colin, 2014.
OIM, « Le nombre d’arrivées de migrants et de réfugiés en Europe atteint le million en 2015 », 22 décembre 2015 [En ligne] :<https://www.iom.int/fr/news/le-nombre-darrivees-de-migrants-et-de-refugies-en-europe-atteint-le-million-en-2015>.
Oustinoff, Michaël, Traduire et communiquer à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS Éditions, coll. « CNRS Communication », 2011.
Sauvy, Alfred, Mythologie de notre temps, Paris, Payot, 1965.
Weil, Patrick, Qu’est-ce qu’un Français, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2004.
Wolton, Dominique, Informer n’est pas communiquer, Paris, CNRS Éditions, coll. « Débats », 2009.
Notes de bas de page
1 Henry, Michel, « En 2015, plus d’un million de migrants sont arrivés en Europe », Libération.fr, 22 décembre 2015 [En ligne]<http://www.liberation.fr/planete/2015/12/22/en-2015-plus-d-un-million-de-migrants-sont-arrives-en-europe_1422372>.
2 D’alançon, François et Nerbollier, Delphine, « Crise des migrants, Angela Merkel de plus en plus seule », LaCroix.fr, 15 février 2016 [En ligne] : <http://www.la-croix.com/Monde/Europe/Crise-migrants-Angela-Merkel-plus-plus-seule-2016-02-15-1200740191>.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Fontan, Sylvain, « Le défi démographique de l’Allemagne : sa démographie », L’Économiste.fr, 14 janvier 2014 [En ligne] :<http://www.leconomiste.eu/decryptage-economie/175-le-defi-demographique-de-l-allemagne.html>.
6 Cheyvialle, Anne, « L’Allemagne devenue la deuxième terre d’immigration après les États-Unis », LeFigaro.fr, 1er décembre 2014 [En ligne] : <http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2014/12/01/20002-20141201ARTFIG00122-l-allemagne-devenue-la-deuxieme-terre-d-immigration-apres-les-etats-unis.php>.
7 Boutelet, Cécile, « En Allemagne, les patrons souhaitent faciliter l’embauche des réfugiés », LeMonde.fr, 10 septembre 2015 [En ligne] : <http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/09/09/en-allemagne-les-patrons-souhaitent-faciliter-l-embauche-des-refugies_4749913_3214.html>.
8 Verdeau, P., « La solitude de Madame Merkel », blog.francetvinfo.fr, 16 septembre 2015 [En ligne] : <http://blog.francetvinfo.fr/bureau-bruxelles-france3/2015/09/16/la-solitude-de-madame-merkel.html>.
9 « Jugendliche und junge Erwachsene in Deutschland sind bereits in einer Gesellschaft aufgewachsen, die von Migration stärker geprägt ist als die Gesellschaftsstrukturen, in denen die älteren Erwachsenen (ab 26 Jahren) aufgewachsen sind. » (Notre traduction.)
10 Mediendienst signifie « service de médias ». On trouvera le site à l’adresse : <https://mediendienst-integration.de/ueber-uns.html>.
Auteur
Professeur de traductologie à l’université Nice Sophia Antipolis membre de l’Université Côte d’Azur (UCA), membre du pôle de recherche Trajectoires du numérique de l’Institut des sciences de la communication (CNRS/Paris-Sorbonne/UPMC). Membre du bureau de rédaction de la revue Hermès, il a coordonné plusieurs numéros dont, avec L.-J. Calvet le no 75 « Les langues romanes, un milliard de locuteurs » (2016) et est entre autres l’auteur de Traduire et communiquer à l’heure de la mondialisation (CNRS Éditions, 2012).
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