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L’image de l’Europe dans les télévisions régionales en France et en Allemagne

p. 137-144


Texte intégral

Même si l’espace public européen semble rester en devenir, on peut parler d’espaces publics médiatiques européanisés, soit verticaux – constitués de thèmes et de discours européens – soit horizontaux – lorsque les médias du continent relatent le même événement (Kopper, 2006). Les « crises » européennes récentes majeures (ukrainienne à l’hiver 2013-2014 et des réfugiés à l’été 2014-2015) ainsi que les nombreux attentats depuis 2015, donnent une nouvelle profondeur à l’Europe médiatique, que l’on trouve de manière synchrone sur des supports européens nationaux, voire régionaux.
Alors qu’en France les gros titres d’opinion sont basés à Paris, en Allemagne ils sont à Munich (Süddeutsche Zeitung) ou à Francfort (Frankfurter Allgemeine Zeitung). Ce système médiatique décentralisé, « cadeau des Alliés » au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, a pour finalité de garantir l’indépendance de l’information afin de pallier l’emprise du gouvernement sur les médias de masse, méfiance due à l’évidence à l’utilisation desdits médias – surtout la radio – par les nazis durant le conflit. Aussi, la radio et la télévision sont financées par une redevance spécifique (Rundfunkbeitrag) censée garantir leur indépendance et sont organisées au sein d’une association des programmes, l’Arbeitsgemeinschaft der öffentlich-rechtlichen Rundfunkanstalten der Bundesrepulik Deutschland. Une des missions de service public de la télévision allemande est, au sein de chaque région, de rendre compte des aspects régionaux de l’actualité comme de la culture, dans le cadre d’un « troisième » programme, les deux premiers étant l’ARD (première chaîne) et la ZDF (créée en 1961 à Mayence). Ce troisième programme de télévision et de radio est proposé par dix médias publics régionaux qui offrent des programmes régionaux.
En France, la situation est différente dans la mesure où les radios et télévisions publiques relèvent depuis l’éclatement de l’ORTF (Office de radiodiffusion-télévision française) de deux entités séparées. Même si elle est répartie sur tout le territoire français, France 3 est seulement dédiée aux régions et non à l’identité régionale. D’ailleurs, il n’existe pas de chiffres d’écoute régionaux de France 3 (seulement au niveau national) ; en revanche, ils existent en Allemagne, produits par des CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) locaux, en charge de l’étude des marchés audiovisuels des régions. En France, c’est à Paris1 que se décide la grille des programmes ainsi que les contenus de prime time, alors qu’en Allemagne, les contenus sont décidés et produits dans les Länder.
Pour autant, les télévisions publiques françaises et allemandes ont en commun leurs missions de service public : l’information, le divertissement, et l’éducation. En Allemagne, ces principes sont régis par la quatrième Loi sur les médias de 1986 détaillant le principe de « Grundversorgung » : la participation à la formation démocratique de l’opinion publique par la diffusion d’informations et de débats, ainsi que de culture, ce à quoi contribuent aussi les émissions de divertissement (Fromm, 1998). Il est intéressant d’observer que les programmes régionaux se sont développés à partir de l’idée de l’éducation par la télévision, comme ce fut le cas par exemple du « Telekolleg2 » présent sur la Bayerisches Fernsehen dès ses débuts (Steinmetz, 1981).
Les médias régionaux français et allemands
Il est intéressant de tenter une mise en perspective de la manière dont l’Europe est traitée dans ces deux contextes médiatiques régionaux. Globalement, l’Europe (en fait, l’Union européenne), entité unique au monde, à la fois géographique, politique et culturelle, est difficile à saisir pour les journalistes, parce qu’elle couvre plusieurs domaines qui les concernent tout en ne proposant pas de personnalité identificatoire. Elle semble s’inscrire dans une forme d’incommunicabilité et in-représentabilité tout en restant omniprésente sur tous les médias du continent, qu’ils soient nationaux, centralisés, voire dédiés à l’Europe comme par exemple Euronews ou Arte (Association relative à la télévision européenne). À ce titre, les médias régionaux des deux pays ancrés sur leurs territoires devraient aussi rapporter et diffuser des informations européennes, et ce d’autant plus que les territoires étudiés sont situés aux frontières de leurs États respectifs, la Pologne et la République Tchèque en ce qui concerne le Mitteldeutscher Rundfunk (MDR), et la Belgique et l’Angleterre pour France 3 Hauts-de-France.
Dans chacun des Länder de l’ancienne Allemagne de l’Est (la Saxe, la Saxe-Anhalt et la Thuringe), il existe une Landesfunkhaus (ensemble de bâtiments de diffusion) basée dans les capitales, ainsi que des chaînes de radio. MDR 1-Radio Sachsen est produite dans la Landesfunkhaus de Dresde et a aussi des studios dans les grandes villes du Land : Chemnitz, Plauen, Leipzig et Bautzen3. En France, les chaînes France 3 Nord-Pas-de-Calais et France 3 Picardie regroupées sous le nom France 3 Hauts-de-France depuis la fusion des deux régions en 2016, jouèrent un rôle de pionniers dans la création d’une troisième chaîne dédiée aux régions, puisque le premier studio régional fut basé à Lille dès 1963. Le Mittledeutscher Rundfunk (MDR) et France 3 Hauts-de-France présentent probablement, de par leur situation géographique aux frontières de leurs territoires, un regard et une représentation sur et de l’Europe.
Une mise en perspective des visions et représentations de l’Europe
Une comparaison de la structure des programmes télévisés régionaux éclaire quant aux priorités de couverture médiatique des deux pays. Il est intéressant de noter que les programmes du MDR tendent à proposer beaucoup plus de contenus de type « boulevard », proches de la presse tabloïd anglaise. Un cinquième des contenus parlent d’Europe, même si la majorité des émissions n’en fait qu’une simple mention (« Union européenne », « Europe », « Bruxelles »). Pour autant, nombre de reportages de qualité font la démarche transversale d’aller vers le pays voisin, celui-ci servant souvent d’« alibi informationnel », c’est-à-dire à répondre à des interrogations nationales grâce à la comparaison. France 3 Hauts-de-France consacre hebdomadairement une partie de son JT à « l’Europe d’à côté ». Le décor du plateau est très parlant : bleu avec les étoiles jaunes du drapeau européen. Le reportage tourné à Bruxelles sur la retenue de l’impôt à la source, par exemple, importe ainsi des réponses aux téléspectateurs français lors du débat sur la réforme fiscale de 20134.
Il en va de même d’une série de portraits de Roms de Roumanie, réalisée suite à la dissolution d’un camp rom à Lille-Fives au début du mois de décembre 2013. La démarche des journalistes du JT de France 3 Nord-Pas-de-Calais est assez unique, et le discours des interviewés très positif. Ce thème trouve écho dans un reportage de MDR-Aktuell du 5 décembre 2013 qui s’intéresse à la situation d’un village du nord de la Bohème, dont la mairesse a travaillé avec et pour l’intégration de la population rom. D’ailleurs, la ligne éditoriale du journal télévisé de MDR Sachsen fait mention d’une volonté d’aller vers l’autre, donc de se tourner vers la Pologne et la République Tchèque, pour travailler à éliminer les préjugés. Or, il existe un décalage entre les programmes français produits à Lille et ceux d’Amiens et de Boulogne-sur-Mer par exemple, villes plus éloignées de la frontière et des préoccupations politiques européennes, plus proches de la vision négative et eurosceptique des habitants du territoire, comme il existe aussi un décalage entre les productions de Leipzig et Dresde, plus proches de la frontière, plus positives, et celles de Magdebourg et Erfurt, plus isolées en Allemagne. De même, la rédaction de France 3 Côte d’Opale présente-t-elle un reportage très critique sur la régulation européenne de la pêche, qui se conclue par une phrase cliché opposant les « petits pêcheurs » de Boulogne-sur-Mer, étouffés par le « poids » des grands de Bruxelles.
Au vu des récents développements (2014- 2017) sur le continent européen, on note un bouleversement des représentations des voisins européens : France 3 Hauts-de-France s’empêtre dans la jungle de Calais, et le Mitteldeutscher Rundfunk ne sait plus où donner de la tête tant les partis extrémistes et mouvements xénophobes essaiment. Ainsi Pegida (il convient de souligner le paradoxe des Patriotes Européens), qui existe à Dresde, engendre une vision exclusive de l’Europe, où seule une partie des étrangers est bienvenue. Dans les Hauts-de-France aussi, les résultats des élections européennes redéfinissent une vision anti-européenne de l’Europe (Bonnaire, 2017), et font écho aux résultats des élections du Bundestag en Saxe du 24 septembre 2017 : alors que tous s’attendaient plus ou moins à ce que l’AfD, le parti xénophobe d’extrême-droite, prenne ses nouveaux quartiers à Berlin, l’effet de surprise fut grand à la proclamation des résultats en Saxe, où ce parti devient premier du Land avec 30 % des suffrages, devant l’Union conservatrice de Merkel !
Paradoxe généralisé dans les médias régionaux qui se retranchent derrière leurs (fines) frontières, cette vision assez nouvelle d’une Europe refermée sur elle-même est vite supplantée par une Europe attaquée, fragilisée suite aux attentats de Paris, Bruxelles, Nice, Londres… depuis 2015. Cette représentation synchrone n’offre pas une image positive de l’Europe même si des messages de solidarité semblent la transcender ; entre volonté rédactionnelle et ouverture des frontières, les télévisions régionales situées aux frontières en France et en Allemagne s’intéressent à l’Europe, et ce malgré des différences ontologiques des systèmes médiatiques et de leur différent rapport aux territoires. Il s’agit aussi, à travers cette mise en perspective, d’interroger les producteurs d’information et leurs stratégies par rapport, notamment, à leur public et leurs intérêts en matière de contenus sur l’Europe.

Bibliographie

Références bibliographiques

Bonnaire, Anne-Coralie, « Pegida, AfD : les discours de peur en Allemagne », Hermès, n° 77, « Les incommunications européennes », 2017, p. 87-91.

Fromm, Michael, Öffentlich-rechtlicher Programmauftrag und Rundfunkföderalismus. Der verfassungsrechtliche Programmauftrag der Rundfunkanstalten unter besonderer Berücksichtigung des Rundfunkfinanzausgleichs, Baden-Baden, Nomos Verlagsgesellschaft, 1998, p. 50-62.

Kopper, Gerd (dir.), « Theory Building “European Identity Building/European Public Sphere” », Adequate Information Management in Europe – Report, Dortmund, 2006.

Steinmetz, Rüdiger, Freies Fernsehen. Das erste privat-kommerzielle Fernsehprogramm in Deutschland, Konstanz, UVK Medien (coll. « Kommunikation Audiovisuell »), 1996.

Notes de bas de page

1  D’aucuns reprochent au système télévisuel centralisé français d’être trop impliqué dans le pouvoir politique, comme l’illustre le célèbre exemple d’Alain Peyrefitte, alors ministre de l’Information, apparaissant en 1963 à l’écran pour présenter le nouveau JT.

2  Cf. <http://www.br.de/telekolleg/index.html>.

3  D’ailleurs, à Bautzen, sont basés les journalistes qui réalisent les programmes en langue serbe, langue minoritaire proche du tchèque et qui est parlée par la minorité éponyme.

4  France 3 Nord-Pas-de-Calais, Le 19/20, Lille, France Télévisions (coll. « L’Europe d’à côté »), 23 novembre 2013.

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