Présentation générale. Les relations franco-allemandes et la construction européenne
p. 9-32
Texte intégral
1En 1963, année de la signature du traité de l’Élysée, l’expression « couple franco-allemand » n’est utilisée que trois fois dans les colonnes du quotidien Le Monde. En 2011, elle revient cent trois fois et, en 2012, cent deux fois dans Le Figaro. Il faut attendre la fin des années 1980 pour que l’expression soit consacrée dans les débats publics, pour reconnaître, discuter ou bien critiquer les relations politiques franco-allemandes dans le contexte de l’évolution institutionnelle et politique de l’Union européenne. Le « franco-allemand » occupe une place similaire au sein de Die Welt (plus de 1300 articles entre 2000 et 2017) comme de Frankfurter Allgemeine (plus de 1500 articles), mais sans mettre en évidence un « couple » spécifique (tandem, duo ou paar) : la convergence d’intérêt pour les relations franco-allemandes existe bien au sein de la presse écrite, mais avec une approche différente.
2Ce volume est consacré à cet apparent paradoxe, des convergences peu valorisées, en fin de compte, et des espaces publics peu connectés. Il est d’autant plus important de tenter d’expliquer les divergences (Hau) que les apports des deux pays dans la construction européenne sont essentiels. Pourquoi les deux pays « ne sont […] plus sur la même longue d’onde » (Weinachter) et construisent des images de l’Europe assez différentes (Bonnaire) ? Arte, réalisation commune exemplaire, a une trop faible part d’audience1 pour inverser cette tendance (Wolton ; Suard).
3Du point de vue français, le « couple franco-allemand » semble s’être dilué dans un contexte politique européen difficile à maîtriser, alors que les crises successives de la zone euro (Koch), des migrants/réfugiés (Oustinoff), du terrorisme, les évolutions politiques en Pologne ou en Hongrie ou encore le Brexit inciteraient à mettre en place une coopération franco-allemande dans une perspective de projet partagé. Il faudrait expliquer, s’expliquer, par exemple pourquoi la mondialisation est une chance pour les Allemands tandis que les Français la considèrent plutôt comme une menace2, ou encore les différences d’appréciation des concepts de « dette » ou de « nation ». Un déficit d’interconnexion des espaces publics participe à la mise en place de situations d’incommunication, à une faible mobilisation sur le « franco-allemand » (Breton).
4Les conditions de « relance » du franco-allemand au sein de l’Union européenne sont pourtant assez favorables, car de réelles convergences, des réalisations concrètes existent, en particulier dans les domaines scientifiques (Cordonnier et Wagner), culturels (Ehrhardt), ou économiques (Talbot), mais comment partager les différences d’appréciation, de traitement, de positionnement, en particulier par rapport aux questions européennes (Hau ; Herbet ; Koch) au sein des espaces publics des deux pays ?
5Plus d’un demi-siècle après la signature du traité de l’Élysée, les mémoires collectives française et allemande sont riches d’éléments factuels et symboliques, assez régulièrement rappelés mais peu mis en perspective dans une démarche de projet pour l’avenir. Revenons sur quelques épisodes de cette histoire commune, depuis 1963, en guise de contextualisation de ce volume.
Une « réconciliation » pour assurer la paix
6La volonté politique française de réconciliation avec l’Allemagne amorce, le 9 mai 19503, un processus qui va largement dépasser le « couple franco-allemand » alors impossible à concevoir. Pragmatiquement, il ne s’agit pas encore de mettre en place les conditions d’une croissance économique après la capitulation nazie, mais bien plus d’installer durablement la paix, en initiant de nouveaux types d’échanges et de réalisations communes concrètes pour créer une « solidarité de fait », une conception de Jean Monnet (Soudais, 2009).
7Alors que les villes ne sont pas encore reconstruites, de part et d’autre du Rhin, que prisonniers et déportés survivants viennent de rentrer, que trois guerres successives, dans le nord-est français ont rempli les cimetières civils et militaires et inscrit crainte et/ou haine du « boche » au sein des familles, alors que chaque monument aux morts dans chaque village français rappelle aux plus jeunes ces tueries à répétition, le pari était courageux. Il a de fait été relevé en donnant naissance à de nouvelles coopérations puis à un partenariat particulier, une alliance objective d’intérêts partagés, de l’installation de la paix à la construction d’une nouvelle Europe, participant à un nouvel ordre mondial.
8Le 22 janvier 1963 est signé le traité de l’Élysée (Defrance et Pfeil, 2005), quelques jours seulement après le refus du général de Gaulle d’une adhésion de la Grande-Bretagne aux Communautés européennes (Vaïsse, 1998). Les chefs d’État français et allemand évoquent la perspective d’une « réconciliation » dès leur première entrevue en 1958, au domicile du général à Colombey-les-Deux-Églises, puis à Rambouillet en 1960 (Vaïsse, 1993). Il s’agit bien d’initier un accord entre la France et la République fédérale allemande (RFA), première étape de la mise en place d’une alliance politique nouvelle intégrant l’économique et le militaire, de la création d’un « moteur » de la construction européenne, sur la base d’une réconciliation entre les peuples. Mais les autres États voisins hésitent, refusant en particulier un projet qui n’intégrerait pas la Grande-Bretagne et, en 1962, la cause est entendue, l’union politique ne se fera pas encore au niveau de l’Europe occidentale, mais sera réalisée uniquement entre les deux pays.
9Le 8 juillet 1962, la pluie a peut-être incité les Rémois à bouder la première visite officielle du chancelier allemand qui assiste à un Te Deum dans la cathédrale détruite quarante-cinq ans plus tôt par les obus allemands4. Dès septembre de cette même année, de Gaulle se rend à son tour en RFA. Cette fois la foule est au rendez-vous. De Gaulle mémorise quatorze discours en langue allemande, visite sept villes et reçoit un accueil jugé triomphal. À Stuttgart, il encourage les jeunes à soutenir le développement de la coopération économique, politique et culturelle franco-allemande. Il s’agit aussi d’imposer une troisième voie, européenne, entre l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS) et les États-Unis. Un reportage est diffusé le soir du dernier jour de sa visite sur les antennes de la télévision française, et insiste sur l’importance de la réconciliation franco-allemande pour garantir la paix en Europe. La paix est peut-être la seule convergence des réceptions des informations sur ces événements, des Français vainqueurs meurtris et des Allemands vaincus, coupables, attirés par l’outre-Atlantique.
10Le traité de l’Élysée est vivement critiqué par les États-Unis et le Royaume-Uni, mais aussi en Allemagne. Konrad Adenauer, par compromis, ajoute un préambule affirmant l’attachement allemand à la coopération transatlantique, pour obtenir, en mai 1963, le vote du Bundestag5. Ce préambule vide évidemment le traité d’un contenu politique susceptible de modifier l’ordre mondial et les rapports de force de l’époque, ce qui contrarie le général de Gaulle qui s’attachera néanmoins à faire vivre le traité, malgré les difficultés rencontrées avec le successeur d’Adenauer, et à instaurer entre les deux pays une concertation permanente dans les domaines de la politique étrangère, de la défense, de l’éducation et de la jeunesse (Grosser, 1988 ; Maillard, 1990).
11En application du traité, est aussitôt créé l’Office franco-allemand pour la jeunesse (Ménudier, 1988)6, des lycées franco-allemands et de nombreux échanges entre les deux pays sont ainsi organisés7. L’accord incite également les villes puis les régions françaises et allemandes à organiser des jumelages, au niveau des écoles ou des associations culturelles par exemple8. L’Allemagne, dans cette alliance, n’a pas le leadership, elle a été dépecée, privée de l’arme atomique, et reste un pays vaincu, toujours sous contrôle. Konrad Adenauer a alors quatre-vingt-huit ans, il possède l’épaisseur de l’histoire, et une certaine fascination réciproque, un respect mutuel, une amitié politique entre les deux chefs d’État ont contribué à cette rapide « réconciliation ». Peu de temps après la signature du traité, en octobre 1963, le chancelier est poussé à la démission et Ludwig Erhard, initiateur de l’économie sociale de marché et atlantiste convaincu, est alors choisi par le Parlement pour lui succéder.
« Glacis » et intégration européenne
12Pour les ordolibéraux au pouvoir (Dévoluy, 2016), il s’agit de tout mettre en œuvre pour éviter un retour du totalitarisme, en contrôlant l’inflation, en luttant contre la cartellisation et en limitant le contrôle de l’économie par l’État, trois maux considérés comme étant à l’origine de la destruction du régime de Weimar et de l’avènement du nazisme. Ainsi, le libre-marché est considéré comme naturellement social. Cette économie sociale de marché n’est pas un compromis entre l’économie sociale et l’économie de marché, mais constitue un courant de pensée particulier dont une évolution est intégrée désormais dans le traité de l’Union européenne. Les politiques économiques en France et en Allemagne évoluent donc différemment, ce qui a des effets sur les perceptions et représentations des citoyens des deux pays, jusqu’à nos jours et, par exemple, dans le contexte de la crise budgétaire grecque et des moyens d’y remédier.
13Un mois après la signature par les Six9 du traité de Bruxelles en 1965, s’ouvre la crise de la « politique de la chaise vide », le président français n’acceptant pas le projet de la nouvelle Commission d’assurer à la Communauté des ressources propres, ce qui induit une perte de souveraineté inacceptable pour lui. De plus, la politique d’indépendance de la France vis-à-vis des États-Unis, la sortie de la France du commandement militaire intégré de l’OTAN en 1966 et l’opposition à l’entrée du Royaume-Uni dans la Communauté européenne en 1969 contribuent à renforcer le « glacis » des relations entre la France et l’Allemagne.
14Willy Brandt, au pouvoir en octobre 1969, tente de rétablir le dialogue avec Georges Pompidou, mais le passif est important. Une nouvelle coopération économique entre les deux pays est mise en œuvre, notamment avec l’Airbus, très largement médiatisé (Talbot) et Symphonie, programme européen de satellites de télécommunications. Même si la relation franco-allemande n’est plus une priorité du côté allemand, en 1972 est créé le baccalauréat franco-allemand10. En 1970, le traité du Luxembourg met fin à la crise de la « chaise vide » avec l’instauration d’un droit de veto pour les États membres qui peuvent alors stopper toute initiative communautaire quand un « intérêt vital » est en cause pour le pays concerné.
15Il faut attendre 1975 pour qu’un second tandem redonne à la relation franco-allemande une place centrale dans la politique européenne des deux pays. Helmut Schmidt et Valéry Giscard d’Estaing, tous deux arrivés au pouvoir en 1974, développent de nombreux accords et s’attachent d’une part à poursuivre l’harmonisation des politiques économiques, d’autre part à développer les échanges éducatifs dans la continuité du traité de l’Élysée. Pour les deux, il s’agit aussi de franchir une nouvelle étape dans la construction européenne et le « couple franco-allemand » devient le moteur de l’intégration européenne dans un projet qui dépasse l’économique : droits de l’homme, démocratisation des institutions communautaires, intégration de pays sortant d’une dictature, intégration monétaire, renforcement de l’unité politique européenne.
Terminer la réconciliation pour un projet intégrateur
16Helmut Kohl, chancelier de 1982 à 1998, et François Mitterrand, président de 1981 à 1995, vont parvenir à une complicité efficace jusqu’à la fin du mandat du second, avec deux périodes relativement « froides », entre 1981 et 1983 et, surtout, au moment de la réunification allemande et de la rupture majeure de 1989 (Gaillard, 2007).
17Dans la première partie de son premier mandat, le président français se rallie à la politique de son prédécesseur et à l’importance du couple franco-allemand dans le processus de relance de la construction européenne après deux années de rupture durant lesquelles Mitterrand tente de développer de nouvelles relations avec les autres partenaires européens, y compris avec la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher, et de sortir de l’axe Paris-Bonn11. Mais les liens existent maintenant depuis de nombreuses années, des habitudes ont été prises, y compris au niveau des hauts fonctionnaires, de nombreux projets culturels ou éducatifs sont en cours de réalisation et, peut-être surtout, les économies française et allemande sont devenues interdépendantes. Peut-être est-ce l’économique qui s’impose alors au politique : la France a besoin de l’Allemagne, pour soutenir sa politique économique et monétaire, surtout après l’échec du plan de relance du gouvernement Bérégovoy, alors que la France a « décroché » économiquement depuis 1974 (Hau).
18Ces soutiens croisés rapprochent politiquement les deux chefs d’État et marginalisent la Grande-Bretagne qui, depuis 1974, demande la révision de sa contribution au budget communautaire et cherche à convaincre l’Allemagne de rejoindre ses positions. Mais en juin 1984, alors que François Mitterrand préside la Communauté européenne durant ce semestre, le chancelier allemand s’oppose aux demandes anglaises et obtient le soutien français. Les choix ont été alors clairement faits, la solidarité franco-allemande, héritée d’usages établis, justifiée par des intérêts communs, aboutit à une augmentation des ressources propres de la CEE et à la relance concrète du processus de construction européenne.
19Les deux dirigeants vont se rencontrer plus de cinquante fois en moins de sept ans et leurs excellentes relations, malgré leurs différences politiques, vont faire progresser l’entente franco-allemande, qui permettra, par exemple, à Jacques Delors d’être nommé à la tête de la Commission européenne en 1984.
20C’est également en 1984, le 22 septembre, qu’un événement d’une grande valeur symbolique a lieu à Verdun : Helmut Kohl et François Mitterrand se donnent la main pour se recueillir devant les tombes des soldats allemands et français tués durant la Première Guerre mondiale. Cette commémoration complète évidemment la messe de Reims de 1962 et met en scène des hommes d’État directement concernés par les deux guerres mondiales. En effet, le père de Helmut Kohl a été combattant à Verdun en 1916 et François Mitterrand y a été lui-même blessé en 1940, puis fait prisonnier par les Allemands.
21La réconciliation est achevée, et c’est le partenariat, l’intégration des deux pays dans la paix et la liberté qu’il s’agit de démontrer. Le choix de Verdun, ville alors au centre de l’Union et dans une région frontalière à l’Allemagne, complète celui de Reims en 1962. Il s’agit de dépasser la réconciliation idéologique de l’après Seconde Guerre mondiale avec cette commémoration commune d’un conflit durant lequel des États, et non des valeurs et des idéologies, ont conduit à la bataille et à la mort des millions de soldats, mais dont la mémoire est plus lointaine.
22Cette image des deux hommes, diffusée dans le monde entier, debout, main dans la main, dans un recueillement silencieux et volontaire et dont les deux regards horizontaux et parallèles semblent envisager un avenir plutôt qu’un passé, est ainsi devenue un autre symbole de la réconciliation et du couple franco-allemand : « La France et la République fédérale d’Allemagne ont tiré la leçon de l’histoire. L’Europe est notre foyer de civilisation commun […] nous avons choisi […] de nous atteler à la construction en commun de l’avenir. Nous nous sommes réconciliés. Nous sommes devenus amis. L’unification de l’Europe est notre objectif commun12 » (Nourry, 2005 ; Rittau, 2012).
23Ainsi, tous les domaines prévus dans le traité de l’Élysée feront l’objet d’une intensification de la coopération entre 1984 et 1989, notamment en matière de culture et de défense, avec, entre autres, la création de la brigade franco-allemande en 1987, ou encore la création d’Arte en 1990 (décision de 1987, cf. Suard). Les échanges d’élèves, d’étudiants et de chercheurs sont développés et, en 1987, est créé le Collège franco-allemand pour l’enseignement supérieur qui deviendra l’Université franco-allemande dix ans plus tard. Il s’agit aussi pour les deux pays de défendre leurs spécificités culturelles face à l’impérialisme économique des produits culturels d’outre-Atlantique, une politique largement consensuelle auprès des populations.
L’interdépendance rend difficile le « divorce »
24La chute du Mur de Berlin, la réunification d’une Allemagne pleinement souveraine, disposant désormais d’une nouvelle centralité, le « retour en Europe » des pays d’Europe centrale et orientale avec le grand élargissement de 2004 et 2007 : ces événements historiques majeurs ont mis à l’épreuve la solidité du couple franco-allemand. En particulier, la chute du Mur a été un événement mal évalué du côté français et les dirigeants ouest-allemands comprennent mal l’attitude française qui aurait pu contrecarrer la négociation avec l’Union soviétique, jusqu’à remettre en cause le résultat escompté. Malgré la réussite de la réconciliation franco-allemande et l’efficacité des efforts conjoints précédents, il apparaît alors pour certains gouvernements que seul l’allié américain est solide dans son soutien à la réunification allemande et, ensuite, à la « libération » des pays satellites de la tutelle soviétique. Pour autant, dans la presse française, l’expression « couple franco-allemand » est de plus en plus utilisée, ce qui n’est pas le cas en Allemagne.
25Dans la nouvelle géopolitique européenne, l’Allemagne devient le centre économique, géographique et, souvent, de gravité, tandis que la France n’occupe plus qu’un flanc occidental de l’Union européenne. La France adopte alors une position de suivisme, au moins jusqu’en 1999, promouvant la monnaie unique en acceptant les critères dictés par l’Allemagne. La signature à Maastricht du traité sur l’Union européenne, en février 1993, permet un compromis entre les positions franco-allemandes et les positions britanniques. Avec ce texte, l’avenir de l’Europe n’est pas devenu allemand, mais l’avenir de l’Allemagne est devenu européen.
26Les tensions et divergences politiques en matière de construction européenne, à la fin du siècle, sont telles que beaucoup évoquent la rupture ou le « divorce ». Le partenariat amical devient une cohabitation plus ou moins imposée, alors que des réseaux se développent au sein des sociétés civiles (Wagner). D’un côté, l’Allemagne cherche à renforcer sa position à l’Est, de l’autre, la France s’inquiète de sa perte d’influence. Mais l’interdépendance entre les deux pays rend l’Allemagne et sa puissance indispensables à une France désormais souvent décrite en déclin politique et économique, voire culturel (Soutou, 1996).
27Les « ratés du couple » se multiplient alors (Colard, 2002) et il devient nécessaire de ressouder le partenariat historique. Un nouveau processus est lancé le 31 janvier 2001, pour étoffer les deux sommets franco-allemands prévus depuis 1963 par d’autres rencontres tous les deux mois. Il s’agit d’éviter que les divergences ne constituent un obstacle pour les prises de décisions au niveau européen, une thérapie du dialogue en quelque sorte. Un événement extérieur va permettre au « couple franco-allemand » d’occuper les espaces publics : Jacques Chirac et Gerhard Schröder expriment le 22 janvier leur opposition conjointe à la guerre en Irak décidée par le président américain George W. Bush.
Une responsabilité commune pour l’Europe
28Pour le 40e anniversaire du traité de l’Élysée, un nouveau « Pacte fondateur » est proposé, avec plusieurs événements à forte valeur symbolique : premier Conseil des ministres franco-allemand, session conjointe de l’Assemblée nationale et du Bundestag à Versailles, dans la salle du Congrès, réunion d’un Parlement des jeunes lycéens des deux pays à Berlin. La Déclaration commune du 22 janvier 200313 met « l’amitié franco-allemande au service d’une responsabilité commune pour l’Europe ». L’« avenir commun » est « indissociable de celui d’une Union européenne approfondie et élargie », mais il faut « rendre la France et l’Allemagne plus solidaires par une coopération plus intense », notamment en intégrant les sociétés civiles dans la démarche et en renforçant la coopération décentralisée et transfrontalière.
29Alors que l’Allemagne développe une image de dynamisme, ce qui contribue à son attractivité, la France est jugée plutôt en stagnation politique et économique (Hau). Le résultat négatif du referendum de 200514 crée une nouvelle asymétrie entre les deux pays, décrédibilise le « noyau dur » de la construction européenne et ouvre une crise européenne profonde.
30Globalement, des négociations sur le traité de Nice en 2000 à la présidence française de l’Union, en 2008, les relations franco-allemandes restent assez difficiles, en dépit de la relance de la coopération entre 2002 et 2005 et de la nouvelle organisation de la structure de coordination. L’Allemagne a alors retrouvé sa zone d’influence en Europe orientale tandis que la France tente de reconstruire son leadership au Sud avec le projet d’Union pour la Méditerranée, source de tensions avec l’Allemagne qui refuse d’échanger une influence à l’Est contre une influence au Sud. Il faut tenter la synthèse pour retrouver une convergence d’intérêts, un projet pour l’Europe.
La fin du « couple franco-allemand »
31Pendant les six derniers mois de 2008, alors que la France préside l’Union européenne, la situation entre les deux pays est tendue, les désaccords sont nombreux (Weinacheter). Lors de la préparation du Conseil européen de décembre, le président français tente de forcer la main de la chancelière sur le paquet climat-énergie et la lutte contre la récession grâce à un plan de relance européen. Un pragmatisme politique bilatéral aboutit, le 14 mars 2009, à la diffusion d’images d’embrassades entre les deux dirigeants15. L’Allemagne accepte la baisse de la TVA pour le secteur de la restauration demandée par la France depuis les promesses de campagne présidentielle de Jacques Chirac, et la France réintègre l’OTAN, l’axe franco-allemand est donc relancé ce qui aboutira à une préparation en plein accord du G20 d’avril 200916.
32Le « non » français au Traité constitutionnel en 2005 et les délais de ratification du traité de Lisbonne en Allemagne, puis la théorie du « déclin » français et l’essoufflement de l’économie allemande ont donné des éléments de justification aux analystes qui entendaient démontrer la fin de l’axe Paris-Berlin au sein d’une Union à 27 puis à 28. Dans le contexte des crises que connaît l’Union européenne depuis 2008, désenchantements et craintes s’expriment en particulier dans les élections nationales. Pour beaucoup, l’adhésion au projet européen a changé de nature, même pour de nombreux citoyens « mobiles » qui ont investi l’Union, banalisé son projet.
33Sous le dernier quinquennat présidentiel, la relation franco-allemande a été fortement fragilisée, François Hollande et Angela Merkel n’ont pas réussi à établir un mode de fonctionnement constructif, les tensions ont été nombreuses, sur fond de désaccords, par exemple sur la gestion des crises, et dans le contexte d’un décrochage économique de la France qui renforce le déséquilibre en termes d’image (Hau ; Weichnater). Depuis 2016, la France n’est plus le premier partenaire commercial de l’Allemagne et même Airbus s’est affranchi du couple (Talbot). Le dialogue franco-allemand n’a donc pas réussi, comme précédemment, à utiliser les divergences pour mettre en évidence des compromis et des complémentarités (Gustin et Martens, 2016).
34De « Merkozy » à « Merkhollande » (Koch), la symbolique n’a pas non plus été au rendez-vous : le 50e anniversaire du traité de l’Élysée en 2013 a été une occasion ratée, tout comme le 100e anniversaire de la bataille de Verdun, en mai 2016. Aucune image diffusée n’a l’intensité et l’émotion que dégagent celles de Nicolas Sarkozy et Angela Merkel commémorant ensemble l’armistice, au pied de l’Arc de Triomphe, le 11 novembre 2009 ou de l’accolade entre Jacques Chirac et Gerhard Schröder célébrant le 60e anniversaire du débarquement, à Caen, le 6 juin 2004. La mise en cause par le gouvernement français de l’enseignement de l’allemand dans l’enseignement secondaire n’a pas non plus facilité une relance des relations franco-allemandes.
35Cependant, l’expression « couple franco-allemand » n’est plus vraiment porteuse de projet et il ne s’agit plus d’analyser toute discussion ou tout désaccord en termes de divorce ou de rupture, avec une connotation affective qui ne fait que dramatiser les relations politiques (Gougeon, 2012 ; Calla et Demesmay, 2013). L’Union européenne n’est pas un ménage à deux. De plus, cette sémantique contribue à isoler les deux pays dans une logique centre/périphérie, dans une exclusivité politique qui ne peut pas améliorer le fonctionnement communautaire.
36Néanmoins, il faut défendre et espérer la relance des relations franco-allemandes (Herbet), dans le contexte multilatéral du nouveau traité sur l’Union européenne. Si la tendance est désormais, pour beaucoup d’États membres, à la recherche de « moins d’Europe » ou d’un plus petit dénominateur commun, l’avenir de la construction européenne n’est peut-être plus réellement entre les mains des dirigeants eux-mêmes, mais entre celles des citoyens, dont une grande partie a déjà franchi une étape importante, celle des identités européennes, construites dans un contexte d’échanges et de rencontres (Erhrardt ; Cordonnier et Wagner). Il appartient cependant toujours aux dirigeants de nourrir le concret et d’offrir aux citoyens de quoi construire une symbolique nécessaire.
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Pour 2016, 2,3 % en France et 1 % en Allemagne, cf. <http://www.leblogtvnews.com/2017/01/arte-communique-sur-son-audience-annuelle.html>.
2 Étude réalisée par Allianz en juin 2017, cf. <http://www.lemonde.fr/economie/article/2017/06/26/mondialisation-le-fosse-franco-allemand_5151194_3234.html>.
3 Robert Schuman, ministre français des Affaires étrangères, évoque alors dans un discours l’idée de la mise en place d’une Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca), préfigurant à la fois un rapprochement franco-allemand et la mise en place d’institutions au niveau européen, seulement cinq ans après la Seconde Guerre mondiale. La date est depuis 1985 instituée comme la journée de l’Europe.
4 Une plaque commémorative de cet événement, dix-sept ans après la Seconde Guerre mondiale, a été installée devant la porte centrale de la cathédrale de Reims, un des monuments les plus visités d’Europe, justement.
5 Le Bundestag est l’Assemblée parlementaire de la République fédérale allemande. Le Bundesrat, ou Conseil fédéral, est la représentation des 16 Länder allemands.
6 Cf. <http://www.ofaj.org/default.htm>.
7 Depuis sa création, plus de 250000 rencontres ont été subventionnées par l’OFAJ et environ 7,5 millions de jeunes ont pu séjourner chez le voisin. Cet office a servi de modèle, en France, à l’Office franco-québécois pour la jeunesse et, en Allemagne, à l’Office germano-polonais pour la jeunesse.
8 Les deux villes de Ludwigsburg et de Montbéliard ont conclu le premier jumelage après la Seconde Guerre mondiale et recevront le prix De Gaulle-Adenauer en 1990, créé en 1988 à l’occasion du 25e anniversaire du traité de l’Élysée. Dès 1959, environ 70 partenariats existaient, mais les jumelages franco-allemands vont surtout être initiés entre le traité de l’Élysée et la fin des années 1980 (50 nouveaux jumelages signés par an). La chute du Mur de Berlin relance la démarche et de nouveaux partenariats sont signés avec de nombreuses communes d’Allemagne orientale. Les collectivités locales allemandes sont les principaux partenaires des communes et régions françaises, avec un total d’environ 2200 jumelages franco-allemands.
9 Allemagne de l’Ouest, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas.
10 En 1961 avait été créée l’école de Sarrebruck, qui deviendra ensuite un lycée franco-allemand (environ 1000 élèves en 2007), comme le nouvel établissement de Fribourg, créé en 1972 (870 élèves en 2007). En 1975, la France crée le lycée franco-allemand de Buc qui accueille actuellement 800 élèves encadrés par 50 professeurs français et 26 allemands. Au total, un effectif assez réduit proportionnellement à la population des deux pays concernés.
11 Les relations avec Helmut Kohl sont alors assez distantes, ce dernier ayant déclaré sa préférence pour Valéry Giscard d’Estaing au moment des élections présidentielles. Cf. Hubert Vedrine, Les mondes de François Mitterrand, 1981-1995, Paris, Fayard, 1996.
12 Déclaration commune du 22 septembre 1984, cf. <http://www.grand-failly.eu/memorial.html>.
13 Cf. <www.france-allemagne.fr/Declaration-commune-franco,1128.html>, 10 août 2009.
14 Le 29 mai 2005, les électeurs français rejettent le Traité constitutionnel avec 54,6 % de « non ». Un mois plus tard, 61,6 % des électeurs hollandais disent « non » à leur tour, ce qui dédramatise évidemment le résultat français.
15 Le Monde, 14 mars 2009, article d’Arnaud Leparmentier et de Marion Van Renterghem.
16 « Berlin et Paris pressent l’Europe de parler d’une seule voix au G20 », Le Monde, 19 mars 2009, article de Philippe Ricard.
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France-Allemagne : incommunications et convergences
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