Arte, vingt-cinq ans de traversée des frontières
p. 125-135
Texte intégral
Arte a vingt-cinq ans ! La chaîne propose chaque jour un programme commun aux 170 millions d’Européens dont la langue maternelle est le français ou l’allemand1, un espace plus peuplé que la Russie ou le Japon. Et un défi unique au monde : s’adresser chaque jour à des publics différents par leur mode de vie et leur culture, pour faire traverser les frontières à des programmes de toutes origines, et grâce au numérique, proposer ses contenus dans de nouvelles langues.
Une genèse franco-allemande pour un projet plus que jamais européen
Issu de deux idées, l’une développée dans le Land frontalier de Bade Wurtemberg par Lothar Spät, son président, en 1984, l’autre de la chaîne culturelle française La Sept qui débutera ses programmes en février 1990, le projet Arte s’impose grâce à l’impulsion politique décisive du chancelier Kohl et du président Mitterrand, qui permet de surmonter les différences structurelles entre les deux audiovisuels publics : l’un appuyé sur les Länder en Allemagne, l’autre sur un service public centralisé en France. Le 2 octobre 1990 voit la signature du traité établissant les fondements de la chaîne culturelle européenne, et l’antenne débute le 30 mai 1992.
Depuis vingt-cinq ans, les présidents français Jérôme Clément puis Véronique Cayla, et les présidents allemands Jobst Plog, Gottfried Langenstein puis Peter Boudgoust développent la chaîne dans les deux pays. Un défi considérable qui repose sur trois principes :
– une diffusion commune, pour consolider la compréhension et le rapprochement entre les peuples en Europe ;
– un programme généraliste : à part le sport en direct, tous les types de programmes se retrouvent sur Arte, cinéma, fiction, documentaire, magazine, information, spectacle, programmes jeunesse. Arte est seule au monde à relever ce défi. Il existe certes d’autres chaînes internationales ou transnationales, mais elles relèvent soit d’un seul pays (BBC World, France 24), soit d’un seul domaine (le sport, l’information) ;
– une approche résolument internationale des contenus : Arte présente le patrimoine culturel et la vie artistique des États, des régions et des peuples de l’Europe et du monde.
Cette capacité à s’appuyer sur la diversité des publics allemands et français permet aujourd’hui à Arte de traverser les frontières de l’Europe : avec le soutien de l’Union européenne, elle s’engage depuis deux ans dans la diffusion numérique d’une sélection de programmes dans de nouvelles langues, l’anglais, l’espagnol, le polonais et bientôt l’italien soit potentiellement 70 % de la population européenne.
Les années 1990 : le choc d’une offre singulière, la progression de la réception
En 1992, l’offre d’Arte rompt sur des points majeurs avec des pratiques télévisuelles établies :
– un prime time correspondant à la seule habitude française, à 20 h 45, ignorant le rendez-vous minuté de 20 h 15 en Allemagne ;
– des soirées construites verticalement, avec trois soirées thématiques, une soirée cinéma et une soirée spectacle, rompant notamment avec la pratique des chaînes allemandes dont les rendez-vous de deuxième partie de soirée sont à heure fixe ;
– les deux genres dominants sur les autres chaînes, le magazine et la fiction, sont faiblement exposés ;
– des moments de télévision traditionnellement plus légers, l’access ou le samedi soir sont dévolus à des genres exigeants, le documentaire de société ou d’histoire ;
– l’information, enfin, produite par une rédaction binationale, est traitée sur un mode tout image.
Dans ses premières semaines, la diffusion de la chaîne, par satellite et câble, est plus importante en Allemagne, mais en France, la disparition de La Cinq rend possible la reprise du cinquième canal hertzien le 28 septembre 1992. Fin 1993, la chaîne est reçue par 14 millions de foyers en France et 11 millions en Allemagne, dans un paysage concurrentiel là aussi différent : cinq chaînes hertziennes en France, une trentaine de chaînes gratuites en Allemagne, et en particulier un concurrent culturel, 3SAT, équivalent de TV5 pour le monde germanophone.
L’audience d’Arte n’est, au départ, pas mesurée, la chaîne se refusant à financer la mesure d’audience, considérant qu’elle n’est pas adaptée à la spécificité de la chaîne. Elle reviendra assez rapidement sur cette décision, des éléments tangibles d’audience étant de nature à légitimer son action. La progression des parts de marché (PDM) est d’ailleurs régulière dans les deux pays (France + 64 % jusqu’en 1999, Allemagne + 30 % jusqu’en 2001).
Au-delà des premiers succès (en Allemagne Utopia, fiction de Sohrab Shahid Saless, 2 % de PDM, en France Jour de fête de Jacques Tati, 4,5 % de PDM), Arte se distingue par des programmes d’une grande originalité, tel Bleu, long poème sonore sans image de Derek Jarman, ou les vingt-quatre rubriques composant l’Abécédaire de Gilles Deleuze.
En 1995, l’audience de programmes de la chaîne dans d’autres pays européens devient une réalité : en octobre, la deuxième chaîne espagnole ouvre une « fenêtre » aux programmes d’Arte, la Noche temática, avec plus de 11 % de PDM.
La chaîne adapte sa politique aux réalités différentes des deux pays. Elle soutient ainsi sa diffusion en Allemagne par le lancement d’un abonnement payant au mensuel ARTE Magazin, qui rencontrera un grand succès, avec près de 100000 exemplaires vendus chaque mois. Le reflet d’une réalité distincte en matière de presse télévisuelle : en l’absence d’un format tel que Télérama, il existe un public en Allemagne pour s’abonner à un magazine centré sur une seule chaîne.
Les années 2000 : la journée, la haute définition, le décalage et l’offre délinéarisée
Arte fait face à différents chocs d’audience : en 2000 en France, l’intégration des chaînes câble et satellite dans la mesure de l’audience ; en Allemagne, en 2002, des modifications importantes de mode de réception et de plan de charge des chaînes. Puis en France, à partir de 2005, la diffusion progressive de la TNT, remplaçant définitivement la diffusion analogique en 2011, et se soldant par vingt et une chaînes gratuites supplémentaires : jusqu’en 2011, Arte va, comme les autres chaînes hertziennes classiques, reculer, à 1,4 % de PDM.
Cette situation oblige alors à des évolutions importantes dans le broadcast avec un rééquilibrage de l’offre pour mieux adapter les programmes aux heures de diffusion : en journée, une offre magazine européenne et de séries documentaires orientées sur la découverte vient compléter une programmation jeunesse lancée en 2005 ; une couleur pop culture plus importante, notamment l’été (le Summer of, à partir de 2007), et des émissions nouvelles (Karambolage, ARTE Découverte, ARTE Reportage, X : enius). Enfin, en 2008, un pas important en termes de qualité de diffusion : la haute définition dans les deux pays.
Un autre changement important intervient en 2009 : face à l’inadaptation de l’offre aux habitudes d’écoute allemande, le décalage des premières parties de soirée, avancées à 20h15 en Allemagne et ramenées aux alentours de 20h40 en France permet d’améliorer la réception des offres.
Mais c’est aussi le moment des révolutions numériques. Arte disposait d’une offre internet depuis 1996. En 2007, la chaîne s’engage dans ARTE+7, une télévision de rattrapage qui deviendra un mode de diffusion complémentaire. En 2008 est lancée une plate-forme numérique dédiée aux spectacles, ARTE Live web. Dénommée aujourd’hui ARTE Concert, elle est le prélude à une offre spécifiquement numérique riche et adaptée à la ligne éditoriale de la chaîne.
Les années 2010 : complémentarité croissante entre l’offre broadcast et l’offre numérique, parité de réception entre la France et l’Allemagne
À partir de 2012, à la faveur de changements de grille et de relances éditoriales, la chaîne reprend le chemin de la croissance : l’audience s’appuie désormais aussi sur le programme de journée et d’access. Sur toute la journée, entre 2011 et 2016, la chaîne progresse de 64 % en France et de 32 % en Allemagne, pour atteindre 2,3 % de parts de marché en France, et 1 % en Allemagne.
Parallèlement, l’audience numérique prend une part croissante dans la réception de la chaîne. Il devient régulier de dépasser les 100000 visionnages pour les documentaires, films ou concerts (470000 visionnages pour le festival musical Hellfest), et la moyenne dépasse 150 millions de vidéos vues par an. C’est cette offre délinéarisée qui permet justement à la chaîne d’être présente au-delà des territoires francophones et germanophones.
L’audience de la chaîne dans les deux pays, après les déséquilibres des années 1990 et 2000, dus à une concurrence plus forte en Allemagne, se rééquilibre. En 2016, le rapport entre l’audience en France et celle en Allemagne n’est plus que de 1 à 2,3 et en nombre de téléspectateurs moyens (audience cumulée), la parité est désormais atteinte alors que l’écart était de 1 à 10 en 1993. La différence repose désormais plus sur le profil de la concurrence (deux chaînes culturelles gratuites en Allemagne, une seule en France : lorsque l’on ajoute les audiences d’Arte et de 3SAT, on obtient une part de marché identique à celle d’Arte en France) que sur le nombre de chaînes gratuites, désormais relativement équivalent.
Des publics divers, des réceptions différentes… mais complémentaires
Depuis 1992, neuf programmes ont rassemblé plus de trois millions de téléspectateurs dans les deux pays2 : cinq films de cinéma dont la plupart sont coproduits par Arte, trois fictions et un documentaire. Avec ces programmes et tous les autres, Arte n’a pas modifié les publics français et allemands : là n’est pas son rôle. Mais la chaîne a su s’appuyer sur les différences réelles de réception entre les deux pays, qui correspondent à des cultures différentes de la télévision, et plus largement à des perceptions du monde parfois distinctes, ou nuancées, pour permettre aux programmes de traverser les frontières culturelles.
Une traversée peut être plus simple dans le cinéma, dont la visibilité précède, via la sortie en salle, l’antenne. De grands succès du cinéma américain classique, comme Out of Africa ou le western Nevada Smith, mais aussi du cinéma français patrimonial (Maigret et l’affaire Saint-Fiacre, 3,5 millions de téléspectateurs), ou de films allemands à grand succès en France (Good Bye Lenin !) en témoignent. L’accueil du cinéma contemporain repose sans doute plus sur le succès en salle, différent dans un pays ou l’autre. Polisse, énorme succès en France (10,1 % de PDM), a eu ainsi plus de difficulté en Allemagne (0,45 %) ; c’est l’inverse pour Lola rennt (2,7 % en France et 5,6 % en Allemagne). En dépit de son Ours d’or à Berlin, la filmographie d’un Miyazaki est mieux perçue côté français, du fait sans doute d’une fascination plus grande pour le film d’animation non exclusivement enfantin. Le cinéma sud-américain, très soutenu en coproduction de part et d’autre du Rhin, présente moins de différences dans sa perception sur les antennes de la chaîne.
La frontière est plus difficile pour la fiction : ne bénéficiant pas d’un casting connu dans l’autre pays, elle a plus de mal à susciter l’adhésion, sauf quand le sujet le permet (la fin de la Seconde Guerre mondiale dans Die Flucht, l’adaptation renouvelée d’un grand roman, Lady Chatterley et l’homme des bois). En revanche, Marius et Jeannette, non sorti en salle au moment de sa diffusion sur Arte, ou plus récemment Sein letztes Rennen/Sa dernière course, tragicomédie allemande sur un octogénaire tentant pour la dernière fois le marathon de Berlin, sont des succès dans un seul pays. Et la fiction de genre peut rencontrer les mêmes obstacles : la comédie, comme récemment la comédie allemande sur l’intégration d’un migrant à Cologne, 300 Worte Deutsch, ou la fiction policière appuyée sur des héros récurrents (Unter Verdacht a ainsi dépassé six fois les 1,2 million de téléspectateurs côté allemand sans jamais atteindre un score comparable en France).
Si les offres d’information rencontrent depuis quelques années un succès comparable dans les deux pays, du fait du travail continu mené pour faire accepter la différence apportée par Arte journal, l’accueil d’un documentaire est quant à lui plus lié au sujet. Des thèmes réunissent traditionnellement les deux publics : sujet historique fédérateur (la Seconde Guerre mondiale, Napoléon, la révolution de 1917…), enquête archéologique richement illustrée, actualité brûlante, sujets européens traités à hauteur d’homme. Mais certaines régions provoquent un inégal intérêt : c’est le cas du Maghreb, traditionnellement plus regardé en France, même si les évènements de 2011 et leurs suites ont rapproché le public allemand de l’actualité allant de la Syrie au Maroc. C’est le cas à l’inverse de la Russie, des pays de l’est de l’Union européenne, de la Turquie, plus suivie côté allemand, même si le public français s’intéresse davantage à ce pays depuis quelques années.
Dans le domaine artistique, Allemands et Français partagent un certain nombre de références qui leur permettent d’apprécier avec une égale intensité des points d’ancrage d’un héritage culturel européen commun, de Vermeer à Picasso. Les figures plus contemporaines sont peut-être moins connues de l’autre public, et, dans le domaine musical, des différences liées à l’histoire culturelle et à l’éducation artistique se font ressentir : la présence dans un opéra d’une cantatrice particulièrement renommée est un gage de présence du public côté allemand, alors que le les plus connues. Même sur l’objet transnational par excellence que constitue la culture populaire américaine, les audiences traduisent côté allemand une fascination et une connaissance plus globale, de Doris Day à Bruce Springsteen, en passant par Robert Mitchum et les musicals de Broadway. En revanche, côté français, l’admiration de la critique cinématographique puis de programmateurs de télévision des années 1970 et 1980 pour certains grands réalisateurs renforce l’audience dans ce pays des films d’un John Ford ou d’un Alfred Hitchcock.
Les exemples des différences de réception des programmes, mais aussi les chemins pris pour convaincre les deux publics sur une offre commune sont inépuisables. Ils illustrent la démarche passionnante d’Arte, qui reflète la diversité des publics et des cultures européennes, et l’histoire de leur construction respective, mais qui met tout en œuvre pour partager les contenus au-delà des frontières et dépasser le domaine du familier et du répétitif.
Notes de bas de page
1 74 millions de francophones et 96 millions de germanophones en France et en Allemagne, mais aussi en Belgique, Suisse, en Autriche et au Luxembourg.
2 Citons parmi les principaux succès Good Bye Lenin ! de W. Becker (2,8 M de téléspectateurs), Vénus Beauté de T. Marshall (3,3 M), Marius et Jeannette de R. Guédiguian (3,9 M), mais aussi Lady Chatterley et l’homme des bois, de P. Ferran, (2,7 M), Die Flucht – En fuite de K. Wessel (3,5 M), des documentaires historiques (L’histoire du jour le plus long de S. Dehnhardt, 3,7 M), politiques (Président Trump de M. Kirk, 2,8 M), scientifiques (Le jour où la Terre failli disparaître de N. Davidson, 2,8 M), et la pièce Bérénice, adaptée par J.-C. Carrière et J.-D. Verhaeghe (1,3 M).
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France-Allemagne : incommunications et convergences
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