Évaluation des objets connectés en santé : les temps critiques
p. 157-174
Texte intégral
1Parler d’« évaluation des objets connectés en santé » s’interprète de deux manières, qui disent par leur écart tout l’enjeu de cet ouvrage pluridisciplinaire. On peut considérer premièrement qu’il s’agit d’évaluer les objets connectés du domaine de la santé, présupposant en quelque sorte qu’ils existent ou pourraient exister, tout comme on compterait des objets connectés appartenant par nature à un autre domaine (jeux vidéos, mobilité, cuisine, sport, etc.). L’enjeu de leur évaluation tient à leur connectivité nouvellement acquise, ses conditions d’utilisation, sa fiabilité. La finalité médicale ou sanitaire de l’objet ne fait pas question. De ce point de vue, d’une pompe à insuline, d’un respirateur ou d’un pacemaker connecté, on évaluerait leur capacité à collecter et envoyer de l’information, les conséquences et les implications de cette connectivité. Une seconde interprétation de l’« évaluation des objets connectés en santé » consiste à dire, à l’inverse, que certains objets connectés ne sont pas issus ou destinés au monde de la santé, et que les y inscrire mérite une évaluation. Il s’agit alors de tester leur intérêt ou leur fiabilité d’objets connectés non pas en général, mais au regard des enjeux, des besoins et des exigences du domaine de la santé. Il en va ainsi des montres, vestes, casques, pèse-personnes, lentilles de contact connectés, etc.
2Ce sont sur ces deux catégories d’objets que portent généralement les discussions, comme l’illustrent les textes précédents. La différence quant à ce qui fait l’objet de l’évaluation (l’intérêt de la connectivité ou l’intérêt en santé) est cruciale. Je me concentrerai, à l’occasion de ce propos conclusif, sur la seconde catégorie, qui me semble faire plus clairement débat.
De l’objet au système
3L’évaluation des objets connectés en santé ne peut se limiter à la seule évaluation du dispositif technique qu’on nomme objet connecté (bracelet, spiromètre, vêtement, pansement, etc.). Comme l’ont montré les textes précédents, l’objet connecté stricto sensu n’est qu’un maillon dans une chaîne qui commence avec le corps du patient, producteur volontaire ou involontaire, conscient ou inconscient d’une information recueillie par l’objet (device), selon un type de connexion spécifique. Cette information est alors transmise à un récepteur positionné à distance, recevant l’information, là aussi, selon un type de connexion spécifique. Elle est ensuite traitée (i.e. mise dans certains formats, utilisée dans certains calculs) selon différentes méthodes qui obéissent aux objectifs fixés initialement, et présentée à un professionnel de santé et/ou au patient, selon des objectifs d’utilisation de l’information (diagnostic, suivi du traitement, etc.). Cette description ne correspond pas à tous les objets connectés, ni à toutes les informations, mais elle permet de mettre en lumière un point crucial : a minima, c’est bien d’un système connecté qu’il faut parler, non d’un objet qui, seul, n’a aucun intérêt. Ce point semble une évidence. Pourtant la technicité propre à chaque étape du processus, qui conduit une information et ses métamorphoses du point de départ au point d’arrivée (son utilisation), et la technicité propre à chaque acteur impliqué, nous empêchent quelquefois d’en tirer les leçons. C’est l’exercice auquel je vais essayer de m’atteler à présent.
L’internet des objets : vraiment imminent, inéluctable…?
4À l’instar de l’intelligence artificielle, des big data, de la blockchain, les prédictions d’une arrivée massive des objets connectés dans le domaine de la santé sont source de fantasmes et d’espoirs autant que de peurs et de suspicions. Il importe, pour commencer, de garder en tête que l’annonce de cette prophétie et ses multiples interprétations et commentaires, est d’abord l’objet d’un business qui, quand bien même ladite arrivée massive n’arriverait jamais, aurait largement enrichi ses prophètes. Dans un monde des affaires qui génère et cultive en permanence le sentiment d’urgence, l’injonction à la rapidité, l’agilité, l’anticipation, l’innovation, capter les signaux faibles afin de réagir le premier et de préempter des parts de marché est devenu un Graal économique. Les objets connectés en santé en sont une bonne illustration : l’arrivée massive n’a pas encore eu lieu, mais tout le monde en parle. Patients, professionnels de santé, industriels, banques, assurance maladie, mutuelles, chacun devrait se préparer à ne pas rater ce train, dont on ne sait en vérité s’il est véritablement parti. Que les objets connectés soient de plus en plus nombreux dans notre quotidien, chacun le constate. Mais dans le domaine de la santé – et non du bien-être ou du loisir –, cela reste encore à prouver en France.
5Cependant, la prophétie auto-réalisatrice est devenue la garantie la plus sûre que quoi que ce soit advienne véritablement : il suffit de convaincre une foule qu’une tendance va s’installer progressivement pour que l’empressement de chacun à s’en saisir fasse apparaître ce qui n’était encore qu’annoncé. En sera-t-il de même des objets connectés en santé ? Nul ne peut le savoir, pas même ceux dont l’assertivité en la matière n’a d’égal que l’ingéniosité graphique de leur communication pour nous en convaincre. Non seulement les plus grands cabinets de conseil en stratégie, en management, en marketing, annoncent depuis plusieurs années cette nouvelle tendance lourde que constitue l’internet des objets1, mais les acteurs de la transformation numérique des entreprises et des organisations, directement intéressés à l’arrivée de cette lame de fond, jouissent de leur pouvoir d’influence devenu majeur au sein de notre ère technophile, pour nous enjoindre à entrer dans la danse. Tout ceci crée le sentiment que les objets connectés en santé sont à nos portes, qu’ils vont envahir notre quotidien professionnel et domestique très prochainement.
6Le phénomène est présenté comme ayant trois caractéristiques : imminent, inéluctable, irréversible. Voilà qui définit, en littérature comme au théâtre, le tragique. La question n’est plus de savoir si cela va arriver, mais quand, à quelle vitesse, et si nous saurons saisir les opportunités offertes, car ceux qui ne le feront pas seront condamnés. De ce point de vue, on relira avec malice ou affliction les annonces marketing, les discours politiques, les conférences d’experts qui mettaient en garde, il y a quelques années, ceux qui ne prendraient pas conscience assez tôt de la révolution des MOOC* (massive open online courses) ou des imprimantes 3D, pièces maîtresses des fabuleux fablabs. Aujourd’hui, le modèle économique de l’enseignement supérieur n’a pas connu la crise annoncée, ou pas à cause d’une désaffection massive pour le parcours d’études classique au profit d’une formation totalement à la carte et à distance à base de MOOC. De même, les entreprises technologiques qui avaient investi dans des fablabs maison pour dynamiser la créativité de leurs salariés, ou les lieux d’enseignement, d’innovation et de médiation scientifique qui avaient misé sur cette nouvelle forme de pédagogie issue du stimulant esprit californien des makers2, n’ont pas connu le succès espéré. Les technologies (impression 3D ; plateformes de contenus multimédias) qui sous-tendent ces pratiques ont trouvé leur place et continuent de porter la dynamique de certains marchés, mais la révolution des pratiques, elle, n’a pas eu lieu. Il se pourrait qu’il en aille de même pour les objets connectés en santé, nul ne peut encore le savoir.
7Face à l’imminence, l’inéluctabilité et l’irréversibilité annoncées de la révolution de l’Internet des objets en santé, que nous montre la tentative de définition que nous avons proposée plus haut ? Simplement ceci, que des résistances sont possibles3. Notre propos n’est pas de dire qu’il faut par tous les moyens s’opposer à l’émergence des objets connectés en santé, les refuser ou les interdire, certainement pas ! Certains pourraient bien sauver la vie de patients, ou soulager efficacement les professionnels de santé dans leur pratique ou les aidants dans leur quotidien. Mais la machine n’est pas maîtresse du jeu. S’il ne s’agit plus d’un objet, que son autonomie et sa technicité nous rendent souvent insaisissable, mais d’un système intégrant une multiplicité d’acteurs et de métamorphoses de l’information processée, alors les raisons, les zones et les moyens de blocage du système existent. Deux interprétations sont à distinguer. Premièrement, la lame de fond n’aura lieu que si les acteurs du système connecté le veulent. La technologie n’est pas autonome de ce point de vue et rien n’assure encore que les professionnels de santé ou les patients et leur entourage accepteront ces objets et leur utilisation. Deuxièmement, ceux qui veulent résister en auront la possibilité. La révolution de l’internet des objets en santé n’est pas inéluctable.
Critique de l’évaluation
8Le deuxième commentaire que m’inspire ce passage de l’objet au système connecté est que l’évaluation des objets connectés en santé est nécessairement pluridisciplinaire. En se détachant une fois encore de toute précision technique tirée de tel ou tel champ disciplinaire, on peut définir l’évaluation comme la mesure de certains indicateurs et leur interprétation au regard d’objectifs fixés. Dès lors, on s’interrogera sur qui fixe les objectifs, qui interprète et qui mesure : le patient qui veut guérir ou vivre mieux sa maladie, le médecin qui veut soigner son patient ou tout du moins ne pas se tromper dans la stratégie thérapeutique et la prescription, le fabricant de l’objet stricto sensu qui veut que celui-ci soit performant et fiable pour capter et envoyer de l’information, le fabricant des logiciels qui traitent l’information en la formatant ou en l’utilisant au sein de calculs ? On peut ajouter les acteurs économiques qui participent au financement (investissement ou remboursement) de l’utilisation des objets connectés en santé, au premier chef l’assurance maladie et les mutuelles. Les organisations (établissements de santé, réseaux professionnels) peuvent également proposer une évaluation quant à l’inscription de ces objets dans l’évolution du parcours de soin et au sein des pratiques professionnelles, interrogeant les gains, pertes ou risques en termes de qualité et de productivité que les objets apporteraient aux organisations. Le législateur et le protecteur des libertés, eux aussi, pourraient souhaiter évaluer les objets connectés en santé pour mesurer s’ils représentent une menace, une amélioration ou bien s’ils sont neutres vis-à-vis de la protection des personnes et de leurs données. Bref, la pluridisciplinarité s’impose naturellement dès lors qu’on prend le sujet dans toutes ses dimensions.
9Quand bien même on s’en tiendrait au seul enjeu sanitaire, on constate là aussi la nécessité d’une pluralité des regards, certes médical, mais également technologique, psychologique, sociologique et économique. C’est tout l’enjeu du Digital Medical Hub4, plateforme en cours de construction à l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, que de proposer une définition de l’intérêt des objets connectés en santé articulant l’intérêt médical (meilleur diagnostic, meilleur traitement, meilleur suivi), fiabilité technique (précision, fréquence, sécurité du flux de données), acceptabilité sociale (bonne utilisation par les professionnels et par les patients, observance…) et viabilité économique (compatibilité avec les enjeux et modes de financement du système de santé). Chacune de ces dimensions de l’évaluation requiert des concepts et des méthodes relevant de disciplines scientifiques distinctes (sciences médicales, informatique, sciences humaines et sociales, économie et gestion). Évaluer un objet connecté en santé implique donc d’abord un découpage des domaines de connaissances concernés, afin de confier l’analyse aux évaluateurs compétents. À chacun de proposer, selon sa discipline, des indicateurs, des mesures et des techniques de recueil de l’information, permettant d’aboutir à une synthèse de l’appréciation dudit objet au regard des critères retenus.
10On ne pourrait cependant s’en tenir à cette étape, qui est celle de l’expertise. Si la question finale à laquelle on souhaite répondre est de savoir si cet objet connecté a un intérêt en santé pour le traitement de telle pathologie, il y a fort à parier qu’il n’obtiendra pas la note maximale, ou même une note satisfaisante, sur tous les items de son évaluation. C’est ici qu’apparaît le point nodal de l’évaluation : la compensation. Que faire d’un objet qui permettrait d’éviter au domicile du patient des complications graves grâce à un monitoring simple, bien accepté par le malade, fiable techniquement, mais très cher à mettre en place (technologie onéreuse et investissement organisationnel lourd du côté médical) ? De ce point de vue, les objets connectés en santé posent les mêmes questions que les autres technologies dans le domaine de la santé. Ce qui est peut-être différent, c’est la multiplicité des critères et des acteurs du système à prendre en compte et leur complexité. Comment mettre en balance, par exemple, un intérêt médical moyen, avec une fiabilité technologique forte, mais une acceptabilité sociale peu assurée, sachant que cet objet apportera des gains économiques évidents grâce aux coûts évités ? Parce que les objets connectés sont des systèmes et non de simples devices, la compensation entre critères peut devenir un casse-tête, non seulement conceptuellement (le travail de synthèse est ardu étant donné l’hétérogénéité des critères), mais également dans la pratique (l’évaluation requiert une multiplicité d’expertises incarnées par des acteurs aujourd’hui éparpillés).
11Pour approfondir cette analyse critique de l’évaluation (au sens de l’étude de ses conditions de possibilité), il importe de mettre l’accent sur l’une des dimensions évoquées précédemment : l’acceptabilité sociale. Sitôt qu’on entend étudier sérieusement les objets connectés en santé, l’évaluation de l’intérêt médical constitue une évidence. De même, les objets connectés étant avant tout des outils technologiques, la question de leur fiabilité s’impose naturellement à chacun, et ce d’autant plus qu’elle est un argument majeur pour leur fabricant ou leur diffuseur. Enfin, les impératifs économiques actuels qui contraignent toute évolution des pratiques de santé constituent un point de passage obligé pour toute évaluation. En revanche, il n’y a encore rien d’habituel, hélas, à ce que l’acceptabilité sociale soit prise au sérieux jusqu’à en faire un critère d’évaluation. Si l’enjeu apparaît pourtant clairement à quiconque y réfléchit, médecin ou industriel, il n’y a que trop rarement d’analyses abouties des pratiques et des représentations visant à évaluer le niveau d’acceptabilité de tels objets, et surtout d’analyses des conditions de cette acceptation.
12De quoi parle-t-on précisément ? De l’utilisation effective et appropriée qui sera faite des objets connectés par tous les acteurs qui auront à les manipuler, à une étape ou une autre du processus (médecin, infirmier, patient, aidant, etc.). On conviendra qu’un objet connecté conçu pour le suivi à distance, qui ne serait plus ou mal utilisé par le patient une fois au domicile, ne serait d’aucun intérêt. Il en va de même pour le non-usage ou le mésusage que les professionnels de santé pourraient en faire, en raison de préjugés négatifs vis-à-vis de la technologie ou de ses utilisateurs. L’analyse des pratiques et des représentations en jeu au cours de l’utilisation, ou celles qui la précèdent, se révèle donc déterminante.
13Ce qui étonne ici, c’est qu’on rejoint pourtant une tendance lourde de l’économie des services, le design thinking*, qui replace l’usage fait par l’utilisateur au cœur du processus de conception de l’objet. Cette phase n’est d’ailleurs pas antérieure à celle de l’évaluation, puisque les deux rétroagissent en permanence au sein d’une succession rapide d’itérations entre concepteurs et utilisateurs. Sans même interroger la place de l’utilisateur dans la conception des objets connectés en santé, l’observation des pratiques et l’étude des conditions de l’acceptabilité de l’utilisation de l’objet apparaissent comme une nécessité. Or, il est à craindre que cette dimension de l’évaluation reste secondaire, en France, pour deux raisons. La première tient à la place que les patients occupent encore dans le système de santé et de soins, qui n’en fait le plus souvent que des éléments passifs. Les appels fréquents à remettre les patients au cœur du système ou à considérer certains patients comme experts de leur maladie, sont encore peu suivis d’effet. On pourrait cependant être raisonnablement optimiste sur l’évolution progressive de cette reconsidération. La deuxième raison tient à l’indifférence, voire à la franche déconsidération des sciences sociales françaises pour ce type d’études, qui seront sans doute jugées éloignées de la « grande » science, indépendante et désintéressée, et de ce fait peu valorisées dans les parcours académiques.
Temporalités en crise
14L’analyse des conditions de possibilité de l’évaluation des objets connectés en santé que nous venons d’esquisser amène, pour terminer, à prendre en compte le point crucial des asynchronismes. En théorie, rien n’empêche qu’une évaluation complète, c’est-à-dire pluridisciplinaire telle que nous l’avons décrite, puisse être menée. En pratique, cela requiert un faisceau de conditions favorables difficiles à rassembler. Reprenant les quatre critères de l’intérêt sanitaire d’un objet connecté que sont l’intérêt médical, la fiabilité technologique, l’acceptabilité sociale et la viabilité économique, il conviendrait dans un premier temps, comme nous l’avons vu, de confier aux experts compétents la conception d’indicateurs, puis leur mesure, pour produire une évaluation critère par critère. Dans un second temps, la difficile réflexion sur les compensations serait à mener. Si cette manière de présenter peut aider à clarifier les étapes, elle passe aussi sous silence la problématique centrale du temps. Deux points sont à prendre en compte.
15Rappelons tout d’abord que, comme dans la plupart des démarches d’innovation, une première tension apparaîtra entre l’innovateur et l’évaluateur. Le médecin qui souhaite utiliser un nouvel objet connecté, le fabricant de cet objet, peut-être également le patient et son entourage, seront pressés de pouvoir en faire usage. Une fois prêts à agir, ils devront encore patienter le temps de l’évaluation. On sait la pression considérable que fait naître une économie mondialisée sur les entreprises innovantes, qui plus est lorsqu’elles s’appuient sur les technologies digitales. On reste peu de temps premier ou seul, sur un marché, à proposer une solution nouvelle. Il y a donc urgence à mener et achever une évaluation de son offre de service. C’est en partie à cette injonction que répond le développement des méthodes mettant le design au cœur des démarches d’innovation. En les appliquant, on gagne en rapidité, puisqu’on évite le risque de mener un long travail de conception et de production avant de se heurter à la sanction du marché, obligeant à repartir dans un nouveau cycle interne complet. Les méthodes itératives (mode agile, design thinking*, etc.) permettent d’éviter ces phases trop longues et parfois inutiles.
16La difficulté concernant les objets connectés en santé, c’est que dans les premières itérations, les plus en amont, on sera probablement amené à prendre des risques avec la santé des patients, ce qu’on ne peut évidemment accepter sauf dans quelques situations critiques. La simple obligation relative au marquage CE5 pour le test de tout dispositif médical dans un hôpital, crée un premier obstacle à l’utilisation de méthodes qui mettraient le patient au cœur du processus de conception. L’insatisfaction des bêtatesteurs face au manque de fiabilité ou de précision de la nouvelle fonctionnalité ludique d’une montre connectée, qui permet au concepteur d’adapter son produit, n’est pas transposable dans le domaine médical où la santé d’un individu est en jeu. La première tension qui naît d’un décalage de temporalités classique entre innovateur et évaluateur, est donc accentuée du fait que les utilisateurs sont des patients. Et les solutions méthodologiques issues d’autres secteurs ne trouvent pas à s’appliquer simplement. Voilà qui rend plus complexe la question de l’acceptabilité sociale des objets connectés en santé, qui ne pourra être mesurée que tardivement par rapport aux phases de conception.
17Si l’on adopte une perspective d’évaluation qui se limite à du contrôle, visant uniquement à donner une mesure du critère, alors l’asynchronisme ne pose pas particulièrement de difficulté. En revanche, si l’on conçoit l’évaluation comme une mesure pour améliorer l’objet connecté, comprendre ce qui n’est pas satisfaisant et l’adapter, alors l’asynchronisme propre à l’acceptabilité sociale devient quasiment rédhibitoire pour les innovateurs et ceux qui attendent de bénéficier de ces innovations.
18Pour conclure, trois défis restent à relever pour poser les bases solides d’une démarche d’évaluation des objets connectés en santé : mettre en pratique la pluridisciplinarité, attribuer la responsabilité de la compensation entre critères hétérogènes et fixer les règles de calcul ; faire converger autant que possible le temps court des innovateurs et des utilisateurs avec le temps nécessaire de l’évaluation, surtout lorsqu’elle prend sérieusement en charge les usages et les représentations.
19On prendrait un risque à vouloir rassembler sous un seul vocable ces trois défis, pour en simplifier la compréhension ou vendre du concept, comme si l’enjeu pouvait se résumer, par exemple, à celui de la « coordination » entre les acteurs, ou de la « régulation » de ce processus complexe. L’idée de coordination invite à penser que c’est aux acteurs engagés de définir (professionnels de santé, experts de l’évaluation et innovateurs) d’articuler entre eux les actions, les concepts et les priorités. L’idée de régulation, elle, nous entraînerait plutôt à confier à un régulateur, et symptomatiquement en France à la puissance publique, le soin de hiérarchiser, encadrer et impulser. Dans les deux cas, cette simplification conceptuelle nous ferait passer à côté de la complexité de l’évaluation des objets connectés en santé. Plutôt que de les simplifier, répondre aux trois défis nécessite davantage d’imaginer, dans un premier temps, les nouvelles formes d’expérimentation pouvant les relever. Je ferais volontiers le pari que cette créativité pratique, on en trouvera de premières formes en plaçant au cœur de la réflexion sur les trois défis le seul acteur dont les intérêts priment sur tous les autres : le patient. Ce que j’entends par là ne consiste pas à penser, entre experts, en s’efforçant de mettre le patient, son intérêt, ses représentations et ses pratiques, au cœur de la réflexion. Il s’agit dorénavant bien de penser avec le patient, à égalité avec les autres parties prenantes, et de concevoir avec lui les réponses possibles aux trois défis de l’évaluation des objets connectés en santé.
Notes de bas de page
1 Par exemple, McKinsey en 2015 annonçait la révolution en route de l’Internet des objets (IoT), qui concernait déjà largement la santé : “If policy makers and businesses get it right, linking the physical and digital worlds could generate up to $11.1 trillion a year in economic value by 2025” (<https://www.mckinsey.com/business-functions/digital-mckinsey/our-insights/the-internet-of-things-the-value-ofdigitizing-the-physical-world>.) Dans son rapport de 2015 sur les tendances de l’évolution du business liées à la technologie (Tech Trends 2015), Deloitte plaçait en troisième position l’IoT (<https://www2.deloitte.com/content/dam/Deloitte/mx/Documents/technology/Tech-Trends-2015-FINAL.pdf>. p. 35). Fin 2018, Deloitte confirmait : parmi les cinq tendances qui devraient impacter le système de santé (“Five trends that could impact health plans, hospitals, and patients”), la troisième concerne la technologie, dont l’IoT. Il est amusant d’y lire cependant : “Over the next three to five years, 100 percent of health care providers expect to make significant progress in adopting these technologies […]. However, those respondents also acknowledged that they haven’t made much progress yet.” (<https://www2.deloitte.com/us/en/pages/life-sciences-and-health-care/articles/health-care-current-december4-2018.html>.)
2 Anderson, C., Makers : The New Industrial Revolution, New York, Crown Business, 2012.
3 Cf. Chapitre « Évaluation des objets connectés : les enjeux éthiques et philosophiques », par Jean-Michel Besnier, p. 43-54.
4 Cf. Chapitre « La nécessaire évaluation des applications en “bien-être” et santé » par Marie-Pia d’Ortho, p. 25-32.
5 Une technologie innovante ne peut être testée dans un hôpital, par exemple, que si elle a obtenu préalablement le marquage CE (pour « Conformité européenne »).
Auteur
Docteur en science politique, enseigne la psychologie politique à Sciences Po Bordeaux depuis 2008. Il est directeur de la Fondation de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris pour la recherche et directeur du mécénat et de la philanthropie de l’AP-HP. C’est dans ce cadre qu’il a accompagné le lancement du Digital Medical Hub à l’hôpital Bichat AP-HP.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.