Aux origines de la divergence entre la France et l’Allemagne
p. 45-66
Texte intégral
1Depuis 1870, l’Allemagne est un défi pour la France. Après avoir été un adversaire redoutable, elle est devenue un partenaire exigeant. À mesure que la coopération se resserre avec elle, des divergences se précisent. L’Allemagne est disposée à faire des concessions aux pays émergents pour pouvoir exporter ses produits industriels alors que la France tient à leur faire respecter des normes plus strictes. L’Allemagne choisit d’importer une grande part de son énergie, car elle peut offrir beaucoup de produits fabriqués en échange, alors que la France développe sa production d’électricité d’origine nucléaire pour réduire ses importations d’hydrocarbures. L’Allemagne est attachée à la stabilité monétaire alors que la France souhaite un euro moins fort pour retrouver de la compétitivité sans s’imposer des réformes trop sévères. La France veut mener d’ambitieuses politiques industrielles alors que l’Allemagne redoute les échecs commerciaux et préfère s’en remettre à ses entreprises. Ces divergences entre la France et l’Allemagne sont un legs de l’histoire.
Une adaptation inégale de la France et de l’Allemagne à l’économie ouverte
Le décrochage de la France depuis 1974
2Depuis 1974, le produit intérieur brut (PIB) par habitant de la France croît en moyenne moins vite que celui de l’Allemagne (Hau, 2014, p. 65). Le secteur de l’industrie manufacturière, qui est exposé à la concurrence internationale, a perdu en France, depuis cette date, près de la moitié de ses emplois contre seulement un quart en Allemagne. Victime d’une désindustrialisation d’une ampleur exceptionnelle, la France a enregistré une baisse du taux d’activité masculin et souffre d’un chômage massif depuis le début des années 1980.
3La population allemande en âge de travailler a été mieux en capacité de répondre à la demande mondiale. L’Allemagne obtient par le commerce extérieur un supplément d’emplois qui ne repose pas sur le stimulant de la dépense publique. À l’inverse, la balance commerciale française est, le plus souvent, déficitaire. Avec l’ouverture de l’économie française aux échanges, la part des importations dans le marché intérieur des produits manufacturés a gonflé de façon inattendue, passant d’un quart en 1974 à la moitié aujourd’hui. En même temps, la France a vu diminuer sa part dans les exportations mondiales, passée de 5,7 % en 2000 à 3,4 % en 2011, alors que celle de l’Allemagne se maintenait au-dessus de 8 %.
4Le commerce extérieur est un enjeu auquel les Allemands sont traditionnellement très attentifs, qu’ils soient chefs d’entreprises, syndicalistes, magistrats ou parlementaires. Il n’est nul besoin d’un ministre du Commerce extérieur pour attirer leur attention sur les chances et les risques de l’échange international. La distance qui existe sur ces points entre l’Allemagne et la France tient à des faits historiques anciens.
La confiance française dans le marché intérieur
5Le royaume de France constituait au xviiie siècle un marché de première importance, et le but de son système douanier était d’en réserver l’accès à ses producteurs. La Révolution et les régimes successifs ont continué dans la même voie. Le protectionnisme est resté la règle, à l’exception de la décennie qui a suivi le traité de libre-échange sous le Second Empire.
6Lorsqu’à partir de 1948 le processus de désarmement douanier débuta, le commerce extérieur resta le point aveugle de la vision française. Les médias et les hommes politiques ne cessèrent pas, dans leur grande majorité, de célébrer le « moteur de la consommation intérieure », même quand il fit de plus en plus tourner les usines étrangères et flamber les prix dans les secteurs abrités. Bien que le marché français représente aujourd’hui à peine 3 % du revenu national brut mondial et qu’il soit envahi par toujours plus d’importations, l’opinion publique française continue à le considérer comme un débouché majeur pour l’industrie nationale. La temporalité des faits culturels obéit à des rythmes plus lents que celle des faits économiques.
List ne fut pas prophète dans le Zollverein
7En Allemagne, la notion de marché intérieur n’a jamais exercé une emprise aussi grande sur les esprits. La division de l’Allemagne en de multiples micro-États y a longtemps obligé les autorités à restreindre leurs ambitions en matière douanière.
8Un seul État allemand aurait eu un territoire assez étendu et un poids économique suffisant pour s’engager dans une politique protectionniste : la Prusse. De fait, Frédéric II soutint à grands frais le développement de manufactures dans son royaume et les protégea par des prohibitions et des tarifs douaniers élevés. Mais celles-ci s’y développèrent moins vite que dans les petites principautés rhénanes ouvertes à tous les vents de la concurrence internationale (Kisch, 1981 ; Kriedte, 1991). À la fin du xviiie siècle, l’influence d’Adam Smith se fit fortement sentir avec les enseignements donnés à l’université de Königsberg. L’élite des hauts fonctionnaires prussiens fit de La richesse des nations son livre de chevet. Lorsque la Prusse dénonça les engagements auxquels elle avait dû souscrire dans le cadre du Blocus continental, elle s’orienta vers une libéralisation douanière que concrétisa un nouveau système tarifaire adopté en 1818 : ce système prévoyait des droits modérés sur les produits fabriqués essentiels.
9Le Hanovre et les États maritimes (Mecklembourg, Oldenbourg, villes hanséatiques) étaient résolument libre-échangistes. En Allemagne, au début du xixe siècle, seuls les trois États d’Allemagne du Sud, le Bade, le Wurtemberg et la Bavière avaient une orientation accusée vers le protectionnisme.
10Le 1er janvier 1834, entra en vigueur le Zollverein, une union douanière couvrant un territoire qui correspondait à peu de chose près à celui du futur Reich de 1871. Malgré la pression exercée par la Saxe, le Wurtemberg et la Bavière en faveur d’un tarif extérieur commun protectionniste, c’est le point de vue prussien, favorable à des droits modérés, qui l’emporta (Dedinger, 2008, p. 89). Le Zollverein n’édictait pas de prohibitions et faisait une large place au régime de l’admission temporaire. En 1865 les droits de douane furent réduits à un niveau très bas et, jusqu’à 1879, l’Allemagne vécut sous un régime proche du libre-échange.
L’épisode protectionniste sous Bismarck
11Les relèvements de droits de douane décidés par Bismarck en 1879 répondaient surtout à des visées de politique intérieure. Ils étaient destinés à rassurer les grands propriétaires céréaliers victimes de la concurrence des blés russes sur le marché allemand. Ils concernèrent les produits agricoles, le textile et les produits sidérurgiques semi-finis, mais ne protégèrent pas les industries nouvelles (colorants, appareils électriques, machines). Celles-ci se développèrent sans aucun dispositif protecteur au moment de leur démarrage, contrairement aux théories de List sur le « protectionnisme éducateur » (Dedinger, 2008, p. 84-86).
Le testament du chancelier Caprivi
12Pays dont les exportations étaient constituées de produits fabriqués, l’Allemagne savait que la réalisation d’un État commercial fermé ferait régresser son économie, avec le risque qu’une partie croissante de sa population active choisisse d’émigrer. L’exportation et l’émigration constituaient, chez les Allemands, une réponse ancienne au problème du surpeuplement rural. Elles se complétaient l’une l’autre et entretenaient entre elles des liens étroits (Marin, 2012, p. 47-78). Le chancelier Caprivi qui succéda en 1890 à Bismarck justifia le retour à une politique de libération des échanges par cette formule : « L’Allemagne doit exporter soit des marchandises, soit des hommes ». Sous son impulsion, l’Allemagne passa de nombreux accords commerciaux qui multiplièrent les dérogations à la loi de 1879.
13D’après l’enquête effectuée par la Société des nations pour la conférence économique internationale de 1927, l’Allemagne avait, à la veille de la Première Guerre mondiale, une législation douanière moins protectionniste pour les produits manufacturés que la France, taxant ceux-ci en moyenne de 13 % à l’importation contre 20 % pour la France (Bairoch, 1976, p. 53). D’autres études donnent des chiffres très proches de ceux-ci (Dormois, 2008, p. 103).
Dirigisme ou autonomie des entreprises ?
14Le clivage qui se manifeste encore à l’heure actuelle entre les systèmes économiques des deux pays remonte pour une part non négligeable à 1945. Chacun des deux pays avait tiré des événements de la Seconde Guerre mondiale des conclusions diamétralement opposées.
L’interventionnisme modernisateur en France
15En France, la victoire allemande de 1940, puis la victoire soviétique de 1945 semblèrent démontrer la supériorité des économies planifiées. En 1945, la nationalisation des secteurs-clés par le gouvernement provisoire répondit, non seulement aux revendications de la gauche, mais encore aux aspirations des grands commis de l’État à remplacer le patronat.
16L’impôt sur les sociétés passa du quart à la moitié du bénéfice et les entreprises françaises payèrent davantage que les salariés la hausse des prestations sociales de l’après-guerre. Le taux de marge des entreprises françaises fut, de 1945 à nos jours, constamment inférieur à la moyenne européenne. Il dépassa rarement 30 % pendant toutes ces décennies alors qu’il oscillait autour de 40 % en Allemagne.
17Lorsque la construction européenne plaça les entreprises françaises en position de concurrence par rapport à leurs homologues allemandes, la classe politique française préféra multiplier les dispositifs d’aide plutôt que d’alléger la fiscalité sur la production. Ce « capitalisme de guichet » reposa sur le recrutement de fonctionnaires supplémentaires tant pour collecter les taxes que pour, ensuite, les redistribuer. En 2013, l’ancien ministre socialiste Jean-Jack Queyranne, peu suspect de libéralisme outrancier, mentionnait 660 dispositifs d’aides émanant de l’État auxquels s’ajoutaient ceux mis en place par 25 agences régionales, 53 agences départementales et 32 agences intercommunales (Queyranne, 2015). Ce lourd appareil bureaucratique créait des biais en faveur des chefs d’entreprises les mieux introduits et reflétait surtout le manque de confiance de la haute fonction publique française dans les capacités gestionnaires du patronat privé.
La technostructure française
18Les directions des grandes entreprises étaient étroitement liées à l’appareil de l’État, car elles étaient recrutées elles-mêmes largement dans les rangs de l’élite administrative (Bauer et Bertin-Mourot, 1997). Ensemble, cadres supérieurs des grandes entreprises et hauts fonctionnaires en charge des grands projets industriels constituèrent la classe dirigeante française, ceux que l’on désignait alors sous le nom de « technocrates » (Howorth et Cerny, 1981). Ce modèle d’industrialisation remporta, grâce au soutien massif de l’État, des succès indéniables dans les domaines du nucléaire, de l’aérospatial ou du transport ferroviaire. Mais, avec les premières difficultés du secteur charbon-acier, l’État se retrouva contraint, pour apaiser les troubles sociaux, de développer son soutien à des activités condamnées par l’évolution économique. Sur le plan électoral, les pertes d’emplois qui frappaient les branches en déclin pesaient plus lourd que les créations qui pouvaient être enregistrées par les branches d’avenir.
L’entreprise, espace de solidarité dans l’Allemagne d’après-guerre
19L’Allemagne connut à partir de 1945 une évolution diamétralement opposée à celle de la France. Dans le chaos de la défaite, l’entreprise devint une instance de décision où la concertation pouvait exister en dehors des autorités d’occupation et un espace de solidarité où les réfugiés, les veuves de guerre et les mutilés pouvaient recevoir les premières aides.
20Dans les zones d’occupation occidentales, le syndicalisme allemand poursuivit son évolution initiale vers une orientation gestionnaire et pragmatique. La législation de la République fédérale fit tout pour éviter les grèves. Celles-ci ne pouvaient être déclenchées qu’après un vote à bulletin secret et à majorité qualifiée. Pendant la durée d’un accord, les syndicats s’engageaient à ne pas contester ses dispositions. Le consensus social fut encore renforcé par la mise en place de la cogestion. Institué à l’origine dans la zone d’occupation britannique par le gouvernement travailliste, ce système fut étendu à toute l’Allemagne fédérale par une loi votée en 1951 : les représentants des salariés participaient aux conseils de surveillance des sociétés minières et sidérurgiques avec un tiers des sièges. En 1971, les comités d’entreprise (Betriebsräte) donnèrent désormais leur accord préalable à toute décision sur les horaires de travail, les congés, les recrutements et les promotions, alors qu’en France, leur avis n’était que consultatif, l’arbitrage étant confié à l’Inspection du travail et aux tribunaux. En 1976, la cogestion fut étendue à toutes les entreprises de plus de 2000 salariés et les travailleurs obtinrent la parité avec les actionnaires dans les conseils de surveillance (Lauschke, 2006). Cette gestion plus consensuelle n’empêcha pas les conflits, mais les rendit économiquement moins dévastateurs.
Une vie économique centrée sur l’entreprise en Allemagne
21L’expérience des dysfonctionnements de la planification hitlérienne donna un poids supplémentaire à un courant de pensée d’inspiration libérale qui s’était développé dès le lendemain de la Première Guerre mondiale chez les économistes allemands. Ceux-ci considéraient les mécanismes de marché comme plus efficaces que ceux de l’économie dirigée. Sans aller jusqu’à prôner l’état minimal des libéraux du xixe siècle, ils optaient pour une concurrence ordonnée dont l’État devait être le garant (d’où le nom d’« ordo-libéralisme » donné à ce courant).
22Leur chef de file, Ludwig Erhard, fut choisi par les Anglo-Américains pour assumer la responsabilité des questions économiques de la bizone. Sous son impulsion, l’Allemagne fut le premier grand pays d’Europe occidentale à libéraliser son économie. Le retour au capitalisme concurrentiel se traduisit par un bouleversement des structures dirigeantes des entreprises au bénéfice des spécialistes de la vente.
23À l’inverse de la France, l’Allemagne abaissa l’impôt sur les sociétés. Quant à la protection sociale, sa charge fut répartie de façon égale entre les assurés et les employeurs. L’objectif de ces mesures était de donner aux entreprises allemandes le moyen de conquérir des marchés, pour donner des emplois à des millions réfugiés à la recherche de moyens d’existence.
Le refus par le gouvernement allemand d’une politique industrielle
24Depuis 1945, la politique industrielle est, en Allemagne, l’affaire des entreprises. L’État se donne seulement pour mission de leur créer un environnement favorable. Les Allemands voient dans la politique industrielle à la française un risque de financer à fonds perdus des projets menant à des échecs commerciaux ou de maintenir à grands frais des secteurs condamnés.
25Le Bundesministerium für Forschung und Technologie (ministère de la Recherche et de la Technologie) participe au financement de la recherche pour des sommes conséquentes, mais veille à ne pas dépasser le stade de la recherche précompétitive. Une organisation décentralisée, les Instituts Fraunhofer, fait fonction d’intermédiaire entre la recherche universitaire et les entreprises. Pour les actions particulières, les instances de concertation se trouvent souvent en dehors de la sphère publique, dans des commissions ad hoc de l’organisation patronale Bundesverband der Deutschen Industrie, auxquelles sont associés des représentants du gouvernement.
Les atouts d’un actionnariat stable
26La stabilité de l’actionnariat, souvent contrôlé par un clan familial, permet aux entreprises allemandes de se placer dans des perspectives de long terme. Un Français, Michel Albert, a, en 1991, opposé deux types de capitalisme : le premier, qu’il appela le capitalisme « rhénan », se caractérisait par la préférence donnée aux prêts bancaires sur les émissions d’actions, le recrutement des dirigeants par promotion interne, la rareté des conflits sociaux et la forte proportion de firmes de taille moyenne ; le second, le capitalisme « anglo-saxon » présentait des caractéristiques opposées, la mobilité des capitaux, le financement par la Bourse, le primat de la logique financière sur la logique industrielle et l’instabilité des dirigeants (Albert, 1991). Sans préjuger du type de capitalisme qui s’avérera le plus dynamique dans le futur, il apparaît que le modèle rhénan a mieux résisté jusqu’à présent à la désindustrialisation que le modèle anglo-saxon… et le « capitalisme de guichet » à la française.
L’euro, pomme de discorde entre l’Allemagne et la France ?
27Le cours de l’euro paraît trop élevé pour la France, qui souffre d’un déficit extérieur chronique, mais trop faible pour l’Allemagne, qui accroît ses excédents commerciaux d’année en année.
L’inflation, élément ancien du dialogue social français
28Depuis la fin du franc or, l’inflation et les dévaluations récurrentes ont été, en France, le grand moyen de solder les conflits sociaux. Selon un scénario qui était toujours le même, les diverses parties prenantes exprimaient des revendications maximalistes, puis se satisfaisaient pour un temps des hausses nominales de revenus obtenues. La hausse des prix à l’intérieur et la dévaluation de la monnaie à l’extérieur rétablissaient postérieurement l’équilibre entre la demande et l’offre.
29À partir de 1992, date à laquelle la France décida d’aligner sa politique de change sur celle de la Bundesbank, cette possibilité disparut. La nouvelle variable d’ajustement fut, désormais, l’emploi. Sous la pression de l’Allemagne, la Banque centrale européenne reçut dans le traité de Maastricht comme « objectif principal » la « stabilité des prix » (art. 105 du traité), mais non celui du plein emploi.
La rigueur monétaire allemande s’explique-t-elle par le vieillissement démographique ?
30Une explication de l’orthodoxie monétaire allemande, couramment avancée, s’appuie sur le vieillissement accusé de la population allemande. La politique de la monnaie forte serait celle d’une nation plus soucieuse de conserver l’épargne accumulée que de créer des emplois pour les jeunes générations. De fait, la population allemande est composée, en 2015, pour 21 %, de personnes âgées de 65 ans et plus, contre 18,4 % pour la France métropolitaine. À l’inverse, la proportion de jeunes de moins de 15 ans est de 13,2 % en Allemagne contre 18,6 % en France métropolitaine.
31L’explication séduit par sa logique, mais elle ne résiste pas à un élargissement du champ d’observation. La politique de stabilité monétaire n’est en effet pas spécifique à l’Allemagne. Elle a été adoptée par d’autres nations, dont la situation démographique est plus proche de celle de la France, comme les Pays-Bas. Or la proportion de personnes âgées de 65 ans et plus y est, en 2015, plus basse qu’en France (17,8 %) et la proportion de jeunes de moins de 15 ans est restée jusqu’en 2011 du même ordre de grandeur, étant quatre années plus tard à peine plus basse (16,7 %) ; (Eurostat, 2015).
32À l’inverse, on peut rappeler l’exemple de la France vieillissante des années 1920 : celle-ci était caractérisée par une forte inflation et un bas taux d’épargne.
L’éthique protestante
33Le clivage en matière monétaire n’est donc pas entre une Europe en expansion démographique et une Europe vieillissante, mais entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud. Pour les Allemands, les Néerlandais ou les Danois, façonnés par cinq siècles de prédication protestante, la maîtrise de la consommation est une vertu qui doit être encouragée. Punir les épargnants en dépréciant leurs patrimoines équivaudrait à un choquant renversement des valeurs morales.
34Un axe majeur de l’action entreprise par les réformateurs des pays de langue allemande au siècle des Lumières a consisté, pour lutter contre la pauvreté, à développer les caisses d’épargne avec une finalité sociale, celle de collecter les fonds des gens modestes et de les encourager à épargner. Limiter la hausse des prix, c’est éviter que cette épargne populaire soit spoliée et que les placements spéculatifs soient récompensés.
L’expérience allemande des défaites de 1918 et 1945
35En Allemagne, l’inflation est associée aux circonstances tragiques de deux défaites : après l’armistice de 1918, elle a été présentée comme découlant des exigences des gouvernements français, et, après la capitulation de 1945, elle a été vécue comme un élément de la catastrophe sanctionnant l’aventure hitlérienne. Dans ces deux circonstances, les familles allemandes ont perdu, chaque fois, toute leur épargne placée en valeurs à revenu fixe. Les ménages allemands ont, depuis, une sensibilité exacerbée à tout ce qui pourrait déboucher sur une forte inflation.
36Encore aujourd’hui, les Allemands répugnent à une politique de transferts budgétaires massifs à l’intérieur de l’Europe. Ils n’ont pas oublié la phrase du ministre des Finances de Georges Clemenceau, Louis-Lucien Klotz, qui répondait en 1919 imperturbablement à toutes les questions concernant le financement de la dépense publique française : « L’Allemagne paiera ».
L’indépendance de la Bundesbank
37L’après-guerre a ancré la stabilité monétaire dans les institutions allemandes. La Banque centrale fut créée en mars 1948 avec une autonomie totale par rapport aux pouvoirs publics, incarnés alors par les autorités d’occupation. L’article 3 du texte qui créa la Bank deutscher Länder précisait qu’elle ne devait être soumise aux directives d’aucun corps politique ou organisme public autre que judiciaire. La Bundesbank lui succéda, avec des statuts identiques, en 1957. Son gouverneur n’était révocable que pour incapacité physique ou faute grave et cooptait de facto son propre successeur.
La stabilité monétaire au cœur du système productif allemand
38L’Allemagne ne pratiqua pas de politique de stimulation de la demande intérieure. La Bundesbank releva les taux d’intérêt ou menaça de le faire chaque fois que la masse monétaire lui paraissait se développer trop vite.
39Il ne resta d’autre possibilité, pour stimuler la croissance, que de développer la compétitivité des entreprises, tant sur les marchés étrangers que sur le marché intérieur. L’industrie allemande multiplia pour ses produits les avantages hors prix afin d’absorber les hausses de salaires. Elle entra ainsi très tôt dans un cercle vertueux qui la mena de la monnaie forte à la spécialisation internationale rémunératrice et aux excédents commerciaux permanents.
40Sous tous les gouvernements, la politique économique de l’Allemagne fut, à quelques nuances près, celle de la désinflation compétitive : acceptation par les syndicats de hausses de salaires alignées sur celles de la productivité, limitation des charges sociales pesant sur les entreprises et refus de laisser se développer des déficits budgétaires susceptibles de détourner l’épargne de l’investissement productif.
L’euro stable plebiscité par l’Europe
41L’Allemagne n’a pas été la seule à souhaiter une monnaie stable. Non seulement les Pays-Bas, mais encore l’Autriche, le Danemark et l’Union économique belgo-luxembourgeoise ont mené des politiques monétaires semblables à celle de l’Allemagne fédérale. La Finlande a été le premier pays de la zone euro à satisfaire aux critères du pacte de stabilité et elle a pris des positions encore plus rigoureuses que l’Allemagne dans les instances européennes.
42Est-il sûr que la masse des Français souhaitent revenir à l’inflation qu’ils ont connue avant la création de l’euro ? Sur ce point, une des divergences entre les Français et les Allemands pourrait s’atténuer plus vite que certains hommes politiques français ne l’avaient imaginé.
La France sous la pression allemande
43L’accumulation des déficits publics français depuis 1975 a eu la conséquence que redoutaient le général de Gaulle et Georges Pompidou : obliger la France à quémander le soutien de ses partenaires européens. À présent, toute mesure propre à inquiéter les financiers internationaux peut provoquer une hausse des taux auxquels les institutions publiques françaises cherchent à emprunter. L’Allemagne a accepté en 2010 la création du Mécanisme européen de stabilité, pour faire reculer la menace d’une panique financière, mais elle a conditionné sa mise œuvre au respect du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), qui impose une discipline budgétaire encore plus stricte que le traité de Maastricht (Hau, 2012).
44Malgré des traditions historiques différentes, la divergence entre les économies française et allemande tend aujourd’hui à se réduire. Le modèle allemand, centré sur l’entreprise, s’est avéré mieux adapté à la mondialisation. Après quatre décennies de déficit de ses comptes publics, la France est obligée de tenir compte des sentiments de ses créanciers et est conduite à adopter, sous la pression de son principal partenaire, un modèle de gestion économique qui a plutôt bien réussi à ce dernier.
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Auteur
Professeur émérite d’histoire économique et sociale à l’université de Strasbourg et membre honoraire de l’Institut universitaire de France. Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et agrégé d’histoire, il a soutenu une thèse, L’industrialisation de l’Alsace, 1803-1939, publiée en 1987. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont : Histoire économique de l’Allemagne : xixe-xxe siècles (Economica, 1994) et France-Allemagne : La difficile convergence (Peter Lang, 2015).
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