L’astreinte au corps
p. 161-167
Note de l’auteur
Note portant sur l’auteur1
Texte intégral
1[…] Il est intéressant de porter son attention sur la littérature ethnologique dans la mesure où, en principe, elle est appointée pour nous révéler comment certaines sociétés et cultures vivent et pensent la sensation dans son rapport au corps.
La chair et la vie
2Evans-Pritchard s’est longuement penché sur les coutumes des Nuer concernant les relations qu’ils entretiennent avec leur environnement, et plus particulièrement avec leurs bêtes.
Un homme connaît chacun des animaux de son troupeau et des troupeaux de ses voisins et parents : couleur, mouvement des cornes, signes particuliers, nombre de tétines, quantité de lait fournie ; il sait son histoire, celle de ses ancêtres, celle de sa progéniture… Quand son bœuf rentre le soir, il le caresse, lui frictionne le dos avec des cendres, lui ôte les tiques du ventre et du scrotum et racle la bouse qui adhère à l’anus
Evans-Pritchard, 1968, p. 56.
3Puis plus loin, afin d’indiquer comment le Nuer fait corps avec ses bêtes :
Le Nuer et son troupeau forment un corps communautaire et solidaire en ses intérêts, au service duquel l’un et l’autre règlent sa vie. La symbiose va jusqu’au contact physique le plus étroit. Le bétail se plie de bonne grâce aux soins et à la gouverne de l’homme. Aucune des barrières de la culture n’est assez haute pour séparer les hommes des bêtes au foyer commun
ibid., p. 59.
4Le contact est tel que l’intimité ancrée dans la vie des sensations finit par abolir la barrière culturelle qui sépare, en principe, l’homme de l’animal. Le symbolique est vaincu par la réalité matérielle de la sensation. Celle-ci fait communauté en se substituant à la société, et en liant la bête, à savoir la nature, à l’homme, à savoir le symbolique.
5Et l’incorporation sensible est telle que le sens se trouve suspendu devant la matière phénoménale :
Les enfants, dès qu’ils peuvent se traîner à terre, font intime connaissance avec les troupeaux. Leur terrain de jeu, c’est le kraal où ils font la culbute, se roulent et se couvrent de bouse. Ils folâtrent avec les veaux, les chèvres et les moutons ; ils les affrontent ; ils se vautrent au milieu d’eux. Dans leurs sentiments domine sans doute un désir de nourriture, car les vaches, les brebis et les chèvres les satisfont souvent de leurs pis tétés à même. Sitôt qu’un bébé peut boire le lait des animaux, sa mère l’apporte aux chèvres et aux brebis, et lui donne à sucer le lait tout chaud des mamelles
ibid., p. 57.
6C’est ainsi que les enfants Nuer vont apprendre le plaisir, la souffrance et la jouissance, dans l’entremêlement des sensations partagées et des corps confondus. Le toucher et l’odorat sont les instances par lesquelles on enseigne les valeurs, les normes et les règles auxquelles ils obéiront lorsqu’ils seront adultes. En tâtant, en soupesant, en caressant, en palpant, l’enfant apprend la loi des frontières, des discriminations et des filiations, des différences et des similitudes. Le corps véhicule ainsi la grille ordonnée de sa lecture du monde. Et de ce fait, c’est par l’apprentissage des formes (des corps, des anfractuosités, des recoins, des touffeurs…) que sont apprises les valeurs de la culture nuer.
7La forme de la sensation, comme phénomène matériel, est donc bien une instance de connaissance capable d’ouvrir le sens du monde. La leçon qu’on est en mesure de tirer de cette expérience existentielle des Nuer peut se résumer à ceci :
Connaître les choses demande d’abord à se placer entre elles. Non pas seulement devant pour les voir, mais dans le milieu de leur mélange
Serres, 1985, p. 97.
8C’est exactement ce que fait le jeune Nuer en caressant la peau de la vache : « elle [la peau] définit un bord commun où monde et corps se coupent en elle » (ibid.). Et si nous habitons bien plusieurs corps à la fois, c’est parce que le corps excède sans cesse ce qu’il sent et ressent. Il n’est pas un « simple réceptacle passif » (ibid., p. 421). Il crée des mondes nouveaux et assume en cela une fonction ontologique.
9Si l’humain est situé, ou plutôt, s’il se situe dans le monde, c’est parce qu’il est incarné. Son monde, comme celui du petit Nuer, lui est donné à partir de son propre corps, peau et chair confondues. Et si son corps est « originairement un savoir » (Henry, 1965, p. 128), c’est parce qu’il lui est donné en même temps que son monde. Et c’est pour sentir son propre corps, que le jeune Nuer aime sentir le corps de la vache : « Tout corps senti présuppose un autre corps qui le sent » (Henry, 2000, p. 158). Telle est la chair. Par elle la sensibilité se comprend autrement : par le détour du corps de la vache, le Nuer peut avoir accès à son propre corps. Nous nous trouvons ici ramenés à une impasse salutaire dans la mesure où la souffrance, la douleur ou la jouissance constituent le point culminant et ultime de l’expérience existentielle de la sensation. Après la souffrance il n’y a plus rien d’autre que la souffrance. Elle se contient elle-même dans une même totalité fermée. Le paradoxe veut que le corps, censé me donner le monde, me procure un affect qui est à lui-même sa propre fin. La sensation, telle la rose de Paul Celan ou la vie de Maître Eckhart, n’a pas de pourquoi.
La chose même et l’accès au monde
10Merleau-Ponty, parlant de la vision et de la peinture, l’exprime admirablement : « il faut que ce qui est sans lieu soit astreint à un corps » (1964, p. 83). Rien de ce monde ne peut me toucher si ce n’est par le truchement de mon corps. Je ne peux pas assister à ma sensation en spectateur. Si le monde est bien ce que je sens, à travers sa fleur ou sa couleur, en étant en son dedans, simultanément, il me tient aussi à distance. Même le jeune Nuer sait, intérieurement, qu’il n’est pas une vache et qu’ainsi seulement, il est autorisé à en jouir. Il y a chair ou corps propre lorsque c’est du dedans qu’on ressent ce qu’on sent du dehors. C’est sans doute ce qui arrive au jeune Nuer : en caressant sa vache il ressent l’emprise de toute sa filiation qui la lui a léguée. C’est la chose même qui me donne accès au monde. Merleau-Ponty fait justement remarquer que les choses m’étant données dans un « horizon de monde » (1996, p. 104), c’est à l’aide du corps que s’effectuera leur présence afin que je puisse les toucher, les sentir ou les entendre. Il n’y a pas de sensation si personne n’est présent pour sentir. Dans une perspective anthropologique il n’y a pas d’objets en soi ; ils sont pour moi dans la mesure où j’y ai accès. La vache donne un monde au petit Nuer. En sentant, l’humain fait l’expérience existentielle de la naissance du monde pour lui.
11Une anthropologie phénoménale de la sensation ne peut, dans ces conditions, que congédier la conception cartésienne du corps aux atteintes duquel le sujet assisterait passivement.
Bibliographie
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Références bibliographiques
Evans-Pritchard, E. E., Les Nuer. Description des modes de vie et des institutions politiques d’un peuple nilote, Paris, Gallimard, 1968.
10.3917/puf.henry.2011.01 :Henry, M., Philosophie et phénoménologie du corps, Paris, Presses universitaires de France, 1965.
— , Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000.
Merleau-Ponty, M., L’Œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964.
— , Le Primat de la perception et ses conséquences philosophiques, Paris, Verdier, 1996.
Serres, M., Les Cinq sens, Paris, Hachette Pluriel, 1985.
Notes de bas de page
1 Nous reproduisons ici un extrait de l’article « De combien de corps disposons-nous ? », écrit par Francis Affergan pour le numéro 74 de la revue Hermès, « La voie des sens » (2016, p. 43-49).
Auteur
Professeur émérite d’anthropologie à l’université Sorbonne-Paris-Cité. Après un terrain d’une trentaine d’années aux Antilles françaises, il se consacre aujourd’hui au versant théorique de sa discipline : l’écriture, la rhétorique, l’histoire, la formation des catégories. La poésie et la poétique constituent les autres moments de son activité et ont donné lieu à un recueil de poèmes, Souffle encouru (préface de Michel Deguy, Paris, Belin, 2015). Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages et d’une cinquantaine d’articles.
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