Chapitre 5. Des modèles de conception pour la modélisation des processus d’innovation
p. 109-128
Texte intégral
1Le concept de modèle est susceptible de multiples interprétations, brièvement rappelées dans l’introduction du chapitre 4. Comme au chapitre précédent, on fait ici le choix de s’intéresser au concept de « représentation pour l’action ». L’objectif de ce chapitre est donc, en fonction des développements précédents, de proposer des modèles de représentation des processus d’innovation, c’est-à-dire des modèles qui guident et organisent l’action des agents impliqués dans la réalisation ou la compréhension de ces processus. Le pluriel est utilisé à dessein, car, d’une part, il est impossible de rendre compte à partir d’un seul modèle de la diversité des caractéristiques des processus d’innovation, et, d’autre part, selon les contextes historique, culturel, économique, politique, c’est tel ou tel modèle qui sera privilégié et mobilisé par les acteurs de l’innovation pour orienter leurs actions.
2Le premier modèle d’innovation / conception présenté est celui de Roozenburg et Eekels. Il propose de comprendre le processus d’innovation comme le principal processus productif de l’entreprise et permet de mettre en avant le premier et le troisième axiome de l’innovation : pas d’innovation sans sanction par le marché et pas d’innovation sans entreprise.
3Le deuxième modèle, plus macroscopique, est le modèle proposé par Kline et Rosenberg. Ayant élaboré ce modèle à partir d’études historiques de plusieurs innovations, ces auteurs constatent que « le processus central d’innovation n’est pas la science mais la conception » (cf. introduction). Ce deuxième modèle est donc construit autour du deuxième axiome de l’innovation : pas d’innovation sans conception.
4Mais avant de présenter ces deux modèles des processus d’innovation / conception, il nous faut rappeler que le modèle dominant d’innovation, celui qui oriente encore de nombreuses politiques scientifiques et technologiques, est le modèle hiérarchique et linéaire de l’innovation. Enfin, en vue de proposer une alternative au concept de R-D (recherche-développement), qui suggère une représentation de l’innovation comme un processus linéaire et hiérarchique, sera défini le concept de R-D-E (recherche-developpement-engineering). Ce concept de R-D-E permet de rapprocher et de mieux intégrer le processus d’innovation et le processus de développement de produit.
I. Le modèle hiérarchique et linéaire de l’innovation
« Science push » versus « Demand pull »
5Au sein des théories économiques de l’innovation, deux modèles d’innovation ont souvent été opposés : le modèle de science push (innovation poussée par la science) et celui de demand pull (innovation tirée par la demande). Schumpeter fut souvent associé au premier, tandis que Schmookler fut un fervent défenseur du second. Ces deux modèles ne font que reprendre deux catégories bien connues en économie : l’offre et la demande.
6Il nous faut noter que le débat sur le science push et le demand pull était sous-tendu par une autre controverse, celle de savoir si le progrès technique était endogène ou exogène à la sphère économique. Pour les tenants du science push, la création de nouvelles connaissances scientifiques relevant d’une logique propre aux découvertes scientifiques au sein desquelles l’intuition des chercheurs et le hasard jouent un rôle essentiel, le progrès technique ne pouvait qu’être exogène. Par contre, pour les défenseurs du demand pull, « la croyance que l’invention ou la production de technologie est une activité non économique est fausse. […] La production d’inventions et de beaucoup d’autres connaissances technologiques est dans la plupart des cas autant une activité économique que la production de pains » [Schmookler, 1966]. À partir d’études historiques et statistiques sur les brevets, Schmookler a montré que les espérances de gain relatives aux marchés futurs pour les biens d’équipement constituent l’incitation la plus déterminante à l’invention.
7Actuellement, beaucoup d’auteurs reconnaissent qu’il est nécessaire de prendre en compte l’offre et la demande pour comprendre le processus d’innovation [Mowery et Rosenberg, 1979] et certains préconisent des modèles qui intègrent ces deux points de vue [Rothwell, 1983]. Néanmoins, le modèle du science push, encore appelé « modèle d’innovation hiérarchique et linéaire », reste encore, depuis la Seconde Guerre mondiale, le modèle dominant dans la littérature économique ou non économique et dans la définition de nombreuses politiques technologiques.
8Dans le modèle d’innovation hiérarchique et linéaire (science push), l’innovation est amorcée par les activités de recherche. La recherche fondamentale induit la recherche appliquée ou le développement d’inventions qui débouchent sur de nouvelles productions et la mise sur le marché de nouveaux produits. Ce modèle est aussi dénommé le modèle de l’échelle : le processus d’innovation progresse d’étape en étape (step by step) vers des solutions de plus en plus pratiques [Gomory, 1989]. Ce modèle permet de mieux comprendre pourquoi l’invention a souvent été identifiée avec le processus de découverte scientifique (cf. chapitre 1).
9Certains exemples historiques d’innovations tels que le développement du Nylon par la société Dupont, dans une moindre mesure la création du transistor dans les laboratoires de la Bell Company, et surtout le projet Manhattan durant la Deuxième Guerre mondiale, sont la plupart du temps les exemples cités pour illustrer la pertinence du modèle d’innovation hiérarchique et linéaire.
10Pour Kline et Rosenberg [1986], ce modèle ne permet pas de rendre compte de la diversité des processus d’innovation et des nombreux feed-backs qui structurent ces processus. Pour ces auteurs, ce modèle correspondrait à des tentatives d’imposer « une sorte d’ordre conceptuel » du processus d’innovation afin de pouvoir bâtir des politiques scientifiques et technologiques sur des bases solides et non réfutables. Ces tentatives seraient notamment impulsées par des scientifiques ou par des personnes qui parleraient au nom de la communauté scientifique.
Le modèle d’innovation hiérarchique amorcée par la recherche scientifique a une longue histoire
11Dans son travail intitulé « American Ideologies of Science and Engineering », l’historien américains des techniques E. Layton [1976] souligne que, lorsqu’on examine les idéologies qui ont structuré le développement des sciences et du métier d’ingénieur au XIXe et au XXe siècle en Amérique, « on trouve non pas une mais trois conceptions différentes de la science et de la technique et, par conséquent, de leurs interactions. Ces idéologies sont respectivement liées à la science fondamentale, aux sciences de l’ingénieur, et à la conception (design) ». Layton souligne que c’est l’idéologie scientiste qui a exercé la plus grande influence ; « elle est devenue un fait établi et s’est intégrée à la sagesse conventionnelle comme au savoir érudit de notre époque ». L’auteur illustre son propos par la citation du rapport « Science, The Endless Frontier », rédigé en 1945 par Vannevar Bush pour le président des États-Unis : « Aujourd’hui plus que jamais, c’est la recherche fondamentale qui impose son rythme au progrès technologique. Au XIXe siècle, les Américains, grâce à leur habilité mécanique qui s’appuyait largement sur les découvertes fondamentales des savants européens, réussirent à faire progresser fortement les arts et les techniques. Maintenant, la situation est différente. Une nation qui dépend des autres pour ses connaissances scientifiques fondamentales sera retardée dans son progrès industriel et affaiblie par rapport à la concurrence, quelle que soit son habileté mécanique. » La profession de foi selon laquelle tout progrès des techniques dépend de progrès antérieurs dans la science fondamentale constitue, selon E. Layton, le thème essentiel de l’idéologie scientiste. « C’est manifestement elle qui est à l’origine de notre théorie actuelle des relations entre la science et la technique. »
12La Première et surtout la Deuxième Guerre mondiale, puis la guerre froide, ont joué un rôle important dans la position dominante qu’a acquise l’idéologie scientiste aux États-Unis et en Europe.
Les effets pervers du projet Manhattan
13Après la Seconde Guerre mondiale, les entreprises américaines, souhaitant imiter les expériences des grands projets scientifiques et technologiques qui permirent la mise au point de la bombe atomique, du radar, du caoutchouc synthétique, essayèrent de systématiser la production de nouveaux produits en créant de grands laboratoires de recherche. À l’image des grands laboratoires créés durant la guerre à Los Alamos ou à Oakj Ridge, ces entreprises bâtirent de nouveaux centres de recherche loin des états-majors des entreprises, que certains dénommèrent labs in the woods (« laboratoire dans les bois »).
14À la fin des années 1950, il devenait de plus en plus évident que ce modèle était inadapté ; cette impression fut confirmée par l’article bien connu que Ted Levitt publia dans la Harvard Business Review, sous le titre bien évocateur de « Marketing Myopia » et dans lequel il écrivait : « We ’ve forgotten about the needs of our customers. We need to get back in touch with them. » À la suite à ce type de réflexion, les localisations et les relations des laboratoires de recherche avec les départements marketing et production furent modifiées.
15Les initiateurs des labs in the woods, comme de nombreux autres décideurs économiques, fascinés par l’irruption et l’implication des scientifiques dans les processus d’innovation, avaient oublié que sur les cent vingt mille personnes mobilisées pour le projet Manhattan, les scientifiques ne constituaient qu’une infime partie des personnels affectés à ce projet, et que les laboratoires de recherche n’occupaient qu’une très faible surface, comparée à celles qui furent utilisées pour construire les piles atomiques et, surtout, pour édifier la première usine de séparation isotopique d’uranium par diffusion gazeuse. Elle fut pendant longtemps la plus grande installation industrielle du monde : elle s’étendait sur 60 hectares et utilisait 7 000 compresseurs [Perrin, 1988].
Traces ou la réaffirmation du rôle primordial des scientifiques dans les processus d’innovation
16Aux États-Unis, les débats qui surgirent durant les années 1960 autour des problèmes d’évaluation des dépenses de recherche militaire (les études HINSIGT et TRACES) permirent aux scientifiques d’imposer le modèle hiérarchique d’innovation. L’ampleur du débat et surtout ses conséquences ont eu des répercussions dans l’ensemble des pays industrialisés.
17Dans les années 1960, aux États-Unis, le secrétaire d’État à la Défense, Robert Mac Namara, décida de lancer une étude intitulée « Hinsight Project » pour tenter d’évaluer les effets des investissements importants en recherche militaire engagés par la guerre froide Est-Ouest. Les deux directeurs de « Hinsight » présentèrent, dans la revue américaine Science, les objectifs de cette étude : « mesurer les retombées pour la Défense de ses investissements dans la science et la technologie » et « voir s’il y a des méthodes de management de projet qui conduisent plus souvent que d’autres à des résultats » [Sherwin, 1967] ; par rapport à ce deuxième objectif, l’étude devait aussi déterminer les contributions relatives des investissements en recherche militaire au secteur de la défense et au secteur civil.
18À partir d’une analyse coût/bénéfice, l’étude arriva à la conclusion que « les 10 milliards de dollars dépensés par le département de la Défense, durant la période 1946-1962, avaient été remboursés plusieurs fois ». Mais ce fut le second objectif qui souleva le plus de problèmes. Dans les 20 systèmes d’arme analysés, 710 research events (nouvelles idées scientifiques ou nouvelles techniques examinées et testées) furent repérés et classés en deux catégories : science events (études théoriques, validations expérimentales de théories concernant des phénomènes naturels), et technology events (développement de nouveaux matériaux et de nouveaux matériels). Le résultat fut que seulement 9 % des events qui avaient été estimés comme essentiels pour le développement des nouveaux systèmes d’armes appartenaient à la catégorie des science events ; les autres, soit 91 %, appartenaient à la catégorie des technology events. Plus importante fut la conclusion concernant le classement des science events en mission oriented (recherche finalisée) versus basic research events : 97 % des science events étaient directement liés à un besoin des systèmes d’armes et seulement 3 % étaient des undirected scientific research. Dans la revue Science du 23 juin 1967, les auteurs du rapport « Hinsight », après avoir présenté les principaux résultats de leurs travaux, en tiraient argument pour lancer des critiques contre certaines activités de recherche fondamentale et désintéressée et pour affirmer que la recherche orientée vers la réalisation industrielle était la méthode de management de projet la plus fructueuse, même pour le développement des sciences théoriques.
19Les résultats de « Hinsight » qui minimisaient l’importance de la contribution des nouvelles connaissances scientifiques dans la mise en œuvre des innovations – les nouveaux systèmes d’armes dans le cas présent – et qui mettaient en avant le fait que les investissements dans la recherche scientifique militaire n’avaient directement que très peu de retombées pour le secteur civil, provoquèrent une grande inquiétude au sein des universités américaines, dont une grande partie des travaux de recherche était financée par le gouvernement américain. La National Science Foundation (NSF) prit alors l’initiative de lancer et de financer une autre étude, dénommée TRACES (« Technology in Retrospect and Critical Events in Science »), qui analysa l’histoire de cinq exemples d’innovation (les ferrites magnétiques, l’enregistrement d’images, les contraceptifs oraux, le microscope électronique, les matériaux isolants). Sur les 341 research events repérés à partir de ces cinq exemples d’innovation, 70 % furent classés comme appartenant à la recherche fondamentale, 20 % à la recherche appliquée (ou mission oriented science) et seulement 10 % furent classés dans la catégorie développement ou technologie (Woodward, 1982). Toujours à la demande de la NSF, l’institut Battelle entreprit un élargissement du champ d’étude retenu par TRACES, qui aboutit à des résultats moins contrastés, mais avec néanmoins 34 % et 38 % respectivement pour la recherche fondamentale et la recherche appliquée [Mowery et Rosenberg, 1979].
20Ces études « Hinsight » et TRACES révèlent toutes deux des insuffisances conceptuelles et méthodologiques. Le concept d’event est susceptible de multiples interprétations selon les cas étudiés. L’accent est mis sur les outputs de l’innovation et non pas sur les processus, notamment sur les processus organisationnels qui jouent un rôle important. Néanmoins, il faut rappeler que grâce aux études commandées par la NSF le rôle primordial des sciences dans les processus d’innovation a été de nouveau réaffirmé et consolidé.
Classification des events | HINSIGHT | TRACES |
Recherche fondamentale | 0,3 | 70 |
Mission oriented sciences | 6,7 | 20 |
Autres sciences appliquées | 2,0 | 0 |
Technologie | 91,0 | 10 |
100 | 100 |
Source : d’après Woodward, 1982.
II. Le modèle du processus de production d’innovation de Roozenburg et Eekels
21C’est à partir de travaux sur la conception et notamment sur le basic design cycle (cf. chapitre 4) que Roozenburg et Eekels ont proposé une modélisation du processus d’innovation. Le principal apport de ce modèle est de souligner que le processus d’innovation mobilise toutes les fonctions de l’entreprise, de la définition d’une stratégie jusqu’à la mise sur le marché d’un nouveau produit (ou d’un produit déjà commercialisé, mais intégrant de nouvelles caractéristiques). Dans cette approche, la fabrication est une des phases du processus de production d’innovation au sein des entreprises, mais elle n’est pas la phase la plus importante pour la réussite d’une innovation.
Construire la relation entre conception de produit et utilisateur
22Si l’innovation consiste à mettre sur le marché une nouvelle idée de produit, la réussite du processus d’innovation va dépendre au départ de la compréhension du marché que l’entreprise s’est construite et de l’insertion de cette nouvelle idée de produit au sein des objectifs stratégiques et du « métier » spécifique de l’entreprise. Ces contraintes de départ sont explicitées dans la définition d’une « politique de produit ».
23Le modèle du processus d’innovation de Roozenburg et Eekels permet de mieux comprendre comment sont choisies et formulées les idées à l’origine des innovations développées par les entreprises, comment ces innovations sont orientées d’une manière explicite (ou implicite) par une politique de produit. Pour être efficace, cette politique de produit doit s’appuyer, à la fois, sur une stratégie technologique qui permette à l’entreprise de renforcer son « métier » et sur une stratégie commerciale qui doit notamment viser à faire remonter les informations du marché et des utilisateurs vers la conception.
Encart 5.1 : construire la relation entre conception de produit et utilisateur pour élaborer une politique de produit « robuste »
Le cas de Boeing
Le 15 janvier 1990, Boeing annonçait le lancement officiel de son nouveau biréacteur moyen et long courrier dont la mise en service a débuté en été 1995. Huit compagnies aériennes ont été associées au programme 777 dès son lancement : les trois majors américains (American, Delta et United), deux compagnies japonaises (JAL et ANA), la compagnie australienne Quantas, et enfin British Airways. Une telle coopération présente des avantages substantiels – réduction des coûts de développement pour le constructeur, satisfaction des désirs du client –, mais sa mise en œuvre n’est pas forcément simple. De très nombreux détails techniques ont dû faire l’objet de compromis. Un exemple parmi bien d’autres : l’emplacement de l’accès aux réservoirs de carburant.
Le cas de Décathlon
Décathlon, leader de la distribution d’articles de sport en France, réalise 38 % de son chiffre d’affaires avec des produits vendus sous sa propre marque. Décathlon conçoit 95 % de ses produits et choisit les matières premières et les composants livrés ensuite à ses sous-traitants. La conception des produits se fait en lien étroit avec les magasins qui font en permanence remonter les informations. À chaque retour d’articles pour un problème de qualité, le vendeur le signale en temps réel aux services de conception via une messagerie interne. Les ingénieurs de développement sont ainsi informés en temps réel de tous les défauts éventuels. Une fois par an, chaque chef de marché – une quarantaine au total, soit le nombre de sports couverts par la chaîne – réunit les chefs de rayon de son secteur afin d’analyser et synthétiser la demande des clients et de construire de nouvelles gammes.
Source : J. Ghuilamila et L. Viel, « Les produits Décathlon conçus avec le client », Usine nouvelle, 3 mars 1994.
Source : Fabrice Nodé-Langlois, Usine nouvelle, mai 1994.
Le processus de développement de produit comme interaction de plusieurs processus de conception
24Un autre intérêt du modèle du processus d’innovation de Roozenburg et de Eekels est de préciser les relations entre le processus de développement et les processus de conception. Le processus de développement de produit « strict »– non compris la phase de planification de produit – est le résultat d’interactions et d’itérations entre trois processus de conception : conception de produit, conception du processus de production, conception du plan de marketing.
25Les bénéfices que les entreprises peuvent retirer d’une construction des interactions entre le processus de conception de produit et le processus de conception des systèmes de production ont été mis en avant par les démarches de design for manufacturability et, plus généralement, de concurrent engineering (cf. chapitre 2).
26Par contre, les nécessaires interactions entre les processus de conception de produit et les processus de conception des lignes de production (développement technique), d’une part, et la conception d’un plan marketing, d’autre part, sont trop souvent ignorées ou méconnues. Le développement de produit doit permettre à l’entreprise de se développer et donc en priorité de satisfaire des objectifs économiques. Pour estimer le gain attendu d’un nouveau produit, on doit évaluer avec précision les coûts de développement, de production, de mise sur le marché, la quantité et le prix de vente de ce produit. Les coûts de production vont dépendre des informations fournies par les processus de conception de produit et de production (développement technique), mais ils dépendent aussi des volumes de production, et donc des ventes qui sont des données estimées par les départements marketing et commerciaux, et qui vont varier avec les caractéristiques des produits eux-mêmes, caractéristiques ou spécifications qui orientent les choix des solutions techniques élaborées au sein du cycle de développement technique. Comme pour le développement technique, le processus de développement commercial doit utiliser des simulations pour vérifier l’adéquation d’un développement technique par rapport aux objectifs de départ. D’autre part, à objectifs économiques similaires, on peut changer l’idée de produit ou, au contraire, garder l’idée de produit, mais changer les objectifs économiques (accepter des gains plus bas par produit, mais avoir des volumes de vente plus importants, ou conquérir un nouveau marché, par exemple) (figure 5.4).
III. Le modèle d’innovation de Kline et Rosenberg
27Pour Kline et Rosenberg, les activités de conception impulsent l’innovation, mais plus encore elles jouent un rôle central dans le succès ou l’échec du processus d’innovation : « A design is essential to initiating to technical innovation, and redesigns are essentials to ultimate success. » C’est à partir de cette nouvelle compréhension du processus d’innovation que Kline et Rosenberg ont proposé leur modèle d’innovation : « The Chain-Linked Model ».
Le modèle de base
28Par rapport aux autres modèles d’innovation, le modèle de la chaîne interconnectée présente une caractéristique importante : il n’y a pas un, mais plusieurs processus d’innovation.
29Le premier et le principal processus (ou chemin) d’innovation est appelé the central-chain-of-innovation. Il est indiqué par la lettre C et est constitué par une suite d’activités de conception : invention (nouveau principe technique pour remplir une fonction) ou conception analytique (nouvelles combinaisons de composants ou de sous-ensembles pour un artefact donné), conception détaillée, reconception, et se termine par des activités de production et de distribution. Le deuxième type de processus d’innovation concerne les feed-backs entre des activités connexes de la chaîne centrale, indiqués par la lettre f, ou des feed-backs entre des activités non connexes de cette même chaîne, indiqués par la lettre F.
30Le troisième type de processus concerne les relations entre science et innovation, ou plutôt entre les sphères de la connaissance et de l’innovation. Dans les activités de conception de la chaîne centrale, il y a une relation quasi permanente avec la sphère de la connaissance (relations 1 et 2). Si les connaissances disponibles à un moment donné ne permettent pas de répondre aux problèmes des concepteurs, une question peut alors être posée à la recherche (relation 3). C’est cette relation permanente que tissent toutes les phases de la chaîne centrale de conception avec la sphère de la connaissance qui est à l’origine du qualificatif « interconnectée » associé au modèle. Les relations directes avec la recherche ou les innovations radicales sont rares (relations D).
31« En conclusion, l’utilisation de connaissance accumulée appelée science moderne est essentielle à l’innovation moderne, elle est une nécessaire et cruciale part de l’innovation technique, mais elle ne constitue pas habituellement la phase initiale de l’innovation. Elle est utilisée tout au long de la chaîne centrale de l’innovation. C’est seulement quand la connaissance n’est pas disponible que l’innovation, pour résoudre des problèmes spécifiques au développement, a recours au processus de recherche mission oriented, processus long et coûteux » [Kline et Rosenberg, 1986].
32Le dernier processus d’innovation (indiqué par les lettres I et S) correspond aux innovations technologiques utiles aux avancées de la science (l’utilisation du microscope, du télescope, des ordinateurs par la recherche, par exemple).
33Reprenant et complétant la présentation de ce modèle, M. Aoki et N. Rosenberg [1987] définissent le processus d’innovation comme un processus continu d’interactions et de rétroactions, ayant pour objectif de produire des informations techniques et économiques utiles. Pour ces auteurs, les rétroactions constituent la caractéristique principale des processus d’innovation. En effet, il y a dans la plupart des cas plusieurs voies possibles pour atteindre un même objectif (renforcer un pont, réduire le poids d’un avion, par exemple), et le choix d’une solution doit prendre en compte des critères techniques, mais également commerciaux et économiques. L’échange d’informations entre les différents départements, notamment entre le département « étude » et le département « production » et entre les différents spécialistes d’une firme, pour trouver une solution acceptable est donc essentiel dans le processus de décision.
34D’autre part, l’innovation est un processus interactif continu parce que les informations utiles pour la prise de décision évoluent dans le temps : les connaissances scientifiques et techniques progressent, les moyens de production se modernisent et de nouvelles solutions productives sont disponibles, les besoins et les comportements des utilisateurs changent, les stratégies des firmes concurrentes se modifient et de nouveaux produits apparaissent.
Ses développements : les pratique de R-D des firmes japonaises
35Les pratiques de R-D des firmes japonaises, qui ont été étudiées dans les années 1980 par différents auteurs, constituent une illustration de la pertinence du modèle d’innovation de Kline et Rosenberg. Dans leur travail intitulé « La firme japonaise comme institution innovante », Aoki et Rosenberg [1987] mettent en avant l’importance du département d’ingénierie des entreprises de production : « Bien que le laboratoire central de recherche ait récemment gagné en importance en termes d’allocation budgétaire, de prestige..., le département d’ingénierie (engineering department) de la division de production a traditionnellement, dans les grandes entreprises japonaises, joué un rôle important dans le processus de R-D. » Les deux auteurs sont conduits à souligner l’importance de ce département d’ingénierie dans la définition de l’agenda de recherche des laboratoires centraux de recherche des entreprises. Ils notent également que l’affectation d’un chercheur au département d’ingénierie est considérée comme une promotion importante.
36Ces pratiques de R-D des firmes japonaises qui se structurent autour des activités de conception et d’ingénierie s’inscrivent dans une longue histoire. En effet, dans l’histoire économique et politique du Japon, il apparaît que la technique a joué un rôle plus important que celui de la science, et la relative faiblesse de la recherche fondamentale au Japon s’expliquerait par la philosophie du rattrapage des pays avancés qui a dicté l’action du gouvernement Japonais depuis la période de la restauration Meiji. Pour mettre en œuvre sa politique de rattrapage, d’assimilation et d’adaptation de technologies développées par les pays plus avancés, le Japon a structuré sa politique technologique autour des activités de reverse engineering. « Le reverse engineering est une pratique d’appropriation de la technologie de fabrication et de conception à partir de produits finis achetés sur le marché. Le produit est désossé, analysé, afin de dégager et étudier chacun des modes opératoires qui permettent ensuite de le recomposer, à l’identique ou avec des modifications marginales. C’est donc un processus inverse de la norme habituelle : développement d’une technologie, conception puis fabrication d’un produit » [Lecler, 1991].
IV. De la R-D à la R-D-E1
37La compréhension de l’innovation comme processus interactif entre différents départements internes et externes aux entreprises a conduit certains auteurs à abandonner le concept de R-D au profit de celui de R-D-E (recherche, développement, engineering). Ce dernier permet de prendre en compte les activités de conception des produits, mais aussi de conception des processus de production, ainsi que les activités de tests et d’essais. C’est la démarche qu’ont adoptée certains des auteurs, notamment C. Miller [1990], à propos de son étude de l’industrie automobile mondiale.
38Les travaux de Miller révèlent que l’industrie automobile mondiale ne consacre que 4,5 % de ses personnels de R-D-E à des activités de recherche fondamentale (combustion, matériaux composites, sources d’énergie alternatives) et 7,8 % pour la production de connaissances non directement finalisées en sciences de l’ingénieur (advanced engineering : moteur Diesel, moteur à essence, moteur électrique). Près de 90 % des personnels de R-D-E de l’industrie automobile mondiale sont affectes à des activites de conception directement liees au developpement de produit : conceptual design : 8,1 % (définition des principales caractéristiques du véhicule et de ses sous-ensembles, premier prototype) ; car engineering and design : 53,9 % (étude détaillée et essais-contrôles) ; production readiness : 14,9 % (conception des nouvelles lignes de production, essais, amélioration des performances de production) ; engineering support : 3,9 % (adaptation aux caractéristiques de marchés nationaux) ; styling (étude des formes) : 7,9 %.
39La prise en compte des pratiques des entreprises en matière de conception et de développement de produit [Perrin, Villeval et Lecler, 1997] conduit à souligner que le concept de R-D-E ne doit pas être interprété comme une extension du concept traditionnel de R-D. En effet, le mot « développement » n’a pas la même signification dans les deux acronymes, lesquels recouvrent deux processus très différents [fig. 5.6]. Si l’on se réfère, pour le premier, aux travaux de l’OCDE (Manuel de Fracasti) consacrés aux statistiques de R-D, le terme « développement » désigne les activités de développement expérimental qui suivent les phases de recherche fondamentale puis de recherche appliquée aboutissant à la mise au point d’un premier prototype.
40Dans le second processus, structuré autour des activités de conception et de développement de produit, le terme « développement » recouvre l’ensemble des activités mises en œuvre pour concevoir un nouveau produit ou pour reconcevoir un produit déjà existant en fonction des contraintes de coût, de qualité et de délais. En simulant des conditions extrêmes d’utilisation des produits, les laboratoires d’essais et de contrôle deviennent une source importante de nouvelles connaissances techniques pour les bureaux d’études ayant en charge les activités de conception. On peut rappeler que ces laboratoires d’essais et de contrôle ont joué un rôle important dans l’histoire des sciences de l’ingénieur [Perrin, 1990].
41Comme le modèle d’innovation de Kline et Rosenberg, le schéma d’innovation suggéré par les activités de R-D-E est construit autour des phases successives de conception qui constituent, dans les deux cas, la chaîne principale du processus d’innovation. De notre point de vue, le schéma de la figure 5.6 complète le modèle de Kline et Rosenberg en différenciant différents types de connaissance :
- connaissance scientifique comme résultat d’activité de recherche ;
- connaissance technologique comme résultat de laboratoire d’essais et de contrôle de produits, mais aussi de processus de production ; ces derniers ayant pour nom services des travaux neufs ou services spécialisés en techniques de production.
42L’histoire de l’innovation du transistor permet de souligner l’importance du développement pour la réussite d’une innovation majeure, et plus précisément l’importance du développement de nouvelles techniques de production. Le premier transistor a été mis au point dans les laboratoires Bell à la fin de 1947. La production industrielle du transistor nécessita le développement de techniques de production pendant une dizaine d’années et ceci malgré la très forte implication du budget militaire de recherche des États-Unis. En octobre 1948, le corps de télécommunications de l’US Army signe avec quatre entreprises (General Electric, RCA, Raython et Sylvania) des contrats d’un montant de 5,4 millions de dollars pour installer les premières unités de production automatisées de transistor. En 1956, alors que le développement de missiles stratégiques s’accélère, le Pentagone passe avec l’industrie américaine un marché de 40 millions de dollars répartis entre douze entreprises et finance la production de trente types différents de transistors au germanium et au silicium – on demande trois mille exemplaires de chaque espèce et on exige la mise en place de chaînes de fabrication. Comme à l’époque 5 à 15 % seulement des composants produits étaient acceptables en raison de l’extraordinaire degré de pureté requis des cristaux de germanium et de silicium, ce contrat força l’industrie à installer des ateliers capables de produire des dizaines de millions de transistors par an. Avec l’introduction de nouvelles méthodes de production, qui font tomber les taux de rejet à des niveaux très faibles, les firmes de production sont en situation de surproduction et vont créer de nouveaux débouchés auprès des marchés de l’industrie puis des produits grand public. On peut faire le même type d’observation pour le développement des ordinateurs et des circuits intégrés [Godement, 1979].
V. Des processus d’innovation à « revisiter » également dans les industries de process
43Les exemples cités à l’appui des thèses de N. Rosenberg et d’autres auteurs, qui mettent en avant le rôle des activités de conception dans le processus d’innovation, sont pris, pour la plupart d’entre eux, dans les industries manufacturières : mécanique, électricité, électronique, etc. Le poids économique de l’industrie automobile et les différents travaux qui ont été impulsés par l’étude Made in America sur les activités de développement de produit dans cette industrie, dont les plus connus sont ceux de Clark et Fujimoto [1991], ont conduit à focaliser les nouvelles approches de la conception principalement sur les industries manufacturières. Néanmoins, les industries de process, qui mobilisent des budgets de recherche parmi les plus importants, sont également concernées par une nécessaire révision de nos schémas sur le processus d’innovation.
44Dans l’introduction d’un article, dont l’objectif est de faire le point sur les recherches menées dans le domaine du génie chimique, J. Villermaux [1993] du laboratoire du génie chimique de Nancy souligne qu’il y a deux idées communément admises qui conduisent les travaux de cette discipline des sciences de l’ingénieur dans une mauvaise direction. La première est de croire que la recherche en génie chimique n’est rien d’autre que l’application des résultats des sciences fondamentales (mathématiques, physique, chimie). La deuxième est de penser que les sciences classiques sont la seule source des connaissances fondamentales. Notant que le génie chimique doit souvent faire face à des systèmes complexes résultant de multiples couplages et interactions entre des phénomènes ayant lieu à des époques et à des échelles différentes, l’auteur pense que l’avenir du génie chimique passe par la conception et le développement de modèles systémiques qui permettent de rendre compte du comportement de systèmes intégrés de production. La modélisation actuellement pratiquée en génie chimique consiste à construire un modèle mathématique à partir des équations d’état fournies par les sciences fondamentales et qui décrivent les phénomènes au niveau « micro », et à opérer ensuite des simulations par ordinateur. La modélisation systémique préconisée par Villermaux obéit à une tout autre logique et, bien que déjà appliquée d’une manière empirique, elle a encore à découvrir ses principes de base.
45Dans l’industrie pharmaceutique, les médicaments ont été découverts souvent par hasard, et bon nombre d’entre eux sont le fruit d’une longue et fastidieuse sélection de milliers de substances, naturelles ou non. Une nouvelle stratégie est apparue depuis peu : la « conception sur mesure » [Bugg, Carson et Montgomery, 1994]. « L’originalité de la démarche réside dans le fait que le point de départ des recherches n’est plus le médicament lui-même mais sa cible dans l’organisme. » La première étape de la démarche est de déterminer la structure tridimensionnelle d’une substance, généralement une enzyme, qui, au sein de l’organisme, agit à un niveau précis du développement d’une maladie. La seconde étape consiste à concevoir un composé chimique (le médicament potentiel) dont la structure s’adaptera, comme à un gant, à celle de la cible choisie. « Une stratégie fréquemment adoptée est de bloquer, à l’aide d’un composé chimique, le site actif (en d’autres termes, le site catalytique) d’une enzyme indispensable au bon déroulement du processus de réplication d’un virus. Quand la reproduction du virus dans l’organisme est ainsi bloquée, la propagation de la maladie est enrayée. »
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46La modélisation des processus d’innovation est un enjeu important pour les différents acteurs impliqués, qu’ils soient des scientifiques, des technologues, des chefs d’entreprises, des décideurs politiques ou tout simplement des citoyens aspirant à replacer les choix scientifiques et technologiques au cœur des débats de société. Malgré ou à cause de ces enjeux, les travaux sur la modélisation des processus d’innovation sont trop peu nombreux et devraient être encouragés. S’inspirant de la méthodologie privilégiée par Rosenberg, ces travaux de modélisation des processus d’innovation devraient privilégier les études historiques concernant les processus économiques, technologiques, scientifiques, politiques, culturels qui sont en œuvre dans la création et l’évolution des objets produits par nos sociétés.
Notes de bas de page
1 Dans la conférence donnée en 1983 au Royal College of Art de Londres, sur le thème « Design and British Economic Performance », C. Freeman a proposé d’utiliser le concept de R-D-D (research, design, and development) qui serait mieux adapté que le concept de R-D pour rendre compte de la diversité des activités scientifiques et techniques qui sont mobilisées dans les processus d’innovation.
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1998