La télévision européenne en question
p. 101-123
Texte intégral
La télévision sans frontière (1990)
1La « télévision sans frontières1 », l’« espace audiovisuel européen », la « télévision européenne » constituent l’un des thèmes européens les plus consensuels, de la droite à la gauche, des hommes politiques aux intellectuels, des professionnels de la communication aux eurocrates. Quelle meilleure cause que l’Europe ? Quel meilleur outil à l’échelle de l’Europe que la télévision ? Ce projet irénique fait l’unanimité au point que cet extraordinaire consensus pourrait ressembler à une sorte de « lâche soulagement », et le critiquer est rapidement interprété comme une sorte d’anti-européanisme.
2Les risques sont pourtant réels dans la mesure où ce projet réunit deux contradictions de la télévision et condense les deux principaux défauts qu’on lui reproche.
3La première contradiction concerne le rôle politique qui serait assigné à la télévision européenne. Durant des décennies, on a reproché aux États-nations d’instrumentaliser la télévision à leurs fins : « La télévision à la botte du pouvoir ». Sous prétexte que la cause est bonne, ce qui a jusqu’ici été considéré comme malsain deviendrait-il soudainement vertueux ? La seconde contradiction tient à ce que la télévision est un média de masse. La télévision européenne pourrait toucher 320 millions2 d’habitants, davantage si on intègre l’Europe de l’Est. Dès lors que des marchés de 20 à 50 millions d’habitants ont été considérés comme le comble de la standardisation, pourquoi un marché de 320 millions d’habitants constituerait-il une chance historique à saisir ? Pourquoi la « télévision européenne de masse » serait-elle meilleure que la « télévision nationale de masse » ?
4Plus l’intégration européenne progresse aux plans économique et politique à l’Ouest, et désormais à l’Est, plus s’avère nécessaire le maintien de cadres nationaux de références. N’oublions pas ce que disait très justement Jean Monnet lors de la signature du traité de Rome : « Nous ne coalisons pas des États, nous unissons des hommes. » Les conditions de la communication sociale supposent une communauté de valeurs, un sentiment d’identité, une culture commune. Pour le moment, elles ne sont pas encore réunies en Europe. Supposer que la télévision européenne pourrait créer cet espace public encore défaillant, ce serait retomber dans ce qu’on lui reproche, à savoir d’être un outil politique.
5Les projets de télévision européenne pêchent donc par deux défauts : une faible réflexion sur le statut de la culture et de l’identité européenne d’une part, et d’une autre un volontarisme dans le domaine de la communication. En réalité, la télévision européenne condense des idées courtes, ou fausses… C’est d’un côté considérer que la culture est un marché comme un autre et qu’elle peut être un facteur d’« unité naturel », et d’un autre côté, supposer que la télévision est un « outil naturel » de « circulation », et qu’elle ne peut être une source de conflit. Or le sens du terme « communication » varie selon les pays et contrairement à l’intuition technocratique, la télévision n’est pas « naturellement » un facteur de communication entre les cultures. Et la culture ne constitue pas en Europe un marché libre, au sens de l’industrie automobile ou informatique ; la télévision n’est pas un « tuyau » destiné à diffuser rapidement, à un grand nombre de personnes, un message dont personne ne doute qu’il sera accepté et intégré.
6Il faut donc réfléchir à deux dimensions : la télévision comme facteur de communication nationale ; les conditions pour que la télévision européenne puisse contribuer à l’identité européenne.
Télévision, identité et nationalisme
7Le nationalisme joue probablement pour l’Europe le rôle de « cadavre dans le placard ». C’est pour éliminer le nationalisme que les pères de l’Europe ont lancé la coopération européenne avec la Ceca en 1951 puis le marché commun en 1957. La nécessité de reconstruire l’économie puis celle de la lutte contre le communisme ont également contribué à la dynamique européenne, mais ces arguments restent seconds par rapport à l’obsession de Robert Schuman, de Konrad Adenauer et du général de Gaulle : mettre un terme à la haine franco-allemande et, plus largement, aux haines nationalistes.
8La construction de l’Europe à l’Ouest et du communisme à l’Est a donné l’impression pendant plus d’une génération que la question nationale était dépassée. Cette impression s’est effondrée avec le dégel communiste, remettant la question nationale au cœur de l’histoire. Cette rencontre entre la communication, symbole du rapport à l’autre, et le nationalisme, comme exclusion de l’autre, s’avère douloureuse.
9Dès lors, outil de communication largement utilisé dans une perspective de « dénationalisation », la télévision peut-elle prendre en charge cette résurgence de la question nationale ? Les projets de télévision européenne s’inscrivent dans deux logiques antagonistes. On l’envisage d’une part comme un « outil de communication » pour rapprocher les différents peuples d’Europe et d’autre part comme un moyen de refléter les différentes cultures. Or il faut choisir entre le facteur d’intégration sociale et culturelle comme l’a presque toujours été la télévision et un facteur d’expression des différences. On peut essayer de faire cohabiter les deux, mais à condition d’en avoir conscience.
10En fait, entre ces deux voies possibles, les partisans de la télévision européenne ont choisi. Ils ont privilégié l’aspect « intégrateur » et considéré que la « dimension culturelle » s’avérerait un paramètre utile et complémentaire. Mais il y a une hypothèse sous-jacente : les différences culturelles seraient « acceptables » et ne remettraient pas en cause l’intégration. Oui à la différence culturelle, mais à condition d’être débarrassée de sa violence historique. Il y a là un risque de « méthode Coué ».
11Tel est le défi de la télévision européenne : favoriser l’intégration européenne en faisant semblant de croire qu’il sera facile de dépasser le nationalisme en lui donnant le nom de diversité culturelle. Il faut faire attention à la communication. Elle joue aujourd’hui un rôle si considérable dans la constitution des représentations et des identités qu’il n’est plus possible de s’en tenir à une vision benoîtement libératrice.
12Autrement dit, il faut d’une part considérer la télévision comme un outil d’intégration politique et culturelle au projet européen. En évitant de la réduire à un simple outil d’influence politique. Et d’autre part, entendre et refléter les revendications d’identités culturelles. La télévision peut jouer ces deux rôles à condition qu’ils soient clairement identifiés et que l’on retrouve ainsi la force et la difficulté du projet européen : construire quelque chose de nouveau, sans oublier les aspirations identitaires.
Quelques réflexions critiques sur Arte (2002)
13J’ai été violemment critiqué au moment de la création d’Arte (Association relative à la télévision européenne), en 1991, quand j’ai mis en cause le postulat de base de la chaîne thématique, conçue et présentée comme le moyen de « sauver la culture, menacée par la télévision ». Je disais que cette chaîne thématique risquait en réalité de se transformer en « ghetto culturel » pour une élite qui disposait, par ailleurs, de tous les moyens culturels à sa disposition. Elle risquait même de servir de caution, de privilégier encore plus les privilégiés et de ne pas faire avancer la réflexion sur les rapports entre culture et télévision. Arte, au lieu d’ouvrir un débat sur cette question, risquait au contraire de conforter l’élite culturelle dans sa méfiance à l’égard de la télévision, dans son refus de penser les rapports entre culture et médias de masse, et dans la bonne conscience liée au fait d’avoir obtenu « sa télévision ». Les élites, en général à « gauche », et favorables au « peuple » et à la « démocratisation de la culture », préféraient déserter le terrain de l’action à mener pour améliorer la télévision généraliste, comme l’avaient fait les pionniers dix à trente ans plus tôt, afin de se réfugier dans le confort des télévisions thématiques réservées aux milieux cultivés.
14J’étais traître à la cause. Quand je proposais, notamment, que cette chaîne culturelle destinée à une élite ciblée puisse être payante, on me traitait d’« élitiste »… Alors qu’à la même époque, cette même élite n’hésitait pas à s’abonner à Canal+ et, plus tard, au câble… Aujourd’hui encore, les faits sont têtus et confirment les intuitions de l’époque.
15Il convient, premièrement, de comparer la tolérance répétée à l’égard d’Arte ; ses conditions financières très favorables ; l’absence de critiques, et par ailleurs, la situation extrêmement difficile d’Euronews, dont les ressources sont largement insuffisantes. L’intérêt et la légitimité de cette chaîne sont constamment remis en cause, et la survie jamais assurée. Pourtant il s’agit de la seule chaîne d’information européenne. Comme si la manière de rendre compte des informations européennes, et des multiples conceptions de l’information existant en Europe, ne faisait pas directement partie du projet politique européen... Au moins autant que de faire une chaîne culturelle franco-allemande.
16Deuxièmement, il s’agit de réfléchir davantage aux différentes formes de culture qui existent : la culture d’élite ; la culture moyenne ; la culture de masse ; les cultures militantes ; la culture grand public ; l’apport des cultures d’outre-mer ; les cultures francophones ; les emprunts mutuels des différentes cultures européennes et des cultures du Proche-Orient et du Moyen-Orient, du Maghreb… Toutes ont des points communs, mais ne sont pas identiques. En tout cas la problématique culturelle est aujourd’hui beaucoup plus large que la culture patrimoniale, et s’ouvre sans cesse sur le monde avec des emprunts inattendus. Si la tradition ne peut être sacrifiée sur l’autel de la modernité, au moins peut-on être sensible, à l’heure de la mondialisation, au dynamisme culturel existant dans de nombreuses régions du monde.
17Troisièmement, nous devons rouvrir une réflexion sur les rapports entre culture et télévision. Non seulement toutes les cultures, et toutes les formes culturelles, ne sont pas appropriées à la télévision, mais celle-ci est en général plus adaptée à une sensibilisation culturelle qu’à une pratique culturelle. Sans oublier le fait que la télévision est elle-même créatrice d’une partie de la culture contemporaine.
18Quatrièmement, la nécessité de réexaminer les cultures dans leur rapport à la télévision généraliste et thématique. Une « chaîne thématique culturelle » ne correspond qu’à une certaine définition de la culture, et laisse hors champ, des activités aujourd’hui non labellisées comme « culturelles » mais qui le seront peut-être demain. En tout cas l’opposition ne peut pas être entre des médias généralistes de « bas niveau culturel » et des médias thématiques culturels de « haut niveau ». L’éclatement des formes et des créations culturelles oblige à un élargissement de la définition de la culture, et surtout empêche de mettre systématiquement la culture patrimoniale de l’élite au sommet de la hiérarchie.
19Cela conduit, cinquièmement, à réfléchir au concept même de « chaîne généraliste culturelle ». Peut-il y avoir une manière culturelle d’aborder le monde ? Comment cela peut-il se traduire pour des médias généralistes ou thématiques ?
20Sixièmement, cela oblige à réexaminer les liens entre Arte et le reste du service public, notamment France Télévisions, afin d’éviter l’isolement actuel. Davantage de liens permettraient de spécifier l’originalité d’Arte par rapport aux autres chaînes généralistes ou thématiques du service public. Cela permettrait de confronter plusieurs modèles culturels, de faire circuler les talents, les expériences et les initiatives. Arte conforte, à tort, l’idée d’une unité culturelle, alors même que les différentes chaînes du service public pourraient au contraire montrer les multiples formes de création, et d’expression culturelle existantes.
21Septièmement, il est nécessaire de sortir d’une logique trop institutionnelle de la télévision culturelle et favoriser une logique de communication. On connaît le risque réel de l’abandon de certains idéaux et de la réduction progressive de la problématique culturelle à la logique des industries culturelles, mais le risque inverse est aussi celui d’un repli de la culture sur une vision trop étroite et élitiste… On n’échappe pas au marché, mais il y a plusieurs manières de compléter et d’utiliser ce qui est à la fois une contrainte, et une chance.
22Huitièmement, il est souhaitable de sortir du dialogue franco-allemand et d’étendre la problématique de la confrontation des modèles culturels à l’ensemble de l’Europe. Le bilan du dialogue franco-allemand est à faire, et à valoriser. Sans lui, tout élargissement progressif de la perspective à l’ensemble de l’Europe est impossible. Dix ans de coopération sont un atout pour tous. Il faut ensuite innover, en sachant que la diversité linguistique est une difficulté, mais finalement un atout fondamental pour l’Europe, car elle permet de poser un des problèmes majeurs de l’avenir, celui du respect de la diversité culturelle.
23Neuvièmement, la problématique du rapport entre culture et télévision, marché et service public, peut être étendue à d’autres aires culturelles. Ici l’Europe est pionnière, notamment compte tenu de sa tradition de service public. Elle peut, à l’étranger, coopérer avec Radio Canada et la NHK au Japon, par exemple, qui sont aussi de grandes télévisions de service public sensibilisées depuis toujours à une problématique culturelle. L’Europe peut aider d’autres pays, grands ou petits à aborder cette question, centrale dans l’avenir des rapports entre culture, communication et société.
24Dixièmement, le lien doit être fait entre la télévision et les nouvelles techniques de communication, ne serait-ce que pour éviter de ranger les médias de masse dans la « logique du passé ». L’Europe peut contribuer à ouvrir ce débat en relativisant la fuite en avant vers les nouvelles technologies. Un lien est ainsi à établir avec la jeunesse afin d’introduire dans la culture patrimoniale actuelle toutes les autres formes d’innovations culturelles. Si transmettre le patrimoine culturel est un impératif, le nourrir d’une partie des innovations liées à la mondialisation et de l’ouverture des frontières est aussi un impératif culturel.
25La modernité culturelle, sans racines, s’épuise dans les marchés, et les modes. À l’inverse la tradition culturelle, stimulée par les différentes formes de création contemporaine, permet de montrer l’extraordinaire capital qu’elle représente. Face à la question des rapports entre culture et communication, l’Europe, malgré son extrême diversité, bénéficie d’un atout, de par sa richesse économique, sociale et culturelle. Elle contribue à poser cette question de la cohabitation culturelle, qui est un des grands enjeux politiques du xxie siècle.
26Une chose est certaine : le triangle identité-culture-communication devient explosif. Défendre des valeurs d’intérêt général, débattre des logiques contradictoires inhérentes à ce triangle ne peut qu’être utile. Une autre certitude : à l’heure de la mondialisation, l’entremêlement constant de logiques d’intérêt et de valeurs dans les domaines de la culture et de la communication, oblige à penser les deux ensemble. Ceci pour préserver une certaine approche normative, au moment où les logiques d’intérêts prennent tant de place.
Et demain… (2017)
27Où en est-on aujourd’hui d’une réflexion et d’une action à propos des médias et de la communication en général ?
L’Absence de réflexion
28Hélas, la situation en 30 ans ne s’est pas améliorée. La communication, les médias, restent les parents pauvres de l’Europe. Un décalage considérable demeure entre les enjeux politiques, culturels, sociaux, liés à l’information, à la communication, et la réalité d’un secteur laissé aux seules lois du marché. Sauf en ce qui concerne le cinéma, où existe une politique d’aide à la création. Sauf également en ce qui concerne l’information numérique, Internet et les réseaux, considérés comme un bien en soi, même si l’ombre des GAFA devrait faire réfléchir. Rien sur l’information entendue comme enjeu politique et économique dans les médias. Rien sur la communication en dehors de la fascination pour les techniques de communication. Rien sur la communication humaine toujours dévalorisée. Rien sur les rapports entre identité, culture, communication. De tous les chantiers de l’Europe, c’est probablement celui où il y a le plus faible niveau de réflexion et d’action. Dans la réalité, on assiste à une profonde indifférence. Le grand silence, comparé à ce qui se passe pour l’agriculture, l’énergie, les transports, la finance, l’euro…
29La fascination pour la « révolution de l’information », les réseaux, les big data, Internet empêche toute réflexion. Suivre les innovations techniques nombreuses de ce secteur est identifié à l’analyse. L’individualisation de la consommation est considérée comme un progrès et les médias comme une survivance du passé, même si leur rôle de lien social est plus que jamais essentiel, avec le fractionnement des sociétés, les inégalités et la mondialisation. Une vague inquiétude existe un peu, sans suite, à l’égard de la puissance des GAFA. Une absence de réflexion sur l’importance de la diversité culturelle face à la mondialisation tout autant que sur le patrimoine que représente la tradition du secteur public par rapport au privé. Un silence sur les industries et la création européennes. En un mot dominent le suivisme technique, la fascination pour l’économie. La communication reste une « non-question » théorique et politique, réduite au stéréotype de la manipulation.
30La fascination pour les réseaux et Internet se manifeste dans le fantasme dominant d’une Europe toujours « en retard » et de l’idéal d’une « société 4.0 », en attendant « 5.0 ». Il faut être moderne et compétitif. S’équiper sans réfléchir. L’Europe est d’ailleurs la seule partie du monde encore à ce point libre-échangiste. La régulation ne semble pas être un impératif dans ce secteur, pourtant hautement explosif. Elle ressemble aux « vieilles habitudes » du service public. Mais surtout : du très haut débit pour quel contenu ?
31Le service public ? Presque une survivance bureaucratique, même si en matière de radio et de télévision, chacun dans la réalité voit la différence entre le privé et le public. À l’opposé, les GAFA sont considérés comme les acteurs du progrès, dont il faut suivre les promesses, et ne pas « décrocher ».
Un silence à l’égard des médias
32Un paradoxe incroyable : autant on se méfie des médias de masse, justement parce qu’ils sont de masse, autant on se félicite des chiffres incroyables du nombre d’usagers des réseaux. Le nombre est suspect pour les médias traditionnels, mais constitue le symbole du progrès et de l’émancipation pour ce qui concerne Internet. Jusqu’à quand cette contradiction ?
33Résultat : pas de réflexion théorique, critique, politique sur ce secteur dans son ensemble. Dominent le technicisme et l’économicisme avec une notion de « progrès » identifié à la croissance des connexions, à la taille des réseaux, à la vitesse et au volume d’internautes qui circulent. Le même usager, hier « passif et manipulé » devant les écrans devient « libre et participatif, démocrate et altruiste » dans l’usage des tablettes… la puissance économique des médias faisait peur, elle rassure quand il s’agit des réseaux… L’individu multibranché et connecté est le symbole du futur. Aucune différence, finalement, entre l’attitude des Européens, élites comprises, à l’égard de la « révolution de l’information », et ce que l’on observe aux États-Unis. L’Europe court après le « triomphe » de l’économie numérique. Aucune réflexion socio-politique, aucune critique, aucune évaluation. Le suivisme technique, l’individualisation et la fascination à l’égard du marché mondial, dont l’Europe ne doit « surtout pas » se détacher. C’est peut-être dans le secteur de la communication au sens large que se trouve en grandeur nature l’idéologie la plus insolente de la globalisation. Un comble pour un projet politique, celui de l’Europe, qui voulait justement mettre le politique et le social devant l’économique… léger décalage.
34Résultat : l’économicisme, le technicisme et la tyrannie de la demande l’emportent. Puisqu’il n’y a plus de projet politique, ce sont les promesses de la technique qui deviennent le projet, l’idéologie politique. Cinq cents millions d’Européens interconnectés deviennent le symbole du progrès politique et culturel. L’Europe moderne, technique et interactive serait alors en « avance ». Le silence à l’égard des GAFA persiste : les quelques dérives que l’on devine ne sont rien par rapport au progrès qu’ils représentent… Simplement gommer les excès fiscaux des GAFA. Depuis trente ans, la posture politique de l’Europe de la communication est réduite aux tuyaux et aux marchés. Aucune analyse critique des réseaux, ni de l’économie numérique…
Que faire pour sortir l’Europe de ce désert de réflexion et d’action ?
Développer l’esprit critique et sortir de l’idéologie d’Internet comme symbole du progrès. Revaloriser l’identité culturelle, les rapports entre identité et diversité culturelle ; économie, culture et communication… Bref réaliser enfin que la question de la communication, au sens large, est une des plus grandes questions politique, culturelle et sociale. Et surtout prendre conscience que l’Europe, sans le savoir, bénéficie ici d’une réelle maturité intellectuelle. Elle sait que « l’autre » existe et qu’un des grands défis du xxie siècle est d’apprendre à cohabiter avec lui.
Détechniciser la réflexion sur l’information et la communication. Revaloriser la communication humaine par rapport à la communication technique. Admettre le rôle central de l’incommunication et de la négociation dans un monde saturé par les interactions. Réaliser enfin l’importance théorique et politique de l’incommunication, double, symétrique et horizon de la communication.
Réfléchir aux différences entre technique et communication, c’est-à-dire à l’absence de liens existant entre la croissance fantastique du volume d’information et la facilité à communiquer. Informer n’est pas communiquer. Renforcer l’espace politique européen, notamment en valorisant le rôle du Conseil de l’Europe et du Parlement.
Étudier la différence de nature entre Internet et les médias de masse. Réfléchir à la complexité de l’espace public et du lien social. Relativiser le « progrès » des médias thématiques, individualisés et des réseaux, par rapport au « passé » que représenteraient les médias généralistes. Réévaluer, évidemment, le patrimoine de l’Europe en matière de service public. Faire enfin d’Euronews la grande chaîne d’information européenne mondiale. Favoriser la création de chaînes réellement européennes tant généralistes que thématiques. Penser les conditions de l’espace public à construire avec un minimum d’intercompréhension entre 500 millions d’habitants.
Ouvrir une recherche critique sur la communication, c’est-à-dire sur le rapport à l’autre. L’horizon de la communication est souvent l’incommunication et l’impératif de la négociation s’impose. S’ouvrir par des projets de médias à l’Europe du Nord, de l’Est et du Sud. Sortir de l’Europe des 28.
Développer une critique systématique des GAFA du point de vue politique, économique, culturel. Pourquoi un tel consensus sur la plus grande concentration de pouvoirs du xxie siècle ? Pourquoi une telle dévalorisation des médias et survalorisation d’Internet et des réseaux ? Pourquoi un tel silence sur les enjeux politique, démocratique, anthropologique concernant l’interactivité des objets et l’interconnexion des individus, de l’intelligence artificielle, des robots, de l’humain augmenté, etc.?
Faire du comparatisme en Europe et analyser l’importance des différences culturelles, et de l’offre des industries culturelles. L’Europe constitue le plus grand laboratoire grandeur nature de la question centrale du xxie siècle, des liens entre identités, diversité et cohabitation culturelle. Là-aussi, revaloriser les liens intellectuels, culturels et audiovisuels avec l’Europe du Nord, de l’Est, du Sud. Les « marches » et les périphéries sont centrales pour construire l’Europe.
Relativiser la fascination à l’égard des industries américaines de la culture et de la communication, et critiquer le lien trop étroit qu’elles favorisent entre l’idéologie technique et la « création ».
Réfléchir aux nouveaux rapports entre Information-Communication-Identité-Cultures au-delà des performances techniques.
Sortir de l’idéologie technique et de son complément mondial : la tyrannie de la demande. Revaloriser l’importance de l’offre et des identités culturelles, ainsi que de la politique entendue comme vision globale de l’Homme dans son environnement. Comment préparer les peuples à cohabiter quand « tout le monde voit tout et sait tout » ce qui rend visibles toutes les différences, avec comme conséquence le risque d’une méfiance croissante à l’égard de l’autre ? Comment éviter que la « transparence » du monde, au lieu de rapprocher les sociétés et les cultures, soit au contraire un accélérateur de l’incompréhension, et donc de la guerre ?
35Questions essentielles pour la paix et la guerre, et beaucoup plus importantes que le technicisme et la naïveté ambiants concernant l’émergence d’une « nouvelle société », voire d’un « nouvel Homme » avec le triomphe du numérique. En matière de communication, c’est-à-dire la condition du rapport à l’autre, jamais la technique n’a été à ce point identifiée au progrès politique.
36La communication ? Le seul secteur de la société et de la politique où l’adaptation au changement technique et au marché est considérée comme un projet politique. Réintroduire de la pensée pour dépasser ce moment d’anesthésie critique. Pour cela, cesser, au moins, d’opposer les « vieux » et les « nouveaux » médias. Les deux sont évidemment complémentaires et le « nouveau » d’aujourd’hui devient si vite le « vieux » de demain. C’est d’ailleurs la réflexion qu’il faut ouvrir : comment se fait-il qu’avec un progrès technique inouï depuis un siècle dans le domaine de la communication, la communication humaine reste-t-elle si difficile ? La performance des techniques ne suffit pas à améliorer la communication humaine, preuve qu’il faudrait réfléchir aux limites de la communication technique et aux complexités de la communication humaine…
37La seconde rupture, indispensable, est de découpler la réflexion sur l’information et la communication. Non seulement l’augmentation de volume de l’information ne crée pas plus de communication, mais celle-ci, avec la problématique des récepteurs, de plus en plus différents, devient sans cesse plus complexe. Les contextes de réception sont déterminants mettant au cœur de la recherche sur la communication la question de la diversité culturelle et de l’altérité. Et là, on est bien au cœur d’une réflexion d’anthropologie politique, bien plus passionnante que les promesses des techniques et l’avènement de « l’homme numérique ».
Bibliographie
Références bibliographiques
Wolton, Dominique, La communication, les hommes et la politique, Paris, CNRS Éditions, 2015 (Indiscipliné, Odile Jacob, 2012).
— , Informer n’est pas communiquer, Paris, CNRS Éditions, coll. « Débats », 2009.
— , L’autre mondialisation, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2004.
— , « Arte : débattre bien sûr, enfin », Le Monde, 6 décembre 2002.
— , Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux médias, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2000.
— , Penser la communication, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1998.
— , Éloge du grand public. Une théorie critique de la télévision, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1990.
Notes de bas de page
1 <https://www.senat.fr/rap/r00-213/r00-2131.html> : « le 3 octobre 1989, le Conseil a adopté la directive dite “Télévision sans frontières”, qui assure la libre circulation dans la Communauté des émissions de télévision émanant des États membres, afin de permettre à tous les résidents d’avoir accès aux programmes européens bénéficiant de la retransmission par câble et par satellite. » (…) « Cette directive comprend également des objectifs culturels. Un temps de diffusion majoritaire doit être consacré à la diffusion des œuvres européennes “chaque fois que cela est réalisable”, pour encourager leur production et leur diffusion. (…) Sous certaines conditions, des quotas linguistiques sont autorisés, mais uniquement pour les organismes de radiodiffusion non télévisuelle qui relèvent de la compétence de l’État qui les fixe. » (Ndlr.)
2 Au 1er janvier 2017, la population de l’Union européenne (28 pays) est estimée à 511,8 millions d’habitants (source : Eurostat).
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