Pourquoi la France et l’Allemagne ne sont (n’étaient ?) plus vraiment sur la même longueur d’onde
p. 67-90
Texte intégral
1Depuis le début du xxie siècle, les difficultés du « couple » franco-allemand à dialoguer de façon constructive ont été croissantes. L’une des causes principales est l’évolution divergente des deux pays dans des domaines importants, elle-même liée à des positionnements différents face à de grands défis auxquels ils sont pourtant confrontés ensemble. Cette évolution a été tangible sur nombre d’enjeux majeurs, qu’il s’agisse de l’élargissement de l’Union européenne à l’Est, de la mondialisation, de la crise de la zone euro, du défi migratoire, ou encore de la transition énergétique. Sur chacun de ces grands sujets, les perceptions, les représentations, et les actions et pratiques qui en ont découlé ont divergé. Les raisons pour lesquelles ces deux pays si différents n’ont pas réagi de la même façon face aux défis de ces dernières années sont bien entendu d’ordre historique, culturel et structurel. Mais le rôle des dirigeants en place, combiné à la spécificité des deux systèmes politiques sont également à prendre en compte pour comprendre les décalages qui en ont résulté.
L’élargissement de l’Union européenne
2Concernant l’élargissement de l’Union européenne aux pays d’Europe centrale et orientale, les différences de perception ont été et restent flagrantes. Dès le départ, l’Allemagne y a essentiellement vu d’une part une tâche historique, bien légitime à l’égard de ces pays ayant souffert de décennies de dictature suite à la division du monde en deux zones d’influence après la Seconde Guerre mondiale ; et d’autre part des opportunités importantes pour développer ses échanges économiques et commerciaux avec cette région toute proche, avec laquelle les liens ont historiquement toujours été très importants. Sur cette base, l’Allemagne a créé avec elle des coopérations très étroites qui lui ont permis d’améliorer sa compétitivité dans la mondialisation, en délocalisant une partie de sa production dans cette zone dynamique où la fiscalité est souvent très avantageuse, les salaires moins élevés, et la main d’œuvre bien formée. Ces gains de compétitivité ont également permis de sauver nombre d’emplois en Allemagne. En même temps, l’augmentation progressive du pouvoir d’achat dans les pays d’Europe centrale et orientale prodiguait de nouveaux clients et donc de nouveaux débouchés pour les produits allemands. De fait, l’Allemagne est devenue pour pratiquement tous les pays de cette zone l’un des premiers partenaires économiques, dans un cadre – celui de l’Union européenne – qui offre de surcroît la stabilité politique, un cadre législatif commun et des garanties, en terme notamment de respect de la propriété intellectuelle, que ne garantissent pas forcément d’autres régions du monde. L’Allemagne a donc globalement perçu cet élargissement dans une logique gagnant-gagnant, et a agi en conséquence – à la fois le gouvernement dans sa volonté d’intégrer rapidement ces pays dans l’Union européenne, et nombre d’entreprises qui ont mis en place ces stratégies gagnantes.
3À l’inverse on le sait, en France, l’accent a surtout été mis sur la menace qu’était censé représenter cet élargissement, notamment en termes de concurrence et pour les emplois, craintes qui se sont cristallisées dans la figure du fameux « plombier polonais ». Celle-ci a été largement utilisée comme épouvantail à l’occasion du référendum français sur le traité constitutionnel européen en 2005. Et de fait, depuis, la tonalité dominante en France sur le sujet est pour le moins prudente – même si nombre d’entreprises françaises sont allées de l’avant et ont mis en œuvre les mêmes stratégies que les entreprises allemandes. (L’un des exemples les plus emblématiques à cet égard est la synergie fructueuse trouvée par Renault avec son partenaire Dacia en Roumanie.)
Le défi de la mondialisation
4La mondialisation est un autre sujet sur lequel les perceptions et représentations ont été divergentes – et pas seulement depuis la crise de 2008.
5En France, la mondialisation a été ces quinze dernières années perçue et présentée par la plupart des politiques – de quelque bord qu’ils viennent –, mais aussi par les médias, avant tout comme une menace, engendrant par là même des peurs et une attitude globalement défensive. Sur la même période, le discours sur la mondialisation – et les attitudes concrètes qui en ont découlé – apparaît plus équilibré dans le débat public allemand : les menaces qu’elle fait peser sur nos économies et sur nos systèmes sociaux y sont largement évoquées, mais les opportunités qu’elle offre à une économie dont la croissance est depuis longtemps assez largement tirée par les exportations ont également été mises en avant1 – à condition de se mettre en ordre de bataille pour faire partie des gagnants de la mondialisation (cf. Weinachter, 2012).
6Tel fut le contexte dans lequel le chancelier social-démocrate Gerhard Schröder lança en mars 2003 son grand programme de réformes appelé « Agenda 2010 ». Alors que l’Allemagne, avec le coût extrêmement élevé de la réunification2 et plus de cinq millions de chômeurs, était désignée partout comme « L’homme malade de l’Europe », il s’agissait de s’adapter à la nouvelle donne, de réformer le système économique et social pour redevenir compétitif dans le nouveau contexte de la mondialisation, et de préserver ainsi l’essentiel des systèmes sociaux, qui sinon deviendraient impossibles à financer de façon pérenne. Concrètement, les gouvernements successifs, et, depuis 2005, la plupart du temps droite et gauche modérées ensemble, ont adopté nombre de réformes en ce sens, tandis que les entreprises, notamment industrielles, adaptaient leur production en se positionnant vers une offre souvent « haut de gamme » et basée sur l’innovation. À la compétitivité « coût », retrouvée grâce aux réformes macro-économiques, elles-mêmes combinées à une faible augmentation des salaires (et grâce aussi à la synergie avec les pays d’Europe centrale et orientale évoquée plus haut), s’ajoutait ainsi une compétitivité « hors-coûts » basée sur l’offre de produits innovants, jouissant de la réputation du « made in Germany », et adaptés notamment aux besoins des pays émergents. De fait, la stratégie a été payante. L’Allemagne a été championne du monde des exportations plusieurs années de suite avant d’être doublée par la Chine en 2009, tandis que la France ne cessait de perdre des parts de marché à l’international, y compris en Allemagne.
7Cette différence de positionnement face à la mondialisation, et les performances de plus en plus divergentes des deux économies ces dernières années renvoient à – et amplifient – un autre décalage : tandis que l’essentiel des forces politiques et économiques en Allemagne reste favorable au libre-échange et à un monde ouvert, les campagnes électorales de 2017 en France ont montré des tendances marquées au repli national et la montée en puissance, beaucoup plus nette qu’outre-Rhin, des voix réclamant des mesures protectionnistes, avec une opposition simplificatrice entre « patriotes » et « mondialistes ».
8Face à l’amélioration de la situation économique en Allemagne, nombre de médias et de politiques en France ont surtout insisté sur la croissance, bien réelle en Allemagne, du nombre de travailleurs pauvres, et sur le sort plus difficile des chômeurs de longue durée, avec une indemnisation désormais limitée outre-Rhin à douze mois, relayée par les minima sociaux3. De fait, l’Allemagne, traumatisée par le souvenir de la fin tragique de la République de Weimar – où l’accès au pouvoir d’Hitler avait été largement favorisé par le désespoir de près de six millions de chômeurs4 –, a fait de la diminution du chômage sa priorité. Avec un succès certain en la matière : depuis 2005, le nombre de chômeurs a été divisé par deux, le taux de chômage étant passé en avril 2017 sous la barre des 6 %. Face à la nouvelle donne mondiale, l’Allemagne entendait ainsi se placer dans une logique selon elle vertueuse, la compétitivité retrouvée de l’économie entraînant la baisse du chômage. Cette dernière favorisant une hausse de la demande et une augmentation des recettes fiscales permettant au pays de commencer à sortir de la spirale infernale de l’endettement et de son coût de plus en plus exorbitant, et, du coup, de retrouver ainsi des marges de manœuvre, et de mieux respecter ses engagements européens.
La crise de la zone euro
9Cet aspect des choses est extrêmement important si l’on veut comprendre la perception et l’attitude de l’Allemagne dans la gestion de la crise de la zone euro, et les différences apparues en la matière avec les représentations et aspirations françaises. En effet, la politique de réformes que l’Allemagne a appliquée chez elle au prix d’efforts individuels et collectifs soutenus, et qu’elle est accusée de vouloir imposer aux autres pays européens, est souvent désignée en France comme une politique « d’austérité », un terme à connotations exclusivement négatives. En Allemagne, pour désigner ce même processus, on trouve souvent le vocable de Sparpolitik, une politique « d’épargne », « d’économies », ce qui est connoté différemment et montre déjà l’intention, et donc le sens : on fait des économies, et grâce à ces économies, on retrouve des marges d’action. Cette différence sémantique est révélatrice : « l’austérité » est le plus souvent présentée en France comme une sorte de « punition » intolérable, tandis qu’en Allemagne, elle est vue comme le seul moyen de revenir à des pratiques plus saines après des décennies de dérapages : les pays européens ont vu croître le chômage de masse et ont vécu au-dessus de leurs moyens, en s’endettant au détriment des générations futures, le coût de la dette et de ses intérêts prenant une part de plus en plus importante dans les budgets nationaux, empêchant ainsi les investissements productifs pour l’avenir et obérant la capacité à relever les nouveaux défis. Le respect des engagements européens, en l’occurrence des fameux critères de Maastricht, « grâce » à des politiques « d’austérité »/ « d’économies », est également vu en Allemagne comme le signe tangible, l’indicateur concret du fait que les économies de la zone euro restent dans une convergence économique suffisante pour préserver la viabilité et la pérennité de la monnaie commune. Sur ces raisonnements aussi, le consensus est assez grand outre-Rhin entre la droite chrétienne-démocrate et la gauche sociale-démocrate (cf. Weinachter, 2016a).
10De fait, les politiques menées en Allemagne tant au niveau macro- que microéconomique ont porté leurs fruits eu égard aux engagements européens : l’Allemagne a pu présenter ces trois dernières années un budget fédéral à l’équilibre, allant bien au-delà de l’exigence des 3 % de déficit fixée, tandis que la France a continuellement promis mais n’a, hormis en 1997, année où les candidatures des pays aspirant à entrer dans la zone euro ont été examinées, jamais tenu ses engagements en la matière. Les divergences de perception et d’attitude entre la France et l’Allemagne reposent ici notamment sur de profondes et anciennes différences dans les cultures monétaires et budgétaires des deux pays (cf. Hazouard, Lasserre et Uterwedde, 2015), et, bien au-delà de la question de l’équilibre budgétaire, sur un rapport différent à la notion de respect des règles. En Allemagne, celui-ci est perçu essentiellement comme un rempart contre toutes les dérives. Dans un pays fortement marqué par la pensée ordolibérale, celui qui ne respecte pas les règles communes et définies en commun, met en danger toute la communauté et fait donc preuve de manque de solidarité et de responsabilité (cf. Commun, 2016). Cet élément est très important pour comprendre une constante de l’attitude allemande dans sa gestion de la crise de la zone euro : accepter la solidarité financière à l’égard des pays en difficulté, mais pas à fonds perdus, c’est-à-dire seulement en échange de réels efforts de ceux-ci pour se réformer. En bref : qu’ils accomplissent à leur tour les rudes efforts consentis par « l’homme malade de l’Europe » de 2003 pour sortir de l’impasse et contribuer à la pérennité de la monnaie commune.
Le défi migratoire
11La crise migratoire constitue un autre sujet sur lequel les réactions françaises et allemandes, et leur attitude concrète, ont divergé, tant au niveau politique que de la société civile. On le sait, l’Allemagne a accueilli en 2015 près d’un million de migrants. Si la politique d’ouverture de la chancelière a été saluée pour sa conformité avec les valeurs européennes surtout de la part de dirigeants extérieurs à l’Europe5, si A. Merkel a pu trouver un appui certain de la part du président F. Hollande au niveau du discours – notamment concernant la nécessité pour chaque pays de l’Union européenne d’assumer sa part dans l’accueil des réfugiés –, la politique allemande a été souvent, et parfois très vivement critiquée en France, où bien des reproches, voire des procès d’intention lui ont été adressés. La décision prise par A. Merkel à la fin de l’été 2015 de ne pas fermer la frontière aux 800000 réfugiés qui étaient de toute façon déjà en route vers l’Europe, et dont certains se trouvaient bloqués en Hongrie, notamment à Budapest dans des conditions indécentes, a été assumée et défendue par cette chancelière protestante ayant grandi en RDA, à l’aversion marquée pour les murs et les barbelés, dirigeant un pays, la RFA, où le droit d’asile figure, en raison du passé allemand, parmi les tout premiers articles de la Constitution. Pour A. Merkel, cette décision répondait à une urgence humanitaire et à un devoir moral. De fait, la chancelière a été au départ largement appuyée par la société civile, plus de vingt millions de citoyens allemands ayant participé aux énormes efforts déployés en vue d’accueillir, de loger et de nourrir décemment les migrants.
12En France, dans un contexte intérieur difficile, le discours et les actions ont été, on le sait, plus dissuasifs et restrictifs, le pays s’engageant début 2016 à relocaliser sur son sol 30000 réfugiés d’ici la fin 2017 dans le cadre du mécanisme européen de solidarité6. Ici encore, une différence terminologique est symptomatique des différences de perception du phénomène : tandis qu’en France l’expression qui s’est imposée dans le débat public pour évoquer la situation est « crise des migrants », le terme qui s’est imposé en Allemagne est celui de Flüchtlingskrise, « crise des réfugiés ». Un terme révélateur de la façon dont les exilés y sont considérés : avant tout comme des victimes qui ont dû fuir.
13Si l’arrivée de nombreux réfugiés, souvent jeunes, pourrait certes à terme contribuer à résoudre une partie des problèmes démographiques que connaît l’Allemagne, pour l’heure des tensions sont apparues outre-Rhin face à l’énorme défi financier et sociétal que constitue l’intégration de ceux des nouveaux arrivants appelés à rester. Elles s’accompagnent d’une montée du parti d’extrême-droite AfD7 qui exploite les inquiétudes de la population et joue sur la thématique identitaire. Pourtant, la chancelière a maintenu son cap, tout en déployant entre-temps une politique migratoire comprenant de nombreux volets nationaux et internationaux, visant à réduire le flux et éviter que ne se reproduise la situation chaotique de la fin 2015. Avec un certain succès d’ailleurs, puisqu’en 2016 le nombre de personnes accueillies a été inférieur à 300000 (Weinachter, 2016b).
14Tandis que la France est elle aussi, et bien plus vivement encore que l’Allemagne, aux prises avec la montée des populismes véhiculant un discours identitaire et prônant le repli national, l’Allemagne – et les Allemands, qui, on le sait, ont depuis des siècles un rapport différent et plus mouvant à la question de l’identité « nationale » – pourrait être en train de redéfinir, ou plutôt renforcer – puisque c’est le cas en RFA depuis la fin de la tragédie nazie – son identité comme étant basée sur une culture de l’ouverture et du dialogue, que ce soit sur le plan politique, économique ou, en l’occurrence, sociétal (Münkler et Münkler, 2016). Pour l’heure, la controverse est vive outre-Rhin face à ce qui apparaît comme le défi le plus important depuis la réunification. Mais les débats montrent, au-delà des crispations, une prise de conscience sur le fait qu’une fois de plus, l’Allemagne doit se réinventer, et qu’un retour en arrière est impossible.
15Les échéances électorales de l’année 2017 montreront les tendances qui l’emportent dans chacun des deux pays, et détermineront leur capacité à dialoguer de façon fructueuse sur un sujet qui restera sans nul doute au cœur de l’actualité ces prochaines années.
La transition énergétique
16Dans un tout autre domaine, la transition énergétique est également un enjeu majeur sur lequel les perceptions, les attitudes et l’action politique ont divergé de part et d’autre du Rhin. Suite aux chocs pétroliers des années 1970 et face à la nécessité de se rendre moins dépendants des énergies fossiles, les deux pays se sont tournés vers le nucléaire, la France de façon beaucoup plus massive que l’Allemagne. De fait, la France s’est ainsi rendue dépendante du nucléaire à plus de 75 % pour la production de son électricité, tandis qu’en Allemagne cette dépendance n’a jamais dépassé les 30 %. Outre-Rhin, l’opinion publique s’est d’emblée montrée beaucoup plus réticente face au risque d’accidents majeurs, craintes que les accidents de Tchernobyl et de Fukushima n’ont fait que renforcer. Par ailleurs le débat allemand a également porté sur les problèmes que poseraient à terme le stockage des déchets radioactifs et le démantèlement, difficile et extrêmement coûteux, des centrales vieillissantes. En Allemagne, la décision de sortir totalement du nucléaire à l’horizon 2025 a été prise dès 1998 par le gouvernement de coalition SPD/Les Verts avec, depuis, une forte montée en puissance des énergies renouvelables, dont certaines sont entre-temps devenues rentables.
17Ces décisions ont pu s’appuyer sur un large assentiment de la société sur ces questions, tandis qu’en France le consensus en faveur du nucléaire est resté très fort jusqu’à ces dernières années, le discours véhiculé étant celui d’une technologie « propre » et à moindre coût. La question du devenir des déchets, cruciale pour l’environnement, y a été jusqu’à présent moins thématisée, tout comme celle du coût du démantèlement, largement sous-estimé par l’exploitant français des centrales EDF8. L’accident de Fukushima en mars 2011 a poussé A. Merkel à accélérer un peu plus le calendrier de sortie du nucléaire, et l’Allemagne est bien partie pour une sortie totale d’ici 20229. Mais les préoccupations environnementales grandissantes l’ont également poussée à décider la sortie totale des énergies fossiles, donc également du charbon10 d’ici 2050.
18Ces objectifs sont ambitieux, le respect du calendrier prévu encore incertain, mais la dynamique est bien enclenchée. Le défi technologique est immense, avec une très forte mobilisation de la recherche et de nombreuses innovations pour résoudre les principaux problèmes liés notamment à l’amélioration de l’efficience énergétique, au stockage et à l’acheminement des énergies vertes vers les régions les plus consommatrices, ainsi que pour améliorer l’efficience énergétique, volet essentiel de la transition. Autant de technologies qui font l’objet de très nombreux dépôts de brevets, et que l’Allemagne pourra ensuite exporter vers tous les pays qui entreront, de plein gré ou sous la contrainte des conséquences du changement climatique sur la vie quotidienne des populations, dans la même logique. Les créations d’emplois sont également nombreuses dans ce domaine11, le principal défi étant de préserver la compétitivité de l’économie allemande malgré les surcoûts actuels liés à cette transition énergétique. Toute la société allemande est désormais mobilisée autour de ces objectifs, avec une forte implication des gouvernements, de la société civile et des entreprises. En France, où le nucléaire compte encore de nombreux défenseurs, la transition énergétique est certes engagée mais avec une politique parfois erratique, notamment dans le soutien au développement des énergies « vertes ». La transition énergétique allemande y est souvent regardée avec scepticisme, et de nombreuses idées reçues, voire fausses, circulent sur le sujet dans les discours politiques et les médias français12.
19La transition énergétique n’a de fait, jusqu’à présent, pas eu la même priorité dans le débat public et l’action politique en France et Allemagne. Pourtant, ce sujet constituerait lui aussi un champ d’action franco-allemand évident pour créer des synergies et intensifier la coopération européenne en mobilisant les citoyens sur un enjeu majeur à l’échelle européenne et mondiale, porteur de sens et porteur « tout court », y compris, à moyen terme, sur le plan économique.
Le rôle des facteurs historiques et socioculturels
20On le voit, sur nombre de sujets importants, notamment sur les nouveaux défis du xxie siècle, les perceptions, attitudes et priorités ont divergé. La France et l’Allemagne ne semblaient plus, ces dernières années, sur la même longueur d’onde. Les divergences franco-allemandes ne sont certes pas nouvelles, elles ont toujours existé. En réalité, malgré des modes de vie et des systèmes politiques assez similaires – surtout en comparaison avec d’autres régions du monde – les différences entre la France et l’Allemagne ont toujours été notables. Elles sont profondes et viennent souvent de loin, reposant largement sur des différences historiques et culturelles. Elles se combinent et contribuent à expliquer les chemins pris par les deux pays depuis deux décennies sur les différents sujets abordés ci-dessus.
21On citera, au-delà des éléments déjà évoqués, et sans pouvoir détailler ici, un rapport différent, depuis des siècles, à la notion « d’identité nationale », l’Allemagne ayant connu jusque très récemment, outre la tragédie nazie, d’innombrables changements de frontières, de structures et de gouvernance, favorisant chez ses citoyens la superposition de différentes identités – régionale, nationale, européenne, et désormais mondiale –, le pays étant à présent l’un des plus « mondialisés » de la planète.
22Par ailleurs, l’influence du protestantisme est bien sûr historiquement beaucoup plus forte en Allemagne qu’en France. Comme dans les autres pays anglo-saxons marqués par le protestantisme, cela joue un rôle important sur l’économie et le commerce – tandis qu’en France, les réticences face au libéralisme, à l’économie de marché et au libre-échange sont restées beaucoup plus sensibles. En 2005, au moment où l’Allemagne prenait le tournant de la mondialisation, la France apparaissait comme l’un des pays les plus critiques à l’égard de l’économie de marché, c’est-à-dire précisément une économie basée sur le libre-échange13. En 2011, après la crise de 2008 donc, la différence d’appréciation de part et d’autre du Rhin était confirmée, le rejet du libéralisme économique s’avérait nettement plus marqué en France qu’en Allemagne : dans une étude menée dans dix pays à l’échelle mondiale, la France apparaissait comme celui où le rejet de l’économie de marché était le plus fort14.
23L’influence du protestantisme, et ce plus encore dans une Allemagne dirigée depuis douze ans par une chancelière protestante, fille d’un pasteur protestant, est perceptible également à travers la place centrale accordée dans le débat public outre-Rhin à la notion de responsabilité individuelle et collective dans l’action. Cet élément est important notamment dans le débat sur les questions environnementales, avec une large place accordée – depuis des décennies – à la responsabilité à l’égard de la planète et des générations à venir.
Le rôle du système et des dirigeants politiques
24La structure fédérale de l’Allemagne lui donne par ailleurs un niveau intermédiaire de gouvernance et de responsabilité permettant de fortes mises en synergie public/privé/société civile, face à une France plus jacobine, marquée à la fois par un fort individualisme et de fortes attentes à l’égard du pouvoir central et de l’État.
25Mais il faut bien entendu souligner aussi le rôle personnel des dirigeants au pouvoir en ce début du xxie siècle dans les évolutions décrites plus haut, ainsi que les spécificités des deux systèmes politiques. En Allemagne, G. Schröder puis A. Merkel ont tous les deux souligné en permanence la nécessité pour leur pays d’évoluer et de s’adapter de façon pragmatique afin de relever les défis posés au pays dans un contexte nouveau. Ils l’ont fait quitte à mettre en jeu leur propre avenir politique – comme ce fut le cas pour G. Schröder qui, suite à l’annonce de son programme de réformes, s’est vu lâché par l’aile gauche du SPD, ce qui lui a coûté la chancellerie en 2005. Ils ont tous deux, dans un système parlementaire reposant sur une représentation à la proportionnelle induisant la formation de coalitions et obligeant au dialogue, pu s’appuyer pour leurs politiques sur de larges majorités au Bundestag (Assemblée parlementaire) et au Bundesrat (Conseil fédéral), où les deux grands partis, la CDU/CSU et le SPD, ont souvent approuvé et porté ensemble les principales réformes et options décrites ci-dessus. Sur la même période en France, la résistance au changement a été plus forte, les clivages idéologiques sont restés plus marqués, et le dialogue social plus difficile.
26Au total, le décalage entre la France et l’Allemagne s’est accentué ces dernières années sur nombre de sujets importants. Bien entendu il faut nuancer : dans les deux pays, des forces contradictoires sont à l’œuvre sur l’ensemble des questions abordées. Certes les deux ont toujours été très différents. Mais durant la seconde moitié du xxe siècle, la convergence l’avait globalement emporté. Malgré, et peut-être aussi grâce aux différences d’approche, les relations franco-allemandes ont alors régulièrement facilité l’élaboration de compromis qui ont favorisé le rapprochement et l’intégration européenne, permettant, outre une solidarité affirmée dans le contexte de la guerre froide, de tourner la page après des siècles de conflits et des millions de morts, et, progressivement, d’affirmer une volonté de peser ensemble dans le monde.
27Cette dynamique s’est largement atténuée en ce début de xxie siècle. En réalité, depuis la signature du traité de Maastricht, le « couple » franco-allemand n’a plus permis d’avancées majeures dans la construction européenne. Tandis que par le passé les divergences ont souvent été surmontées, et des solutions trouvées, au nom de la volonté de faire avancer l’Europe vers une union de plus en plus étroite, l’absence de vision commune claire sur le devenir de ce projet a très certainement contribué ces dernières années à renforcer chacun des deux pays dans ses propres logiques de perception et d’action. Les orientations définies au terme des échéances électorales de 2017 en Allemagne et en France indiqueront si de nouvelles convergences peuvent se concrétiser, dans les domaines évoqués mais également dans le celui de la sécurité et de la défense, alors que la nouvelle donne internationale, le Brexit et les menaces qui pèsent sur l’Europe pourraient bien les pousser à resserrer les rangs.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Commun, Patricia, Les Ordolibéraux : Histoire d’un libéralisme à l’allemande, Paris, Les Belles Lettres, 2016.
Hazouard, Solène, Lasserre, René et Uterwedde, Henrik (dir.), France-Allemagne : Cultures monétaires et budgétaires – Vers une nouvelle gouvernance européenne ?, Paris, CIRAC, 2015.
Münkler, Herfried et Münkler, Marina, Die neuen Deutschen – Ein Land vor seiner Zukunft, Berlin, Rowohlt, 2016
Weinachter, Michèle, « La gestion politique du défi migratoire – un bilan très provisoire », Allemagne d’aujourd’hui, dossier « Disparaître ou renaître – les défis démographiques de l’Allemagne », n° 218, octobre-décembre 2016 (2016b), p. 156-167.
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Notes de bas de page
1 À la question posée en 2006 dans « l’Eurobaromètre » : « La mondialisation constitue-t-elle une bonne opportunité pour les entreprises de votre pays ou au contraire une menace ? », seuls 25 % des Français, contre 41 % des Allemands, répondaient y voir une opportunité pour les entreprises de leur pays, grâce à l’ouverture des marchés, alors que la moyenne européenne s’élevait à 40 %. Pour 64 % des personnes interrogées, la mondialisation accentuait les risques pour l’emploi et les entreprises en France. Les Français étaient ainsi, avec les Grecs, ceux qui se montraient les plus négatifs à l’égard de ce phénomène.
2 Les différentes études menées estiment ce coût à plus de 80 milliards d’euros par an depuis 1990. Le coût total a désormais dépassé les 2000 milliards d’euros.
3 Lois Hartz, et notamment, pour la réforme de l’indemnisation chômage, Loi Hartz 4.
4 Le cap des 5 millions de chômeurs a été franchi en 1932.
5 L’attitude de la chancelière a été saluée en 2016 notamment par le président Obama et le secrétaire général des Nations unies Ban Ki-Moon.
6 Un chiffre qui ne sera pas atteint. Selon diverses estimations, mi-2017 un peu plus de 3500 réfugiés environ avaient été relocalisés en France.
7 Alternative für Deutschland : un parti crédité en juin 2017 d’environ 10 % des intentions de vote lors des élections législatives de septembre 2017.
8 Un rapport parlementaire publié le 1er février 2017 par la Mission d’information sur la faisabilité technique et financière du démantèlement des infrastructures nucléaires, a pointé du doigt le fait qu’EDF avait très largement sous-estimé le coût du démantèlement des 58 réacteurs français, provisionnant à cette fin des sommes très nettement inférieures à celles des autres exploitants européens de centrales.
9 En 2016, la part d’électricité produite par les 8 centrales nucléaires encore en activité était tombée à moins de 15 %. Voir le site : <www.kernenergie.de>.
10 Charbon dont dépend actuellement encore la production de 40 % de l’électricité allemande.
11 Les chiffres varient en fonction des secteurs mais au total, selon les études menées, la transition énergétique crée actuellement en solde net (c’est-à-dire en comptant les emplois disparaissant suite à la mise en place de nouveaux procédés), un peu moins de 20000 emplois par an en Allemagne.
12 L’ouvrage de Vincent Boulanger Transition énergétique : comment fait l’Allemagne (2015) recense ainsi nombre d’idées reçues véhiculées en France sur le sujet, et leur oppose la réalité des faits.
13 En effet, selon un sondage international réalisé à l’été 2005 par l’institut GlobalScan pour l’université américaine du Maryland dans 20 pays sur tous les continents, à peine 36 % des Français – contre 65 % des Allemands – considéraient que « le système de la libre entreprise et de l’économie de marché est le meilleur pour l’avenir ». Dans aucun autre pays étudié ce système ne rencontrait une aussi faible adhésion.
14 Enquête de l’IFOP publiée par le journal La Croix le 25 janvier 2011. Les Allemands (77 %) apparaissaient, derrière les Australiens, comme les plus nombreux à juger que leur pays était bien placé pour faire face à la compétition mondiale, les Français arrivant en dernière position (34 %), après les Italiens (40 %).
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France-Allemagne : incommunications et convergences
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