De la communication mondiale à la culture médiatique européenne
p. 91-100
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Texte intégral
Les États-nations européens ont réalisé un effort d’intégration depuis le début du xixe siècle par le biais de la technique (Van Laak, 2014, p. 166). Il convient de se demander si la révolution numérique de ce début du xxie siècle permettra de réaliser un effort d’unification. Les anciennes « nation building technologies » (cf. Misa et Schot, 2005 ; Vleuten et Kaijser, 2006) des transports, de la communication et de l’approvisionnement énergétique, aujourd’hui devenues « nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) », sont-elles aptes à devenir des « Europe building technologies » ?
Nous voulons ici d’une part, explorer le lien entre bases techniques et institutions étatiques, à partir de l’idée du développement des médias via les infrastructures nouvelles, et d’autre part, examiner le rôle des citoyens allemands, français et polonais à l’ère de l’hyperconnectivité dans une société européenne en réseaux.
Il convient avant cela de rappeler les spécificités d’Internet par rapport aux infrastructures de communication préexistantes. Les chemins de fer et le télégraphe formèrent des réseaux2, chacun composé d’un seul type de matériau, rattachés territorialement et recherchant l’extension et l’expansion. Cependant, le critère du matériau unique ne peut s’appliquer à Internet (composé de textes, d’images, de films ou, plus important encore, de plusieurs fonctions et formats de communication : le chat, le formulaire, la boîte mail, etc.). De plus, avec Internet, les institutions porteuses ne sont pas uniformisées comme le furent les sociétés nationales des chemins de fer ou les lignes de télégraphe, qui sur le plan supranational pouvaient être gérées par une compagnie postale mondiale ou une structure similaire. Dans un cas, des biens, des personnes et éventuellement des informations sont transportés, dans l’autre cas, ce sont des communiqués, des contenus, des messages pouvant être décodés par la sémantique et impliquant compréhension et continuité dans la communication.
Situation géo-politico-médiatique de l’Europe
La radiocommunication donna naissance à de nouveaux ordres mondiaux. Nous nous trouvons à présent dans un nouvel ordre médiatique de l’espace mondial, caractérisé par deux discours différents, diamétralement opposés. D’un côté, on pourrait voir une continuité depuis la Seconde Guerre mondiale. À l’époque, Carl Schmitt (1991 [1941]) développa le concept de « grand espace ». Dans les années 1990, cette idée a refait surface avec l’œuvre de Samuel Huntington Clash of Civilization (1996), avec le concept de « cercle de civilisation », espace à la fois géopolitique et culturel. À cette idée s’oppose, d’un autre côté, la vision d’un État mondial pacifique possible grâce à la communication, donc aux médias et aux réseaux de transport. D’un côté, nous avons la géopolitique qui crée un lien entre situation géographique et forme socioculturelle. De l’autre, un État mondial pacifique qui fonctionne par le biais des médias. Les années 1990 ont été marquées par une euphorie de la déterritorialisation, le cyberespace n’étant plus du tout pensé de manière physique. Les médias étaient destructeurs de l’espace, telle était l’hypothèse répandue en Europe. Concernant le lien entre les médias et les ordres mondiaux, il faut retenir que le cyberespace a été conçu comme espace balayant la matière et même célébré comme espace balayant l’humain, ce dernier semblant avoir disparu dans le virtuel. Il s’agissait d’une des visions pacifiques du monde, considérant le cybermonde comme monde réel (Werber, 2007). Une nouvelle voie particulière fut empruntée afin de fuir l’espace (le passé).
L’Europe à l’ère du transnational et de la culture médiatique mondiale
La culture, en l’occurrence la culture médiatique, a longtemps été perçue dans son rattachement territorial. Mais quelles ont été les influences du réseau mondial, de cette communication médiatique circulant à travers le monde ?
Ces dernières décennies, et aujourd’hui encore, le réseau électronique de données et d’informations mondial, le cyberespace, est conçu comme concept opposé à celui de territorial, voire de national, d’une société sociale et culturelle, basée sur une organisation du savoir. Les structures des réseaux semblent avoir formé une topographie, certes localisable, mais bien loin d’un rattachement territorial.
Que l’idée de territorialité (et non de territoire), longtemps critère déterminant d’une culture, d’une société et d’une géographie, prévale encore aujourd’hui dans la structure des réseaux et qu’elle organise la communication mondiale et la culture médiatique locale, est une évidence à l’ère de la géolocalisation, notamment pour la réalité virtuelle et augmentée. Pour l’histoire des médias et du savoir, l’époque du modernisme européen joue un rôle important dans l’organisation interconnectée du savoir et de la culture.
Le réseau électronique est, premièrement, l’héritier des anciennes structures du savoir organisées en réseaux – et d’influence européenne (cf. Hartmann, 2000, chap. 14). Deuxièmement, l’hypothèse dans les années 1990, marquées par l’euphorie d’Internet, était que l’État-nation, découlant à l’origine de l’idée de territorialité, ainsi que l’Europe dans son ensemble se transformeraient en une structure en réseau du savoir (Castells, 1999 ; Faßler, 2008 et 2009), qui balayerait le rattachement territorial et national. Ceci à l’ère de la communication médiatique mondiale rendue possible via les technologies médiatiques connectant le monde et via les structures du savoir et de la communication. À la fin de la première décennie du troisième millénaire, nous savons que l’État-nation, et par conséquent l’Union européenne restent un nœud de communication important. Mais, entre-temps, cela passe moins par les institutions de l’Union que par la société civile et son engagement. La politique et l’économie, initialement sources de nouvelles idées pour l’Union européenne, ont perdu en crédibilité, alors que la société civile semble lancer de nouvelles impulsions porteuses d’avenir. De ce fait, l’accent doit être mis ici sur les « institutions de la culture » : les réseaux informels s’étendant des organes de publication et des associations avec statuts et agenda, aux structures disposant d’un budget, de personnel et d’un programme. Toutes ces institutions s’étant donné pour objectif de créer un « espace culturel européen ».
Exemple du Triangle de Weimar
La première rencontre du Triangle de Weimar fut organisée en 1991 et considérée comme un événement politique important. Le Triangle de Weimar devait permettre d’étendre à la Pologne l’œuvre de réconciliation franco-allemande, initiée par le traité de l’Élysée signé en 1963 par de Gaulle et Adenauer. Le « socle de la réconciliation, de l’amitié et de la coopération en toute confiance » (Süssmuth, 2009, p. 303) entre l’Allemagne et la France devait se poursuivre sous la forme d’un forum informel cherchant à organiser et à promouvoir les rencontres entre la sphère politique et les représentants des sociétés civiles des trois pays. La déclaration commune des trois ministres des Affaires étrangères, Roland Dumas, Hans-Dietrich Genscher et Krzysztof Skubiszewski, lors du Triangle de Weimar en 1991, mit en exergue la responsabilité des Polonais, des Allemands et des Français en Europe. Le Triangle de Weimar fut décrit comme un outil pour renforcer l’intégration de l’Union européenne, comme un instrument solide pour en assurer le futur (ibid., p. 305). D’après Rita Süssmuth, ancienne présidente du Bundestag allemand, la division de l’Europe en « anciens » et « jeunes » pays n’avait plus lieu d’être. L’élection du Polonais Jerzy Buzek au poste de président du Parlement européen montre, selon elle, que : « La Pologne a trouvé sa place dans l’Union européenne » (p. 306). Ainsi, la Pologne représente les pays d’Europe centrale et du Sud-Est qui se considèrent maintenant comme « faisant partie » de l’Europe et comme des « partenaires à parts égales ». Toujours d’après Süssmuth, ce sentiment est « crucial pour […] l’identité nationale et européenne » (ibid.). Selon elle, le Triangle de Weimar peut aider à trouver des solutions communes aux problèmes et la société civile doit être renforcée (p. 310). Ceci a pu se faire par le biais de l’association Triangle de Weimar portée par des acteurs de la société civile. Elle existe à présent de manière autonome et agit en parallèle des rencontres officielles ministérielles. L’association organise divers projets : rencontres avec des écoles de langue, projets culturels trilatéraux initiés dans tous les domaines et conçus pour différents âges et groupes3.
Comme nous avons pu le voir, la réflexion scientifique sur les infrastructures établit, dans son approche liée à la théorie des médias, un lien entre les bases techniques (du télégraphe électrique comme d’Internet), l’appareil étatique et les grands groupes d’entreprises. Elle analyse également les rapports de force qui se créent. Au contraire, les visions utopiques d’une communication médiatique mondiale, voire d’une culture médiatique mondiale, recherchent, au début de toute innovation, la connectivité potentielle et l’interdépendance sur le plan (infra) structurel, le tout débouchant sur l’harmonie et la paix. Le contenu des communiqués transmis, du « content » décodable par la sémantique, est, dans les visions utopiques, influencé par ses bases techniques, il continue de porter le lien vers une communion mondiale. Ce report, voire même cet arc euphorique, relie les acteurs humains aux non-humains, il les commute littéralement. C’est l’imaginaire technique qui porte les deux. Sur le plan théorétique, il en ressort que les réseaux sont combinés aux structures en réseaux, mais que les structures sociales en réseaux non étatiques se sont également approprié les anciennes infrastructures étatiques commerciales. Les associations portées par la société civile et par l’engagement culturel des citoyennes et citoyens européens doivent former une société en réseaux, loin des institutions européennes (construites sur le modèle étatique établi). Cet objectif pose la question de savoir comment l’État européen en réseau pensé par Manuel Castells (1999) peut se connecter aux infrastructures techniques (étatiques) européennes, d’un côté, et à une communauté non étatique (un état de société néolibérale, gouvernementale) de l’autre.
Les structures en réseaux (à l’inverse des seuls réseaux techniques, qui ont chacun leur propre type de matériau et leur utilité : transport de biens ou d’informations) peuvent englober des acteurs humains et non humains (la théorie de l’acteur-réseau l’a montré, cf. Latour, 2007), mais cela ne signifie pas que ce que nous appelons « réseaux sociaux » soient : a) conçus sur la durée, b) disposent d’un lien stable visant à une finalité, c) réalisent une communication opérationnelle. Dans ce contexte, l’engagement de la société civile, en particulier des institutions culturelles franco-allemandes ou des citoyennes et citoyens allemands, français ou polonais, dans le cas précis du Triangle de Weimar, peut donner une crédibilité aux nouvelles idées de l’Europe et les faire vivre. Ils peuvent constituer une identité européenne, mais ne peuvent pas contribuer à la formation d’un État européen en réseau.
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Références bibliographiques
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Fassler, Manfred, Der infogene Mensch. Entwurf einer Anthropologie, Paderborn, Wilhelm Fink, 2008.
Fassler, Manfred, Nach der Gesellschaft. Infogene Zukünfte – Anthropologische Ausblicke, Paderborn, Wilhelm Fink, 2009.
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Latour, Bruno, Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2007.
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Misa, Thomas J. et Schot, Johan, « Inventing Europe : Technology and the Hidden Integration of Europe », History and Technology, vol. 23, 2005, p. 1-19.
10.3790/978-3-428-58650-9 :Schmitt, Carl, Völkerrechtliche Großraumordnung : mit Interventionsverbot für raumfremde Mächte. Ein Beitrag zum Reichsbegriff im Völkerrecht, Berlin, Duncker & Humblot, 1991 [1941].
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Van Laak, Dirk, « Pionier des Politischen ? Infrastruktur als europäisches Integrationsmedium », in Neubert, Christoph et Schabacher, Gabriele (dir.), Verkehrsgeschichte und Kulturwissenschaft : Analysen an der Schnittstelle von Technik, Kultur und Medien, Bielefeld, Transcript, 2014, p. 165-188.
10.1080/07341510500037495 :Vleuten, Eric (vander) et Kaijser, Arne (dir), Networking Europe. Transnational Infrastructures and the Shaping of Europe, 1850-2000, Sagamore Beach, MA, Science History Publication, 2006.
Werber, Niels, Die Geopolitik der Literatur. Eine Vermessung der medialen Weltraumordnung, München, Carl Hanser, Verlag, 2007.
Notes de bas de page
1 Traduit de l’allemand par Florence Pons.
2 Sur la notion de réseaux, voir Letonturier, 2012.
3 cf. <http://weimarer-dreieck.org>, consulté le 28 juin 2017.
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France-Allemagne : incommunications et convergences
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