Des antagonismes entre rentabilité et productivité chez Adolphe Landry
Quand le marginalisme sert la critique du capitalisme
p. 823-840
Texte intégral
1Dans sa thèse sur L’Utilité sociale de la propriété individuelle, qu’il soutient en 1901 à la Sorbonne1, A. Landry se donne pour objet de démontrer que, dans le régime de la propriété individuelle, le producteur n’est pas intéressé toujours à régler sa production conformément à l’intérêt social et qu’il existe par conséquent, dans ce type d’organisation sociale, des conflits entre la rentabilité, principe de l’économie privée, et la productivité, dont la conséquence est d’empêcher l’obtention du maximum de bien être-social. Landry résume son propos de la façon simple suivante : « Des deux principes de la productivité et de la rentabilité [...] le premier tend à rendre le production des richesses la plus intense possible. Mais, en vertu du second, qui est spécial à la société capitaliste, les propriétaires organisent l’exploitation, non plus pour produire le plus de richesses possible, mais pour obtenir des profits aussi grands que possible. Ce n’est pas la même chose. Et il y a même des cas où cet effort pour accroître les profits aboutit à une véritable destruction de richesses. [...] Selon que la distribution sera telle ou telle, ce ne seront pas les mêmes besoins qui seront satisfaits et par suite la somme du bien-être général variera. [...] Il se produit dans le régime de propriété individuelle des déperditions de richesses essentielles. Il en serait tout autrement dans une société socialiste. »
2Plus encore que la question elle-même des « antagonismes entre la production d’utilité et la production de valeurs de services », comme disait Léon Walras qui la tenait d’ailleurs pour « une des plus belles de l’économie politique » (lettre à A. Landry, 21 juillet 1899), c’est dans la manière de la traiter que semble résider toute l’originalité de la tentative de Landry : en affirmant la nécessité de déterminer les conditions de la maximisation du bien-être au bénéfice du plus grand nombre, Adolphe Landry apparaît adhérer aux thèses des utilitaristes anglais. Bien plus encore Landry, cultivant le paradoxe, construit sa démonstration et établit les solutions au problème posé sur la base d’une adhésion explicite aux principes fondamentaux du marginalisme.
3L’objet de la présente communication consistera, après avoir présenté en synthèse l’économique d’Adolphe Landry et ses fondements philosophiques et méthodologiques (première section), à juger (deuxième section) du bien-fondé du choix de l’approche marginaliste eu égard au but poursuivi : on établira ainsi, et tout d’abord, que Landry se sert plutôt du raisonnement à la marge comme d’un instrument critique, d’une méthode d’analyse objective et positive qu’il applique au système capitaliste pour en démontrer les dysfonctionnements et les injustices, et fournir ainsi à ses contemporains la possibilité de juger a contrario de la supériorité éventuelle des solutions socialistes. On comprendra sans doute mieux à cette occasion pourquoi ce projet, au demeurant imparfaitement abouti mais qui valut à Landry d’être rangé parmi les penseurs socialistes, soulèvera pourtant de nombreuses oppositions parmi ces derniers, qui verront notamment une concession à l’économisme dans sa tendance à ramener le socialisme à une simple solution au problème de l’optimum de bien-être matériel.
I. Le marginalisme comme principe théorique de l’économique d’Adolphe Landry
4L’économique d’A. Landry témoigne ainsi de son choix, original et paradoxal à la fois, d’associer marginalisme théorique et socialisme doctrinal, ou, plus précisément, de mobiliser le raisonnement à la marge au service de la critique du capitalisme.
5L’adhésion de Landry aux principes généraux du marginalisme peut être illustrée par sa théorie de la répartition et, plus généralement, de la formation des prix.
6Ce que A. Landry appelle la distribution « c’est la manière dont se distribuent entre les individus ou entre les unités économiques, les richesses produites », c’est-à-dire « comment se distribue le revenu social ». Quatre titres de revenus sont identifiés par Landry, la rente, le salaire, l’intérêt, et le profit et ce qui importe pour lui ce sont les lois qui président à la détermination des recettes qui entrent dans le revenu des individus.
7Pour Landry, avant tout « c’est sur la théorie de la valeur qu’il faut s’appuyer pour construire une théorie de la distribution ». On est pour l’essentiel ramené à rechercher la valeur des moyens de production puisqu’« il est des revenus qui ne représentent pas autre chose, à l’ordinaire du moins, que le prix des moyens de production qu’on a vendus » (Landry, 1908, p. 580).
8En fait Landry fait implicitement référence à la théorie autrichienne de la valeur selon laquelle la valeur des biens de consommation directe est imputée à la valeur des biens productifs. Cependant Landry propose une lecture unifiée de la méthode proposée par ses deux principaux représentants, Menger et Bohm-Bawerk. De fait lorsqu’il constate que c’est leur valeur d’usage marginale qui règle la valeur des moyens de production (la terre, le travail, le capital), il ne retient en fait de l’approche autrichienne que la lecture conventionnaliste des travaux de Menger que privilégieront les néoclassiques et semble paradoxalement oublier l’apport de Böhm-Bawerk dont il a pourtant, comme nous allons le voir, commenté quatre ans plus tôt et de façon fort soigneuse la théorie de l’intérêt.
L’intérêt du capital dans la distribution de la richesse sociale
9Si la rente et le salaire ne font pas l’objet d’une analyse originale, l’intérêt occupe dans l’œuvre économique de Landry une place centrale : il lui consacrera en 1904 tout un ouvrage L’Intérêt du capital dans lequel il se « propose de rechercher pourquoi il y a un intérêt du capital et comment se détermine le taux de cet intérêt » (Landry, 1904, p. 1). Les réponses qu’il apporte à ces questions et qu’il appuie sur une présentation critique des principales théories du capital (Turgot, Walras, Marx, Wieser, Marshall, Carver...) seront reprises en synthèse dans son Manuel de 1908.
10De toutes les théories analysées, c’est celle de Böhm-Bawerk qui retient plus particulièrement son attention. Selon cet auteur, le capital produit un intérêt parce que les hommes accordent une préférence aux biens présents sur les biens futurs et cette préférence s’explique par au moins trois raisons : (i) les variations dans le temps du rapport des ressources aux besoins ; (ii) la dépréciation que la plupart des hommes font systématiquement subir aux biens futurs ; (iii) la productivité du capital c’est-à-dire le fait que l’on obtient un produit d’autant plus élevé que l’on investit dans des processus productifs d’une durée plus longue. Il existe en conséquence un agio en faveur des biens présents, une somme déterminée immédiatement disponible valant plus pour son détenteur que la même somme à un certain horizon. L’intérêt n’est donc pour Böhm-Bawerk que le prix pour lequel des biens présents sont cédés contre des biens futurs.
11En dépit de son élaboration soigneuse, cette théorie ne convainc pas totalement Landry. Une première clarification est apportée à la première raison invoquée par Böhm-Bawerk pour justifier la préférence pour le présent. Landry démontre2 en effet que même en l’absence de préférence psychologique pour le présent et dans l’hypothèse d’un accroissement attendu des ressources, l’utilité marginale de la consommation présente excédera l’utilité marginale de la consommation future de sorte que les individus affecteront leurs épargnes ou leurs désépargnes de façon à égaliser les utilités marginales dans le temps. Plus fondamental est le reproche d’incomplétude fait par Landry (1908, p. 328) à l’ensemble de la théorie de l’intérêt de l’économiste autrichien qui non seulement ne contient pas tous les éléments de la solution du problème posé mais en outre n’enchaîne pas d’une façon satisfaisante ceux qu’elle contient : « La source de toutes les défectuosités que j’ai relevées dans cette théorie [...] c’est la crainte que Böhm-Bawerk a eue de tomber dans l’éclectisme, c’est sa volonté de n’assigner à l’intérêt qu’une cause qui est pour lui la préférence accordée aux biens présents sur les biens futurs. De là les erreurs de Böhm-Bawerk sur le rôle de la productivité du capital dans la formation de l’intérêt et de là encore le peu de valeur que l’on trouve à cette théorie [...] appliquée aux variétés de l’intérêt, la théorie de Böhm-Bawerk ne rend compte à peu près de rien » (Landry, 1904, p. 226). S’agissant de l’influence de la productivité du capital, que Böhm-Bawerk assimile à la supériorité technique des biens présents et dans laquelle il voit le motif de leur préférence aux biens futurs, Landry considère en effet qu’elle n’existe qu’en présence d’une hypothèse de préférence pour le temps. En d’autres termes, selon lui, la productivité du capital ne produirait pas par elle-même un agio des biens présents sur les biens futurs3.
12Cette critique renvoie à la question cruciale de l’interaction de la préférence pour le temps et de la productivité du capital. Böhm-Bawerk admet certes que ces deux facteurs peuvent, selon le cas, agir simultanément ou en alternance. Mais, comme le souligne fort justement J. Niehans (1991, PP- 578- 579), ceci reviendrait à représenter la demande totale de biens futurs par la somme horizontale de deux courbes (l’une pour les biens de consommation traduisant la préférence pour le temps, l’autre pour les biens de production traduisant la productivité du capital) et à la confronter à l’offre pour en déduire le taux d’intérêt. La critique de Landry consistant à soutenir que, loin d’agir dans la même direction, ces deux forces s’opposent, suggère « qu’une meilleure représentation de leur interaction aurait consisté à soustraire la préférence marginale pour le temps de la productivité marginale du capital et à en déduire le point où leur différence s’annule » (Landry, 1904, p. 579).
13Ainsi, à l’explication moniste de Böhm-Bawerk qui limite la source de l’intérêt à des facteurs du côté de la demande, Landry préfère substituer une explication duale qui lui permet d’expliquer à la fois pourquoi les emprunteurs acceptent de payer un intérêt et pourquoi les prêteurs sont en mesure d’en exiger un (cf. Ravix, 1997, p. 14). « Il rétablit ainsi, comme le suggère Niehans, (1991, pp. 578-5804) les deux lames des “ciseaux marshalliens” ».
14Dans cette perspective, les causes de « l’intérêt pur » comme rémunération du capital doivent être recherchées dans la demande et l’offre de capitaux.
15Du côté de la demande, cinq raisons font selon Landry que les individus sont disposés à payer pour avoir des capitaux. Les besoins plus grands dans le présent que dans le futur, la perspective d’une augmentation de ressources dans le futur, la préférence à valeur d’usage égale pour les biens présents contre les biens futurs entraînent une modification de la consommation dans le temps qui incite à contracter des emprunts. Les deux dernières raisons donnent naissance à des opérations de production : la productivité du capital et ce qu’il appelle la « pseudo-productivité du capital », c’est-à-dire la possibilité de créer des biens d’usage d’où l’on tirera des jouissances dont l’utilité sera supérieure à ce qu’ils auront coûté.
16Du côté de l’offre de capitaux, plusieurs raisons, dont certaines sont symétriques des précédentes, font que les détenteurs de capitaux en espèrent une rémunération : la perspective de voir leurs propres besoins diminuer ou leurs ressources augmenter dans le futur, le sacrifice capitalistique en tant qu’il rompt « l’équilibre de la consommation dans le temps » (Landry, 1904, p. 638), la préférence systématiquement accordée aux biens présents.
17Cette étude analytique des causes de l’intérêt conduit alors Landry à proposer plus synthétiquement la construction d’une courbe d’offre et d’une courbe de demande de l’intérêt, dont la rencontre indiquera la rémunération effective du capital : « De même que la valeur des marchandises égale à la fois la valeur d’usage marginale que ces marchandises ont par rapport aux acheteurs et le sacrifice marginal que les vendeurs s’imposent en les cédant, de même l’intérêt égale à la fois la plus-value marginale que les capitaux employés donneront et le sacrifice marginal qui est impliqué dans la capitalisation [...]. C’est toute la courbe de la demande des capitaux et c’est toute la courbe de l’offre qui déterminent le taux d’intérêt, lequel doit être le même pour tous les capitaux, sur un même marché et dans un même moment » (ibid., p. 639)5.
18C’est alors la double concurrence qui existe entre les offreurs de capitaux, d’une part, et entre les demandeurs de capitaux, d’autre part, qui fait que « sur la courbe de demande chaque capital figurera pour ce taux qu’il est en mesure de donner si l’on adopte pour lui la durée d’investissement qui lui fera rapporter le surplus le plus fort. Sur la courbe d’offre, c’est le sacrifice du capitaliste le plus faible qui déterminera la durée de l’investissement et de là le taux d’intérêt » (ibid.).
19On vérifie bien ici, comme nous le soulignions précédemment, que Landry opte pour une explication marginaliste très conventionnelle du taux de l’intérêt qui annonce l’analyse néoclassique.
20Ce schéma de distribution établi par A. Landry apparaîtrait complet et cohérent, salaire, rente et intérêt du capital étant définis en termes individuels et marginalistes, si Landry n’avait pas annoncé l’existence d’un quatrième type de revenu, le profit, « revenu qui, par définition, se surajoute aux autres » (ibid., p. 587).
Le profit comme revenu spécifique de l’entrepreneur
21Landry avait identifié le problème du profit dès 1904 : « La première question à résoudre, quand on s’occupe de profit, c’est de savoir s’il existe un revenu – qu’on appellerait le profit – distinct des trois revenus que l’on reconnaît universellement, et que nous avons appris à distinguer » (ibid., p. 133).
22Il y consacre un premier article spécifique en 1908 dans la Revue d’économie politique. Ce n’est pas dans la détention d’un capital ni dans la propriété privée d’un fonds quelconque qu’il faut rechercher selon lui l’origine du profit. Si la question du profit se pose c’est parce qu’il existe dans la vie économique une fonction spécifique mais non moins essentielle, la fonction entrepreneuriale. Il éprouvera toutefois des difficultés à en établir une règle de détermination6.
23Ce sont les entrepreneurs qui créent le revenu social qui sera ensuite réparti selon les lois de la distribution précédemment évoquées. S’il n’y a pas d’entrepreneur, il n’y a pas de production puisque seuls les entrepreneurs veulent, osent, savent et peuvent. Ce sont les seuls à avoir l’intelligence et l’audace de mobiliser les capitaux ; ce sont aussi les seuls à disposer de l’habileté et des compétences pour les mettre en œuvre productivement. Cette fonction doit donc être rémunérée de façon spécifique. Mais, pour Landry, les théories existantes ont échoué à démontrer comment prend naissance ce gain spécifique7 : c’est en sa qualité propre que l’entrepreneur doit percevoir ce revenu car, comparé au capitaliste pur, au rentier pur ou au salarié pur, un entrepreneur expose plus que ses capitaux, rentes et salaire : « Il peut perdre tout son avoir et plus que son avoir » [...] Ainsi nous avons découvert un revenu qui appartient à l’entrepreneur en tant que tel « [...] mais il ne convient pas d’y voir un élément du profit » (ibid., p. 250).
24Pour Landry la source principale du profit réside dans le fait que « pour être entrepreneur, il faut avoir à la fois des capitaux et des aptitudes ; or, si les capitaux sont relativement abondants, les aptitudes sont relativement nombreuses, l’union des capitaux et des aptitudes est relativement rare ; dès lors l’entrepreneur tirera de l’emploi simultané de l’une et de l’autre chose plus que la somme des revenus qu’il aurait en les employant séparément » (ibid., p. 254).
25Si l’origine du profit comme gain spécifique est ainsi expliquée, il reste pour que la théorie soit complète à en préciser le mode de détermination8.
26C’est en fin de compte la concurrence qui, via la formation des prix, fixera le niveau du taux de profit. Landry le démontre en examinant successivement trois cas.
27Dans la production agricole, les propriétaires de terre, qui ne peuvent ou ne souhaitent pas exploiter eux-mêmes, accepteront de louer leurs terres moyennant des fermages minimum (qui peuvent varier d’un propriétaire à l’autre) à des candidats-fermiers qui ne les accepteront qu’à concurrence d’un certain maximum de fermage (variable d’un fermier à l’autre) : « un point d’équilibre existe dès lors, qui fera correspondre l’offre et la demande, qui égalisera les unités de terre pouvant être données et pouvant être prises à bail : c’est ainsi que le taux des fermages se déterminera » (Landry, 1938, p. 1491). Dans ces conditions, le profit du fermier (qui peut être nul) « résulte d’un partage du “bénéfice” qu’aurait le propriétaire s’il exploitait lui-même, partage où naît, en même temps que le bénéfice du fermier et, conséquemment, le profit de celui-ci, la rente du propriétaire » (ibid.).
28De façon équivalente, dans l’industrie de la pêche, « le profit effectif correspond à un point d’équilibre, qui se détermine pour le nombre de pêcheurs et celui des barques » (ibid., p. 1493).
29Ces deux activités ont en commun, nous dit Landry, d’avoir à vendre une quantité donnée de produit : « Quand il s’agira de vendre, il faudra qu’un cours, un prix commun s’établisse sur le marché. Ce prix sera déterminé par l’utilité marginale de la marchandise, il sera le prix le plus élevé permettant l’écoulement total de cette marchandise ; et les producteurs devront la subir » (ibid., p. 1494).
30Il y a donc, selon Landry, un enchaînement causal : nombre des entrepreneurs, produit, prix, profit, nombre des entrepreneurs, l’équilibre étant réalisé lorsque « par le jeu de cette chaîne de cause et d’effets, le nombre des entrepreneurs (se trouve) stabilisé » (ibid., p. 1497).
31Dans l’industrie, le commerce et les services, la situation est quelque peu différente dans la mesure où les producteurs s’y « disputent la clientèle ». Par suite, le niveau de la production se fixera en proportion des possibilités de vente, les entrepreneurs produisant plus ou moins selon ce qu’ils pourront vendre et « ils vendront plus ou moins selon le succès qu’ils auront eu auprès de la clientèle » (ibid., p. 1494). Quant aux prix, « au lieu de résulter du nombre des entrepreneurs par l’intermédiaire du produit, conséquence de ce nombre, et d’être, en cette manière, subis par les entrepreneurs, [ils] sont fixés par eux » (ibid., p. 1497).
32S’agissant de fixer le prix, si l’entrepreneur oscille toujours entre une tendance naturelle haussière et une tendance baissière que peut lui imposer la concurrence, il existe, note Landry, « un état normal » où ces deux tendances se compensent. Ainsi un niveau de profit trop bas conduira un certain nombre d’entrepreneurs à se retirer, améliorant la situation des entrepreneurs restants. Dans ce cas, la tendance à hausser le prix restera la même, mais la nécessité de baisser les prix sera moins forte, de sorte qu’en définitive, « la réduction du nombre des entrepreneurs, conséquence du profit insuffisant, doit provoquer une hausse des prix, par laquelle elle sera freinée, et qui fera remonter le niveau du profit » (ibid., p. 1498).
33Landry explique donc le profit et rend compte de sa formation sur la base d’un même principe, celui de la rareté des entrepreneurs.
34Landry n’ayant pas proposé une formalisation mathématique de sa théorie du profit, il s’avère difficile d’en évaluer toute la rigueur analytique. Cependant les arguments présentés dans ses écrits sur le profit dénotent comme c’était le cas pour la théorie de l’intérêt une adhésion explicite à la méthode marginaliste. Il est marginaliste dans le sens où il développe une théorie de la distribution pour laquelle chaque revenu (salaire, rente, intérêt et profit) est déterminé sur la base du principe de l’utilité marginale. En fait chaque facteur productif (capital, travail, terre et fonction entrepreneuriale) est rémunéré à sa productivité marginale.
35Toutefois, dans sa théorie de la distribution, Landry éprouve des difficultés à distinguer parfaitement les déterminants du profit et ceux de l’intérêt. Il considère que le profit « dépend aussi, et de la productivité générale et de ce qui revient, dans la répartition, aux parties prenantes autres que l’entrepreneur » (Landry, 1938, p. 1499). En particulier, si la rareté de la fonction entrepreneuriale justifie l’existence d’un profit, cette rareté s’explique pour partie aussi par la rareté des capitaux dont dispose l’entrepreneur : il y a de fait un chevauchement implicite entre le profit et l’intérêt. Le profit dépend de l’intérêt du capital et réciproquement : « Ainsi, les capitaux productifs donnent un rendement parce qu’ils sont productifs en même temps que rares ; mais il n’y a un intérêt, c’est-à-dire d’abord un revenu servi aux capitalistes par des emprunteurs que parce les capitaux produisent plus entre les mains des uns qu’entre les mains des autres » (Landry, 1904, p. 127).
36Par suite, intérêt et profit sont codéterminés. Landry y voit alors l’origine d’un conflit entre entrepreneurs et capitalistes.
II. Les conflits entre intérêts privés et intérêt général : une lecture marginalisee des dysfonctionnements du capitalisme
37Le propos principal de Landry dans sa thèse de 1901, L’Utilité sociale de la propriété individuelle, consiste à étudier les déperditions de richesse qui résultent pour la société du régime de propriété individuelle et à montrer dans quelle mesure ce régime est contraire à l’intérêt général.
38Comme le soulignera Allyn Young dans sa note de lecture de l’ouvrage (Young, 1901) « l’existence de ces antagonismes est admise par la plupart des économistes de la période, à l’exception peut-être des économistes “optimistes” tels que Bastiat, mais le traitement analytique qu’en donne Landry est sans doute l’un des plus minutieux à cette époque ».
39Pour comprendre l’origine des conflits qui existent entre intérêts privés et intérêt général dans une société, Landry va d’abord s’appuyer sur une étude des antagonismes entre la rentabilité et la productivité dans l’ordre de la capitalisation et de la production, qu’il identifie plus particulièrement, on l’a vu, à l’antagonisme entre entrepreneurs et capitalistes au regard du taux de l’intérêt.
Les antagonismes entre entrepreneurs et capitalistes dans l’ordre de la capitalisation
40Dès 1901 donc, Landry a posé le problème du « quantum de capitalisation » nécessaire à une création de richesses conforme à l’intérêt social. Il affirme que l’accroissement de la production sociale future constitue la finalité même des mécanismes économiques. Comme l’ont suggéré bien des économistes avant lui, qui ont vanté les bienfaits de la baisse des taux d’intérêt dans la mise en valeur de fonds et de moyens productifs jusque-là inexploités, il s’engage alors dans l’examen des relations entre l’intérêt et le niveau de la capitalisation. Puisque « la possession du capital – autrement dit une facilité relative à économiser, à retrancher sur sa consommation immédiate – est un privilège » (Landry, 1904, p. 142) et que « le développement des opérations capitalistiques, les progrès de la capitalisation, dans l’ensemble, accroissent le revenu social » (ibid., p. 208, note 1), cet examen doit permettre de dire « si les placements auxquels les capitalistes donnent la préférence sont ceux dont la société a le plus de profit à retirer » (Landry, 1901, p. 197).
41Landry commence par définir la capitalisation : capitaliser c’est « renoncer à un bien présent ou prochain pour avoir plus tard un bien plus grand (Landry, 1901, p. 192), c’est accroître, en retardant sa jouissance, la somme des jouissances qu’en fin de compte on aura eues. Landry identifie plusieurs modes de capitalisation : accroître, par des avances, la productivité d’une industrie ou d’une entreprise ; laisser se constituer un bien par les seules forces de la nature en renonçant à sa consommation immédiate ; produire des biens durables de préférence à des biens de consommation immédiate ; amasser des biens en prévision de l’augmentation de leur utilité ; etc.
42Dans L’Utilité sociale de la propriété individuelle, il démontre que la capitalisation est insuffisante lorsqu’elle est laissée aux particuliers et situe dans l’existence de l’intérêt l’origine de cette sous-capitalisation : « Celui qui prête une somme ne se contente pas de réclamer la promesse du remboursement de son prêt et le paiement d’une prime d’assurance, il exige davantage » (ibid., p. 208).
43Landry part de l’idée qu’il est souhaitable « qu’il soit capitalisé davantage et que, l’intérêt baissant, l’accroissement du revenu social puisse devenir plus rapide » (ibid.). Selon lui, en effet, « la baisse des taux d’intérêt permet d’entreprendre des exploitations nouvelles », et par conséquent il faut toujours « se réjouir de la baisse de l’intérêt » (ibid., note 2). Cependant Landry identifie une difficulté dans l’antagonisme qui surgit entre détenteurs de capitaux et producteurs. Un possesseur de capitaux ne s’engagera dans des opérations capitalistiques que s’il obtient un intérêt. De leur côté, les producteurs n’entreprendront des exploitations productives nouvelles, c’est-à-dire n’investiront, que si les taux d’intérêt ne sont pas trop élevés. C’est pour cela, nous dit Landry, que la capitalisation sera toujours insuffisante lorsque elle est réalisée par des particuliers.
44Il en explique les causes profondes en reprenant l’hypothèse de préférence des biens présents aux biens futurs. On renonce à un bien présent parce qu’on pense pouvoir retrouver plus tard l’équivalent de ce bien et quelque chose en plus : « Ce supplément qu’ils exigent ne sera jamais égal à zéro ; on pourra donc toujours en imaginer un plus petit et regretter que les hommes ne veuillent pas capitaliser davantage, en se contentant pour leurs avances d’un intérêt moindre » (Landry, 1901, p. 208). D’où Landry conclut : « on ne capitalise donc pas assez et très certainement on ne capitalisera jamais assez » (ibid., p. 209).
45Landry reviendra sur cette conclusion, trois ans plus tard, dans L’Intérêt du Capital (1904), toujours à propos des conflits qui opposent les intérêts particuliers à l’intérêt général dans l’ordre de la capitalisation. Il continue de nier l’existence d’une surcapitalisation constante et générale. À cela deux raisons selon lui. D’une part, « les capitaux que l’on engage dans la production ne se répartissent pas au mieux entre les branches de la production, [...] il y a toujours un défaut d’équilibre dans la production [...] il y a surproduction et par conséquent surcapitalisation dans certaines industries comme il y a sous-production et sous-capitalisation dans d’autres » (ibid., p. 342). D’autre part « l’ignorance où sont les producteurs de l’état exact du marché, l’impossibilité, dans certaines industries [...] de connaître à l’avance les rendements que l’on obtiendra, les changements qui se font dans les besoins des consommateurs, les variations du stock monétaire, mille causes [...] qui donnent lieu aux capitalistes de regretter les opérations qu’ils ont entreprises » (ibid., p. 343). Si donc il persiste à réfuter la thèse de la surcapitalisation générale et constante, il reconnaît néanmoins « l’erreur principale par où (son) essai de naguère est vicié » (ibid., appendice 1, p. 341) et qui l’a conduit « à conclure immédiatement de l’existence de l’intérêt à l’insuffisance de la capitalisation » (ibid., p. 343).
46Landry explique ainsi son erreur. Dans L’Utilité sociale de la propriété individuelle, les opérations capitalistiques sont examinées d’un point de vue exclusivement objectif. Seules y sont retenues par conséquent les « opérations socialement capitalistiques »9 et l’appréciation de l’utilité sociale de ces opérations capitalistiques n’y est faite qu’en comparant la valeur d’échange des produits auxquels on a renoncé à celle des produits que l’on a finalement obtenus. Enfin, et là réside la plus grande partie de son erreur, Landry reconnaît ne pas avoir pris en compte les conditions d’ordre subjectif dans lesquelles le renoncement initial est consenti : « J’oubliais que la quantité et la valeur objective des biens dont la capitalisation implique l’abandon ou assure l’acquisition n’est pas la seule chose dont il faille tenir compte ; que l’intérêt exigé par le capitaliste représente souvent pour une partie et parfois même dans son entier la rémunération d’un sacrifice réel consenti par ce capitaliste ; qu’il n’est pas indifférent, qu’il est fâcheux souvent pour l’individu et – par conséquent pour la société dont cet individu fait partie – de retirer une avance dont la valeur d’échange est m, un produit ayant cette même valeur » (Landry, 1904, p. 343).
47Cette réflexion sur le quantum de la capitalisation va servir de point d’appui pour l’analyse des conflits qui existent plus généralement selon Landry entre intérêts privés et intérêt général, entre recherche de la rentabilité privée et augmentation de la productivité sociale.
Les antagonismes entre productivité et rentabilité
48« Tout acte économique réalisé par un particulier, et qui implique de la part de celui-ci l’établissement d’un certain rapport entre les biens présents et les biens futurs, a une importance sociale pour cette raison très simple que la société étant composée d’individus, rien ne peut toucher ceux-ci qui ne la touche en même temps et que tout fait économique est un fait social, dans le sens large de l’expression. Et ainsi la productivité intervient nécessairement en même temps que la notion de rentabilité » (Landry, 1901, p. 196).
49Pourquoi les deux notions rentabilité et productivité ne s’accordent-elles point au regard de la richesse présente et future ?
50En fait des conflits entre rentabilité et productivité peuvent avoir plusieurs origines. La première raison évoquée par l’auteur est que les individus établissent tous différemment le rapport entre la richesse sociale et la richesse future et chacun de ces rapports fera varier d’une certaine manière le revenu social à travers le temps. La seconde raison repose sur l’idée que les individus étant mortels et la société toujours assurée de durer plus longtemps que chacun de ses membres, ces derniers auront tendance à négliger l’intérêt social des générations futures. Une troisième raison est que ce qui se vérifie dans la production visant à satisfaire des besoins immédiats (un entrepreneur ne gagnant jamais que ce qu’un autre perd) peut se vérifier pour la production qui vise à satisfaire les besoins futurs.
51Cette opposition entre rentabilité et productivité, qu’il emprunte à Otto Effertz (0. Effertz, (1889, 1906) ; A. Landry 1906c, 1906d), Landry la définit ainsi : « La productivité c’est le principe dont on devrait s’inspirer dans l’organisation de la production, dans la mise en valeur des moyens productifs, si on voulait réaliser l’intérêt de la collectivité. La rentabilité c’est le principe dont on s’inspire lorsqu’on veut réaliser l’intérêt particulier » (1908, p. 770). À la différence d’Effertz qui cherche à étudier tous les types d’antagonismes, toutes les oppositions qui existent entre les individus et la société, Landry propose de se limiter à ceux qui entraînent des « lésions » de l’intérêt général, puisque ce qui l’intéresse c’est « l’étude des déperditions de richesse qui résultent nécessairement de l’institution de la propriété individuelle » (ibid., p. 771).
52Il apparaît que pour Landry, la recherche du profit par les entrepreneurs est, à la fois, la source de la prospérité (nous l’avions vu plus haut, l’entrepreneur contribue à l’intérêt de la collectivité) mais aussi la source d’un certain nombre de défaillances du système (l’entrepreneur peut nuire à l’intérêt général).
53Ainsi par exemple, en est-il des sous-productions rentables qui ont leur cause soit, comme dans le cas des monopoleurs maîtres de leurs prix, « dans la possibilité qu’ont les producteurs, souvent, d’élever leur produit brut en réduisant leur production » (ibid., p. 773), soit dans la faculté qu’ont les producteurs de « diminuer les frais plus qu’ils ne diminuent leur produit brut » (ibid., p. 777). Un entrepreneur peut ainsi provoquer volontairement une sousproduction qui lèse la productivité alors que la rentabilité est préservée. Un exemple classique de cette attitude est fourni par la destruction d’une partie des récoltes (par exemple) afin de maintenir des cours élevés. La perte sociale qui en résulte se mesure à la différence entre l’utilité des biens ainsi détournés du marché et l’utilité des biens qui leur sont substitués dans le budget social.
54Les économies de frais sont une autre cause de bien-être réduit que Landry évoque : un propriétaire pourra également porter atteinte aux intérêts sociaux en limitant l’emploi de facteur travail au montant qui lui fournira le revenu net le plus élevé. Pour Landry, ceci peut tout particulièrement se vérifier dans les activités productives qui sont sujettes à rendements décroissants : ainsi le nombre de travailleurs employés à la culture d’une terre qui rapporte une rente est généralement fixé non pas au niveau permettant l’obtention du produit brut maximum, mais à celui qui est susceptible de favoriser la rente maximale. En augmentant le nombre des travailleurs agricoles, on réduirait la rente mais on augmenterait le produit brut et les salaires totaux. Le dividende social s’en trouverait accru mais il devrait être partagé entre un plus grand nombre d’individus : la rente se transformerait en salaires. Landry cite à ce propos l’exemple de ce riche propriétaire écossais, dont les terres pouvaient nourrir jusqu’à plusieurs milliers de fermiers et qui, soucieux d’accroître ses profits, convertit ses cultures en pâturages afin d’en confier l’exploitation à quelques dizaines de bergers seulement.
55Il existe également des lésions de la productivité qui naissent à l’inverse de surproductions rentables, lesquelles « résultent de ce que les particuliers peuvent estimer trop haut leur produit brut » (ibid., p. 781).
56Par conséquent, conclut Landry, « des entreprises fonctionnant au mieux des intérêts du producteur, peuvent, cependant, en différentes manières, ne pas fonctionner au mieux des intérêts de la collectivité » (1908a, p. 787).
57Évoquant enfin les inégalités dans la distribution des richesses, Landry montre qu’elles sont, pour les mêmes raisons, contraires à l’intérêt social, dans toute la mesure où elles obèrent la satisfaction de besoins essentiels au profit d’autres qui le sont moins. Pour Landry, en effet, ces inégalités, que la propriété privée engendre nécessairement, sont une cause nouvelle de déperdition de richesse et de diminution du bonheur social parce que grâce à leur richesse « les riches font servir à la satisfaction de leurs besoins des moyens de production qui eussent pu servir à satisfaire les besoins d’hommes moins fortunés... La propriété est un vol : cela veut dire tout simplement qu’en général on ne jouit pas d’un bien sans exclure ses semblables de cette jouissance. Landry en conclut tout naturellement qu’elles devront être à ce titre combattues et supprimées, chaque fois tout au moins qu’elles ne constituent pas des incitations absolument indispensables à la production.
58Si, comme le soulignent Arena et Hagemann (1997, pp.2-3), l’intérêt commun que portent Otto Effertz et Adolphe Landry à l’analyse des conflits nécessaires des intérêts particuliers et de l’intérêt général dans le régime individualiste de propriété et, par là même, à la démonstration qu’un système économique fondé sur la liberté des échanges et la propriété privée des moyens de production ne peut conduire à l’intérêt général s’inscrit « en opposition complète avec les travaux de Walras et Pareto parus quelques années plus tôt », leurs analyses n’en retiennent pas moins comme eux « à la fois l’hypothèse d’individus rationnels soucieux de la recherche de leurs intérêts propres et le recours à l’outil mathématique ».
59Ce qui importe ici pour notre propos, ce sont moins les détails formels du débat10 qui oppose Landry à Effertz que la nature des solutions que le premier suggère pour corriger et renforcer la thèse du second, à laquelle il adhère pour l’essentiel sur le fond.
60Ces solutions sont en effet d’essence fondamentalement marginaliste11. Landry fait explicitement référence à des prix relatifs proportionnels aux « degrés finaux d’utilité » lorsqu’il propose par exemple de substituer à la mesure de la valeur en termes de quantité de travail et/ou de terre choisie par Effertz une mesure en termes d’utilité ou de désutilité des biens que ces mêmes quantités permettraient de produire. Ce sont encore les prédictions de la théorie marginaliste du monopole associant un prix plus élevé à une production restreinte qu’il confirme. En effet il dénonce le gaspillage des ressources qu’entraîne la tendance des producteurs rivés sur les seuls signaux de prix à privilégier le prix de vente le plus avantageux au détriment d’une consommation aussi grande que possible. C’est toujours à la vision marginaliste de la concurrence pure et parfaite, rebaptisée par lui « concurrence absolue » qu’il se réfère en tant que seule figure de marché faisant coïncider intérêt général et intérêt particulier12.
61C’est donc sur une microéconomie d’essence fondamentalement marginaliste que vient s’appuyer la tentative subséquente de Landry d’une reformulation cohérente, en termes de variations des niveaux d’activité et d’emploi, de la question macroéconomique des sous-productions et des surproductions rentables soulevée par Effertz. Et Landry de tenter de résoudre ce qu’il considère comme le problème essentiel, « en un sens l’unique problème de l’économie politique, considérée comme une science normative » (Landry, 1901, p. 252), savoir le problème général de la productivité maxima ou « problème de l’organisation rationnelle de la production » (ibid.) laissé indéterminé par Effertz, s’agissant notamment de sa mise en rapport avec le bien-être social :
« On comprendra sans peine pourquoi il y a un problème de la productivité maxima : c’est parce qu’il ne nous est pas donné de choisir à notre guise parmi les biens que nous désirons. Si l’on nous donnait le droit de prendre parmi des biens de diverses sortes accumulés une somme de biens déterminée à l’avance, et que nous ne puissions pas dépasser cette somme, il serait parfaitement indifférent de prendre telles ou telles choses : le bien-être que nous pourrions nous procurer serait toujours quantitativement le même. Mais dans la réalité il en coûte toujours quelque chose pour se procurer une jouissance ; on ne satisfait un besoin qu’à la condition de renoncer à en satisfaire un autre qui ne sera pas nécessairement égal en intensité au premier [...] Dès lors la somme du bien-être variera avec les plaisirs choisis, avec l’utilisation particulière que l’on fera des moyens de production dont on dispose. Il y aura une certaine manière d’utiliser ces moyens avec laquelle la somme de bien-être sera plus grande qu’elle ne serait avec toute autre organisation, pour laquelle la productivité de ces moyens atteindra son maximum » (Landry, 1901, p. 264).
62Là encore, comme le soulignent Arena et Hagemann (ibid.), « Landry rencontre un problème familier aux marginalistes, c’est-à-dire celui de la recherche d’un optimum optimorum. Il ne lui reste donc qu’à établir un critère arbitraire fondé sur une argumentation de type politique et/ou éthique [...] La productivité maxima est celle qui s’obtient au sein d’une organisation productive dans laquelle le critère social retenu est celui d’une répartition des ressources fondée sur la proportionnalité entre la quantité de biens reçue et la quantité de travail fournie. »
63Une telle organisation productive ne peut dès lors se concevoir que dans une société où seul le travail est productif de revenus et où, par conséquent, les moyens de production ne sont plus appropriés privativement : « Pour conclure, la société, si elle devenait maîtresse de la production, pourrait supprimer presque complètement ces déperditions de richesses qui, dans le régime de la propriété privée, résultent de ce que les propriétaires des moyens de production ne se préoccupent pas des contrecoups de leurs actes sur l’ensemble de l’organisation productive [...]. On ne peut songer à entreprendre de porter la productivité sociale à son maximum qu’à la condition d’abolir la propriété privée des moyens de production » (Landry, 1901, p. 293).
64Si selon Landry, aucun des dysfonctionnements caractéristiques du système capitaliste ne saurait être identifiable en régime de la production collectiviste, et si, par suite, la substitution de la propriété collective à la propriété individuelle lui paraît souhaitable, c’est moins la solution radicale du passage au collectivisme marxiste qu’il envisage (« nous ne pouvons accepter la conception du collectivisme pur »), qu’une transformation progressive de la société (« comme point de départ et pour ne pas remettre tout en question, on adoptera l’organisation présente ») visant à corriger les causes de déperdition de richesses en rendant la société de plus en plus maîtresse de la production et en se rapprochant de l’état de production maxima, sans modifier l’inégalité des parts. Ce n’est que dans un second temps, que l’on pourra envisager la suppression de cette dernière nuisance et tendre vers l’égalité (« en allouant à tous les travailleurs la même rétribution » et « on prendra quelques précautions pour stimuler l’activité des travailleurs, on élèvera un peu la rémunération des travaux les plus pénibles... Point ne sera besoin d’établir des différences considérables »).
65Si la thèse essentielle de son livre consiste dans l’affirmation de la nécessité d’une meilleure adaptation des besoins et des moyens de les satisfaire, Landry ne parvient pas à démontrer que cet objectif peut être réalisé par l’adoption d’un programme socialiste.
Conclusion
66Au total, cette analyse des conflits entre intérêt général et intérêt privé dans l’ordre de la production et de la capitalisation – car « toute entreprise (est) capitalistique à quelque degré » (1908, p. 787) met en exergue le rôle central mais ambigu que joue l’entrepreneur dans la pensée d’A. Landry. Cette ambiguïté est transversale à l’ensemble des œuvres économiques de notre auteur. Aucun développement spécifique ne lui est consacré et c’est toujours de manière indirecte que son action est traitée. Pourtant la classe des entrepreneurs joue dans le développement de sa réflexion un double rôle. Elle est d’abord la pièce manquante qui lui permet de boucler son schéma production-distribution de la richesse sociale ; elle est surtout un moyen privilégié pour révéler la divergence qui existe dans un régime de propriété privée entre les intérêts particuliers et l’intérêt général.
67En effet, l’optimum de la capitalisation pour une société donnée varie avec la distribution des richesses, laquelle dépend du régime de la propriété. Or, pour Landry, ce qui compte du point de vue d’une société, c’est de savoir si le régime de propriété qui la caractérise augmente la richesse sociale plus ou moins vite qu’un autre régime (Landry, 1904, p. 353). C’est le régime de propriété qui détermine comment s’opère la distribution (rente, salaire, intérêt, profit) et c’est de la distribution que dépend le niveau de capitalisation (via le niveau de l’intérêt et du profit).
68Convaincu de la supériorité du socialisme sur le capitalisme, Landry voulait démontrer avec les seuls outils du marginalisme que sans l’entrepreneur le régime capitaliste ne peut fonctionner mais qu’avec l’entrepreneur un conflit d’intérêts surgit qui rend ce système inefficient du point de vue de la prospérité générale. Mais, de ce point de vue, et en dépit de sa richesse, sa réflexion économique s’interrompra sur l’aveu d’un échec relatif : « Le régime socialiste de la propriété conviendrait moins à notre société, sous le rapport de la capitalisation, que le régime individualiste » (ibid., p. 353).
69Convaincu de la supériorité du socialisme sur le capitalisme, Landry voulait démontrer avec les seuls outils du marginalisme que sans l’entrepreneur le régime capitaliste ne peut fonctionner mais qu’avec l’entrepreneur un conflit d’intérêts surgit qui rend ce système inefficient du point de vue de la prospérité générale. Mais, de ce point de vue, et en dépit de sa richesse, sa réflexion économique s’interrompra sur l’aveu d’un échec relatif : « Le régime socialiste de la propriété conviendrait moins à notre société, sous le rapport de la capitalisation, que le régime individualiste » (ibid., p. 353).
Bibliographie
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Cf. Rapport de soutenance de thèse, Revue de Métaphysique et de Morale, 1901, p. 10-11.
2 Ce résultat corrobore celui établi antérieurement par Carver (1893) et dont Landry n’avait pas connaissance à la rédaction de sa thèse (1901, p. 187-191). Landry rend hommage à cet auteur dans L’Intérêt du capital (1904, p. 56-57 note 1) et saisira cette occasion pour souligner l’ambiguïté de la réponse apportée par Böhm-Bawerk à cette critique (1904, p. 56-57 note 1).
3 Sur ce point cf. Ducros (1957, p. 195) ; Niehans (1991, p. 578-579).
4 Voir également Ravix (1997).
5 Mais, admet Landry, cette représentation est encore trop simplificatrice. Il y a en réalité une multiplicité de courbes d’offre et de courbes de demande : il y a une courbe d’offre et une courbe de demande pour chacune des durées possibles des opérations capitalistiques. Mais si l’on suppose que l’intérêt ne saurait être proportionnel qu’à la durée des placements, « il n’y a lieu de ne tracer qu’une seule courbe de demande et qu’une seule courbe d’offre » (ibid., p. 643).
6 Il reviendra sur cette question en 1938 dans cette même revue, considérant devoir élargir et approfondir ses vues pour tenter de résoudre ce qu’il considère comme « le grand problème de la distribution » (1908a, p. 665).
7 Pour Landry, le profit n’est pas à chercher dans la façon dont l’entrepreneur utilise son capital ; il ne peut être réduit à la simple rémunération d’une habileté spécifique (un entrepreneur de même habileté travaillant pour le compte d’un autre recevrait un salaire équivalent). Ce n’est pas non plus un type particulier de rente. Le profit prend-t-il alors sa source dans le risque « Les entrepreneurs doivent un revenu à la façon dont ils estiment leurs risques » (1908b, p. 248). Pour couvrir le risque mathématique de l’entreprise, l’entrepreneur inclura dans le prix une prime d’assurance. Mais ceci n’est pas spécifique aux entrepreneurs : les capitalistes exigeront aussi cette prime en plus de l’intérêt pur car ils prennent des risques. Les rentiers et les salariés pourront aussi la réclamer.
8 Landry n’affrontera véritablement cette question que beaucoup plus tard dans son article de 1938. Le profit y apparaît en premier lieu comme ce qui reste à l’entrepreneur lorsque les recettes de l’entreprise ont été affectées aux consommations intermédiaires, aux prélèvements obligatoires (fiscaux, sociaux...) à un certain nombre de revenus privés d’agents intervenant dans le processus de production (salaires des salariés, intérêts des capitalistes-prêteurs, rentes des propriétaires de fonds). Parmi les revenus privés déduits, il en est aussi qui peuvent avoir été servis à l’entrepreneur lui-même : salaire, intérêts des capitaux propres investis, rentes éventuelles des fonds mis à la disposition de l’entreprise. Le profit se présente donc comme un résidu. Mais ce résidu est variable non pas à raison des revenus déduits dont le montant est prédéterminé mais parce que les recettes de l’entreprise sont par nature incertaines. L’incertitude à laquelle Landry fait référence ici diffère de la notion de risque assurable évoquée dans son précédent article. Retenant l’intuition première de Cantillon qui décrivait les entrepreneurs conduisant leurs affaires « au hasard » (sans savoir à l’avance quels résultats elles donneront) et parlait d’eux comme de travailleurs à « gages incertains » et s’appuyant sur la distinction de Knight entre risque et incertitude, il admet en première analyse « qu’il y aurait lieu de parler, à propos du profit, non pas d’une théorie du risque mais d’une théorie de l’incertitude » (Landry, 1938, p. 1481). Mais, ajoute-t-il aussitôt, « l’incertitude ne donne pas nécessairement naissance, pour l’ensemble des entrepreneurs, à un revenu positif qu’on pourrait désigner sous le nom de profit et la grande probabilité est même qu’on doit se trouver ici devant un revenu négatif » (ibid., p. 1483). Une telle perspective est pour Landry contredite par l’évidence : « le fait de l’existence d’un profit positif pour les entrepreneurs se présente à nous comme difficilement contestable, comme normal (...) et ce profit est autre chose qu’une conséquence (...) directe de l’incertitude. Il faut donc, pour lui, chercher une explication en dehors de la théorie de l’incertitude » (ibid.). L’incertitude aura néanmoins une influence indirecte dans la détermination du profit en ce qu’elle « raréfie » les vocations d’entrepreneur dans le même temps qu’elle décourage les capitalistes prêteurs. En d’autres termes, pour Landry, l’incertitude fait que les entrepreneurs sont rares et la rareté exige un profit. Pour une analyse plus détaillée, voir Maupertuis et Romani (1997).
9 Opérations dans lesquelles le renoncement que toute opération capitalistique implique a cet effet de donner naissance à un produit. Ainsi les prêts à la consommation (non productifs) ne sont pas des opérations socialement capitalistiques.
10 Cf. Arena & Hageman (1997) pour une présentation détaillée du débat.
Landry se réfère ici abondamment aux travaux de Cournot qui, dit-il « eût l’honneur d’introduire le premier la question des réductions rentables de la production dans la science économique en construisant sa théorie du monopole » et qui proposait de mesurer la valeur d’un bien « par l’utilité de la parcelle de ce bien qui sera vendue la dernière, multipliée par le nombre de fois que cette parcelle est contenue dans le tout » (A. Landry, 1901, p. 3). Sur l’influence de Cournot sur la pensée économique de Landry, voir F. Vatin (1997).
En fait, Landry préfère privilégier l’étude des situations de marché qualifiées par lui de concurrence réelle et plus conformes à la réalité des choses que la concurrence absolue. Pour une présentation détaillée des réflexions de Landry sur les situations d’oligopole ou de concurrence monopolistique dans lesquelles « à ce qu’on nomme la concurrence se mêle toujours le contraire de celle-ci », (Landry, 1901, p. 35), voir Arena et Hagemann (1997).
Remarquons toutefois que si, selon ces mêmes commentateurs, la difficulté pour Landry est de ne pas disposer de la notion d’optimum paretien, la façon dont il formule le problème, à défaut de le résoudre analytiquement, montre qu’il n’en est pas très éloigné dans l’esprit : « Nous sommes à la recherche d’une méthode, d’une règle qui permette d’organiser la production sociale au mieux des intérêts de la collectivité. Il s’agit de réaliser un agencement des moyens de production tel qu’aucun changement ne puisse être apporté à cet agencement qui augmenterait la richesse sociale. – Si nous supposons le problème résolu, nous aurons une organisation dans laquelle le produit d’aucun moyen de production ni d’aucun groupe de moyens de production associés ne pourra être accru, où, en outre, aucune réduction ne pourra être opérée dans la production d’une denrée, qui rendrait possible par ailleurs un accroissement supérieur soit de la production de cette denrée, soit de quelque autre production » (Landry, 1901, p. 283).
Auteurs
LASSOJEP Université de Corte
LATAPSES-CNRS Université de Nice-Sophia Antipolis
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