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Texte intégral
ABANDON
1Dans l’époque romaine, les actes d’« expositions » sont en très grand nombre, et essentiellement paternels. Leur régulation sociale s’opère sans qu’aucun jugement moral ne soit porté sur leur auteur : la pratique de l’adoption socialement désirable, et tout aussi fréquente, les résorbe. L’église accueillera les enfants à ses portes, sans jugement, préférant même cette conduite à celles de la contraception, de l’avortement et de l’infanticide. Le contexte socio-économique défavorable des époques suivantes, jusqu’au XIIe siècle, voit le nombre d’abandons augmenter encore, au point de devenir une pratique généralisée, et absente de toute sanction morale. L’éphémère proposition de l’oblation en fera même un acte « non plus neutre mais louable » (Boswell, 1993).
2Mais à partir du XIIe siècle, un changement s’observe peu à peu dans les représentations, sous l’influence de l’église puis des médecins : l’image de la femme prend un double visage de miséricorde et de damnation : on parle de « méchantes femmes ayant accoutumé d’abandonner leurs enfants » (Knibiehler et Fouquet, 1982) ; l’acte d’adoption perd l’admiration dont il avait été jusqu’alors l’objet, et devient progressivement condition inférieure au profit de la conception biologique.
3Cette dernière position s’affirmera dans les siècles suivants, et sera vraisemblablement un des facteurs opérants dans l’exclusion sociale désormais observée des enfants abandonnés, pour qui les conditions d’accueil précaires par l’église se soldent par un « effroyable taux de mortalité » (Boswell, 1993).
4Le XVIe siècle verra naître « le sentiment moderne de la famille », au sein duquel l’enfant, jusque-là ignoré, prend une nouvelle valeur. Les représentations de la femme se précisent également dans le double regard apparu auparavant : vue par les médecins et ecclésiastiques comme un être impur pour les uns, fautif pour les autres, elle n’aura d’existence sociale que dans le cadre du mariage et de la maternité, dans un souci conjoint de préserver l’âme et le corps, mais sans fonction d’éducation. L’enfant illégitime, dont le père est récemment dégagé dans ses obligations, devient dès lors « signe de mort sociale pour sa mère » (Knibiehler et Fouquet, 1982) : par voie de conséquence, infanticides, avortements et abandons ne cessent de croître.
5Le siècle des Lumières, nouvelle influence intellectuelle et scientifique, va confirmer jusqu’au début du XXe siècle la place centrale de la famille, et de l’enfant. L’éducation de ce dernier, jusque-là refusée aux femmes, leur sera de nouveau confiée, en vertu d’une valeur fortement réhabilitée : l’amour maternel. Enfant individu à part entière, femme et mère naturellement indissociées dans leurs rôles sociaux d’épouse et d’éducatrice au sein de la famille moderne, autant de normes et valeurs, de nouveaux modèles qui continuent d’exclure l’enfant illégitime et sa désormais « fille-mère ». Les abandons, devenus socialement intolérables au plan moral, augmenteront encore, dans le secret des « tours » placés sur les murs des hospices.
6Au-delà des hypothèses émises sur cette question, l’accouchement sous X autorisé par la loi depuis 1941 a fait l’objet de plusieurs remaniements, et se discute encore aujourd’hui. C’est un débat social d’importance puisqu’il se fonde, pour ses partisans sur le principe de la liberté individuelle, et pour ses détracteurs sur celui du droit de l’enfant. Polémique qui vient opposer deux valeurs apparaissant ici comme incompatibles l’une avec l’autre. Au centre de ces paradoxes apparents se situe l’enfant, devenu objet de désirabilité sociale majeure, comme en témoigne la résurgence massive de l’adoption : il vient représenter « cet obscur objet de continuité de soi » (Couant, 1996), ce prolongement du couple « qui crée socialement la famille » (Théry, 1998), comme une réponse possible en termes de satisfaction individuelle et de normalisation sociale.
7La législation actuelle, dans sa recherche d’équilibre, propose une forme de compromis entre des droits jusque-là demeurés antagonistes : celui de la mère à accoucher dans le secret (et non plus anonymement) est temporairement respecté, sans que ceux de l’enfant soient pour autant bafoués.
8Marie-Hélène Le Coz
Bibliographie
9Ariès P., 1973. L’enfant et la vie familiale sous l’ancien régime, Seuil, coll. « Points Histoire », p. 30-74.
10Assicot B., 1993. « L’abandon d’enfants », Étude de Sociologie, Thèse de Doctorat, Université Paris 8.
11Bonnet C., 1992. Geste d’amour, l’accouchement sous X, Odile Jacob.
12Boswell J., 1993. Au bon cœur des inconnus. Les enfants abandonnés de l’Antiquité à la Renaissance, Gallimard, p. 172-188.
13Couant M., 1996. « Des mères adoptives parlent – l’élaboration de l’appartenance », dans Dialogue no 133.
14Dekeuwer Defossez F., 1993. Les droits de l’enfant, PUF, coll. « Que sais-je » ?
15Guillin J., 1996. De l’oubli à la mémoire, un autre regard sur l’abandon, Stock.
16Iacub M., 2004. L’empire du ventre, Paris, Fayard.
17Knibielher Y., Fouquet C., 1982. Histoire des mères, du Moyen Âge à nos jours, Hachette, coll. « Pluriel ».
18Marinopoulos S., 1997. De l’une à l’autre, de la grossesse à l’abandon, Hommes et Perspectives.
19Mattéi J.-F., 1997. Les chemins de l’adoption. Le cœur et la raison, Albin Michel.
20Thery I., 1998. « À la croisée des liens » dans Le Monde de l’éducation.
21Verdier P, Soule M., 1986. Le secret sur les origines, ESF
22→ Accouchement, Avortement, Contraception, Enfant, Femme, Homoparentalité, Infanticide
ABSINTHE
23L’absinthe est une plante herbacée domestique, armoise alimentaire, condimentaire et médicale de la famille des Astéracées. La boisson absinthe est un spiritueux macéré puis distillé qui selon les recettes comporte différentes plantes comme la grande (Artemisia Absinthium) et la petite absinthe (Artemisia Pontica), l’anis vert, le fenouil, l’hysope, la mélisse, la menthe poivrée et bien d’autres essences. L’absinthe accuse d’un fort trouble étymologique propulsant à la fois la plante dans le registre de la « bonne santé » et d’une nature protectrice féminisée en référence aux déesses Artémis et Diane tout en l’associant, par le biais du grec apsinthion, à une boisson « imbuvable » car « privée de douceur », évocation de la particularité amère de la plante mise en parallèle avec une certaine amertume de l’existence.
24L’Artemisia Absinthium utilisée par de nombreuses civilisations pour les nombreuses vertus qu’on lui prête (fébrifuge, digestive, tonique, vermifuge) fut tout d’abord transformée à la fin du XVIIIe en un élixir médicinal traditionnel populaire à la paternité officielle encore floue. Devenant progressivement moins chère que le vin tout en étant vantée dans les slogans publicitaires comme une liqueur « bienfaisante » et « hygiénique », l’absinthe ravit alors les palais des couches populaires qui s’enivrèrent pendant « l’heure verte », érigeant l’absinthe au titre de boisson nationale du XIXe siècle. À la fin de ce siècle, la consommation explosant, l’absinthe fut alors considérée par les classes dirigeantes comme un fléau social susceptible d’abrutir le peuple, de le rendre fou voire violent et révolutionnaire. Les ligues anti-alcooliques mais aussi le pouvoir médical considéraient la boisson comme responsable de tous les maux de la société quelque peu hygiéniste et eugéniste : tuberculose, aliénation, criminalité, dépravation, épilepsie. La toxicité de la molécule de thujone ou thuyone fut surestimée (Absinthisme) par les sciences de l’époque qui n’avaient pas accès aux technologies et outils d’analyses chimiques fines (chromatographie gazeuse).
25À travers des pratiques héritées, reproduites ou innovantes, tant au niveau de l’horticulture, de la production/distillation, de la consommation que de la patrimonialisation du produit, la population métissée d’absintheurs construit, disloque et adapte l’absinthe aux réalités contextuelles des différentes et désormais nombreuses aires culturelles où l’on « s’absinthe ».
26Ainsi au Val-de-Travers et à Pontarlier, ou bien encore à Londres, Madrid, Prague, New York et Tokyo, les absintheurs perçoivent et incorporent différemment leur absinthe. Nombreuses sont les dénominations (« Bleue », « Fée Verte », « Absenta », « Absinth », « Yomogi ») et multiples sont les modes d’ingurgitations : pure, rallongée avec de l’eau très fraîche, en shooter flambé, dans un cocktail. On relève différentes gestualités et rythmiques absinthées des « corps pratiquants » mises en action dans des rhétoriques corporelles quotidiennes, atypiques et spectaculaires d’un corps en mouvements (ritualités du corps) dédiés aux breuvages.
27Assurément le terme « absinthe » n’est pas neutre, il cristallise des représentations contrastées qui soulèvent sa complexité : de l’accusation de poison et de toxique à la fascination d’une boisson mythique appelée « Fée verte » qui dispenserait nombre de plaisirs hédonistes. « Boire une absinthe », entendez par cela la prise collective d’une mixture alcoolisée à essences, c’est s’en remettre parfois entièrement à la confiance accordée à l’égard d’une personne, de celui qui dispense ou fabrique le breuvage, l’absorbeur acceptant (ou pas) l’éventualité d’une chose « sans étiquette » parfois à la « couleur douteuse » et à la « senteur complexe » qu’il devra ingurgiter. Cette situation d’incorporation du liquide jugée risquée et périlleuse se voit très souvent débattue dans les dégustations collectives des néophytes qui évoquent les dangers biochimiques éventuels ou désirés de leur expérimentation charnelle du liquide. L’état corporel absinthé s’envisage comme la somme des pratiques rationnelles, subjectives mais aussi interpersonnelles et collectives au fait avec un « consommer à risque » faisant osciller le produit entre « dangereux », « anodin » et « sain ».
28Le « corps qui s’absinthe » est dépeint par beaucoup de consommateurs comme un système perfectible complexe, doté d’une autopoïétique qui rend possible « l’immanence de sa réalité », un point de fusion entre le réel et le virtuel. Une initiation absinthée passerait par l’apprentissage d’une suite de pratiques habiles permettant à l’initié d’accéder au sensible dégagé par la boisson. Il pourrait alors vivre sans contrainte et pleinement des ressentis encore abstraits et incohérents, puis, orienté par un « guidage initiatique » promulgué par les plus connaisseurs, son attention sensitive serait attiré vers des points particuliers. Pour ces corps absorbants, l’« émotivité » de l’absinthe s’actionne selon l’axe plaisir/déplaisir sensoriel, elle est à la fois source de « plaisir intense » mais aussi de « dégoûts nauséeux », voire « vomitifs ». Les capacités à éprouver les sensations procurées par l’absorption d’absinthe nécessitent de la part de l’absintheur une posture d’accueil émotive la plus ouverte possible, attribuable par ce dernier à une notion de « bonne santé ».
29Ainsi, trouver les possibilités d’un équilibre personnel à travers une réflexivité intime via l’absinthe sera envisagé par de nombreux absintheurs, ces derniers cultivant une conscience corporelle exacerbée et un éveil à soi à travers un développement cognitif mis en œuvre dans la dégustation. Autant d’émerveillement du corps sensible et du vécu sensoriel du corps absinthé.
30Les définitions de l’absinthe esquissées par les acteurs sont très souvent construites à partir des effets qu’ils ont perçus à la suite des absorptions. Beaucoup consomment d’ailleurs dans la perspective de ressentir et d’atteindre ces effets, qu’ils peuvent classer en plusieurs catégories.
31Le corps absinthé s’observe à chaque fois comme agi par un sens communicatif très aigu, permettant l’interaction commensale, ou la satisfaction jusqu’à l’allégresse, l’exultation voire la jubilation « d’être ensemble » dans les plaisirs de « l’ivresse du breuvage ». L’absinthe s’apparente ici pour les convives à une gourmandise sociale qui leur permettrait de renforcer leurs liens, apportant cohérence aux corps collectifs.
32Les influences les plus fréquentes sont celles qui sont vécues comme « stimulantes » et « euphorisantes » au niveau du système nerveux comme de l’organisme de l’absintheur en général. Dans cette optique d’usages, l’absinthe est alors ressentie et utilisée comme une sorte de « substance stupéfiante », ayant des caractéristiques « dopantes », « défatigantes » voire « excitantes », faussant ainsi les représentations du réel pour l’absintheur qui peut en venir à surestimer ses véritables capacités physiques et à perdre le contrôle. D’autres informateurs, grands buveurs de « bleue » devant l’éternel, sont moins alarmistes mais ne cachent pas néanmoins l’évidente « excitation » qui dépeint l’absinthe lorsqu’elle est consommée (notamment en association avec d’autres produits). Aussi, certaines combinaisons comme celles de café ou de vin blanc seraient des « cocktails détonants pour le corps ». En tisane avant « d’aller au lit », l’armoise, à en écouter quelques uns, favoriserait « le voyage astral et les rêves lucides ».
33Arnaud Van De Casteele
Bibliographie
34Couleru E., 1908. Au pays de l’absinthe : y est-on plus criminel qu’ailleurs, ou moins sain de corps et d’esprit ? Un peu de statistique, S.V.P. Montbéliard, Société Anonyme d’Impression Montbéliardaise.
35Delahaye M.-C., 1983. Histoire de la fée verte. Éditions Berger-Levrault, coll. « Arts et Traditions Populaires ».
36Desbune V., 1999. « Histoire médicale et sociales de l’absinthe, de la plante à la liqueur ». Thèse de doctorat de médecine sous la dir. de S. Ducloux, Besançon.
37Fritsch J., 1891. Nouveau traité de la fabrication des liqueurs d’après les procédés les plus récents, Masson.
38Hutton I., 2002. « Myth, reality and absinthe » dans Current Drug Discovery, no 9, p. 62-64.
39Magnan V., 1874. « On the comparative action of alcohol and absinthe » dans Lancet, no 104.
40Marquis P., Delachaux P.A., 2004. « Un usage troublant » dans Nouvelle Revue Neuchateloise, no 92.
41Tisserand E., 1922. À l’ancre. Éloge de l’absinthe. Le Mystère des trois cordes, Librairie de France, coll. « Bibliothèque des Marges ».
42Van De Casteele A. 2007. « L’absinthe, le suc de la montagne », dans Boëtsch G., Hubert A. (dir.), Alimentation en montagne, Éditions des Hautes-Alpes.
43Voilliot C., 2000. « La croisade contre l’absinthe » dans Garrigou A. (dir.), La Santé dans tous ses états, Atlantica.
44→ Addiction, Ivrogne, Drogue(s)
ACCOUCHEMENT
45La grossesse est l’expérience pour la femme comme pour le couple d’une transformation corporelle, source de questions, de choix, de sensations inhabituelles, parfois de réactions pathologiques. Cette expérience, toujours neuve pour chaque femme, et pour chaque nouvelle grossesse pour une femme (les grossesses sont toujours vécues différemment), va se conclure par l’accouchement, objet de toutes les inquiétudes, moment pressenti d’une violence extraordinaire et objet d’une multitude de croyances, de rites d’un côté, objet médial aussi, enjeu des rapports des hommes et des femmes, du privé et du politique, de profane et du médical.
46Ces modifications du corps peuvent être vécues de façon persécutoire en miroir des doutes et des angoisses et se rejoue pour chaque femme sa propre histoire infantile. Chaque femme serait d’abord enceinte de l’enfant qu’elle a été un jour. D’une façon générale, il va être question pour chacune de s’abandonner, de s’en remettre à la Nature, de renoncer à un corps juvénile, d’accepter « des formes ». Le déni de grossesse, apparemment rare dans sa forme majeure – méconnaissance totale de la grossesse qui peut aboutir à un infanticide mais aussi à une adoption satisfaisante – est en fait fréquent dans sa forme bénigne, et intéressant en ce qu’il nous montre le pouvoir de l’esprit humain de s’absenter littéralement d’un corps qui mène sa propre vie. Si les mouvements de l’enfant peuvent être vécus de façon jubilatoire par moment (sentiment de toute puissance maternelle), ils peuvent aussi être littéralement persécutoires : sentiment d’être envahie, colonisée, sentiments dépressifs d’épuisement (« je n’y arriverai pas… »).
47Typique de ces dilemmes, le choix d’allaiter : le manque de modèles familiaux et sociaux, quarante ans de publicité pour les laits maternisés, la montée en puissance du sein comme organe érotique, ont bien mis à mal l’allaitement maternel qui ne pose aucun problème ou presque aux femmes issues de cultures traditionnelles. Même si ce choix est fait en dépit des incertitudes, les échecs sont extrêmement fréquents, échecs rendus obligatoires par la somme des doutes.
48Il nous semble que l’évolution des mentalités se fait autour de deux thèmes qui se complètent : le besoin de sécurité, de maîtrise ; la perte du naturel, du maternel, du paternel, de la différence des sexes.
49Ces deux idées se conjuguent pour mettre une distance à notre propre corps qui rend la grossesse et l’accouchement de plus en plus problématiques à vivre pour nos contemporains.
50L’historien Jacques Gélis montre comment l’accouchement est devenu un objet médicalisé, comment la lutte entre les femmes (matrones, puis sages-femmes) et les hommes de l’art (chirurgiens puis obstétriciens) a fait rage du XVIe au XIXe siècle.
51Actuellement, il semble que l’objectif sécuritaire constitue l’unique préoccupation médicale : sécurité de l’enfant, préservation du périnée féminin contre les éventuelles altérations de la continence vésicale et rectale et les risques de troubles de la fonction sexuelle. Cette idéologie sécuritaire exclusive conduit pour partie à une augmentation continuelle de la fréquence des césariennes (actuellement presque 20 %) à un tel point que le fait d’accoucher semble devenir bientôt une aventure inconséquente (« il n’y a pas d’accouchement à bas risque et chaque accouchement peut tourner à tout moment à la catastrophe »).
52La norme médicale ne permet plus de discuter du lieu d’accouchement (le service hospitalier), de la position d’accouchement (sur le dos, les pieds dans des étriers), et l’anesthésie péridurale, si elle n’est pas obligatoire, est une évidence. Le terme de la grossesse est de plus en plus raccourci et il n’est plus toléré que quelques heures de dépassement avant de provoquer cet accouchement, déclenchement à son tour responsable d’une augmentation de la fréquence des césariennes. La rançon de la surveillance écho-graphique ou génétique est que les normes se resserrent et les risques d’interventions iatrogéniques se multiplient. On assiste à une sorte de « dématernisation » de la grossesse, d’autant que l’offre médicale s’oriente aussi vers l’ectogénèse (fécondation in vitro). Certaines revendications pour les droits des minorités sexuelles autant que les théoriciens du genre (qui remplacerait le sexe) nous semblent aller dans le même sens évolutif.
53Le corps est choisi, ce qui relève d’un droit qui semble fondamental, et la grossesse et l’accouchement risquent d’être vécus comme trop « naturels ». Alors la distance à ce corps naturel risque de s’accroître de façon proprement schizophrénique à l’avenir.
54Denis Roux
Bibliographie
55Gélis J., Laget M., Morel M.-F., 1978. Entrer dans la vie. Naissances et Enfance dans la France traditionnelle, Paris, Gallimard/Juilliard, coll. « Archives », no 72.
56Herbine E., 1989. « Naître et ensuite ? », dans Les Cahiers du Nouveau-né, no 1 et 2.
57Huard P., Laplane R., 1979. Histoire illustrée de la puériculture, Paris, Éd. R. Dacosta, 2 tomes.
58Huard P., Laplane R., 1981. Histoire illustrée de la pédiatrie, Paris, Éd. R. Dacosta, 3 tomes.
59Iacub M., 2004. L’empire du ventre, Paris, Fayard.
60Loux F., 1978. Le jeune enfant et son corps dans la médecine traditionnelle, Paris, Flammarion.
61Vaivre-Douret L., 2003. La qualité de vie du nouveau-né, Paris, Odile Jacob.
62→ Abandon, Allaitement, Enfant, Femme, Hygiène, Infanticide, Modification, Prématuré
ADDICTION
63Sous ce terme plutôt générique cohabite un vaste échantillon de définitions relatives à des comportements physiques ou/ et psychiques les plus divers et variés. Tout d’abord il paraît nécessaire de différencier deux grandes catégories de dépendance : les dépendances à la prise de produits, licites ou non, et les dépendances comportementales.
64Les dépendances aux drogues, dures ou douces, licites ou illicites, sont bien entendu les plus connues. « Dans le domaine des toxicomanies, l’addiction sert à désigner des conduites de consommations excessives, transgressives, régressives et compulsives dont l’induction, le maintien et la fréquence sont hors de portée des capacités de contrôle de l’individu » (Fernandez, 1997). Ce terme « toxicomanie » revêt en réalité un double sens. Dans un premier temps, et c’est le plus courant, la toxicomanie désigne l’usage « habituel » d’un produit toxique pour l’organisme. Sous cet adjectif « habituel », nous retrouvons une infinie variabilité, dans la qualité, l’intensité, la fréquence et la compulsivité de tels comportements. Le deuxième sens que nous pouvons accorder au terme « toxicomanie » se réfère plus aux conséquences toxiques du produit, ou de l’objet, qu’à la nature de ce dernier. De ce point de vue, le niveau de toxicité n’est plus seulement dû à la nature du produit, mais bien aux modalités d’investissement et d’intégration du produit par le sujet.
65Avec l’émergence des « nouvelles addictions », le terme « addiction » sera préféré à celui de toxicomanie. En effet le terme « addiction » renvoie à l’état d’esclavage, donc à la lutte inégale du sujet avec une partie de lui-même, tandis que la toxicomanie indique un désir de s’empoisonner (McDougall, 1982).
66Malgré cette dichotomie relevée, il est important de noter que les deux principales idées sous-jacentes au terme toxicomanie sont le caractère de nocuité du produit sur la santé de la personne et la dimension d’un usage compulsif. Cette seconde dimension rejoint la définition de l’addiction proposée par Warburton (1985), pour qui elle est un comportement caractérisé par l’usage compulsif effréné d’une habitude développée par les drogues. Malheureusement en définissant le concept d’addiction comme « une habitude développé par les drogues », Warburton limite ce concept aux conduites toxicomaniaques et à l’usage de produit ou de drogue, alors que ces modes comportementaux ne sont qu’une infime partie de la famille des addictions. La définition proposée par le Grand Dictionnaire de la Psychologie permet à l’inverse d’ouvrir ce concept en mettant notamment l’accent sur le versant psychogène des toxicomanies, de la toxicophilie ou de la recherche de dépendance. L’addiction deviendrait alors « une relation de dépendance aliénante » (Grand dictionnaire, 1992). Le rapprochement avec l’aliénation mentale montre l’importance de la perte de contact avec le monde réel et de l’atteinte à la liberté morale. La perte de contact avec le monde réel pourrait s’expliquer de différentes manières. Tout d’abord celui-ci peut être induit par un changement de la qualité de discrimination perceptive ou sensitive du sujet, altérée ou du moins modifiée par l’incorporation d’un produit. C’est, par exemple, cette sensation de toute-puissance ou de légèreté que certaines personnes peuvent ressentir lors de la prise de certaines substances.
67Mais les effets propres à l’incorporation de produit n’est pas l’unique raison qui permet d’expliquer l’éloignement de la réalité. Les comportements de dépendance contraignent le sujet à diviser son temps entre la prise du produit, la vie sous l’effet du produit et la recherche perpétuelle d’une nouvelle dose. Progressivement toute la vie du sujet va se construire autour du produit au détriment de la vie familiale, sociale et professionnelle. Cette centration entraîne le sujet vers une croissante désocialisation. Il se coupe peu à peu du monde qui l’entoure et se renferme dans son propre monde.
68Pour finir, il existerait, semble-t-il, une dernière manière d’envisager la lente perte de contact avec la réalité de la personne addicte : l’appartenance à une « autre normalité ». En effet dans certain cas, le surinvestissement de certains objets, tels que le travail ou la pratique sportive, offrent à ces personnes le sentiment de faire partie d’une élite. En s’engageant sans compter dans ces pratiques, ils intègrent et s’approprient les valeurs qu’elles sous-tendent. Jusqu’à réduire leur propre identité à celle de l’objet investi.
69Néanmoins la dimension aliénante de l’addiction se trouve souvent rediscutée. En effet si nous reprenons l’étymologie du terme addiction, « addictus » renvoyait au Moyen Âge, « aux notions d’esclavage, de dette ou encore et surtout de contrainte par corps » (Gicquel et Corcos, 2003). En d’autres termes, ce qui serait premier dans une relation de dépendance, serait, non pas l’aliénation, mais la contrainte. L’addiction serait alors une relation d’obligation et de contrainte qui se noue entre un individu et un objet. Cette nouvelle approche étiologique semble témoigner de l’existence d’une contrainte de répétition qui s’exerce au-delà du principe de plaisir. « À partir de la découverte de la solution addictive, le sujet cherche compulsivement à la retrouver face à toute souffrance psychique » (McDougall, 2004).
70Ce qu’il est important de noter, c’est que l’addiction est relative et explicative du fonctionnement comportemental. Ce n’est pas le type de comportement, sa fréquence, son acceptabilité sociale qui détermine si un modèle comportemental a les qualités requises pour légitimer le terme d’addiction. C’est la façon dont le modèle comportemental atteint la vie de la personne qui importe. Dans ce contexte, on peut dire que l’addiction est simplement relative à un besoin du sujet mais aussi sur le registre économique latent à un mécanisme de défense à l’encontre des failles ou de la structure profonde mise en cause. Le problème de la personne dépendante s’articule autour de carences narcissiques et de vécus dépressifs. Contre lesquels, « il s’agit de lutter à la fois par le comportement et par le corps » (Bergeret, 1981).
71L’addiction est un état d’esclavage, une conduite de fuite où l’acte prend le pas sur l’élaboration mentale. La dépendance est considérée comme pathologique lorsque l’utilisation de cette conduite, répétitive et compulsive, s’avère quasi systématique dans la gestion des excitations de l’appareil psychique. « L’agir compulsif sur le corps propre, en vue d’un apaisement alternant avec la tension, s’effectue de manière répétitive et quasi mécanique, court-circuitant ou ne nécessitant aucune élaboration de cette relation d’objet ni aucune rencontre pour ce faire avec l’autre en tant que sujet désirant » (Chemada et Vandermersch, 1998).
72À partir de l’ensemble de ces définitions, une notion semble être le dénominateur commun. L’addiction se présente avant tout comme une relation de contrainte avec objet. Qu’il s’agisse d’une dépendance physique ou d’une dépendance psychique, ce qui prime réside dans cette aliénation incontrôlée et incontrôlable du sujet face à l’objet investi.
73Stéphane Abadie
Bibliographie
74Bergeret J., 1981. Le psychanalyste à l’écoute du toxicomane, Paris, Dunod.
75Chemada R., Vandermersch L. 1998. Dictionnaire de psychanalyse, Larousse.
76Collectif, 1992. Grand dictionnaire de la psychologie (1992), Paris, Larousse.
77Fernandez L., 1997. « Approche du concept d’addiction en psychopathologie », dans Annales médico-psychologiques, no 155, p. 255-265.
78Gicquel L., Corcos M., 2003. « Addiction : histoire naturelle d’un concept » dans Les conduites de dépendance : dimensions psychopathologiques communes, Masson, p. 26-39.
79Mcdougall J., 1982. Théâtre du Je, Gallimard, p. 55.
80Mcdougall J., 2004. « L’économie psychique de l’addiction » dans Revue française de psychanalyse, Addiction et Dépendance, no 2, tome LXVIII, p. 511-527.
81Warburton D.M., 1985. « Addiction, dependence and habitual substance use » dans Bulletin of the British Psychological Society, 38, p. 285-288.
82→ Absinthe, Boulimie, Drogue(s)
ADOLESCENT
83Le corps de l’adolescent remet en question les identités de la latence et amène l’adolescent à se réapproprier sa nouvelle corporalité. L’intégration se fait tant au niveau du corps physique que de sa représentation interne.
84La puberté se caractérise par une croissance soudaine, une restructuration physique majeure. Elle se manifeste par l’apparition des caractères sexuels et dans l’apparence générale du corps (taille, morphologie…). Elle a un impact « réel », « imaginaire » et « symbolique » (Mazet, p. 190), agissant comme une effraction faite par le corps au Moi (Jeammet) : elle est « la source des perturbations de l’équilibre psychique adolescent » (Winnicott, 1962).
85L’adolescent intègre la différence entre son corps de la latence et son corps adulte, capable de procréation dans la représentation de soi. Il se sent trahi et « locataire dans son corps pubère » (Pommereau, 1997) et ne sait si les sensations qu’il y éprouve lui appartiennent ou viennent de l’extérieur. Ce corps, « étrange et étranger » (ibid., p. 43), est perçu comme un ennemi, lieu du conflit interne, donnant à la souffrance psychique un support manifeste. Le sujet effectue un travail de deuil du corps infantile dont s’occupaient les parents, de sa quiétude et de sa familiarité, pour réorganiser ses plaisirs selon un mode génital. « Les logiques de plaisir (orales, anales et phalliques) deviennent caduques » du fait de l’émergence du pulsionnel et de la menace de la relation à l’objet incestueux (Lesourd, p. 59). L’adolescent ressent de la haine vis-à-vis de ce corps responsable d’une blessure narcissique et du renoncement aux objets œdipiens (Laufer, 1989).
86L’adolescent effectue le deuil de son ancienne image du corps. Il effectue un travail de reconstruction de l’image de son corps fragmenté pour reprendre possession de son nouvel espace corporel. L’image du corps est remodelée, le corps étant comparé à celui des autres, à des idéaux d’esthétique et à des normes sociales de paraître. Elle provient aussi de la perception immédiate de sensations internes, du soi corporel : l’adolescent adapte son image du corps à sa réalité objective. Il possède une nouvelle représentation symbolique interne, encore précaire, de son corps érogène. La révision de l’image du corps amène des représentations positives ou négatives du corps, mais aussi de la personnalité, dont l’image peut se confondre avec celle du corps. Toutefois, l’image du corps est assez labile et varie par l’utilisation de techniques autoplastiques.
87Il y a une rupture à l’adolescence dans la construction et l’acceptation du corps ; mais pour Braconnier (p. 21), « assumer son corps sexué, c’est résoudre le problème de l’identité ». L’adolescent utilise son corps pour provoquer, séduire, expérimenter de nouvelles conduites, des sensations. C’est l’ultime refuge où traduire sa quête identitaire. Le corps est un moyen et une cible d’expression : il révèle la souffrance adolescente, comme en témoignent les plaintes somatiques ou les marques cutanées. Les annexes du corps, du vêtement à la gestuelle, confortent le narcissisme adolescent. Le corps sert ainsi d’intermédiaire, d’objet transitionnel dans la relation entre l’adolescent et l’extérieur. C’est un espace « de relation à soi et aux autres » (Anatrella).
88Il existe plusieurs stratégies adolescentes pour se réapproprier, investir le corps (Birraux). Par la mise à l’épreuve du corps, dans une expérimentation de l’inconnu, l’adolescent instaure une situation de contrôle de sa pensée par l’acte. Les représentations désagréables sont tues par un effort de maîtrise, non pas des contenus de pensée mais de l’objet réel de ces derniers : le corps. L’intellectualisation vise à maîtriser le pulsionnel et à neutraliser les affects émanant du corps. L’adolescent peut aussi annuler toute pensée, « dans une logique de l’acte préconçu » (Birraux). L’ascétisme, contrôle simultané des fantasmes internes et des sources d’excitations pulsionnelles, se traduit par des tâches ou restrictions physiques (jogging quotidien, refus de toute satisfaction ou plaisir corporel, interdiction de certaines nourritures…). Ne pas penser devient « se dépenser », « faire taire le corps » (ibid., p. 138). Un autre moyen de défense est la construction d’une image de soi idéale, basée sur des critères sociaux, moraux, sur la mode, le look formant une espèce de seconde peau. Le corps peut aussi être « désaffecté » comme dans l’anorexie ; il est haï, détruit pour empêcher le corps sexué d’échapper au contrôle psychique. Le corps peut être « agressé » dans le suicide, l’automutilation, « maîtrisé » à outrance dans les conduites à risque ou les sports extrêmes, « fétichisé » par le biais d’un déguisement, d’une marque. Ces ajouts permettent à l’adolescent de reprendre un contrôle sur sa corporalité, de faire du sens, d’inscrire des limites. Le corps peut être caché par des vêtements dans un comportement de fuite, de rejet du corps. Il peut aussi devenir un objet de soins et d’amour dû à son pouvoir de séduction, d’érotisation. L’esthétique, la propreté deviennent des occupations adolescentes, ou au contraire, désintéressent totalement. L’adolescent peut refuser son corps, la réalité des modifications pubertaires et ses conséquences, dans le « déni ». Enfin, dans « l’extériorisation », c’est-à-dire la recherche de causes du changement hors du sujet lui-même, l’adolescent a recours au clivage, du bon en lui et du mauvais à l’extérieur, ne pouvant « s’assumer comme lieu et acteur du changement » (ibid., p. 13).
89Marion Haza
Bibliographie
90Anatrella Y. 1988. Interminables adolescences. Les 12/30 ans, Édition Cerf/Cujas, coll. « Éthique et Société », Paris.
91Birraux A., 1994. L’adolescent face à son corps, Bayard, coll. « Païdos Adolescence ».
92Birraux A., 2004. Le corps adolescent, Paris, Bayard.
93Braconnier A., 1997. Du souci au soin, Bayard, coll. « Païdos Adolescence ».
94Collectif, 1998. L’adolescent et la mort – Études sur la mort, L’esprit du temps.
95Jeammet P., 1983. « Du familier à l’étranger. Territoires et trajets de l’adolescent », dans Neuropsychiatrie de l’enfance, 31, 8-9, p. 361-381.
96Laufer E., 1991. « Psychose et violence », dans Adolescence, tome 9, no 1, p. 43-46.
97Le Breton D, 2002. L’adolescence à risque. Corps à corps avec le monde, Paris, Autrement.
98Lesourd S., 1998. « La violence du corps à l’adolescence », dans Violentes adolescences, Erès, coll. « Les Recherches du Grape », p. 57-66.
99Mazet P., Houzel D. 1978. Psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Maloine Éditions, vol. 2.
100Pommereau X., 1997. Quand l’adolescent va mal, J’ai lu.
101Winnicott D.W., 1962. De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot.
102→ Automutilation, Image du corps, Jeunesse, Marque, Puberté, Risques, Suicide
ALIMENTATION
103L’alimentation est un thème qui est venu tard à l’anthropologie. Le travail pionnier d’Audrey Richards en 1932 dans ce qui est aujourd’hui le Zimbabwe, fut repris par Margaret Mead sur la population des États-Unis à la demande du gouvernement durant la dernière guerre mondiale. Il a fallu attendre Les Mythologiques de Claude Lévi-Strauss pour que ce thème acquière ses lettres de noblesse dans la pensée anthropologique. Cependant, la nourriture est un élément pivot de l’expérience humaine. À la fois somme de nutriments et d’énergie, bien économique primordial et productrice de symboles, elle relève du fait « social total » dans le sens maussien.
104Le rapport nutrition (énergie) – production symbolique reste au cœur de l’analyse anthropologique. Si d’un point de vue biologique, se nourrir est sans doute l’activité la plus importante de l’être humain, elle a longtemps été considérée comme un simple carburant uniquement destiné à donner de l’énergie. En France, il a fallu attendre des hommes comme Trémollières ou Claudian pour mettre en évidence qu’il s’agit là d’un phénomène extrêmement complexe, du fait de la particularité même de l’être humain. Omnivore, l’être humain a été contraint depuis toujours à effectuer un tri dans la diversité alimentaire qui s’offre à lui. L’exercice permanent du choix alimentaire l’a certes amené à s’adapter aux différents environnements rencontrés mais implique également décision et responsabilisation. De fait, l’être humain demeure un être inquiet à cause de la responsabilité qui lui incombe face à ce qu’il ingère. Jusqu’à aujourd’hui les groupes humains ont fabriqué leurs propres schémas alimentaires en fonction des valeurs abstraites de leur culture, des hiérarchies sociales, du milieu écologique dans lequel ils vivent. Ces schèmes sont en perpétuelle transformation, tout comme la société elle-même dont ils sont le reflet. Ainsi, les aliments choisis comme donnant de l’énergie dans les divers systèmes alimentaires de l’humanité se conforment-ils aux multiples valeurs données à la force physique, à l’embonpoint et à la réplétion.
105Dans nos sociétés paysannes, on favorisait une alimentation qui donnait de la force, de l’énergie. L’aliment devait être nourrissant afin que les paysans puissent effectuer un travail physique difficile. Ainsi de nombreuses représentations de l’alimentation comme donneur de force ont été véhiculées par le passé, par exemple, la viande rouge était classée du côté des couleurs, de la force et de la masculinité. En France, le modèle alimentaire contemporain dominant s’inscrit à l’inverse de ce schéma, on en arrive à manger du « vide » calorique et énergétique pour maigrir ou par crainte de « l’obésité ». Nous sommes passés en un siècle d’un idéal bourgeois de la valorisation du bien en chair à la beauté filiforme. Toutefois, la baisse des consommations alimentaires énergétiques n’est pas identique pour toutes les catégories sociales. Comme le note le sociologue Jean-Pierre Corbeau, les classes populaires auraient le plus subi la malnutrition et « le contexte contemporain d’abondance » serait vécu sur le plan de l’imaginaire social comme la possibilité de retourner la situation à leur avantage. Aliment énergétique est associé au désir de « revanche sociale ».
106Se nourrir est l’instrument le plus puissant pour exprimer et donner forme aux interactions entre êtres humains. L’alimentation humaine doit être envisagée comme un système qui recouvre à la fois les idées et les attitudes sur la nourriture, l’aspect environnemental au sens du biotope, la structure socio-économique, les schémas de distribution des sols, de propriété, d’exploitation, les pressions économiques, les techniques de production, acquisition, conservation et la cuisine.
107Tous ces éléments influent les uns sur les autres et se transforment lentement : nous sommes en présence d’un phénomène dynamique. Il y a diverses manières d’aborder ce thème de l’alimentation comme pratique culturelle en anthropologie. L’approche structurale considère que la nourriture est « bonne à penser » et que les pratiques alimentaires dans une même culture peuvent être analysées comme un code à travers lequel les êtres humains manipulent la nourriture pour exprimer une relation sociale au sens large du terme. Mary Douglas en Angleterre et les sociologues de l’alimentation en France se situent dans ce champ.
108Annie Hubert et Chantal Crenn
Bibliographie
109Aymard M., Grignon C., Sabban F., 1993. Le temps de manger. Alimentation, emploi du temps et rythmes sociaux, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme.
110Corbeau J.-P., Poulain J.-P., 2002. Penser l’alimentation ; entre imaginaire et rationalité, Privat.
111De Garine I., 1990. « Alimentation » dans Histoire des Mœurs, Paris, La Pléiade, p. 1447-1627.
112Douglas M. 1975. Implicit Meanings, Préface, Boston, Routledge and Paul Kegan.
113Fischler C, 1990. L’Homnivore, Paris, Odile Jacob.
114Flandrin J-L, Montanari M., 1996. Histoire de l’Alimentation, Paris, Fayard.
115Jerome N.W., Kandel R.F., Pelto G.H., 1980. Nutritional Anthropology: contemporary approaches to diet and culture, New York, Redgrave Publishing Company.
116Lévi-Strauss C., 1965. Le triangle culinaire Paris ARC.
117Lévi-Strauss C., 1968. L’origine des manières de table, Paris, Plon.
118Menell S., Murcott A., Van Otterloo A.H., 1992. The Sociology of Food: eating, diet and culture, London, SAGE Publications.
119Mintz S., 1996. Tasting Food, Tasting Freedom: excursions in eating and culture, New York, Bacon Press.
120Robson J.R.K., 1980. Food, Ecology and Culture, New York, Gordon and Breach Science publishers.
121→ Boulimie, Diététique, Force, Goût, Obésité
ALLAITEMENT
122L’allaitement est une manière, dans la tradition, de maintenir le cordon entre l’enfant et la mère (F. Loux). L’autonomie de l’enfant ne sera véritablement acquise qu’au terme de l’allaitement. L’allaitement est conçu dans la tradition rurale comme un mode d’achèvement de l’enfant, de prolongement du cordon ombilical. Ce lien charnel durait autrefois jusqu’à la dentition, passage de la nourriture liquide à la nourriture solide. L’étude de textes historiques anciens donne connaissance de recommandations comme l’observation de la durée d’un allaitement. Ainsi, de 3000 à 1000 av. J.-C., dans le Proche-Orient, des durées d’allaitement de trois ans sont mentionnées. Vers 1500-800 avant J.-C., un allaitement exclusif d’un an est recommandé en Inde, suivi d’un allaitement complété jusqu’à deux ans et enfin d’un sevrage progressif. Pour la civilisation grecque (1000-400 av. J.-C.), les contrats pour nourrices mentionnent un allaitement exclusif de six mois. Au IIe siècle dans le monde grec, romain et arabe, les médecins recommandent d’allaiter entre dix-huit mois et trois ans. Le Talmud pour les juifs et le Coran pour les musulmans recommandaient d’allaiter deux ans. Au Moyen Âge et jusqu’au XVIe siècle, cette pratique reste confinée à une part restreinte de la population. Au XVIIe siècle, les bourgeois qui en ont les moyens font également appel à des nourrices mercenaires, jusqu’à une nette massification de ce comportement au XVIIIe.
123Dès l’Antiquité, les critères de choix de la nourrice ont été fixés. Les qualités stéréotypées de celle-ci peuvent être classées sous trois rubriques : la première regroupe la provenance, l’état civil, l’âge et son expérience, la deuxième se fonde sur l’aspect extérieur, la beauté et les apparences de sa santé et enfin, la troisième sur son caractère. À partir du XVIIe, les médecins exigent un examen médical complet et minutieux. L’examen du lait de la nourrice sous le rapport de la quantité et de la qualité fait naturellement partie du diagnostic médical. L’examen de l’enfant de la nourrice et un interrogatoire complémentaire sont également de mise. Mais beaucoup de nourrices restent réticentes face à ces nombreuses démarches même si celles-ci sont obligatoires pour obtenir du travail. Les populations prolétaires qui s’entassent dans les grandes villes, mais aussi les classes moyennes urbaines envoient massivement leurs enfants en nourrice à la campagne, où ils grandissent et, souvent, meurent. Sur les 2100 bébés nés en 1780, 90 % sont envoyés deux ans ou plus en nourrice à la campagne, 5 % restent avec leur mère et 5 % sont allaités par une nourrice au domicile des parents.
124Au début, l’administration s’efforce de contrôler, de réglementer, de moraliser ces échanges. La codification du statut de nourrice en 1769 en France établit une correspondance entre salaire et qualité du lait. Mais de plus en plus, elle se résigne et admet que la loi de l’offre et de la demande et le principe du profit maximum règlent un trafic qui lui échappe dès qu’il devient rentable. Les enfants séparés de leurs parents étaient envoyés au domicile des nourrices, de plus en plus loin dans la campagne. Les trajets sont dangereux, les bébés sont entassés dans des charrettes ou voyagent à dos d’âne, dans des conditions très difficiles. Les nourrices donnaient souvent autre chose que leur propre lait aux enfants dont elles avaient la garde : du lait animal, de la farine diluée dans de l’eau, mais aussi de l’alcool dans les bouillies ou de l’opium étalé sur les seins pour endormir les bébés
125Durant le XIXe, le biberon entraînera la réduction progressive de l’industrie nourricière. Si l’usage du biberon se propage alors officiellement et si les distributions gratuites de lait stérilisé se multiplient, les pratiques nourricières traditionnelles ne sont pas, pour autant, brutalement abandonnées. Le marché des nourrices, tout en déclinant régulièrement, persiste jusqu’à la première guerre mondiale. Les bonnes d’enfants vont alors faire leur apparition. Le lactarium apparaît pour la première fois en 1910 à Boston. La disponibilité d’un produit réputé répondre aux besoins des nouveaux-nés, libérant la mère des contraintes physiques, séduit actuellement (grâce au budget publicitaire ?). Aujourd’hui seulement autour de 50 % des femmes en France donnent le sein au 8e jour.
126Henny Jonkers
Bibliographie
127Ligue internationale La Leche, 1995. L’Art de l’allaitement maternel.
128Delahaye M-C., Tétines et Tétons, Histoire de l’Allaitement, Paris, Bayard.
129Dobbing J., 1972. Maternal Nutrition in Pregnacy. Eating for two ?, Ed. Academic Press.
130Enger S.M., 1992. Cancer Epidemiol Biomarkers Prev, 7, p. 365-369.
131Fildes V., 1995. « The Culture and biology of breastfeeding: an historical review of Western Europe » dans Breastfeeding, biocultural perspective, dirigé par P. Stuart-Macadam et K.A. Dettwyler, Aldine de Gruyter, New York.
132Guidetti M. et al., 1997. Enfances d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui, Armand Colin.
133Huard P., Laplane R., 1979. « L’alimentation et la nutrition » dans Histoire illustrée de la puériculture. Aspects diététiques, socio-culturels, et ethnologiques, Paris, ed. R. Dacosta, chap. IV, tome I, p. 91-114.
134Kennedy K.I., 1992. « Contraceptive efficacy of lactational amenorroea » dans Lancet, 339, p. 227-230.
135Lay-Sallois F., Les nourrices à Paris au XIXe siècle, Paris, Payot.
136Loux F., 1978. Le jeune enfant et son corps dans la médecine traditionnelle, Paris, Flammarion.
137Loux F., 1981. « Les dents et le lait », L’ogre et la dent. Pratiques et savoirs populaires relatifs au dents, Paris, Berger-Levrault.
138Loux F., 1994. Mémoires lactées, Autrement.
139« Milk and Lactation », dans Modern Problems in Paediatrics, no 15, éd. S. Karger.
140Rollet C., Morel M. F., 2000. Des bébés et des hommes, Paris, Albin Michel.
141Sand E.A., 1989 « L’évolution de l’allaitement maternel en Occident » dans Les cahiers du nouveau-né, no 3, D’amour et de lait, Paris, Stock, p. 47-62.
142Stork H., 1986. Enfances indiennes, Paris, Bayard.
143Stork H., 1999. Introduction à la psychologie anthropologique, Paris, Armand Colin.
144Stuart-Macadam P., « Breastfeeding in prehistory » dans Stuart-Macadam P., Dettwyler K.A. (ed.) Breastfeeding, biocultural perspective, New York, Aldine de Gruyter.
145→ Accouchement, Alimentation, Enfant, Prématuré, Sein
ALZHEIMER
146Lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il « a » la maladie d’Alzheimer, on sous-entend un certain nombre de facteurs sociaux, biologiques et psychologiques qui se fondent dans cette catégorie. Lawrence Cohen laisse entendre que le concept de sénilité dénote « le fait d’attribuer à une personne âgée une différence ou une discontinuité, […] quand cette différence s’incarne sur le plan organique ou encore dans les états de la volition, de l’affect, du caractère ou de la cognition » (Cohen, 1998). Le concept de sénilité est chargé de représentations sur le déclin mental (gâtisme, retour en enfance), mais il sépare le phénomène culturel de la désignation « maladie d’Alzheimer » (la catégorie clinique).
147En 1907, en rendant public son fameux premier cas, Auguste D., le neuropsychiatre allemand Aloïs Alzheimer (Alzheimer, 1907) a décrit une femme de 51 ans qui était arrivée à sa clinique souffrant de nombreux symptômes. Le jeune âge de Frau D. rendait cette « étrange maladie » — ainsi a-t-il intitulé son article — inhabituelle ; mais l’âge excepté, ses symptômes étaient semblables à ceux que, tout comme lui, d’autres médecins avaient déjà observés dans la démence sénile. Lorsque Auguste D. mourut cinq ans plus tard, il découvrit dans son cerveau les plaques et les enchevêtrements typiques qui allaient devenir les marqueurs biologiques principaux de cette maladie jusqu’à ce jour. Cela posait problème du fait qu’on avait également trouvé ces marqueurs chez des personnes plus âgées qui avaient souffert de démence et ce problème était encore plus confondant du fait d’en avoir trouvé chez des personnes âgées qui étaient décédées sans avoir manifesté de signes apparents de cette maladie. Jusqu’à sa mort précoce Alzheimer n’aura jamais été certain d’avoir décrit une maladie entièrement différente ou seulement un vieillissement prématuré. Et lorsque, en 1908, Émil Kraepelin dans la 10e édition de son Textbook créa l’expression « maladie d’Alzheimer » et la situa dans une catégorie différente de la démence sénile (à cause de son apparition hâtive et plus virulente), un certain nombre de chercheurs se sont opposés à cette idée.
148Au milieu du XXe siècle, la psychose sénile, comme on l’appelait à l’époque, semblait moins une maladie du cerveau qu’une réaction aux circonstances du cours de la vie et à la capacité individuelle de gérer le stress et la tension, ce qui correspondait aux théories psychodynamiques prévalant à l’époque (Ballenger, 2000).
149À partir des années soixante, l’intérêt pour la démence en tant que maladie du cerveau refit surface en même temps qu’une préoccupation générale pour la fin de la vie et le vieillissement. La maladie d’Alzheimer se trouvait à la pointe de ce nouvel intérêt et elle désignait dorénavant tout à la fois les démences séniles et préséniles ; au même moment, elle devenait presque exclusivement une « maladie de la mémoire », tandis que les autres symptômes étaient relégués à l’arrièreplan. La maladie d’Alzheimer fut appelée « la maladie du siècle », « la peste grise », et lorsque George Bush déclara les années quatre-vingt-dix celles de « la décennie du cerveau », une « augmentation spectaculaire de la conscience publique et du financement » s’ensuivit (Katzman et Bick, 2000). L’ouvrage de Jaber Gubrium Oldtimers and Alzheimer’s : The descriptive organization of senility (1989) et l’article de Patrick Fox « From Senility to Alzheimer’s Disease : The rise of the Alzheimer’s disease movement » (1989) offrent une bonne vue d’ensemble du jeu complexe des différents intérêts et facteurs qui ont contribué à la compréhension actuelle de la maladie d’Alzheimer.
150Les chercheurs des sciences sociales ont remis en question l’importance primordiale et universelle donnée à la mémoire. Atwood Gaines (1989), par exemple, a décrit une communauté afro-américaine du Sud des États-Unis où les aspects émotionnels et relationnels de la maladie se trouvaient situés beaucoup plus à l’avant-plan. On attribuait moins d’importance à la mémoire, ce qui, d’après Gaines, mène à une détection plus tardive de la démence. Dans son analyse complexe de la sénilité en Inde, Lawrence Cohen (1998) montre que, là-bas, ce sont principalement les voix coléreuses des femmes âgées que l’on rattache à un processus qui présente beaucoup d’aspects en commun avec ce que nous appelons la maladie d’Alzheimer. On interprète ces voix en colère comme une accusation contre la famille qui ne prend pas correctement soin de ses vieux. Le livre de John Traphagan (2000) sur la notion de boke, expression traditionnelle désignant l’oubli au Japon, fournit un troisième exemple de symptomatologie relationnelle ou « sociale ». On y interprète cette notion de boke comme désignant un comportement fondamentalement antisocial à cause de la désintégration des comportements habituels de réciprocité.
151Annette Leibing (à paraître), qui écrit sur la maladie d’Alzheimer dans le Brésil urbain, montre que l’oubli dans le vieil âge y est attribué à la vie difficile de la personne et à son type de personnalité incapable de gérer le stress et la tension. Cette perception n’est pas l’apanage du savoir local brésilien, mais se retrouve dans d’autres groupes latins et, de façon moins explicite, chez les Européens et les Nord-Américains. Cette ancienne représentation psychodynamique remonte aux théories psychiatriques du milieu du vingtième siècle. Elle sous-tend de nombreuses façons de comprendre la démence et elle se retrouve dans les théories populaires ou savantes du stress lié à la démence. Parler de la maladie d’Alzheimer nécessite souvent de se centrer sur le corps historique afin de comprendre le flux et reflux du savoir et la manière dont il s’incarne dans la vie quotidienne.
152Pour les chercheurs intéressés à l’étude de cette maladie en tant que phénomène social, deux ouvrages présentent un utile examen d’ensemble : Concepts of Alzheimer Disease, Biological, clinical, and cultural perspectives (Whitehouse et al. 2000) et Rethinking Dementia : Culture, Loss and the Anthropology of Senility (Leibing et Cohen, à paraître).
153Annette Leibing
154Texte inédit en anglais traduit par Michelle Mauffette
Bibliographie
155Alzheimer A., 1907. Über eine eigenartige Erkrankung der Hirnrinde. Allg. Zeitschrift für Psychiatrie und Psychisch-Gerichtliche Medizin 64: 146-148.
156Ballenger J. F., 2000. « Beyond the Characteristic Plaques and Tangles: Mid-twentieth-century U.S. psychiatry and the fight against senility » dans Whitehouse P.J., Maurer K., Ballenger J.F. (dir.), Concepts of Alzheimer Disease, Biological, clinical, and cultural perspective. Baltimore, The Johns Hopkins University Press.
157Cohen L., 1998. No Aging in India, Alzheimer’s, the Bad Family, and Other Modern Things. Berkeley, University of California Press.
158Fox P., 1989. From Senility to Alzheimer’s Disease: The rise of the Alzheimer’s disease movement. Milbank Q 67(1) p. 58-102.
159Gaines, A. D. « Alzheimer’s Disease in the Context of Black (Southern) Culture » dans Health Matrix VI(4), p. 33-38.
160Gubrium J. F., 1986. Oldtimers and Alzheimer’s: The Descriptive Organization of Senility. Greenwich, Jai Press.
161Katzman R., Bick K. (dir.), 2000. Alzheimer Disease, The changing view. San Diego, Academic Press.
162Leibing A., 2007. « Divided Gazes: Alzheimer disease, the person within and death in life. In: Rethinking » dans Dementia : Culture, loss and the anthropology of senility, New York, Oxford University Press.
163Leibing A., Cohen L. (dir.), 2007. Rethinking Dementia: Culture, loss and the anthropology of senility. New York, Oxford University Press.
164Traphaga J. W., 2000. Taming Oblivion, Aging bodies and the fear of senility in Japan, New York, State University Press.
165Whitehouse P. J., Maurer K., Ballenger J. F. (dir.), 2000. Concepts of Alzheimer Disease, Biological, clinical, and cultural perspectives. Baltimore, The Johns Hopkins University Press.
166→ Cerveau, Vieillissement
ANDROGYNE
167Le terme vient du mot grec androgunos, de anêr, andros « homme » et gunê, « femme ». En botanique, il désigne depuis le XVIIIe siècle des plantes qui réunissent des fleurs mâles et femelles ; dans la langue médicale ou sexologique des XIXe et XXe siècles, il peut se référer au pseudohermaphrodisme masculin. Le terme a souvent été utilisé comme synonyme de « hermaphrodite », mais aujourd’hui il désigne moins un hermaphrodisme anatomique qu’une personne d’apparence corporelle ambiguë, ou dont le comportement social ou vestimentaire est généralement associé à l’autre sexe.
168Les mythes relatifs aux êtres androgynes, et surtout aux divinités androgynes qui disposent à la fois des capacités mâles et femelles et ont le pouvoir de la création autonome, existent dans de nombreuses cultures. L’idée que l’homme primitif était androgyne apparaît dans plusieurs religions. Dans le Banquet de Platon (vers 380 av. J.-C.), Aristophane raconte que l’humanité était faite, à ses origines, d’êtres doubles, sphériques, formant des couples mâle-mâle, mâle-femelle – les androgynes proprement dits – et femelle-femelle. Il s’agissait d’êtres d’une telle force et d’une telle vigueur, que les dieux décidèrent de les couper en deux. Aristophane explique donc l’amour et le désir sexuel comme la recherche de la moitié perdue.
169Pour la religion judéo-chrétienne, l’homme primordial avait été créé à la fois homme et femme ; les deux sexes tirent également leur origine d’une séparation, Ève étant formée à partir de la côte d’Adam.
170Dans l’histoire européenne postérieure à l’Antiquité, on peut discerner plusieurs périodes où l’idée de l’androgyne est particulièrement présente. Le néo-platonisme de la Renaissance ranime le mythe platonicien de l’androgyne. L’idée de l’Adam androgyne a été importante en alchimie et dans la Kabbale. Elle a connu une réception vive au début du XIXe siècle, surtout dans le romantisme allemand. En France, on retrouve l’androgyne considéré comme image de l’homme parfait, entre autres, chez les Saint-Simoniens, qui croyaient en une déité rassemblant des caractères maternels et paternels. Dans leur théorie politique, ils postulaient que l’homme et la femme forment ensemble l’individu social androgyne et ils reprenaient la conception du mariage comme réunion androgyne.
171Dans l’art et la littérature de la fin du siècle, l’androgyne était un idéal esthétique important. Auprès d’une culture homosexuelle naissante, il pouvait également devenir une figure utopique. La sexologie émancipationiste au tournant du siècle parle de l’homosexualité comme « troisième sexe », et Magnus Hirschfeld, dans sa théorie des degrés sexuels intermédiaires, adoptait le terme androgyne pour se référer non pas à un hermaphrodisme génital, mais aux aspects psychologiques de l’éloignement du type idéal féminin ou masculin, tout en considérant qu’il y a une causalité entre les deux. En psychanalyse, c’est Carl Gustav Jung, qui établit la théorie d’une androgynie psychique en supposant avec les instances de animus et anima une structure archétypique de l’inconscient collectif qui sert de compensation à l’identité sexuelle consciente. Cette idée a été adoptée par plusieurs artistes surréalistes pour soutenir la thèse que la personnalité créatrice doit être androgyne, une idée déjà avancée au XIXe siècle.
172Plus récemment, c’est surtout la culture populaire des années 1970 qui a témoigné d’un nouvel intérêt pour les jeux relatifs à l’identité sexuelle. Le travestisme, et le changement de sexe, font partie de la mise en scène de certaines vedettes anglo-américaines, mais sont aussi thématisés dans le domaine de l’art. C’est à la même époque que les sciences humaines redécouvraient le sujet. Des études féministes ont donné lieu à un débat opposant les défenseurs de la notion d’androgynie comme utopie d’égalité des sexes, de la libération des identités sexuées, et ceux pour qui l’androgyne n’est rien d’autre qu’un masque dissimulant le patriarcat. Par la suite, des études historiques et littéraires concentrées sur des époques particulières ont apporté des nuances dans la discussion. Elles considéraient que l’androgyne représente – surtout au cours d’époques bien spécifiques comme celle du romantisme – moins un modèle d’émancipation qu’un perfectionnement de l’homme, au détriment de la femme. Plus récemment, dans le cadre des gender et queer studies et des théories de la performativité, l’intérêt s’est plutôt déplacé vers les questions de travestisme, de transsexualité etc. Mais ces approches théoriques permettent aussi de voir les formations discursives, visuelles, et sociales de l’androgyne comme un instrument d’analyse du fonctionnement, des transformations et des contradictions de l’ordre des sexes.
173Menchthild Fend
Bibliographie
174Aurnhamme A., 1986. Androgynie : Studien zu einem Motiv in der europäischen Literatur, Köln/Weimar, Böhlau.
175Badinter E., 1986. L’un est l’autre, Paris, Odile Jacob.
176Bock U., Alfermann D., 1999. Androgynie. Vielfalt der Möglichkeiten = Querelles Jahrbuch der Frauenforschung, vol. 4. Stuttgart/Weimar, Metzler.
177Brisson L., 1997. Le sexe incertain : androgynie et hermaphrodisme dans l’Antiquité grécoromaine, Paris, Les Belles Lettres.
178Eliade M., 1962. Méphistopheles et l’androgyne, Paris, Gallimard.
179Fend M., 2003. Grenzen der Männlichkeit. Der Androgyn in der französischen Kunst und Kunsttheorie 1750-1830, Berlin, Reimer.
180Heilbrun C.G., 1973. Toward a Recognition of Androgyny. A search into myth and Literature to Trace Manifestations of Androgyny and to Assess their Implications for Today, London, Gollancz.
181Macleod C., 1998. Embodying Ambiguity. Androgyny and Aesthetics from Winckelmann to Keller, Detroit, Wayne State Univ. Press.
182Weil K., 1992. Androgyny and the Denial of Difference, Charlottesville/London, University Press of Virginia.
183→ Féminisme, Femme, Genre, Hermaphrodisme, Homosexualité, Queer, Transgenre, Transsexualisme, Travestissement
ANOREXIE
184L’anorexie est considérée comme le refus de maintenir un poids normal. Pour cela les personnes utilisent différentes techniques de contrôle du corps. La boulimie est caractérisée comme l’alternance de conduites de voracité et de conduites de restriction alimentaire (jeûne, vomissement, médicaments purgatifs, exercice physique, etc.).
185On peut considérer que la première approche médicale de l’anorexie fut celle du médecin anglais Richard Morton. Morton décrit deux cas de restriction volontaire de l’alimentation dans son ouvrage Phthisiologie: or a Treatise of Consumptions (1689). Morton n’utilisait pas encore le terme d’anorexie. La codification médicale de l’anorexie se produit au XIXe siècle à travers les travaux parallèles du médecin français Ernest Charles Lasègue et le médecin anglais William Withey Gull. Lasègue publie son travail « De l’anorexie hystérique » en 1873 dans les Archives Générales de Médecine. La même année, Gull lisait une communication lors d’une réunion de la Clinical Society. Le mot boulimie a été utilisé la première fois par Trevisa en 1398 (d’après le Oxford English Dictionary de 1983), avec la signification d’appétit immodéré. En 1903 P. Janet décrit divers cas de boulimie, mais il faut attendre 1979 pour avoir une description du syndrome, dans le travail du psychiatre anglais Gerald Russell. Dans l’histoire des approches cliniques de l’anorexie et de la boulimie, le livre de la psychiatre d’inspiration psychanalytique Hilde Bruch, Eating Disorders (1973), est considéré comme capital.
186Il est possible d’établir quatre types d’approches des troubles alimentaires dans les sciences humaines : une approche psychiatrique et psychologique, une approche historique, une approche philosophique et une approche sociologique.
187Les approches psychiatriques et psychologiques sont les plus dominantes en ce qui concerne les troubles alimentaires. Il y a deux pôles de recherche : un pôle qui poursuit dans la recherche fondamentale les racines biologiques de l’anorexie et de la boulimie, et un autre pôle qui considère l’anorexie et la boulimie comme des réponses individuelles aux influences des nouvelles exigences de réussite corporelle présentes dans notre civilisation. En ce dernier sens, on a parlé des troubles alimentaires comme d’une « maladie ethnique », en référence à des cadres pathologiques – d’après Georges Devereux – qui ne présentent que peu de différences avec la normalité socialement dominante (Gordon, 1990 ; Toro, 1996).
188Les approches historiques se sont divisées (grosso modo) en deux positions : ceux qui établissent une continuité entre les jeûneuses du Moyen Âge et l’anorexie actuelle (Bell, 1985), et ceux qui considèrent qu’on est confronté à des formes de construction d’une expérience de la déviance qui sont différentes et sans continuité (Bynum, 1987 ; Brumberg, 1988).
189Les approches philosophiques étudient l’anorexie et la boulimie comme des formes d’expérience fondamentales pour dégager des leçons sur les conditions globales de notre monde. Ainsi, Giddens (1995) considère l’anorexie comme symbole des nouvelles angoisses de notre monde libéré des traditions, certaines approches féministes la chantent comme métaphore de la résistance à la sexualisation des femmes, ou la critiquent comme l’effet du contrôle croissant du bio-pouvoir sur la vie des femmes (Turner, 1984 ; Malson, 1998).
190Les approches sociologiques tentent de penser les pratiques d’anorexie et boulimie à travers un recensement des pratiques d’autocontrôle, de l’étude du système que forment ces pratiques et d’une analyse des conditions sociales de possibilité de ces pratiques. Ainsi Darmon (2003) a étudié – avec la notion développée par l’Ecole de Chicago de « carrière déviante » – les phases de construction du parcours anorexique.
191Juan L. Moreno Pestaña
Bibliographie
192Bell R.M., 1985. Holy Anorexia, Chicago, University of Chicago Press.
193Bruch H., 1974. Eating Disorders: Obesity, Anorexia Nervosa and the Person Within, London, Routledge.
194Brumberg J. J., 1988. Fasting Girls. The History of Anorexia Nervosa, Cambridge, Harvard University Press.
195Bynum C. W., 1987. Holy Feast and Holy Fast. The Religious Significance of Food to Medieval Woman, Berkeley, University of California Press.
196Darmon M., 2003. Devenir anorexique. Une approche sociologique de l’anorexie, Paris, La Découverte.
197Giddens A., 1995. Modernity and Self-Identity: Self and Society in the Late Modern Age, Cambridge, Polity Press.
198Gordon R. A., 1990. Anorexia and Bulimia: Anatomy of a Social Epidemic, Oxford, Blackwell.
199Malson H., 1998. The Thin Woman. Feminism, Post-structuralism and the Social Psychology of Anorexia Nervosa, London and New York, Routledge.
200Toro J., 1996. El cuerpo como delito. Anorexia, bulimia, cultura y sociedad, Barcelona, Ariel.
201Turner B. S., 1984. The Body and Society. Explorations in Social Theory, London, Sage.
202Vandereycken W., Van Deth R., 1994. From Fasting Saints to Anorexic Girls: The History of Self-Starvation, London, The Athlone Press.
203→ Adolescent, Alimentation, Ascèse, Bio-pouvoir, Boulimie, Diététique, Femme
ARCHIVES
204Depuis une dizaine d’années, les archives longtemps pensées comme de froids matériaux, poussiéreux, austères, souvent rébarbatifs font l’objet d’une sacralisation inédite ; il n’est pas une exposition qui n’en présente sous de luxueuses vitrines, il n’est pas un musée qui ne les montre ; à ces objets de papiers on consacre des lieux, des publications et une imposante littérature. Dans le département des Bouches-du-Rhône, un archivo-bus sillonne les campagnes pour présenter certaines pièces significatives. Les archives sont devenues l’archive : un nouvel objet qui n’a plus pour vocation d’être la collection des pièces de l’histoire nationale, mais l’incarnation de cette histoire ; autrement dit, le corps de l’histoire. Symptomatique de ce phénomène est la croissance en matière éditoriale de publications qui n’ont de visée que de donner à lire l’archive : des matériaux bruts non médiés par le regard de l’historien.
205L’archive fait non seulement foi mais elle serait, de même qu’un fragment d’une poterie gallo-romaine, un morceau, un lambeau du passé qui en conserverait toute l’actualité et en livrerait toute la vérité. Cette croyance qui sans doute participe du présentisme (Hartog, 2003) a pour effet que ce corps de papier ne devrait plus être constitué seulement des archives des grands hommes et des institutions mais de celles de tous : ainsi, se multiplient les fonds d’archives privés qui compilent tout ce que l’institution archivistique rejetait : correspondances et journaux personnels… Ce souci d’archives fait aussi et d’abord une place croissante aux papiers des sans-grade, des victimes et des vaincus ; certaines municipalités ont ainsi nommé des adjoints à la mémoire qui veilleront sur ce corps de papier ; tout se passe donc comme si dans ce corps, tous les croyants devaient pouvoir se fondre tout en gardant leur identité. Qui plus est, plus l’archive serait porteuse d’émotions, plus elle serait précieuse. La lettre d’un résistant exécuté, les mots des enfouis deviennent des objets d’un culte inédit, semblable à celui rendu depuis un siècle aux brouillons d’écrivains. Ainsi, de même que le manuscrit du créateur est perçu comme un fragment de son corps, son empreinte – delà le développement du marché de l’autographe depuis cent cinquante ans –, celui de l’homme ordinaire serait un monument vivant, il ferait immédiatement mémoire.
206Cette réincarnation du passé dans les papiers jaunis de nos fonds d’archives s’accompagne d’un renouveau des pratiques amateurs de généalogie (Sagnes, 2003), et également d’un souci d’appropriation de l’histoire (Fabre et Bensa, 2002) ; l’archive joue ici un rôle central dans la visibilité des identités (archives des minorités des autochtonies…). Elle constitue le corps d’une communauté ; un corps que l’on ne cesse de vouloir faire croître, et ce, indépendamment du corps national. Au corps national, on préfère désormais un corps local, un corps à soi ; d’où le développement de dépôts d’archives régionaux et municipaux, familiaux et associatifs. Le souci d’archives ne peut ainsi être pensé sans ce désir de plus en plus grand de recherches des origines des individus.
207Ce mouvement de sacralisation des archives a été précédé d’un nouvel usage des archives par les historiens, interrogeant les matériaux archivistiques sous une double perspective où le corps occupe une place centrale. D’une part, les archives deviennent objet d’histoire, mais également matériaux pour une histoire du corps méconnu. On mesure ici l’écart que cette lecture des archives entretient avec le désir d’archive. Le corps de l’historien, et son rapport physique aux documents, étant un point de départ de la recherche, jamais sa fin. Ainsi, une série d’historiens ont entrepris notamment dans la lignée des travaux de Michel Foucault (Foucault, 1973, 1975, 1976 ; Farge et Foucault, 1982) de dresser l’histoire des corps disciplinés (Perrot, Carron, Farge), mais aussi des corps des déviants (Ripa, Renneville), Enfin, à partir des travaux sur l’histoire de la lecture (Chartier), toute une anthropologie de l’écriture et par conséquent des archives s’est développée (Fraenkel, Fabre, Artières, 2000). Elle vise à reconstituer les conditions de production des archives ; en cela, elle tente précisément de contrecarrer « l’illusion archivistique ». En effet, l’incarnation de l’histoire dans l’archive gomme la vocation première de cette immense machine à conserver que nos sociétés occidentales ont développée depuis deux siècles au moins et qui participait bien d’une entreprise de contrôle social, contrôle des individus par leur corps et les traces de celui-ci. Est emblématique de ce pouvoir de l’écriture la pratique du signalement dont une histoire serait à faire.
208Philippe Artières
Bibliographie
209Artières P., 1998. Clinique de l’écriture, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond.
210Carron J.-C., 1999. À l’école de la violence, Paris, Aubier.
211Chartier R., 1996. Culture écrite et société. L’ordre des livres (XIVe-XVIIIe siècle), Paris, Albin-Michel
212Fabre D., Bensa A., 2003. Une histoire à soi, Paris, MSH.
213Fraenkel B., 1993. La Signature, Paris, Gallimard.
214Foucault M., 1973. Moi, Pierre Rivière…, Paris, Gallimard/Julliard, coll. « Archives ».
215Foucault M., Farge A., 1982. Le désordre des familles, Paris, Gallimard.
216Renneville M., 2003. Crime et folie, Paris, Fayard.
217Ripa Y., 1986. La Ronde des folles, Paris, Aubier-Montaigne.
218→ Culture matérielle, Incarnation
ASCÈSE
219Performances dans un milieu social dominant ou alternatif avec l’intention d’inaugurer une nouvelle subjectivité, des relations sociales différentes et un univers symbolique alternatif.
220Geoffrey Harpham (1987) considère l’ascétisme comme un instrument fondamental dans la transformation culturelle et herméneutique. Il est « l’élément culturel dans la culture », qui permet la comparaison et la communication entre les cultures. N’importe quelle définition étroite de l’ascétisme, qui l’identifie à un ensemble de comportements restrictifs distincts de périodes historiques définies et de zones géographiques particulières, perd nécessairement la portée générale du phénomène comme opérateur de formation et de transformation culturelle (Kelsey, 1992). La plus grande partie des définitions se sert d’activités ascétiques déterminées pour définir le phénomène ascétique (Valantasis, 1995 ; Guibert, 1937), ce qui empêche de considérer ses aspects plus universels. L’autre élément commun aux différentes définitions est de comprendre l’ascèse dans le sens chrétien d’autorenoncement et d’auto-restriction. Les acceptations de l’ascèse peuvent toutefois être divisées entre celles qui essayent de la caractériser à partir d’un ou de plusieurs éléments de pratique ascétique et celles qui la comprennent de manière négative comme auto-renoncement (Ortega, 1997).
221L’universalité de l’ascétisme ne correspond pas à une expérience religieuse générale ni à une série de croyances ascétiques universelles, telles que la valorisation de l’esprit sur le corps, ou le refus et l’éloignement de la société qui seraient engagés dans l’activité ascétique (Valantasis, 1995). Bien que l’ascétisme se présente comme un phénomène universel, déjà que toutes les cultures auraient à leur disposition ce mécanisme privilégié de formation culturelle, la relation avec une culture déterminée peut prendre différentes formes. L’ascète peut défier la culture, s’y intégrer, la transcender, vivre en tension avec elle, ou la transformer. À partir de là, nous pouvons analyser l’ascétisme comme un phénomène général qui existe dans toutes les cultures (ce que Harpham appelle « l’impératif ascétique ») et qui pourtant est seulement compréhensible selon les formes, motifs, contextes et comportements spécifiques dans lesquels la conduite ascétique apparaît. Foucault s’approche de cette notion quand il définit les « pratiques de soi » comme les « schémas qu’il trouve dans sa culture et qui lui sont proposés, suggérés, imposés par sa culture, sa société et son groupe social » (Foucault, 1994, IV, 719). De manière générale toute conduite ascétique présente les caractéristiques suivantes :
222Premièrement, l’ascèse implique un processus de subjectivité. Elle constitue un déplacement d’un type de subjectivité vers un autre, qui est atteint au moyen de la pratique ascétique. L’ascète oscille entre une identité qui doit être refusée et une autre qui doit être atteinte. La subjectivité désirée représente pour l’ascète la véritable identité vers laquelle s’oriente le travail ascétique. À partir de la perspective de l’observateur, le sujet ascétique apparaît comme figuré et construit, provoquant des réactions positives ou négatives selon le degré d’affinité de l’observateur avec la pratique ascétique respective. La forme de subjectivité souhaitée varie selon le contexte historique des pratiques ascétiques, pouvant rencontrer les mêmes pratiques reliées à différentes fins, différents processus de subjectivité, que ce soit la constitution de soi comme sujet moral de l’Antiquité gréco-latine, l’auto-renoncement et la pureté du christianisme, l’intériorité chrétienne et bourgeoise, ou les bio-identités contemporaines dans lesquelles le corps possède l’auto-réflectivité qui correspondait autrefois à l’âme. Les formes de subjectivités visées par l’ascèse peuvent différer ou non des identités prescrites socialement, culturellement et politiquement. Tandis que dans les ascèses de l’Antiquité, le self souhaité par les pratiques de soi représentait souvent un défi aux modes d’existence prescrits, une forme de résistance culturelle, une volonté de démarcation, de singularité, d’altérité, nous rencontrons dans la plupart des pratiques contemporaines de l’ascèse, ou bio-ascèses, une volonté d’uniformité, d’adaptation à la norme et de constitution de modes d’existence conformistes et égoïstes, visant à la recherche de la santé et du corps parfait (Sfez, 1995).
223Deuxièmement, l’ascèse s’engage dans la délimitation et la restructuration des relations sociales, en développant un ensemble alternatif de liens sociaux et en construisant un univers symbolique alternatif. Le réarrangement des relations sociales engagé dans les pratiques ascétiques rentre généralement en conflit avec les arrangements sociaux dominants. Dans l’Antiquité, l’ascétisme n’était pas toujours subversif, il existait des situations dans lesquelles il servait à maintenir l’ordre social et à auto-affirmer une élite sociale, culturelle et politique. Ceci est le cas de l’ascétisme décrit dans l’œuvre du poète Virgile (Keith et Vaage, 1999). Dans les bio-ascèses modernes aussi, l’ensemble des rapports sociaux encouragés – formes de bio-sociabilité –, ne vise généralement pas la transformation du statu quo et des arrangements établis, mais le narcissisme conformiste et l’abandon du monde.
224Troisièmement, l’ascèse est un phénomène social et politique. L’ascétisme est une pratique sociale. Foucault a reconnu cette dimension socio-politique quand il a dit, se référant à la retraite des stoïciens, que « le souci de soi […] apparaît alors comme une intensification des relations sociales » (Foucault, 1984b, 69). Même les formes anachorétiques radicales visent toujours l’autre, une audience. Les ascètes jouent un rôle fondamental dans la définition de la société chrétienne. Malgré la représentation des ascètes et des ermites par des figures solitaires, la majorité dépendait d’un support communautaire et avait une fonction politique fondamentale en tant que médiateurs, arbitres, protecteurs et intercesseurs à une époque où les structures légales et gouvernementales étaient insatisfaisantes et inadéquates. Les ascètes rehaussaient la solidarité du groupe, en devenant accessibles aux valeurs et aux nécessités de la communauté (Clark, 1999 ; Brown, 1978, 1982 ; Rapp, 1999 ; Rousseau, 1999).
225Quatrièmement, l’ascèse est liée à la volonté. Il existe aussi bien dans les ascèses philosophiques classiques que dans les ascèses chrétiennes une forte accentuation de l’élément volitif. L’ascèse est l’ascèse de la volonté, l’exercice de la volonté (Lohse, 1969 ; Capelle, 1967). Face à l’ascétisme orphico-platonicien et néo-platonicien de caractère nettement mystico-religieux, l’ascétisme cynico-stoïcien insiste sur les éléments éthico-volitifs, l’ascèse de la volonté. C’est cet ascétisme qui est importé dans la tradition chrétienne (Foucault, 2001). La question de l’unité versus la division de la volonté était au cœur des débats théologiques. Au moyen de l’exercice ascétique, l’ascète retrouve l’unité de la volonté, c’est-à-dire réussit à retourner vers la situation paradisiaque de l’homme d’avant la chute ; l’ascèse est l’imitatio Christi corporel et spirituel (Drijvers, 1985 ; Horn, 1998 ; Brown, 1988).
226Finalement, les différentes écoles philosophiques de l’Antiquité et les pratiques ascétiques chrétiennes partagent une vision dualiste de l’ascèse : l’ascèse est toujours du corps et de l’âme ; l’ascèse corporelle vise, au fond, une ascèse de l’âme. Pour Diogène, l’ascèse corporelle doit accompagner l’ascèse de l’âme, « chacun des deux exercices est impuissant sans l’autre, la bonne santé et la force n’étant pas moins utiles que le reste, puisque ce qui concerne le corps concerne l’âme aussi » (apud Foucault, 1984a, 85). Lorsque les pratiques ascétiques se partagent en corporelles et spirituelles, comme chez Musonius Rufus, nous rencontrons même dans l’ascèse corporelle une dimension spirituelle. L’idée d’une ascèse exclusivement corporelle, les bio-ascèses contemporaines, est complètement étrangère à la pensée antique.
227Francisco Ortega
Bibliographie
228Brown P., 1978. The Making of Late Antiquity, Cambridge Mass, Harvard University Press.
229Brown P., 1982. « The Rise and Function of the Holy Man in Late Antiquity » dans Society and the Holy in Late Antiquity, Berkeley, University of California Press.
230Brown P., 1988. The Body and Society, New York, Columbia University Press.
231Capelle W., 1967. « Asceticism (Greek) », dans Hastings J. (éd.), Encyclopaedia of Religion and Ethics, vol. II, Edinburgh T. & T. Clark.
232Clark E., 1999. Reading renunciation: asceticism and Scripture in early Christianity, Princenton, Princenton University Press.
233Drijvers H., 1985. « Askese und Mönchtum im frühen Christentum » dans Schluchter W (éd.), Max Webers Sicht des antiken Christentums, Frankfürt, Suhrkamp.
234Foucault M., 1984a. L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard.
235Foucault M., 1984b. Le souci de soi, Paris, Gallimard.
236Foucault M., 1994. « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté » dans Dits et écrits, Paris, Gallimard.
237Foucault M., 2001. L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France 1981-1982 Paris, Seuil/Gallimard.
238Guibert J., 1937. « Ascèse, Ascétisme » dans Dictionnaire de spiritualité, Tome I, Paris.
239Harpham G., 1987. The Ascetic Imperative in Culture and Criticism, Chicago and London, University of Chicago Press.
240Horn C., 1998. Antike Lebenskunst: Glück und Moral von Sokrates bis zu den Neuplatonikern, München, Beck.
241Keith A., Vaage L., 1999. « Imperial Asceticism: Discipline of Domination » dans Vaage L., Wimbush V. (éds), Asceticism and the New Testament, New York, Routledge.
242Kelsey N., 1992. « The Body as Desert in The Life of St. Anthony » dans Semeia, 57: Discursive Formations, Ascetic Piety and the Interpretation of Early Christian Literature, Part 1.
243Lohse B., 1969. Askese und Mönchtum in der Antike und in der alten Kirche, München, R. Oldenbourg.
244Ortega F., 1997. Michel Foucault. Rekonstruktion der Freundschaft, München, Wilhelm Fink.
245Rapp C., 1999. « “For the next to God you are my salvation“: reflections on the rise of the holy man in late antiquity » dans Howard-Johnston J., Hayward P. (éds). The Cult of Saints in Late Antiquity and the Middle Ages. Essays on the Contribution of Peter Brown, Oxford, Oxford University Press.
246Rousseau P., 1999 « Ascetics as mediators and as teachers » dans Howard-Johnston J., Hayward P., (éds) The Cult of Saints in Late Antiquity and the Middle Ages. Essays on the Contribution of Peter Brown, Oxford, Oxford University Press.
247Sfez L., 1995. La santé parfaite – critique d’une nouvelle utopie, Paris, Seuil.
248Valantasis R., 1995. « Constructions of Power in Asceticism » dans Journal of the American Academy of Religion, LXIII, 4.
249→ Adolescent, Anorexie, Diététique, Image du corps, Puberté, Santé
AUTOMUTILATION
250L’automutilation peut être définie comme une atteinte portée à l’intégrité de son propre corps, pouvant dès lors compromettre sa vitalité et son bon fonctionnement, sans que pour autant elle ait été accomplie dans l’objectif de se donner la mort. Depuis le début du XXe siècle, elle fut associée, en psychiatrie, à une recherche d’autopunition (Blondel, 1906). Pour d’autres, elle est une sorte de « suicide focalisé » permettant de sauvegarder l’essentiel (Menninger, 1938), ou une manière de se purifier (notamment après avoir subi des abus physiques, sexuels ou psychologiques) afin de lutter contre une dissolution de soi en réaffirmant la propriété de son corps (Favazza, 1987 ; Hewitt, 1997). Même si elle survient plus particulièrement à l’adolescence, elle n’y est pas circonscrite. Elle consiste entre autres à se taillader des parties du corps, avaler des objets, se brûler, s’aveugler, interférer ou contrarier délibérément la cicatrisation d’une blessure, se donner des coups, se briser les os, se ronger les ongles, se gratter jusqu’à mettre sa peau à vif, ou encore à s’arracher les cheveux.
251Elle fonctionne à la fois comme un exutoire et une rappropriation de soi, de son histoire et de son corps. Elle soulage temporairement une souffrance psychique et physique (Le Breton, 2003), consécutive à un mal être, des violences ou des abus, un état de manque, la perte d’un proche, des troubles alimentaires (comme la boulimie ou l’anorexie) ou l’expérience carcérale (Gonin, 1991 ; Bourgoin et Girard, 2000), etc. Si l’automutilation est plus une forme d’auto-protection qu’une tentative suicidaire (Herman, 1992), elle constitue une manière de préserver un rapport individualisé aux corps. Ces « marquages » peuvent être l’occasion de se présenter comme un rescapé (Fernandez, 2003) affirmant ainsi une identité personnelle marquée par une forte résistance physique aux agressions et capable d’appréhender l’avenir avec de nouvelles ressources.
252Fabrice Fernandez
Bibliographie
253Blondel C., 1906. Les automutilateurs, Paris, Bourgoin.
254Bourgoin N., Girard C., 2000. « Les automutilations et les grèves de la faim en prison » dans Revue de science criminelle, no 3, juillet-septembre, p. 257-266.
255Favazza A.R., Favazza B., 1987. Bodies under siege. Self-mutilation in culture and psychiatry, The John Hopkins University Press.
256Fernandez F., 2003. « Du corps objet au corps mémoire : les pratiques d’automutilation en prison et leurs mises en récits » dans Revue Face à Face. Regard sur la santé, no 5.
257Gonin D., 1991. La santé incarcérée, Paris, l’Archipel.
258Herman J., 1992. Trauma and Recovery. New York, New York BasicBooks.
259Hewitt K., 1997. Mutilating the body. Identity in blood and ink. Bowling Green, Bowling Green State University Popular Press.
260Le Breton D., 2003. La peau et la trace. Sur les blessures de soi, Paris, Métailié.
261Menninger K., 1938. Man against himself, New York, A Harward Book.
262→ Adolescent, Anorexie, Boulimie, Excision, Marque, Piercing, Scarification, Suicide, Tatouage
AUTOPSIE
263L’autopsie consiste en l’examen méthodique externe et interne d’un cadavre et en la description de celui-ci.
264On différencie deux sortes d’autopsies. D’une part, en dehors de toute procédure judiciaire, l’autopsie médicale dont le but est d’expliquer la cause d’une mort naturelle. Son cadre juridique a été précisé par les lois de bioéthique de 1994 modifiées en 2004 : nécessité de consultation du registre national automatisé des refus de prélèvements d’organes sur une personne décédée ; témoignage des proches concernant les volontés du défunt ; constat de la mort spécifique, du fait notamment de la fréquence des patients décédés en service de réanimation sous assistance cardiorespiratoire, obligation médicale de s’assurer de la restauration décente du corps après prélèvement.
265D’autre part l’autopsie médico-légale, réalisée à la demande de la justice suite à une enquête motivée le plus souvent par un obstacle médico-légal indiqué sur le certificat de décès par le médecin ayant constaté la mort. Aucun texte du droit français ne précise dans quelles circonstances une autopsie médico-légale doit être réalisée. Sa réalisation est donc la prérogative de l’autorité judiciaire qui peut se référer aux préconisations de l’Union européenne [Recommandation no R (99) 3] concernant l’harmonisation des règles en matière d’autopsie médico-légale. Cette recommandation stipule que les autopsies devraient être réalisées dans tous les cas de mort non naturelle évidente ou suspectée, quel que soit le délai entre l’évènement responsable de la mort et la mort elle-même, en particulier dans les cas suivants : homicide ou suspicion d’homicide ; mort subite inattendue, y compris la mort subite du nourrisson, violation des droits de l’homme, telle que suspicion de torture ou de tout autre forme de mauvais traitement ; suicide ou suspicion de suicide ; suspicion de faute médicale ; accident de travail, de transport ou domestique ; maladie professionnelle ; catastrophe naturelle ou technologique ; décès en détention ou associé à des actions de police ou militaires ; corps non identifié ou restes squelettiques.
266L’autopsie médico-légale doit suivre une méthodologie rigoureuse en respectant trois grands principes (Lecomte, 1990) : l’autopsie doit être réalisée dès que possible après la mort, afin d’éviter le phénomène d’autolyse qui altère progressivement les organes et rend problématique certains examens complémentaires notamment anatomopathologique ou toxicologique ; l’autopsie doit toujours être complète et systématique, chacun des organes étant examiné d’abord dans son environnement anatomique puis isolément ; l’autopsie est un acte unique qui ne se recommence pas, si ce n’est dans de mauvaises conditions.
267Avant de débuter l’autopsie, le médecin légiste doit recueillir l’ensemble des données concernant la découverte du cadavre et les indices relevés sur les lieux par l’équipe d’enquête. Il aura d’ailleurs pu participer à cette « levée de corps » médico-légale qui apporte des renseignements irremplaçables (Durigon, 2007) : examen du corps avant manipulation et déshabillage, recherche de rigidités et de lividités cadavériques, prises de température du corps et du milieu ambiant. Une notion fondamentale demandée au médecin légiste est d’estimer le moment du décès. Cette clef de voûte de l’enquête judiciaire trouve sa réponse dans l’analyse du refroidissement corporel (de façon schématique, il est de l’ordre de 1 ˚C par heure jusqu’à ce que la température interne s’équilibre avec la température externe ; cette baisse progressive théorique peut être plus rapide si le corps est découvert dans un environnement froid, ventilé et qu’il est nu que s’il est découvert dans un milieu surchauffé ou ensoleillé ou qu’il porte des vêtements épais), de la rigidité cadavérique (contraction de tous les muscles du corps, liée à la perte auto-lytique des enzymes musculaires, débutant vers la deuxième heure après le décès au niveau des mâchoires et suivant une progression descendante selon une chronologie particulière) et des lividités cadavériques (coloration rosée du corps dans ses parties déclives liée à la décantation du sang dans les vaisseaux par un simple phénomène de pesanteur).
268Les buts de l’autopsie médico-légale sont stéréotypés. Il faut identifier le cadavre ; estimer le moment de la mort ; rechercher des causes médicales de décès et d’un éventuel état pathologique préexistant ; préciser la ou les causes d’une mort violente et notamment les arguments en faveur d’un homicide, d’un suicide ou d’un accident en précisant l’origine, le mécanisme et la chronologie d’éventuels signes de violence associés ; rechercher toutes traces, taches ou dépôts utiles à l’enquête ; assurer les prélèvements nécessaires pour d’éventuels examens complémentaires à visée anatomopathologique, toxicologique ou génétique.
269L’examen externe du cadavre doit être systématique et complet (Durigon, 2004). L’âge, le sexe, la corpulence, la taille, le poids, l’état nutritionnel, la couleur de la peau et les signes particuliers (tels que les cicatrices, tatouages, amputations) seront notés. En raison de leur importance en matière criminelle, certaines zones du cadavre nécessitent un examen particulièrement attentif.
270La quête des stigmates de violence se fera au niveau du cou, du cuir chevelu, des organes génitaux externes, des orifices (bouche, nez, oreilles, yeux, anus), des mains et des ongles.
271Il faut également pratiquer de profondes incisions de la peau et des muscles sousjacents, appelées crevés au niveau des zones de défense et de préhension du tronc et des membres. Ces incisions, suturées lors de la restauration du corps après l’autopsie, sont indispensables, pour pouvoir mettre en évidence une infiltration hématique sous-cutanée ou musculaire évocatrice de violence.
272L’examen interne, intéressant les trois cavités du corps que sont la boîte crânienne, le thorax et l’abdomen, est tout aussi systématique. Cet examen des viscères doit tenter de déterminer la cause du décès, apporter des informations spécifiques dans les morts violentes (trajet lésionnel, distance de tir, extraction de projectiles) et réaliser des prélèvements biologiques.
273Ces derniers ont pour but, soit de confirmer la réalité des lésions constatées, soit de mettre en évidence ce que l’on ne peut pas déceler à l’œil nu. C’est le cas des analyses toxicologiques (recherche de toxiques dans le sang, les milieux liquides et des fragments de viscères), des examens anatomo-pathologiques (examen tissulaire et cellulaire à l’échelon microscopique) et des analyses génétiques.
274Suite à une autopsie médico-légale, le médecin légiste doit s’assurer de la restitution du corps dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité (Hœrni, 2000).
275Enfin, la découverte de squelette (Malicier, 2003) nécessite souvent de faire appel aux connaissances de l’anthropologie biologique notamment pour estimer l’âge, le sexe ou la taille.
276Georges Léonetti
Bibliographie
277Loi no 2004-800 du 6 août 2004 relative à la bioéthique, Journal Officiel no 182 du 7 août 2004, p. 14 040.
278Recommandation No R(99)3 du Comité des ministres aux états membres relative à l’harmonisation des règles en matière d’autopsie médico-légale (adoptée par le Comité des ministres le 2 février 1999, lors de la 658e réunion des Délégués des ministres).
279Durigon M., 2004. Pratique médico-légale, Paris, Masson.
280Durigon M, 2007. Pathologie médico-légale, Paris, Masson.
281Hœrni B., 2000. Éthique et déontologie médicale, Paris, Masson.
282Lecomte D., Nicolas G., 1990. Guide pratique de thanatologie médico-légale à l’usage des professions judiciaires, Paris, Le Léopard d’Or.
283Malicier D., 2003. L’identification en médecine légale, aspects actuels, Paris, Eska.
284→ Bioéthique, Cadavre, Charnier, Thanatopraxie
AUTO-SANTÉ
285L’auto-santé est une technique ancienne de médecine de soi-même par laquelle l’individu veut devenir sujet de son évaluation, de sa médication et de sa guérison. Refusant de s’en remettre au diagnostic exogène et à une décision partagée, le sujet relève sur son propre vécu corporel les signes des déséquilibres et dysfonctionnements. La transformation du rapport du sujet à son corps a été produite par la libre disposition de soi et par l’incorporation de techniques nouvelles : le corps n’est plus un obstacle à la guérison, il participe activement au diagnostic, au protocole thérapeutique et à la résilience psycho-physiologique.
286L’auto-santé favorise l’autonomie du malade qui doit désormais être pleinement informé et consentant ; mais elle développe aussi la recherche de solutions alternatives (multiples consultations de spécialistes, les médecines alternatives, la définition d’un parcours de santé individué).
287Mieux être se décline par un eugénisme négatif, une auto-santé et une hybridation du corps naturel avec les biotechnologies. L’eugénisme négatif, à l’inverse du positif, repose sur une décision individuelle dans les cabinets médicaux en plaçant le sujet devant la responsabilité de son corps (avortement, tests de dépistage) : l’élimination thérapeutique ou de confort des embryons susceptibles de porter ou de développer une anomalie génétique laisse transparaître un corps idéal et normal comme standard social. L’auto-évaluation de ses propres produits corporels, s’il responsabilise le sujet, lui fait accomplir le travail de sélection sociale : les normes explicites du corps fonctionnel alimentent la croyance au mieux être en éliminant le handicap.
288Le concept d’auto-santé se réfère à celui d’auto-soins (Selfcare) qui signifie les actions par lesquelles une personne prend des décisions et pose des gestes concrets pour prévenir la maladie ou faire face à ses problèmes de santé, en vue d’améliorer son état. L’individu possède en lui les capacités d’agir, non seulement sur lui-même, mais aussi sur son environnement et cela, afin d’améliorer son état de santé et sa qualité de vie.
289Une démarche d’auto-santé s’entreprend tout d’abord par une meilleure connaissance de soi-même. Par ce regard posé sur soi, la personne est plus encline à comprendre les liens existant entre son état de santé et ses conditions de vie. En prenant ainsi conscience de sa réalité, en reconnaissant son expérience et ses compétences et en expérimentant par la suite de nouvelles façons de faire, l’individu est à même de développer sa capacité de décision au niveau de sa santé et par conséquent, son autonomie.
290Le soi corporel est devenu un moyen de se séparer de l’argument postmoderne de la crise de l’individualité, selon lequel l’hédonisme aurait conduit à un individualisme excessif ; la crise identitaire est souvent interprétée comme une création narcissique d’un moi à la recherche d’une image idéale dans un corps parfait. Le manque ressenti d’une identité correspondant à l’ordre de ses désirs précipite le sujet dans une amélioration indéfinie des conditions matérielles de son existence corporelle. La prospective de l’individu est une construction personnelle d’un autodésign esthétique : par exemple le tatouage, le piercing et les implants participent de cette personnalisation de l’image du corps afin de la faire correspondre à l’idéal mental et culturel. Cet auto-design participe bien d’un mouvement de résilience par lequel le moi s’auto-répare en inscrivant dans la peau et à la surface de son corps autant de signes d’identité qui sont des significations.
291Prendre soin de soi, c’est découvrir un soi en soi-même, dans sa chair de son corps sans que l’existence quotidienne, constituée de routines et d’habitudes, n’ait pu le révéler de manière sensorielle. Le toucher peut faire croire, comme l’affirment ces thérapies corporelles, qu’un archi-soi préexiste, un soi archaïque qui résiderait dans la chair et qu’il suffirait de retrouver pour mieux être : « quelque chose d’aimable, de naturel, de vivant, de sensuel qui nous ramène au cœur du corps, dans une écoute et un dialogue » affirme la philosophe Paule Salomon qui développe un art d’être sur la sagesse du corps vivant. Être soi-même son propre médecin passerait par le contrôle de l’alimentation végétarienne, l’auto-massage. L’intelligence du corps aurait un pouvoir de guérison en équilibrant le mouvement et la posture, en travaillant avec l’énergie du corps et en pratiquant des techniques issues de la nature.
292La tentation du corps médecin, face au stress et à son action sur l’immunité du soi, est de réveiller les mécanismes d’une autoguérison. La physiologie du stress par l’interrelation des systèmes, et notamment celui du système immunitaire, a un rôle sur les facteurs de dérégulation, comme l’alcool, les traumatismes psychiques produisant les maladies infectieuses jusqu’à l’hypertension artérielle, en passant par le diabète, les maladies dépressives, les maladies dermatologiques. L’approche ostéopathique s’appuie elle aussi sur cette hypothèse d’une mémoire du corps car notre corps détiendrait tout notre patrimoine héréditaire et imprimerait tout notre vécu.
293Selon le philosophe Richard Shusterman, la différence entre soma-esthétique représentationelle (par laquelle le moi se confond dans ses images) et soma-esthétique experientielle (yoga, Fedenkrais, Alexander…) définit positivement la quête du mieux-être. Vivre les sensations de son corps, faire l’expérience du plaisir et de la douleur et être conscient de son corps sont des mutations vécues aujourd’hui par le sujet contemporain : les relaxations, les massages, les sexualités, les pratiques douces redéfinissent une conscience de soi à travers des pratiques qui modifient le vécu. Nous rendre plus sensibles exige des techniques et des exercices de conscience corporelle : ne plus renoncer à son corps ce n’est plus seulement courir après sa ligne, lutter contre l’obésité et s’entretenir.
294Bernard Andrieu
Bibliographie
295Alexander G.M., 1932. The use of the self, Orion Book.
296Andrieu B., 1999. Médecin de son corps, Paris, PUF.
297Feldenkrais M., 1967. La conscience du corps, Paris, Marabout.
298Mongeau, S., 1994. Moi, ma santé. De la dépendance à l’autonomie, Montréal, Les Éditions Ecosociété.
299Shapiro S., 1996. L’intelligence du corps, J’ai Lu, coll. « Bien-être ».
300Salomon P., 1983. Corps vivant, Paris, Albin Michel.
301Servan-Schreiber D., 2007. Anticancer, Paris, Robert Laffont.
302Selver C., Brooks C.V.W., 2007. Reclaiming vitality and Presence. Sensory awareness as a Practice for Life, North Atlantic Book.
303Shapiro D., 1996. L’intelligence du corps, J’ai Lu, coll. « Bien-être ».
304Shusterman R., 2007. Conscience du corps, Pour une soma-esthétique, Paris, éd. de l’Éclat.
305Weil A., 1995. Le corps médecin, J’ai Lu.
306→ Hôpital, Image du corps, Maladie, Santé, Soin
AVORTEMENT
307L’avortement interrompt une grossesse. L’expulsion spontanée et accidentelle d’un œuf nourrit peu les débats. Provoquée, elle gêne aussitôt, car son caractère artificiel révèle plus nettement les entrelacements des registres corporels, moraux et sociaux. L’avortement renvoie aux rapports intergénérationnels, à la relation mère-fille notamment (Fellous, 1988). Il croise aussi la question des rapports sociaux de sexes (Ferrand, 2001), la maîtrise féminine du corps posant de manière inédite la question de l’accès des hommes à la paternité. L’histoire de l’avortement est pour partie celle de sa répression (Le Naour et Valenti, 2003), plus récemment celle de sa libéralisation et du coup, celle de sa statistique – environ 200000 IVG par an en France (Vilain, 2004). La mesure du phénomène questionne la méthodologie mobilisée pour recenser les déclarations d’IVG (Moreau, Bajos et Bouyer, 2004), mais minimise la question du corps. Du corps ou des corps d’ailleurs ? En 1852, le débat français sur l’avortement thérapeutique tranche : quand la vie maternelle est en danger, le corps de la mère doit primer sur l’âme dévaluée d’un enfant non viable (Le Naour et Valenti, 2003).
308À l’avortement provoqué correspond aussi un avortement vécu, bel exemple de « violences externes exercées par les femmes sur leur propre corps » (Shorter, 1984, p. 170). Une enquête sur archives judiciaires (1870-1940) présente les pratiques abortives avouées devant les juges (coups de poing, sonde, crochet…) (Sohn, 1996). On sait aussi les curetages à vif exécutés par des médecins sur les femmes pour les soigner certes, pour les punir aussi (Thébaud, 1991). L’avortement se meut en punition corporelle, expiation d’un moment de plaisir. À la fin du XIXe siècle a lieu une première révolution de l’avortement (Shorter, 1984) : d’acte désespéré impliquant des domestiques célibataires, des bonnes notamment (Martin Fugier, 1979), mais aussi des femmes mariées déjà mères, il devient un moyen de limitation des naissances. Au même moment, le glissement se lit dans la représentation du corps de la jeune fille : désormais, « il s’agit moins de ressembler au corps maternel que d’imposer l’image d’un corps jeune, pubère mais prénatal » (Caron, 2001, p. 187). Dans les années 1970, le combat pour l’avortement s’inscrira dans une revendication plus générale : pour la femme, il s’agira de disposer librement de son corps (Zancarini-Fournel, 2004). La loi Veil marque l’aboutissement d’un processus engagé dès la Belle Époque, quand anarchistes et libertaires revendiquaient la maternité consciente, soucieuse de la santé de la mère, mais également de ses contraintes économiques, du viol qu’elle a pu subir et même de son refus de l’enfant. En 2004, la tentation récurrente de refouler la question de l’avortement révèle combien ce dernier dévoile des « tensions qui habitent l’engendrement dans ses formes proprement humaines » (Boltanski, 2004, p. 329).
309Catherine Pugeault-Cicchelli
Bibliographie
310Boltanski L., 2004. La condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Paris, Gallimard.
311Caron J.-C., 2001. « Jeune fille, jeune corps : objet et catégorie (France, XIXe-XXe siècles) » dans bruit-zaidman L., houbre G., klapish-zuber C., schmitt pantel P., Le corps des jeunes filles de l’Antiquité à nos jours, Paris, Perrin, p. 167-188.
312Fellous. M., 1998. De l’état de fille à l’état de mère. Journal de travail, Paris, Méridiens Klinksieck.
313Ferrand M., 2001. « Du droit des pères aux pouvoirs des mères » dans Masculin-féminin. Questions pour les sciences de l’homme, Paris, PUF, p. 187-209.
314Le naour J.-Y., valenti C., 2003. Histoire de l’avortement. XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil.
315Martin fugier A., 1979. La place des bonnes. La domesticité féminine à Paris en 1900, Paris, Grasset et Fasquelle.
316Moreau C., bajos N., bouyer J., 2004. « De la confusion de langage à l’oubli : la déclaration des IVG dans les enquêtes quantitatives en population générale » dans Population, no 3-4, 2004.
317Shorter E., 1984. Le corps des femmes, Paris, Seuil.
318Sohn A.-M., 1996. Chrysalides : femmes (XIXe-XXe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne.
319Thébaud F., 1991. « La peur au ventre » dans Amour et sexualité en Occident, L’histoire, Paris, Seuil, p. 225-297.
320Vilain A., 2004. « Les interruptions volontaires de grossesse en 2002 » dans Études et Résultats, no 348.
321Zancarini-fournel M., 2004. « Notre corps, nous-mêmes » dans gubin E., jacques C., studer B., thébaud F., zancarini-fournel M., Le siècle des féminismes, Paris, Les Éditions de l’Atelier, p. 209-220.
322→ Contraception, Enfant, Féminisme, Femme, Fœtus, Grossesse, Jeune fille, Viol
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