Les techniciens de la décolonisation : l’évolution de la politique de la Grande-Bretagne en Afrique, 1936-1948
p. 83-93
Texte intégral
1Le sujet de ma communication évoque l’intitulé d’un volume qui a paru aux P.U.F. en 1947, sous la direction du professeur C.A. Julien1. « L’histoire coloniale », déclare ce dernier, « est le triomphe de la biographie » ; il a conçu ce volume comme complément à un recueil d’études des Politiques d’expansion impérialistes où l’on peut suivre le parcours de cinq hauts personnages pour qui l’impérialisme n’a été qu’un des aspects de la politique générale. Dans le premier volume intitulé Les techniciens de la colonisation, le professeur Julien évoque « les hommes qui, dans l’ombre des souverains ou des ministres, dégagent les règles, établissent les plans, choisissent le personnel, et contribuent ainsi à déterminer la technique coloniale ». Parmi les quinze personnalités étudiées, on trouve neuf gouverneurs ou militaires, quelques explorateurs, entrepreneurs et publicistes, et un seul fonctionnaire métropolitain (Banning). Pour le Professeur Julien, la pénurie des archives semblait exclure une étude sérieuse du « rôle, souvent déterminant mais anonyme, des administrations centrales et des groupements économiques ou religieux »2 ; néanmoins, depuis 1947 plusieurs chercheurs ont fait pas mal de progrès de ce côté.
2Il est probable que les historiens de la décolonisation voudront moins mettre l’accent sur les biographies de grands chefs politiques, (sauf, peut-être, le général de Gaulle ?). Les causes profondes de la chute des empires coloniaux se trouvent surtout dans la transformation des relations internationales ; il faut les chercher non pas dans les cabinets ministériels d’Europe, mais dans les forces révolutionnaires mises en marche par la révolution russe, dans l’hostilité envers les empires européens que les Etats-Unis ont manifestée si fortement à partir de la Seconde guerre mondiale, dans le rôle du Japon en Asie, et dans la poussée nationaliste, alimentée dans les diverses colonies par des crises économiques, sociales et démographiques. On pourrait certainement envisager une historiographie de libération qui partirait d’études biographiques de Soekarno, Nehru et Hô Chi Minh, de Nkrumah, Sékou Touré et Amilcar Cabrai ; mais il est peu probable que nous verrons un volume sur Les politiques de la décolonisation qui attribuerait une influence déterminante à des Attlee, Moutet ou De Schryers.
3Mais si on doit chercher les causes profondes de la décolonisation à l’extérieur des bureaux des gouvernements métropolitains, c’est bien là qu’on trouvera l’explication des méthodes et la chronologie – de cette technique, au sens que lui attribuait le professeur Julien. Ce ne sera que par l’histoire un peu traditionnelle, par l’étude des idées et des actions des grands fonctionnaires, des gouverneurs et des « experts », qu’on pourra pleinement expliquer les fortunes diverses des différents pays décolonisés. Depuis l’ouverture progressive des archives, publiques et privées, en Grande-Bretagne, nous disposons d’une documentation intéressante sur les plans et les tactiques de ces techniciens. Mais jusqu’à présent, je crois, nous ne disposons pas de beaucoup d’études comparables sur la politique française3. J’espère que ces notes sur le rôle de certaines personnalités britanniques pourront évoquer des réflexions comparatives du côté de nos collègues français.
4Le mot décolonisation n’est pas sans ambiguïté. Si, comme M. Robert Pearce4, on cherche des initiatives officielles consciemment dirigées vers l’indépendance des colonies, 1936 doit paraître une date un peu prématurée pour la politique africaine de la Grande-Bretagne, et certainement pour celle de la France. Mais cette interprétation me semble beaucoup trop limitée. En France, au contraire, il existe une tendance à utiliser le mot dans un sens très large, pour désigner tous les grands courants d’histoire qui tendent vers l’élimination des structures et des mentalités du colonialisme. A mon avis, le mot décolonisation suppose des décolonisateurs conscients ; l’historien doit chercher les origines d’initiatives qui ont envisagé le terme du contrôle politique des anciennes métropoles, et son remplacement par de nouveaux rapports. En Grande-Bretagne comme en France, il est évident que la crise économique dés années 1930 a provoqué de telles initiatives ; on doit donc bien en commencer l’étude vers 1936.
5Quels groupes de personnes, vers cette période, ont sérieusement pensé à de telles transformations de l’Empire britannique en Afrique ? Les gouverneurs, qui ont pu exercer plus d’influence que dans l’Empire centralisé de la France, ont certainement perçu que la crise posait de graves problèmes financiers, économiques et sociaux ; mais pour la plupart il semble que, tourmentés par les besoins immédiats de l’administration, ils n’avaient pas trouvé assez de tranquillité pour envisager des solutions à long terme. Il y avait certainement des exceptions : Sir Bernard Bourdillon (1883-1948), par exemple, gouverneur du Nigeria de 1935 à 1943 (dont M. Pearce est en train d’écrire une biographie), a bien déterminé la technique de décolonisation de ce pays, en insistant sur la nécessité d’engager la région du Nord dans une structure de caractère fédérale. Plus importants toutefois étaient quelques fonctionnaires de l’administration centrale. Même une personnalité assez conservatrice comme Sir Arthur Dawe (1891-1950), chef de la division de l’Afrique depuis 1938, avait perçu la nécessité de changements profonds ; mais on trouve une plus grande ampleur de vue chez les « officiers » plus jeunes, comme Sidney Caine (né en 1902) et le fameux Andrew Cohen (1909-1968)5. J’y ajoute une troisième catégorie, moins bien définie : celle des « spécialistes officieux ». Si MM. Robinson & Gallagher ont cherché les origines de l’impérialisme britannique dans « the officiai mind of imperialism », et M. Chris Andrew celles de l’impérialisme français dans « the unofficial mind » du parti colonial6, ceux qui s’intéressent à la décolonisation britannique pourraient bien s’occuper de la formation d’une mentalité officieuse (« a semi-official mind »).
6Malgré les combats souvent féroces entre les gauches et les droites après la crise politique de 1931, plusieurs historiens préfèrent mettre l’accent sur l’influence exercée dans la vie politique en Grande-Bretagne par l’action conciliatrice de la « middle opinion ». Un certain nombre de personnes – hommes d’affaires, universitaires, politiques de diverses tendances – ont cherché sérieusement un consensus sur les manières d’appliquer « la science » (y compris les sciences sociales) à la résolution des graves problèmes posés par la crise économique7. Cette tendance est clairement apparue parmi les rares personnages qui pouvaient prétendre à une connaissance sérieuse des problèmes africains – ceux que le professeur J.M. Lee (dans une étude intéressante quoique un peu décousue) appelle « the officiai classes »8. Il est question de quelques commerçants, missionnaires et anciens administrateurs ayant une connaissance directe de l’Afrique ; d’une douzaine de parlementaires de tous partis ; et d’un petit groupe d’experts « africanistes ». « Au pays des aveugles, les borgnes sont rois » : à cette époque, pour devenir expert, il suffisait d’avoir travaillé dans un pays tropical comme médecin ou agronome, ou même d’avoir étudié l’histoire coloniale à Oxford dans l’esprit de Lionel Curtis9. Le Colonial Office, face à des problèmes qui se révélaient de plus en plus complexes, n’a pas seulement désigné de nouveaux « Advisers » (conseillers techniques, pour l’enseignement et le travail autant que pour l’agriculture et la médecine) mais a utilisé les conseils de ces experts dans ses divers « Advisory Committees »10. Depuis 1983, l’apparition du célèbre African Survey, soutenu par les Fondations Rhodes, Rockefeller et Carnegie, a établi l’importance de Lord Hailey (1872-1969), ancien gouverneur aux Indes, comme expert « généralissimo » pour tous les problèmes africains. Dans de telles études, et dans les débats qu’ils ont commencé à susciter – dans les universités, au sein du Royal Institute of International Affairs ou de l’Institut international africain, à partir de 1940 dans le Fabian Colonial Bureau – on peut trouver les origines d’un consensus du « semi official mind » sur la nécessité de changements profonds dans la politique africaine.
7L’animateur principal des nouvelles initiatives politiques était Malcolm MacDonald (1901-1981), ministre des Colonies (juin-novembre 1935, mai 1938-mai 1940, et dans l’intervalle, ministre pour les Dominions). MacDonald, quoique parlementaire et fils de l’ancien premier ministre travailliste, doit être vu comme technicien plutôt que comme politique de la décolonisation ; son influence ne provenait pas de l’importance du petit National Labour Party auquel il adhérait depuis 1931, mais de sa compétence évidente dans les questions coloniales. (Après 1945, MacDonald a eu de grands succès comme haut fonctionnaire en Asie du Sud-Est, aux Indes et en Afrique orientale). Les diverses crises aux colonies – les émeutes au « copper-belt » en 1935, les boycottages du cacao au Gold Coast, l’activité politique et syndicale de Wallace-Johnson, et surtout les désordres aux Antilles qu’évoquèrent le très sombre Moyne Report de 193911 – ont indiqué à MacDonald (comme aux spécialistes coloniaux du Front populaire) la nécessité de réformes sérieuses. Le résultat le mieux connu est le fameux Colonial Development and Welfare Act, accepté par le Parlement pendant les grandes batailles de 194012. Rappelons rapidement ses dispositions principales – qui semblaient indiquer, pour le futur immédiat, l’intensification plutôt que la liquidation du contrôle colonial.
- Le principe des subventions par la métropole aux budgets coloniaux, accepté à contre-cœur par la Trésorerie en 1929, était réaffirmé, et les crédits étaient augmentés jusqu’à £ 5 000 000 par an.
- Ces crédits devenaient applicables, non seulement aux projets visant le développement économique (donc d’intérêt en métropole) mais aussi à l’amélioration et aux progrès sociaux (Welfare), y compris l’enseignement et les autres projets sociaux dont, depuis 1939, un nouveau Social Services Department s’occupait au Colonial Office.
- L’allocation des crédits devait dépendre de la préparation des plans de développement par les gouvernements coloniaux – un travail pour lequel les administrateurs n’étaient pas en général très bien préparés.
- Des crédits annuels de £ 500 000 étaient spécialement attribués à des programmes de recherches patronés par le Colonial Office. Les préoccupations de la guerre ont très gravement retardé la mise en pratique de cette loi ; en 1945, on avait dépensé moins de £ 4 000 000 sur ces crédits. Mais la guerre a, en même temps, nécessité une énorme croissance de la capacité administrative du Colonial Office ; la métropole a finalement accepté l’obligation de prendre des initiatives très diverses vers la planification – « a planned policy »13. Les opérations de guerre, autant que la préparation des réformes futures, ont donc fait multiplier le nombre et l’importance des experts techniques – y compris des techniciens de la décolonisation. Face aux forces croissantes de l’anticolonialisme dans le monde, surtout aux Etats-Unis, le Colonial Office a enfin commencé à envisager des transformations politiques et constitutionnelles. En octobre 1939, MacDonald avait convoqué au Carlton Hotel quelques experts universitaires et hauts fonctionnaires pour faire un tour d’horizon des problèmes africains ; il avait déjà autorisé Hailey à procéder à une nouvelle enquête sur le Native Administration and Political Development in British Tropical Africa. En 1942, ce redoutable septuagénaire présenta un rapport qui posait les questions importantes sur les méthodes à adopter en vue d’un « self-government » que, dès 1938, MacDonald avait indiqué comme but éventuel de la politique britannique14.
8L’analyse d’Hailey n’est pas facile à catégoriser. Avec beaucoup d’autorité, il dénonça le stéréotype, encore souvent accepté, d’une Afrique essentiellement inerte ; il insista sur l’urgence de reconnaître et de canaliser les aspirations politiques des évolués. Mais Hailey faisait peu de confiance aux nationalistes de l’époque (Azikiwe, Danquah, Wallace-Johnson), et il basait ses propositions sur une réforme des Native Administrations. Sans modernisation, ces conseils de chefferie seraient tout à fait incapables d’exécuter les plans du Colonial Development & Welfare. Mais outre leurs fonctions administratives, les Native Administrations devraient former des collèges électoraux, non seulement pour constituer de nouveaux conseils régionaux, mais aussi pour nommer la plupart des représentants africains dans les Legislative Councils : une technique, selon les critiques, pour la décolonisation par des « béni-oui-oui ». Il serait peut-être plus juste de dire que Hailey a voulu subordonner les réformes politiques au progrès social. Même avant d’achever son rapport, Hailey a présidé une commission des directeurs (Assistant Under-Secretaries) du Colonial Office chargée de préparer un programme de Post-War Reconstruction ; dans un ordre du jour de plus de cinquante points, les réformes d’ordre politique tinrent une place secondaire15.
9Mais à partir de 1942, les nécessités de la guerre ont accéléré le processus. Après la perte de la Malaisie, la Grande-Bretagne a demandé des contributions plus grandes, économiques et militaires à ses colonies africaines ; des crises sociales dans les villes, des famines en plusieurs régions rurales ont convaincu certains gouverneurs qu’il leur fallait proposer des réformes politiques. Etant donné que les évolués auraient pu donner une direction politique aux désordres sociaux, l’administration en a conclu qu’il fallait leur reconnaître une certaine légitimité. Bourdillon au Nigeria et Sir Alan Burns (1887-1980) au Gold Coast ont insisté, malgré les doutes d’Hailey et du Colonial Office, sur l’importance de nommer quelques notables africains à leurs Executive Councils16. De plus, Burns a insisté pour reconstituer son Legislative Council avec une majorité de représentants africains (mais choisis pour la plupart par les Native Administrations)17. D’autres gouverneurs, y compris Sir Arthur Richards (1885-1978), successeur de Bourdillon, ont contribué à se méfier de telles initiatives politiques ; mais après un voyage en Afrique, un ministre assez conservateur, Oliver Stanley (1896-1950), a décidé que la collaboration des « Lagos politicians » était aussi importante que celle des grands émirs du Nord18. Il a donc autorisé les nouvelles constitutions qui entrèrent en application au Nigeria en 1945, au Gold Coast en 1946.
10Stanley a accepté la nécessité de faire quelques progrès sensibles vers la décolonisation de l’Ouest africain, non seulement pour répondre aux demandes des élites africaines mais aussi pour mieux résister aux pressions anti-impérialistes venant des Etats-Unis. Ce défi américain, si bien analysé par M. Roger Louis, a préoccupé également le Comité français de Libération nationale19. Dans un sens assez large, la réforme constitutionnelle de 1944-1946 était l’analogue du manifeste de Brazzaville. L’une comme l’autre offraient en gage tant aux Nations unies qu’aux Africains, l’intention de mettre fin éventuellement au régime colonial, et d’y substituer une nouvelle relation politique. Les techniciens de la décolonisation des deux pays avaient reconnu que, si leurs empires devaient continuer à soutenir la grandeur et la puissance des métropoles dans l’après-guerre, il fallait prendre l’initiative de transformations profondes.
11Mais, tout comme les hommes de Brazzaville envisageaient une extension de liberté progressive et assez lente dans le contexte d’un grand programme économique et social, les décolonisateurs britanniques avaient toujours l’intention de subordonner leurs réformes constitutionnelles à une « Planned Policy » qui mettrait l’accent sur l’évolution sociale. On peut en trouver une bonne description dans une allocution faite au Fabian Colonial Bureau le 14 décembre 1946 par Arthur Creech Jones, qui venait d’être nommé ministre des Colonies dans le gouvernement travailliste20. Creech Jones n’y parla pas de décolonisation, mais d’un processus de « construction des nations » (nation-building). Il semble qu’il était question d’utiliser les diverses techniques de ce qu’on commençait à désigner par « social engineering » pour contrôler, sinon éviter, l’évolution d’un nationalisme vraiment anti-impérialiste. On cherchait à mobiliser les Africains pour les tâches pratiques du développement, en encourageant une conscience politique sur des bases locales, plutôt qu’une idéologie de masse.
« The slow work of nation building includes the growth among the Coloured people of tolerance, social responsibility, voluntary initiative and public spirit ; to make that possible, provision must be made for the spread of education, understanding and self-confidence, and for the conditions of good health, sanitation and good community habits. Importance must be attached to the creation of voluntary associations and societies concerned with aid, such as trade unions, co-operative societies, friendly societies, municipalities, local government – all of which have contributed so much to our own democratic life in Britain ».
12Tout en décrivant les réformes constitutionnelles en cours dans les diverses colonies, Creech Jones mettait l’accent sur le local government – remanié plus radicalement que dans les propositions de Hailey – comme étant le véritable support d’une démocratie potentielle. En attendant, de nouvelles institutions universitaires formeraient les élites – scientifiques, administratives, politiques – qui pourraient assumer la pleine responsabilité, dans les colonies avancées de l’ouest, vers la fin du xxe siècle. Les idées d’Hailey avait été approfondies et accélérées par les nouveaux plans des experts – en ce qui concerne l’enseignement, le syndicalisme, la coopération, l’assistance sociale – mais le progrès vers la décolonisation devait rester entre les mains des « techniciens sociaux ».
13Peut-on donc accepter l’intitulé de ce discours de Creech Jones ? Il paraît que la « Labour’s Colonial Policy » a représenté le consensus des techniciens des official classes bien plus qu’il n’aurait été le fruit de la grande victoire électorale des travaillistes de 1945 (comme jeune militant de l’époque, j’ai longtemps voulu le croire). On peut se demander, si Stanley était resté ministre, en quoi sa conception de la « Conservative Colonial Policy » aurait été différente : (un peu moins d’accent sur le syndicalisme, un peu plus sur le rôle des compagnies commerciales ?). Evidemment, il exista un fort consensus, pas seulement sur les réformes à mettre en œuvre, mais sur les colonies dans les graves problèmes économiques et militaires de l’après-guerre. Creech Jones n’était pas un grand novateur politique – Attlee, paraît-il, l’estimait peu et a regretté de l’avoir nommé au cabinet21. Il était plutôt un technicien de bonne volonté qui a effectué une liaison entre le parti travailliste et les experts du Colonial Office et l’un des rares syndicalistes qui, depuis 1926, s’étaient sérieusement intéressés aux affaires d’Afrique. Ayant fait du bon travail comme porte-parole parlementaire des doléances africaines, Creech Jones a été utilisé comme conseiller du Colonial Office pour divers problèmes, notamment comme membre de la Commission Elliot sur l’enseignement universitaire en Afrique occidentale. (Quoique je connaisse très peu la personnalité de Marius Moutet, je pose la question : fut-il lui aussi une espèce de truchement entre les techniciens de la rue Oudinot et un parti pas tellement bien renseigné sur les problèmes d’outremer ?).
14Cela peut paraître un peu désobligeant envers Creech Jones. Mais, même s’il a été un porte-parole du consensus des techniciens, il faut signaler qu’il a en même temps pas mal contribué, du côté travailliste, à la formation de ce consensus. Le Fabian Colonial Bureau, dont en 1940, il est devenu premier président, était un foyer important pour les experts coloniaux de tendance socialiste. Outre un service de presse africain un peu rudimentaire, le Bureau a engagé une correspondance très instructive avec diverses personnalités africaines et britanniques. Beaucoup de spécialistes recrutés pour les plans de développement (les troupes de choc de cette nouvelle colonisation de bonne volonté, furent appelées « the second colonial invasion »), ont accepté de renseigner et de conseiller les Fabians, et ont contribué à faire du Fabian Colonial Bureau un centre officieux d’expertise africaine. A mesure que le Bureau devenait le confident du Colonial Office, les ministres travaillistes prirent l’habitude d’écouter les conseils du Bureau22.
15En voici un bon exemple. En avril 1946, le Bureau convoque à Clacton-on-Sea une consultation à laquelle sont conviés des coloniaux domiciliés en Grande-Bretagne. Son énergique secrétaire, le Dr Rita Hinden, est un peu épouvanté par l’anti-colonialisme intransigeant de quelques étudiants noirs, notamment Kwame Nkrumah, dénonçant l’empirisme des Fabians et lisant le manifeste du Pan-African Congress23. Quand en octobre Creech Jones devint ministre, Hinden lui écrivit pour lui demander de faire l’effort d’expliquer aux colonisés « this new spirit and driving force » du gouvernement. Creech Jones, absorbé par les affaires de Palestine, confia la rédaction de cette lettre à son adjoint, le député Ivor Thomas, qui institua une discussion importante entre les hauts fonctionnaires (dont quelques-uns, comme Cohen, étaient eux-mêmes Fabians)24 25. Ce groupe se rallia à la proposition de Rita Hinden de convoquer à Londres, en 1948, une grande réunion des représentants africains dans les Legislative Councils, pour écouter l’exposé des objectifs éclairés de la politique britannique dans tous ses aspects. Aussi, pour mieux définir ces objectifs avant de les exposer, les fonctionnaires proposèrent-ils de rédiger une grande série d’études et de les soumettre à une conférence des gouverneurs, qui fut réunie à Londres en novembre 1947.
16Il faut noter que par self-government – ce terme que le texte français de la charte de l’O.N.U. n’a pas admis – le Colonial Office n’a pas voulu dire « indépendance ». Le self-government était accepté comme but par la plupart des militants africains de l’époque de J.B. Danquah ; l’indépendance ne paraissait pas tellement souhaitable du point de vue économique, surtout si elle devait signifier la cessation de l’aide de la métropole ; et Sidney Caine avait prévu qu’en tout cas la souveraineté nationale devrait fatalement être limitée partout par l’évolution des institutions spécialisées de l’O.N.U. (C’était un point de vue assez peu différent de celui du Général de Gaulle après le référendum de 1958). Comme le dit Marc Michel, « il s’agissait en somme de présenter un front commun de la “ bonne colonisation ” au monde » ; mais les négociations restaient toujours dominées par des considérations générales de politique extérieure. Malgré le désir sérieux de plusieurs techniciens pour une collaboration sur des problèmes pratiques, telles que les communications ou la santé publique, les divergences de méthode et d’idéologie entre les deux empires devinrent de plus en plus évidentes26.
17Mais les Français n’étaient pas les seuls qui se méfiaient de Cohen et Caine. Pendant la conférence de novembre 1947, Sir Philip Mitchell (1890-1964), gouverneur du Kenya, soutenu par Richards, dénonca leurs « dry theoretical ideas of Colonial self government totally divorced from the present day » ; il insista sur le fait que la conférence distinguerait encore plus nettement entre les colonies de l’ouest et celles de l’est africain27.
18En effet, l’année 1947 a marqué un tournant de la politique britannique ; le regretté John Gallagher a même pu parler d’un « revival of the British Empire »28. La guerre froide commençait à rendre les Britanniques, comme les Français, très sensibles à toute influence communiste ; les techniciens autant que les idéologues, les Fabians autant que les conservateurs, tous étaient touchés par cette grande peur. Le Maréchal Montgomery qui faisait une tournée en Afrique en quête d’un « Master Plan » est revenu en demandant que les Africains s’unissent en un grand bloc anticommuniste sous la direction de l’Afrique du Sud29. En même temps, la crise des changes de l’été de 1947 provoqua une réorientation des plans du Colonial Development, désormais pris en charge par le Cabinet Office. Sans nier la priorité des besoins des Africains, le gouvernement mit l’accent sur les projets qui pourraient être d’utilité immédiate du point de vue de l’économie britannique, et continua d’exercer un contrôle très strict des dollars gagnés par les colonies au compte du Sterling Area30. L’établissement du célèbre Groundputs Scheme au Tanganyika est une manifestation de cette nouvelle volonté des experts d’autres départements gouvernementaux entendant intervenir dans l’économie africaine. L’ardeur des ministres travaillistes pour cette planification eurafricaine était telle qu’il fallut l’intervention d’un haut fonctionnaire, le secrétaire général du Cabinet Sir Norman Brook, pour leur rappeler une certaine dimension idéologique :
« At recent meetings there has been general support for the view that the development of Africa’s economic resources should be pushed forward rapidly in order to support the political and economic position of the U.K. I wonder whether Ministers have considered sufficiently the difficulties of defending this policy against the criticisms and misrepresentations which it may provoke ? It could, I suppose, be said to fall within the ordinary definition of “imperialism”. And, at the level of a political broadcast, it might be represented as a policy of exploiting native peoples in order to support the standard of living in this country »31.
19On pourrait s’attendre à ce que, face à cette nouvelle conjoncture, le Colonial Office ait cherché à ralentir ou arrêter le progrès vers la décolonisation. Pour l’Est africain, on s’est certainement mis à étudier de nouvelles méthodes de collaboration ou de contrôle, telles que l’éventuelle Central African Federation de 1953. Mais pour l’Ouest africain, les techniciens du Colonial Office s’étaient définitivement engagés dans la politique de collaboration avec des interlocuteurs nationalistes. Creech Jones a fortement repoussé les craintes de Montgomery relatives à l’éventualité de complots nationalistes téléguidés par les communistes :
« ... the real answer to these movements does not lie in uniformity of policy, or in federation, or in any other imposed measure. It lies in the maintenance and development of our present friendly relations with the African peoples. This can be achieved by building up responsible native institutions and by giving them a real part in the constructive work of government. That is the policy we are pursuing and its success has been conspicuous in the Gold Coast under the administration of Sir Alan Burns »32.
20Au Nigeria Richards (qui manquait évidemment d’enthousiasme pour une telle politique) avait pour successeur Sir John Macpherson (1898-1971), qui avec son secrétaire général Sir Hugh Foot (né en 1907) cherchait à tout prix à « garder l’initiative » de l’évolution constitutionnelle33.
21Pendant quelques temps, les émeutes qui éclatèrent à Accra le 28 février 1948 ont dérangé cette confiance dans le système de collaboration établi au Gold Coast et ont provoqué une « panique rouge », centrée sur la personnalité de l’ancien communisant Nkrumah. Mais cette panique n’a pas duré. Il est intéressant d’esquisser une comparaison entre la réplique du Colonial Office et celle des Français aux événements de 1949-1950 en Côte-d’Ivoire. Il y eut très peu de discussion au Parlement ; ce fut le gouverneur qui, à la demande du Colonial Office, constitua une commission de trois Fabians écossais (tous connaissant assez peu l’Afrique) pour faire une enquête tous azimuts sur la situation générale au Gold Coast. Après une visite d’un mois et un mois de réflexion, ils firent un rapport très complet, qui constituait une critique sévère de l’administration du Gold Coast. Ce rapport fut le point de départ d’une évolution très rapide, qui se termina avec la victoire du C.P.P. de Nkrumah en 1951 et la décolonisation de 195734. Par contraste, les parlementaires de la commission Damas ont publié, en 1950, 1 140 pages de témoignages très intéressants sur les incidents en Côte-d’Ivoire, mais ils n’ont jamais formulé les conclusions générales qu’ils avaient promises35. Les techniciens Fabians ont résumé leurs très importantes conclusions en 70 pages, mais sans y ajouter beaucoup de documentation !
22Il paraît qu’en choisissant ses commissaires, le Colonial Office avait déjà décidé de poursuivre la technique de Cohen. Pour garder l’initiative en Afrique occidentale, il a accepté une évolution vers le self-government allant bien au-delà de la notion de progrès social et économique qu’il avait jadis regardée comme fondamentale.
23A ce stade, les techniques de décolonisation de la Grande-Bretagne ont paru finalement diverger de celles de la France. En octobre 1948, Henri Laurentie a adressé à Cohen un dernier plaidoyer pour une entente sur la politique africaine, sans laquelle il n’envisageait que
« l’émancipation anarchique de l’Afrique, laquelle comporterait nécessairement une perte au moins partielle d’autorité, à la fois pour la Grande-Bretagne et pour la France et l’intervention désordonnée des États-Unis dans ce continent (...) Vous autres Anglais, (déclara Laurentie), vous persistez dans votre politique, comme nous Français, nous persistons dans la nôtre. Cette antinomie ne profite qu’aux Africains : chaque point qu’ils gagnent dans l’une des deux zones sert de précédent et d’exemple dans l’autre »36.
24Mais il était beaucoup trop tard pour contrôler l’évolution de l’Afrique par une telle entente des colonisateurs. Pendant les années 1950, les Français ont dû accepter de chercher des techniques de décolonisation voisines du modèle anglo-saxon.
Notes de bas de page
1 Je remercie mon collègue Jean Houbert et mon étudiante Badra Lahouel de leurs bons conseils, touchant le contenu autant que le style de cette communication. Je remercie également le C.N.R.S. et le Social Science Research Council de Londres de la bourse qu’ils m’ont accordée dans le cadre de leur programme d’échange 1983-1984.
2 Ch.-A. Julien (dir.), Les techniciens de la colonisation (Paris, 1947), pp. 1-2.
3 Les directeurs du colloque franco-britannique de 1976 sur la décolonisation ont proposé, parmi d’autres thèmes, une étude de « Assumptions, Expectations and Plans », (W.H. Morris-Jones & Georges Fischer (ed), Decolonisation and After, (London, 1980), p. XV. C’était notable que, pendant que le colloque a écouté des deux côtés des exposés brillants sur les rapports des pays indépendants avec leurs anciennes métropoles, la section historique était dominée - sauf un bon exposé général par le professeur Miège – par des études sur la politique britannique.
4 Robert Pearce, « The Colonial Office and Planned Decolonisation in Africa », African Affairs, 83, janvier 1984, pp. 77-93.
5 Voir les etudes de Ronald Robinson dans Decolonisation and After, et dans L.H. Gann & P. Duignan, African Proconsuls (N.Y., 1938).
6 R. Robinson & J. Gallagher, Africa and the Victorians : the Official Mind of Imperialism (London, 1961) ; CM. Andrew, « The French Colonialist Movement during the Third Republic : the Unofficial Mind of Imperialism », Transactions of the Royal Historical Society, 5th series 26, 1976.
7 Arthur Marwick, « Middle Opinion in the Thirties : Planning, Progress and Political “ Agreement ” », English Historical Review, LXXIX, 1964.
8 J.M. Lee, Colonial Development and Good Government, (Oxford, 1967).
9 Cf. A.F. Madden & D. Fieldhouse (ed), Oxford and the Idea of Commonwealth (London, 1982).
10 K.E. Robinson, « Experts, Colonialists and Africanists », in J.C. Stone (ed), Experts in Africa, (Aberdeen University African Studies Group, 1980).
11 Parliamentary Papers [P.P.] 1934-1935, vii, Report on the Disturbances in the Copperbelt, Northern Rhodesia, Cmd 5009 ; John Miles, « Rural Protest in the Gold Coast : the Cocoa Holdups » in C. Dewey & A.G. Hopkins (ed). The Imperial Impact (London, 1978) ; Leo Spitzer & Laray Denzer, « I.T.A. Wallace-Johnson and the West African Youth League », International Journal of African Historical Studies, 6, 1973, 413-452, 565-601 ; P.P., 1944-1955, VI, Cmd 6 607, Report of West India Royal Commission, 21 décembre 1939. (La publication de ce rapport a été ajournée par peur de servir la propagande allemande contre l’empire britannique).
12 P.P. 1939-1940, X, Cmd 6 175. D.J. Morgan, The Official History of Colonial Development, I, The Origins of British Aid Policy, 1924-1945 (London, 1980).
13 J.M. Lee & M. Petter, The Colonial Office, War, and Development Policy (London, 1982).
14 Le rapport de Hailey a été publié chez Kraus (Liechtenstein, 1979) avec une introduction de A.H.M. Kirk-Greene.
15 Public Record Office, Londres. C.O. 967/13. Pour la perspective générale d’Hailey à cette période, Ch. I. de Native Administration & Political Development.
16 C.R. Nordmann, « The Decision to admit Unofficials to the Executive Councils of British West Africa », Jich, IV, 1975-1976.
17 John D. Hargreaves, The End of Colonial Rule in West Africa : Essays in Contemporary History (London, 1979), pp. 29-38.
18 Colonial Office 554/132/33727, Note of Meeting, 19 novembre 1943.
19 Roger Louis, Imperialism at Bay (Oxford, 1977).
20 A. Creech Jones, Labour’s Colonial Policy (Fabian Society : Colonial Controversy Series, n° 3), London, 1947.
21 K. Harris, Attlee (1982), pp. 446, 568.
22 Le rôle du Bureau est bien expliqué par Rita Hinden, Socialists and the Empire (Londres, 1946). Ses archives importantes se trouvent à Rhodes House, Oxford.
23 Domination or Co-operation ? (Fabian Society : Colonial Controversy series n° 1), London, 1946. L’atmosphère de Clacton est très bien évoquée dans le roman de Peter Abrahams, A Wreath for Udomo (1956).
24 Colonial Office 847/36/47238, Hinden to Creech Jones, 21 octobre 1946 : Minute by Thomas, 18 janvier 1947.
25 On peut suivre la rédaction de ces mémoires dans les divers dossiers du Colonial Office 847/36/47 238. Extraits de Constitutional Development in Africa (A Cohen) et de General Political Development of Colonial Territories (S. Caine).
26 M. Michel, « La coopération intercoloniale en Afrique noire, 1942-1951 ; un néocolonialisme éclairé ? », Relations internationales, 34, 1983. Sur les rapports franco-britanniques à cette époque je suis reconnaissant des bons conseils de mon étudiant John Kent, qui prépare une thèse de PhD à ce sujet.
27 R.D. Pearce, The Turning Point in Africa (London, 1982), pp. 179-180, citant le journal de Mitchell.
28 John Gallagher, The Decline, Revival and Fall of the British Empire (Cambridge, 1982).
29 P.R.O., Prem 8/923, Montgomery to Attlee, 19 décembre 1947. Pour le point de vue d’un Africain sur le discours de Montgomery à la conférence d’octobre 1948, Danquah to U.G.C.C., 8 novembre 1984 ; H.K. Akyeampong (ed). Journey to Independence and After ; J.B. Danquah’s Letters, vol. 1 (Accra, 1970), pp. 87-89.
30 Jane Bowden, « Development and Control in British Colonial Policy, with reference to Nigeria and the Gold Coast, 1935-1948 », PhD thesis, University of Birmingham, 1980 ; Y. Bangura, Britain and Commonwealth Africa : the Politics of Economic Relations, 1951-1975 (Manchester, 1983).
31 Prem 8/923, Norman Brook to Attlee, 14 janvier 1948.
32 Prem 8/923, Creech Jones to Attlee, 6 janvier 1948, paragraphe 13.
33 H. Foot (Lord Caradon), A Start in Freedom (London, 1964), pp. 103-106.
34 Report of the Commission of Enquiry into Disturbances in the Gold Coast (A. Watson). Colonial n° 231 ; London, 1948. Cf. D. Austin, Politics in Ghana, 1946-1960, (London, 1970).
35 Assemblée nationale, 1950 : n° 11348. Rapport fait au nom de la commission chargée d’enquêter sur les incidents survenus en Côte-d’Ivoire, par M. Damas, 2e édition, Abidjan, 1965, p. 5.
36 P.R.O. C.O. 537/3545, Laurentie to Cohen, 30 octobre 1948.
Auteur
Professeur à l’Université d’Aberdeen
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