Chapitre 5. Les lieux de la maison
p. 78-93
Texte intégral
1Note portant sur l’auteur*
2Pour lui permettre de contempler le paysage on a relevé les rideaux. Le soleil qu’ils filtraient est entré dans la pièce aux murs blancs et par les larges baies, depuis le matelas recouvert d’un tapis où il est assis, il aperçoit maintenant les arbres d’un verger, les immeubles voisins, le minaret d’une mosquée – celle devant laquelle il est passé tout à l’heure ? De la porte à laquelle il a frappé, en bas, jusqu’à cette sorte de salon où on l’a invité à prendre ses aises, il a traversé la maison sur toute sa hauteur. Il n’en a pas saisi grand-chose, et le peu qui était perceptible, la bienséance lui dictait de ne pas le voir. Conduit par un jeune garçon, il a franchi au rez-de-chaussée un vestibule plutôt sombre, distinguant une meule de pierre, une machine à laver, un mouton, des sacs, des bidons, puis, son guide ouvrant la voie en prévenant de sa venue – « Allâh, Allâh » – il a gravi, très vite, les hauts degrés de pierre d’un escalier s’enroulant autour de son noyau. Il est passé devant des portes ponctuant les étages. Elles étaient entr’ouvertes, laissant paraître quelque mouvement ; ou aucun, ou seulement celui de silhouettes féminines se retirant après avoir jeté un coup d’œil. Ou elles se fermaient ou bien elles étaient closes.
3Progressant dans la pénombre, qui contrastait avec la clarté de la rue, vers la pleine lumière de la pièce où on l’a prié de s’asseoir, il a vérifié, de l’intérieur, de la façon la plus démonstrativement schématique, la verticalité de l’architecture, que dans le quartier, vues du dehors, les hautes constructions affirment. Il se souviendra de l’ascension très rapide, comme, plus tard après être redescendu, toujours précédé de son guide, pour regagner la rue, de la manière dont les familiers dévalent les marches, du rythme des pas de la maison yéménite. Il continuera d’ignorer la majeure partie des lieux dont les fenêtres qui s’affichent sur la façade ne révèlent presque rien, à l’exclusion peut-être de la cuisine (des traces de suie et de la fumée s’échappant par de petites ouvertures, comme des meurtrières dans le mur, permettent d’identifier son emplacement).
4Parcourant la maison de bas en haut, puis de haut en bas, le visiteur n’aura sans doute pas éprouvé ce sentiment que Suzanne et Max Hirschi prêtent au maître de maison « exprimant à chaque passage son rôle de chef et d’unificateur » (« en exploitant, écrivent-ils, toute la verticalité de la maison1 ») mais, plutôt, celui d’une mise à distance.
5Avant de parvenir jusqu’à ce monde comme traversé par une limite intérieure, celle que semble dessiner l’escalier, fil conducteur, unificateur certes, mais séparateur aussi, le visiteur en a rencontré d’autres. Des limites, extérieures, entre dehors et dedans, fortement matérialisées (des murs, des portes) ou moins marquées, dont le franchissement est ritualisé : frapper à la porte de la maison avec le heurtoir, madaqqa, et/ou sonner – les familiers, eux, recourent à un rythme convenu – se faire connaître ou reconnaître, négocier son entrée plus ou moins longuement selon qu’on est attendu ou qu’on vient à l’improviste, qu’on se présente aux heures canoniques des visites masculines, entre la prière du aṣr et celle du maġrib, c’est-à-dire entre trois heures et six heures et demie de l’après-midi, ou qu’on sollicite l’accès à des moments plus exclusivement féminins et familiaux. Des transitions aussi : éventuellement, précédant le vestibule du rez-de-chaussée, dihlîz, les quelques mètres d’une courette, ḥawî. Et auparavant, des limites qu’il a fallu passer pour atteindre le seuil : celles du quartier ou du voisinage. Elles sont souvent rendues perceptibles par le seul mâ fi ṭarîq, « il n’y a pas d’issue », lancé par un groupe d’enfants ou un habitant. Avertissement dissuasif, mais aussi, sous cette forme affirmative, interrogation, c’est une entrée en matière, une façon d’échanger des repères, de situer l’arrivant et de lui permettre de se situer, de mettre fin à un flottement pour l’accueillir et le conduire.
6On l’a compris, le visiteur dont il s’agit est étranger aux familles auxquelles il rend visite, à la ville, au pays, et c’est un homme. Faut-il rappeler que son regard est déterminé par la place que ceux qui l’accueillent lui assignent, en tant qu’homme et en tant qu’étranger ? Et, bien sûr, par son expérience différente de celle d’un Yéménite qui, dans une maison où il est reçu en hôte, « ne sait pas tout en le sachant » comment celle-ci vit, car l’univers qu’elle recèle, même la partie dont l’accès lui est rigoureusement fermé, lui est à bien des égards familier. Certes pour compléter ses propres observations le visiteur (étranger) a la possibilité d’obtenir des informations. Non seulement celles-ci sont fréquemment de seconde main, mais pour la plupart elles procèdent d’une parole marquée par des perceptions et des enjeux masculins. En revanche son statut, surtout si son intérêt pour l’architecture et la vie domestique ou son goût pour les belles choses a été reconnu, en lui conférant une sorte d’exterritorialité, permet parfois à l’observateur de « voir », outre les réserves et les pièces de service, les « appartements » de la famille qui normalement lui resteraient inconnus, mais c’est en général à la condition qu’ils aient été « banalisés ». En autorisant un relevé complet et détaillé, comme on en trouve dans cet ouvrage, le propriétaire prend le risque de donner de lui-même et des siens une image qui échappe aux représentations convenues, et convenables à ses yeux, mais jamais le visiteur-enquêteur ne sera introduit dans une assemblée féminine, une tufruṭa. Il arrive souvent que la maison qui lui est généreusement ouverte ait été temporairement désertée par les femmes (on rencontre un semblable bouleversement dans des circonstances exceptionnelles mais « normales », à l’occasion d’une noce où la maison entière est investie par les hommes). C’est que, si celle-ci est le sanctuaire des valeurs familiales, elle ne l’est pas en tant qu’espace, fait de murs, de volumes, de portes, mais en tant que lieux qualifiés par des présences et des activités. En s’effaçant, ce qui pour les habitants est essentiel l’habiter – est préservé.
7Telles sont les limites de la description. Celle-ci est placée devant une alternative. Soit jouer l’exhaustivité, voire l’unanimité, c’est-à-dire une fiction. Soit rappeler d’entrée ces limites : elles participent de la manière dont s’organisent les significations que les habitants projettent (construisent) dans l’espace de la maison en définissant leurs relations avec autrui.
L’ARCHITECTURE DOMESTIQUE : TENDANCES
8D’autres maisons, d’autres visiteurs : d’autres traversées. Elles ne diffèrent pas considérablement de celle qui a été évoquée précédement. Selon l’importance et donc la hauteur de l’immeuble, le parcours peut être plus ou moins long ; plus court, si on fait pénétrer le visiteur dans un dîwân et non dans le mafrağ. Il arrive aussi qu’on le conduise directement sur une terrasse, ğubâ’, pour contempler le paysage après avoir averti le voisinage. Au lieu d’un jeune garçon (un enfant de la famille ou un voisin), c’est une petite fille ou un homme, ou le maître de maison lui-même, qui guide l’ascension. En bas dans le vestibule, à côté de la place d’un animal entravé, il y a une motocyclette. Du bois vient d’être livré. Des détails retiennent l’attention : tantôt les parois de l’escalier sont enduites de plâtre, guṣṣ, et, jusqu’à hauteur d’épaule, d’un revêtement d’apparence plus dense, qaḍâḍ 2, tantôt elles sont peintes, laquées, et le blanc n’est plus dominant. Quelquefois des objets décoratifs y sont suspendus. Les pierres du noyau central, quṭb, sont apparentes, ou leurs joints sont redessinés avec du ciment, ou elles sont, elles aussi, entièrement recouvertes de peinture. A certains moments de la journée, des aspects de l’activité domestique sont perceptibles, par exemple le matin la présence dans le mafrağ d’un aspirateur, signe du ménage qui vient d’être interrompu, et, répandue sur les marches avant d’être balayée, de l’herbe hachée ou de la sciure, remplissant de son parfum le volume de l’escalier. Parfois, à la descente, on en découvre un second, doublant celui-ci...
9Ces variations sont imputables à la taille de l’édifice, aux circonstances de la visite, au « goût » et au degré de richesse des habitants, plus qu’à des différences structurelles. Dans la ville intrauros, d’une maison à l’autre on identifie un type architectural. Le vestibule, dihlîz, et son ḥarr, étable, puis en mezzanine, ṭabaqa, des resserres, magasins, maẖzan, cette première partie formant un ensemble reconnaissable du dehors – il correspond au socle de pierre, quasiment aveugle, sur lequel repose le reste de la construction, en briques ; l’escalier, darağ3, avec quelquefois, dans les vastes demeures, des marches supplémentaires menant à un réduit, kumma ; et à chaque palier principal une porte donnant accès à la ḥiğra qui distribue les pièces de l’étage.
10Dans les quartiers que nous avons étudiés, l’architecture des maisons n’a pas subi de ruptures radicales. Il est vrai que les initiatives y sont soumises à un double contrôle : il est social (par exemple dans une des plus grandes demeures, très exposée au regard, la menuiserie des fenêtres a été remplacée par de l’aluminium, ce qui a provoqué et continue de provoquer débats, commentaires et appréciations) ; et, désormais, réglementaire. Outre des surélévations et, autant que la parcelle le permet, des extensions, les principales interventions qui affectent les bâtiments de type traditionnel, dont peu sont très anciens, consistent surtout en des reprises en façade : les maçons évident une portion de la paroi de pierre ou de brique en étayant le reste et en fonction des réaménagements intérieurs percent ou obturent des baies (fenêtres et portes) ; les joints sont ensuite enduits de plâtre, dont le dessin s’ajoute au décor existant. Le renouvellement de certains éléments de second œuvre est notable : les volets des fenêtres ont généralement été remplacés ou doublés par des châssis vitrés (puis parfois, on l’a vu, par des cadres métalliques), et, plus visibles encore, des vantaux de fer polychromes à motifs géométriques, d’une fabrication locale courante, équipent souvent les portes des enclos (plus souvent que la porte de la maison proprement dite). Le verre dépoli succède à l’albâtre, qamarî, dans les arcs surmontant les fenêtres, ṭâqa. Le fibrociment, le parpaing4, le PVC, la tôle sont plutôt des matériaux d’appoint.
11Quant aux maisons plus récentes, dans les quartiers de la ville ancienne, elles n’offrent pas un contraste très fort. A côté des transformations stylistiques, qui ne sont pas nouvelles, notamment un élargissement des baies allant de pair avec un aplatissement des arcs qui les surmontent5, la plus grande innovation structurelle est interne : l’escalier construit autour d’un noyau peut disparaître au profit d’une double volée. On observe aussi une modification de l’organisation verticale : les pièces d’habitation et donc les fenêtres, se rapprochent du niveau du sol, tandis que la partie construite en pierre, qui, autrefois, correspondait assez exactement au volume du dihlîz, du ḥarr et des maẖzan ne décroît pas. En effet, la pierre, matériau coûteux, est un signe de statut et, comme le note Lucien Golvin, « elle est de mieux en mieux taillée et appareillée, on en tire des effets décoratifs en jouant avec les divers coloris naturels6 ». En fait, dans ces immeubles contemporains (néo-traditionnels), on assiste seulement à l’accentuation d’un mouvement décelable aussi dans les bâtiments plus anciens où la partie habitable a tendance à « descendre » en annexant la mezzanine (ce qui implique l’agrandissement ou le percement des baies) et des garages ou des boutiques à occuper le rez-de-chaussée. Désormais chez soi on garde moins d’animaux, ou plus du tout ; on emmagasine des provisions moins considérables ; alors qu’à une époque encore proche la menace de razzias venues des campagnes n’était jamais exclue, la sécurité de la ville semble garantie par l’Etat ; et les relations avec l’espace urbain changent, surtout une extension et une diversification des activités économiques atténuent les séparations et spécialisations fonctionnelles (quartier d’habitation/sûq).
12Ce qui apparaît ici comme une évolution de l’architecture se précipite jusqu’à la rupture typologique dans les villas, c’est le nom utilisé, qui sont construites hors les murs. L’arc et les vitraux surmontant les fenêtres continuent d’être une référence yéménite obligée. Mais, implantés dans un tissu urbain très lâche, les bâtiments s’étendent, plus qu’ils ne s’élèvent, l’horizontalité domine. Le rez-de-chaussée, qui pendant plusieurs années reste souvent le seul niveau construit, est habité7.
MAKĀN, DĪWĀN...
13Lorsqu’il pense avoir affaire à un interlocuteur peu averti, un habitant propose des définitions. Généralement il raisonne et illustre son propos à partir de l’endroit de la maison où il est. Un exemple : la pièce mesure un peu moins de trois mètres sur trois mètres cinquante environ. Le long des murs, autour d’un tapis, des matelas couverts d’étoffes multicolores sont alignés (avec des coussins formant dossiers) excepté à l’entrée où il y a un poste de télévision. De nombreux effets, des vêtements suspendus, des médicaments, des documents, un réveil posés sur des étagères de plâtre sont visibles. C’est son makân à lui (makân : « lieu », terme générique). Il y prie, loin de la porte, y mange avec son fils, y dort. S’il était trois fois plus long (aṭwal), explique-t-il, avec des fenêtres (ṭâqa) étroites, ce serait un dîwân. Ce serait un mafrağ s’il était long ou carré, mais avec des fenêtres larges, ğarf (plus de deux vantaux), et situé en haut alors qu’on trouve les dîwân et a fortiori tout makân ordinaire à n’importe quel étage habitable. Il précise que le dîwân est destiné aux réunions familiales et que le mafrağ accueille les hôtes.
14Les critères qui sous-tendent ce genre de définition mettent surtout en avant des caractéristiques concernant l’espace (taille, ouvertures, position), la forme des relations sociales que son usage engage (famille/hôtes) et éventuellement une attribution (son makân, celui de l’épouse, le dîwân du fils). Quant aux fonctions, dormir, manger, quand elles interviennent c’est accessoirement et, dans leur quasi-totalité, les dénominations elles-mêmes ne sont pas « fonctionnelles » même lorsqu’elles désignent des lieux spécialisés, comme la cuisine – à l’exception de maẖzan, magasin (resserre) qui est un terme générique lui aussi.
15La longueur est un des principaux traits différentiels. La largeur, elle, est relativement constante, elle est limitée par la portée des solives et seuls les plus riches propriétaires ont la possibilité d’utiliser des éléments de bois plus importants (montrant par là leur richesse). La nature d’une pièce est si étroitement liée à ses proportions que, dans les maisons modernes où cette contrainte constructive est levée par l’emploi du béton armé, généralement le dîwân (il faut avoir un dîwân) reste une pièce oblongue : sinon ce n’est pas un vrai dîwân.
16L’usage quotidien peut s’écarter de la théorie au point de sembler la contre dire, et un makân servir de dîwân, un dîwân de mafrağ et vice versa, mais sans que les utilisateurs oublient les propriétés morphologiques et topologiques par lesquelles ils identifient nettement les trois principaux types de pièces.
17Il s’agit de ce que nous appelons en français des pièces d’habitation8. La classification spontanée, énoncée d’un point de vue masculin, paraît se concentrer en effet sur celles-ci en privilégiant d’ailleurs parmi elles celles qui sont dévolues à la vie sociale et à la représentation (mafrağ, dîwân/makân), tandis que les pièces de service sont évoquées pour mémoire à moins que le maître de maison exprime son pouvoir à travers les réserves qu’elles peuvent contenir ou qu’il revendique l’initiative d’une innovation ou d’une modernisation affirmant par là une valorisation du lieu et de lui-même. Lieux subalternes : lieux négligeables ou (et) marqués d’une censure parce qu’ils sont féminins ? Telles sont les questions que suscite, en particulier, la cuisine, dayma, qui est assimilée à la femme9 – un proverbe dit : mieux vaut tenir sa dayma (c’est-à-dire sa femme) que faire le voyage d’Aden (pour affaire) ; un autre : dayma qallabû bâbah, « la dayma dont on change la porte... (restera une dayma) », (l’équivalent de « l’habit ne fait pas le moine »). La ḥiğra n’entre pas non plus dans cette classification. Elle n’est pas seulement une anti-chambre – on y dépose ses chaussures avant de pénétrer dans les pièces qu’elle dessert – elle est centrale, parfois géométriquement, toujours par la fonction distributrice qu’elle assure à chaque étage, et lorsque sa superficie l’autorise, elle supporte des activités domestiques, familières, féminines.
18« Nous avons construit au-dessus de la tête du coq un mafrağ10. » Le mafrağ, lorsqu’il existe, est « par destination » le lieu du maître de maison, c’est-à-dire du chef de famille, le père, le frère aîné, même lorsque ses « appartenances » ne sont pas dans la partie supérieure de la maison. Dans cette société où une tradition urbaine de cafés n’existe pas il s’y tient de préférence pour recevoir ses hôtes et y mâcher le qât avec eux. Habituellement on y accueille les étrangers qu’on désire honorer : un vieil homme énonce à sa façon la norme, en s’excusant auprès de ses visiteurs de ne pas les recevoir en haut dans son mafrağ mais dans le dîwân d’un étage peu élevé (il est pourtant vaste, les sièges y sont confortables et le décor de qualité), parce que désormais il monte difficilement les marches.
19Cette localisation altière est la règle dans la région de la ville intra-muros que nous avons étudiée. Dans les faubourgs dits turcs (Bi’r al-cAzab et autres), moins denses, comme à ar-Rawḍa, villégiature de vieilles familles de Sanaa, on trouve des mafrağ au rez-de-chaussée, ouvrant sur un bassin. Une des qualités essentielles du mafrağ, haut ou bas, réside dans les vues qu’il offre (on rattache souvent le mot mafrağ à l’idée de contentement, de détente, pourquoi ne pas le rapprocher aussi de celle de spectacle que contient également le radical FRĞ duquel il provient ?). Posé seul, détaché comme il l’est souvent, sur une terrasse, il réalise un degré de liberté plus grand que le reste de l’édifice puisque sa forme et son orientation ne sont pas directement tributaires de celles de la parcelle de terrain sur laquelle l’immeuble a été construit. Il permet donc d’embrasser le plus large et le plus beau paysage, un verger plutôt qu’une rue, un minaret de préférence à des constructions plus banales et de profiter de la meilleure orientation cardinale (de la chaleur et de la lumière du soleil).
20« A Sanaa et dans les autres villes chaque maison a au moins une pièce pour mâcher le qât et dans de nombreux cas une seconde pour les femmes. Dans les meilleures maisons un beau pavillon ou mifraj, sur le toit ou dans le jardin, sert à cet usage. » « Pavillon » : ce témoignage d’un voyageur que rapporte Shelagh Weir11 rend bien compte de la caractéristique topologique du mafrağ, qui est liée également à une seconde qualité essentielle, une certaine indépendance par rapport au reste de l’espace domestique.
21Il est possible de rattacher à cette catégorie de pièce le manẓar, « belvédère », qui se distingue du mafrağ, avec lequel il peut coexister dans une même maison, par une superficie plus réduite, par une forme moins oblongue et une plus grande ouverture sur l’extérieur (on dirait que le mafrağ est le produit du croisement du manẓar avec le dîwân) ; et, tout en haut, la petite zahra où le maître de maison se retire avec quelques intimes et où on installe les jeunes mariés (le mot renvoie à l’idée de beauté, de floraison).
22Du point de vue fonctionnel, le dîwân n’est pas non plus un makân comme les autres même lorsqu’il sert de chambre à coucher, de pièce à tout faire, ou d’appartement. Ce grand makân, makân kabîr, alternativement masculin et féminin, et, note Shelagh Weir, « privé et public12 », est dévolu surtout à la vie sociale, familiale. Il peut y en avoir un à chaque étage habitable, donc dans les grandes maisons un pour chaque unité de la famille. On y accède par la ḥiğra, il est donc moins indépendant que le mafrağ.
23Dîwân, mafrağ. Dans la classification qui vient d’être présentée ils sont distingués. Et leur(s) fonction(s), leur forme et éventuellement leur position les distinguent en effet des makân ordinaires (câdî) qui par définition sont les pièces d’habitation que ne désigne aucun autre nom que celui, générique, de makân, assorti ou non d’un spécificatif. Mais leur usage révèle des modèles qui, dans la maison, sous-tendent les façons d’habiter toutes sortes d’espaces et les hiérarchies symboliques susceptibles de s’y inscrire.
DĪWĀN. MAFRAĞ
24Dans son étude de Manâẖa, un bourg du Djebel Ḥaraz, dont le titre, Market, mosque and mafrağ, met en exergue les trois lieux traditionnels de la vie sociale masculine au Yémen, T. Gerholm décrit, de façon exemplaire, un mafrağ au cours d’une séance de qât13. Il restitue la succession des moments de ce temps fort, et rend intelligibles les significations dont l’espace de cette pièce est le support. A quelques détails près, sa description vaut pour Sanaa.
25La séance commence en principe après la prière de l’après-midi, donc autour de trois heures. Le mafrağ est vide. Peu à peu les hôtes s’y installeront, éventuellement en l’absence du maître de maison, du moins au début. Sur le sol : des tapis. Le long des murs enduits de plâtre (guṣṣ) : des matelas alignés, avec, en guise de dossier, des coussins durs et d’autres, plus petits, qui servent d’accoudoirs, marquant approximativement les places. T. Gerholm note l’existence d’une zone où l’on dépose ses chaussures en entrant, à moins qu’on les laisse à l’extérieur, dans la ḥiğra. Elle est souvent dépourvue de matelas. Généralement c’est là que sont empilés les coussins en réserve dont il signale la présence (sans en préciser la localisation). On notera également cette zone où les tapis sont plus ordinaires que dans le reste du mafrağ, où le revêtement inférieur (mais pas le dallage de pierre), du linoléum par exemple, reste apparent. Enfin, relève T. Gerholm, la qualité des matelas varie d’un bout à l’autre de la pièce et, « au milieu de ce qui apparaît comme le meilleur bout (end) se trouve une table basse sur laquelle il y a un grand plateau de cuivre où – à côté des narguilés en forme de tour – sont disposés divers objets14 ».
26Dans ce cadre les participants s’installent. Entre les positions marquées d’avance et les qualités des individus une interaction se manifeste. T. Gerholm évoque le jeu des préséances, et les réajustements que provoque l’arrivée successive des hôtes. Tel qui s’est assis trop près de la porte (à côté des chaussures) est invité par le maître de maison à rejoindre « le meilleur bout », plus honorable et donc plus confortable – non seulement le matelas y est plus épais et les coussins-dossiers plus hauts, mais les sièges délimités par les accoudoirs y sont plus spacieux. Celui qui est sollicité de la sorte peut décliner l’offre ou, finalement, céder. Tel qui occupait jusque-là une bonne place la propose avec empressement à un nouveau venu plus respectable à qui elle convient mieux, la quitte et se rapproche des chaussures. C’est à proximité de l’entrée de la pièce que se tiennent, serrés les uns contre les autres, les inférieurs et, a fortiori, ceux qui font le service. T. Gerholm conclut : l’ordre final est un reflet assez exact d’un classement social et symbolique. Il cite d’autres indicateurs « classants », qui corroborent la hiérarchie lisible dans l’espace : l’eau que certains apportent avec eux, dans un thermos, leur madâca, c’est-à-dire leur narguilé ; le tabac des uns et des autres et la qualité du qât lui-même – comme le souligne pour sa part Shelagh Weir, sa valeur est très variable, et au cours d’une assemblée le prix payé par chacun est mentionné explicitement, il fait l’objet de comparaisons15. On peut ajouter : à Sanaa, aujourd’hui, un combiné « radiocassette » et des cassettes vidéo.
27L’essentiel est dit. D’une part le « meilleur bout » opposé à la zone subalterne (du côté de la porte), d’autre part la gradation entre ces deux pôles perceptible dans la façon dont choses, espaces et gens se qualifient mutuellement. A partir de ces repères, voici quelques commentaires, compléments et développements.
28C’est souvent par le petit côté qu’on entre dans un mafrağ ou dans le manẓar, dont deux ou trois murs sont percés tout du long de fenêtres, ou dans un makân plus ordinaire. Dans un dîwân on pénètre plutôt par le grand côté, soit dans l’angle, soit au tiers ou au quart, disposition qui permet d’exploiter au mieux la superficie de chaque étage en combinant en svastika cette pièce allongée avec d’autres plus carrées autour de la ḥiğra. Il arrive donc que le dîwân comprenne deux « bouts », situés de chaque côté de la porte. Dans ce cas les « meilleures places » se trouvent toujours dans le plus grand, jamais dans le petit, quelle que soit leur position par rapport à celle-ci. Alors qu’elle semble être ou avoir été ailleurs un critère, par exemple en Egypte dans les grandes salles d’apparat tripartites (qâca), décidant quel bout l’emporte symboliquement sur l’autre, ici l’opposition droite-gauche n’en est pas un. En revanche, elle intervient dans l’ordre des places, mais selon une géométrie du corps en mouvement où les figures peuvent tourner sur elles-mêmes et la gauche devenir droite.
29Nous avons précédemment employé le terme gradation. L’idée de degrés, de l’inférieur vers le supérieur, est présente dans le parler-même. On dit à celui qu’on désire honorer, lorsqu’il entre dans la pièce : « approche », uqrub, « monte », atla ; il est invité de la sorte à quitter le « bas », saflâ ‘, pour la « partie élevée », culaw, le « haut », fawq, à s’avancer jusqu’à la « tête du lieu », ra’s al-makân. Montée presque uniquement métaphorique, puisque seule l’épaisseur des matelas et donc le niveau des sièges varient légèrement. A Sanaa les principales différences, qui dans d’autres régions du monde arabe sont exprimées dans le sol par des dénivellations, sont en général rendues lisibles, comme on l’a vu, par la seule nature du revêtement (par exemple : tapis/linoléum).
30Les objets qui ornent les murs, les étagères de plâtre et les niches qui surmontent les fenêtres indiquent, eux aussi, une progression dans la qualité de la pièce : au fond, le plus loin de l’entrée, les images et les calligraphies religieuses, les portraits des ancêtres, du maître de maison et de ses enfants, les porte-Coran, la généalogie familiale dans un sac brodé, des diplômes, des poignards ; plus près de la porte des choses et des ustensiles plus ordinaires, des thermos, par exemple, ou des ciseaux... C’est dans cette zone aussi que se trouve le récepteur de télévision, lorsqu’il y en a un.
31Le maître de maison peut dormir dans son mafrağ et plus couramment dans un dîwân. Il arrive souvent qu’une pièce dévolue « par destination » à la vie sociale serve aussi à un fils de chambre à coucher, voire d’appartement à lui et à sa famille s’il est marié. Une veste suspendue à un piton, un sac de matière plastique contenant des médicaments, du linge, une serviette de toilette, une ou plusieurs valises ou un coffre de tôle peinte (d’origine pakistanaise), une couverture, des objets domestiques quotidiens déposés provisoirement ou en permanence, voire des meubles, tables, armoires, se concentrent dans la zone subalterne (près de la porte), dans le « petit bout », s’il en existe un. Leur présence ne contredit pas la logique qui régit l’ensemble, mais s’y inclut. Une logique vivace : si la maison est suffisamment spacieuse et peu occupée et que cette pièce est affectée à l’usage exclusif d’un membre de la famille, par exemple un jeune homme, les signes personnels au moyen desquels il a tendance à marquer le lieu – des photographies de champions et de vedettes, un équipement de sport (un kimono de karaté, notamment), un magnétophone et des cassettes, des livres... – restent eux aussi circonscrits à la partie qui se trouve près de la porte16.
32Comme les décors de plâtre, les objets ornant un mafrağ ou un dîwân s’ordonnent par rapport à la médiane qui coupe la pièce dans sa longueur. D’un côté à l’autre, motifs, formes et matières se répondent. Et à son tour chaque sous-ensemble (les décors de plâtre, les objets et les panneaux que leur association, juxtaposition, superposition constituent) s’ordonne en une figure assez régulière – par exemple sur une étagère elle-même surmontée d’un ou plusieurs portraits dans un cadre, des aspersoirs à parfum et, ressemblant à de grandes timbales, des crachoirs (pour le qât) sont disposés en rang alterné ou non, comme les ceintures et poignards alignés au-dessous. Généralement marquée par un élément architectural, par une image ou/et un objet exceptionnels (assez souvent un miroir accroché en hauteur qui éventuellement se reflète à l’autre bout dans un autre miroir), l’intersection de la médiane avec le mur le plus éloigné de la porte paraît marquer la « tête du lieu ». En fait, ainsi dessinée, la tête du lieu est surtout virtuelle, excepté dans les noces où c’est précisément à ce point que le marié est assis, et l’on est tenté par une analogie : tenu à l’immobilité, à l’impassibilité, même, celui-ci, dans son costume d’apparat rigoureusement codifié, semble exposé, comme un objet de valeur. L’ordre des choses et celui des individus ne se superposent pas tout à fait. De l’entrée de la pièce jusqu’au siège du maître de maison (mais dans de grandes occasions, l’hospitalité peut le conduire à s’asseoir « dans la porte », and al-bâb), l’axe selon lequel les places se distribuent correspond plutôt à une diagonale divisant l’espace en deux parties non équivalentes.
33Cette représentation schématique est une approximation, mais assez nette pour indiquer la façon dont l’espace fonctionne et suffisamment souple (autant qu’on puisse concevoir une diagonale souple) pour ne pas trahir la diversité des cas. De l’un à l’autre en effet, on observe une régularité, même si, dans chacun d’eux, les règles de la vie sociale doivent composer avec des contraintes « extérieures » comme l’emplacement de l’entrée de la pièce, celui des baies, ce sur quoi elles donnent... – qui infléchissent l’ordre théorique. La nécessité de protéger l’hôte des « courants d’air », rîḥ, donc de l’éloigner de la porte par laquelle ils pénètrent, fait partie de ces règles, nous y reviendrons. Les vues, surtout, jouent un rôle important. Une bonne place doit permettre de jouir du paysage.
34Un angle (un « coin », zuwah) est donc souvent la position la plus favorable. On notera une différence entre celle du maître de maison qui contrôle du regard tout l’espace intérieur et celle de l’hôte à qui doivent échapper les signes de la vie domestique qui se manifestent à travers la porte. Quant à la notion de ṣadr (« poitrine ») que l’on rencontre dans le monde arabe de l’Orient à l’Occident dans une acception qui correspond à celle, yéménite, de la « tête du lieu », elle peut désigner ici le mur qui, comme le montre P. Bonnenfant, reçoit frontalement la lumière du jour, en faisant face aux fenêtres17. Par conséquent les places qui se trouvent de ce côté, d’où l’on peut contempler le paysage extérieur, sont en principe meilleures que leurs vis-à-vis qui lui tournent le dos.
35Du rituel du qât que Jean Lambert analyse dans le présent ouvrage18, on rappellera quelques-uns des éléments (relevés par T. Gerholm) : la façon de s’asseoir, carré entre les coussins, la jambe gauche repliée de telle sorte que la plante du pied ne soit pas visible, et la droite pliée verticalement ; puis le choix des feuilles, la technique de la chique que l’on garde dans la joue, le rejet des branches dépouillées des pousses les plus tendres, qui s’accumulent par terre devant chaque « mâcheur », la grande consommation d’eau parfois parfumée et de tabac (narguilés et cigarettes). Et l’espèce de courbe dont quiconque participe à une telle assemblée fait l’expérience. Une phase ascendante : anticipant d’abord les effets du qât, puis en découlant, une heure ou deux « sociables, vives, spirituelles. »19 Les conversations s’entrecroisent, rebondissent, les bons mots fusent. Et une seconde période, descendante (introvertie, écrit Gerholm), de plus en plus laconique tandis qu’on s’approche du coucher du soleil.
36Aujourd’hui, la consommation du qât, qui s’est généralisée, est non seulement indissociable d’un grand nombre de circonstances (munâsabât) impliquant des « formes » – les noces en particulier – mais, en soi, et même lorsqu’on le mâche entre familiers, ou solitairement comme le commerçant dans sa boutique et l’artisan dans son atelier, elle a un caractère rituel et elle contient, comme on a commencé à le voir, quelque chose de « formel ». A plusieurs égards : dans l’ordre des places, dans la façon de s’asseoir qui ne paraît pas souffrir d’exception, et aussi dans les postures qui vont de pair, tenir la branche de la main gauche, en étant accoudé du même côté, de la droite sélectionner les feuilles et les pousser dans la bouche pour les emmagasiner dans la joue gauche (seule cette dernière « règle » n’est pas toujours suivie, à cause d’une éventuelle irritation des gencives ou d’une mauvaise denture).
37Pourtant, « les séances où chacun se met à l’aise, abandonnant le cas échéant le costume européen pour la robe, sont accompagnées de conversations, de musique, etc. L’atmosphère est chaude, détendue, pleine de bonne humeur ». Ces remarques (paradoxales ?) de Maxime Rodinson20 font écho au parler yéménite : en effet, celui qui arrive est prié de se mettre à l’aise, de se détendre – astariḥ ! – et souvent il défait sa ceinture, enlève son poignard ; ensuite on s’assure, à plusieurs reprises, qu’il est à l’aise, installé confortablement, murtâḥ. On manifeste à l’hôte étranger le regret qu’il soit en pantalon, lui proposant quelquefois, avec plus ou moins d’ironie, de passer une jupe de tergal, froncée à la taille par un élastique (version contemporaine de la fûta, pièce d’étoffe drapée autour des reins) que les hommes, lorsqu’ils portent le « costume européen », mettent en rentrant chez eux, ou au moment de prendre le qât. On le sait, le mot mafrağ lui-même est couramment associé à l’idée de confort, de détente. Une séance, dit-on, doit être chaude. Dâfî, chaude comme le pain qui sort du four, comme la ṣalṭa qui doit être mangée avant, épicée et bouillante, car « elle ouvre au qât » ; comme le ḥammām, qui lui aussi, y prépare. D’une chaleur qui s’oppose au froid, bard, au vent, au courant d’air, rîḥ. La porte où s’engouffre le vent, ferme-la et demeure à l’aise (astarih), dit le proverbe21. Il faut en effet avoir chaud, cela aide le qât à agir, il faut suer même. Et donc se protéger des vents coulis (loin de la porte). Pas uniquement pendant l’hiver, assez rigoureux sur les hauts-plateaux. En toute saison les fenêtres restent closes, mais comme les rayons du soleil ne doivent pas pénétrer dans la pièce et, moins encore, toucher les corps, au fur et à mesure que l’après-midi avance, l’un après l’autre les rideaux sont abaissés, puis relevés, rejetés dans les niches qui les surmontent.
38Une chaleur physique, et sociale : celle d’une conversation stimulée par le qât, tandis que lancées à travers la pièce, des branches choisies sont échangées et le tuyau du narguilé passe de l’un à l’autre, que cigarettes, eau parfumée, boissons gazeuses, mouchoirs de papier et crachoirs sont partagés. Réciprocité et compétition, éloge, libéralités, confidence, moquerie et dérision, y compris l’auto-dérision, se combinent dans un jeu qui (comme l’indiquent T. Gerholm et S. Weir) loin de mettre en cause un ordre inégalitaire, en respecte ou même en souligne les cloisonnements. Des cloisonnements qui peuvent être provisoirement neutralisés par la parole. Par exemple, dans une telle assemblée à Sanaa à quelqu’un qui fait le service, on dit ẖaddâm-ak ibn ṣâliḥ ou haddâm-ak sîd (« ton serviteur est le fils d’un homme vertueux » ou « ton serviteur est un maître »). Courtoisie et familiarité, familiarité et distances. Un abandon individuel et collectif, mais pris dans des « formes » qui en l’enveloppant comme des limites, collectives et individuelles, le rendent possible en le réglant ? Le visiteur, quant à lui, est l’objet d’attentions particulières – on veille notamment à ce que sa nuque repose confortablement sur un bint al-wisâda, « fille du coussin », attribut des bonnes places, un coussin supplémentaire posé sur celui qui sert de dossier (wisâda), on ajoute des coussins-accoudoirs (madkâ) – et il éprouve le sentiment d’être bordé, bercé, d’être mis dans un cocon à la fois rigide et douillet22.
39Et d’être immobilisé (contre le mur, à la périphérie) tandis que ceux qui font le service se déplacent dans la partie centrale de la pièce.
40Les « formes » auxquelles, dans ces circonstances, les corps sont soumis paraissent répondre, dans le mafrağ ou le dîwân, aux aspects « formels » de l’espace, au décor, à la qualité des objets, aux effets de symétrie et à la disposition des sièges. Les comportements qu’elles modèlent diffèrent de ceux qui sont observables dans d’autres lieux, dans d’autres occasions. Et dans ces mêmes pièces aussi, mais dans des situations où la représentation s’impose moins. Par exemple pendant la célébration d’une noce, en fin d’après-midi lorsque s’achève l’assemblée de qât où se sont succédés chants religieux et profanes et juste avant que commence, dehors devant la maison, une sorte de longue procession sur place qui accompagne le marié jusqu’à sa porte, il y a comme un entracte, garçons et jeunes gens « montent » à des places libérées par des hommes plus âgés et plus respectables auxquels elles étaient jusque-là réservées, les participants étendent les jambes, s’assoient en tailleur ou sur les talons. Les attitudes se relâchent, deviennent plus mobiles et se diversifient : si, par différence, elles peuvent être dites « informelles », c’est surtout parce qu’elles ne suivent pas un modèle unique (et unificateur). Ce sont ces mêmes postures qu’adoptent (dans un mafrağ ou dîwân, ou dans une autre pièce) des amis ou des familiers entre eux lorsqu’ils font de la musique, discutent une affaire ou un travail en cours. Et ils « descendent » : non seulement ils ne se tiennent pas forcément au fond, dans le meilleur bout, mais ils ont tendance à ne plus se carrer entre dossier et accoudoirs, donc à s’éloigner des murs, voire à quitter tout à fait les matelas pour s’installer sur le sol plus près du centre. On constate un mouvement semblable pour les repas, toujours pris rapidement. Les convives font cercle autour des plats posés par terre sur une toile cirée.
41Il est tentant de rapprocher aussi de tels glissements de la périphérie vers le centre la façon dont dans un makân ordinaire, au moment du coucher, sont étendues sur le sol où les enfants prendront place, entre les matelas, fars, bordant les murs, les courtepointes et couvertures, baṭṭâniyya, yuran, qui pendant la journée sont empilées dans un coin près de la porte.
LA DAYMA
42Les descriptions de la dayma23 ne manquent pas qui insistent sur l’obscurité du lieu, sur les murs enduits de guṣṣ-noirs de suie, sur l’atmosphère enfumée par le tannûr, le four à pain (phot. 21-26, 7). Des trous dans les murs, comme des meurtrières disposées selon des motifs géométriques ou même, quand elle existe, la siyya (le conduit de cheminée qui va quelquefois de pair avec une espèce de hotte24) ne suffisent pas à renouveler l’air. On notera également : le dallage, ou le revêtement de ciment, sur lequel reposent certains ustensiles ; le mortier en pierre de forme parallélépipédique (masḥaqa) toujours par terre ; éventuellement une sorte de paillasse ou « plan de travail » en maçonnerie et un sâḥil (ou deux) en maçonnerie lui aussi, vaste évier, haut ou bas, sur lequel d’autres ustensiles attendent d’être lavés (phot. 23,7).
43Le visiteur peut demander à voir la cuisine, on la lui montrera. Le plus souvent à un moment d’inactivité. S’il a le privilège d’y entrer lorsque les femmes travaillent, sa présence provoquera d’abord un léger flottement, et quelques remarques amusées. Mais vite les unes et les autres seront reprises par le « coup de feu » : le four allumé n’attend pas, ni le pain enfourné.
44La dayma est le lieu du pain (le pain est la base de la cuisine yéménite). Sa préparation reste un temps fort du rythme quotidien, bien qu’elle y occupe une place moins importante qu’autre-fois25 ; et malgré l’existence, en ville, de boulangeries26.
45Le cylindre de terre cuite du tannûr (le plus souvent il y en a trois de taille différente), disposé verticalement, est pris dans un massif de maçonnerie qui a moins d’un mètre de hauteur et un peu plus d’un mètre de profondeur, accoté à l’un des murs de la dayma (le mur nord, précise Ronald Lewcock, mais il n’est pas sûr que cette orientation soit aussi systématique). Il est alimenté en combustible par un orifice aménagé dans le bas. C’est par le haut qu’on le charge lorsqu’on allume et qu’on y enfourne la pâte qui est plaquée à l’intérieur avec la maẖbaza, un coussin monté sur une structure de vannerie, ou avec la main (retirée vivement elle est lentement ramenée le long du corps, le temps de se refroidir ; elle est trempée régulièrement dans l’eau). Chaque fois la farine fuse au contact du feu et une haute flamme jaillit.
46Souvent sur le massif du tannûr qui forme comme une banquette se trouve un fourneau en maçonnerie utilisé pour la cuisson de certains mets. Il est approvisionné avec les braises du four. Comme le braséro (mawqid) qui, lui, est mobile. Le mawqid sort de la cuisine, circule à travers la maison, passant d’un étage, d’une pièce à l’autre, pour maintenir chauds les plats au moment des repas, pour alimenter le narguilé ou un brûle-parfum ; on l’utilise par terre.
47Le bois qui sert de combustible est livré plusieurs fois dans l’année tous les deux mois environ au moyen d’un « pick-up », une petite camionnette de fabrication japonaise – actuellement la traction animale n’est pas plus employée pour cet usage que pour d’autres – qui peut en transporter à peu près trois stères27. Débité à la hache sur le seuil de la maison, dans la rue, dans le hawî, s’il y en a un, ou dans le dihlîz, il est emmagasiné dans le ḥarr et on le remonte selon les besoins, dans le petit bûcher de la dayma. En plusieurs points de la ville les marchands stationnent avec leur chargement. En particulier, ils se tiennent le long du wâdî Sâ’ila, près du pont, à l’entrée des quartiers al-ẖarrâz et at-Ṭalḥa, près du sûq ad-dağâğ, le marché quotidien aux poulets et aux légumes, autour de l’axe qui mène aux souks. A proximité, des vendeurs de poterie sont installés en permanence, exposant notamment des tannûr.
La dayma aujourd’hui
48« Avant elles utilisaient de la poterie pour faire la cuisine, maintenant nous utilisons des ustensiles en aluminium28. » Et Caria Makhlouf note : « Les objets les plus courants dans une maison de Sanaa typique de la classe moyenne ou supérieure sont, dans la cuisine, un réchaud à gaz qui s’ajoute sans le remplacer au tannûr traditionnel, aussi bien que des pots et des plats en aluminium29. »
49Si les récipients en terre cuite n’ont pas tout à fait disparu, notamment la ğamana ou ğabana, dans laquelle on prépare la décoction d’écorce de café, qišr, pas de dayma qui aujourd’hui n’ait en effet au moins quelques éléments de cette quincaillerie. Et il est rare que la dayma ne comprenne pas un réchaud à gaz posé sur un petit placard ou sur une table, ou une cuisinière.
50Les marchands de butagaz font leur tournée dans les quartiers deux fois par mois. Chacun a son territoire – « il serait honteux d’empiéter sur celui d’un autre ». Il arrête son « pick-up » à des endroits « stratégiques », carrefours, débouchés de plusieurs impasses et prévient sa clientèle en frappant de sa clé anglaise sur les bonbonnes. Les femmes ou les enfants roulent les bouteilles vides jusqu’à lui en les poussant du pied. Il apporte les pleines au seuil des maisons, ou ce sont les jeunes gens qui s’en chargent.
51Le mouvement enregistré par C. Makhlouf à la fin des années 1970 s’est poursuivi et amplifié. Dans la dayma on trouve, toujours, à côté des boîtes métalliques (de lait en poudre, de graisse...), et des bouteilles en matière plastique réemployées (on voyait il y a cinquante ans déjà des femmes aller puiser l’eau avec des bidons de récupération, tanaka, « tank30 »), des théières et bouilloires en laiton ou en aluminium. Et comme dans d’autres endroits de la maison des thermos. Des hachoirs à main, des moulinettes ou des robots électriques. Souvent un ou plusieurs autocuiseurs. Mais la marmite en pierre, maqlâ (prononcé maglâ, pl. magâlî) reste indispensable à la préparation de la ṣalṭa, mets de base de la cuisine yéménite (on l’a vu, fréquemment présentée comme un symbole de la yéménité la ṣalṭa est associée au qât). « Malgré la concurrence des ustensiles d’importation très bon marché, en aluminium ou en tôle émaillée, les cuisinières yéménites tiennent à leurs magâlî, en prennent un soin jaloux, les prêtent à leurs voisins à l’occasion des fêtes familiales avec force recommandations et précautions. Elles assurent, non sans raison, que les aliments cuits dans la pierre sont beaucoup plus savoureux31. »
52Il y a aussi une « radio-cassette ». Et un réfrigérateur. Il n’est pas nécessairement placé dans la cuisine. S’il l’est, où s’il se trouve à proximité immédiate, son utilisation peut être liée aux activités culinaires. Sinon, qu’il s’agisse de l’unique réfrigérateur de la maison ou d’un supplémentaire, il est en règle générale situé dans la ḥiğra (au même étage ou à un autre) et il est surtout un accessoire de la vie sociale : on y met à rafraîchir les boissons destinées aux réunions, voire le qât. Il n’est jamais exposé dans une pièce noble.
53Autres éléments de « modernisation » de la dayma : la robinetterie souvent double du sâḥil32 et quelquefois le remplacement de celui-ci par un évier en métal avec paillasse – il ne change pas de nom. Et encore : le revêtement du sol en ciment ; le carrelage sur les murs (rare) ; de la laque, en partie basse, comme c’est la règle dans les lieux de « service » ou subalternes (le ḥammâm, mais aussi l’escalier et la ḥiğra) ; et de la peinture qui se substitue au guṣṣ, y compris sur le tannûr.
54La plupart des objets modernes qui ont été introduits dans la dayma, comme en proliférant, sont quant à leur forme, leur usage et leur fabrication, importés. Si beaucoup impliquent des pratiques et des gestes différents de ceux hérités de la « tradition », ils subissent en retour des adaptations de la part des utilisatrices. Certains, au stade même de leur production, sont « adaptés ». C’est le cas de la batterie standard en aluminium (qui se vend dans tous les souks du centre de la ville intra-muros, tandis que les autocuiseurs se vendent plutôt à l’extérieur, dans les magasins « nouveaux », notamment le long de la place at-Taḥrîr et rue (Gamâl cAbd an-Nâsir) : elle est constituée de plats ronds, de profondeur variable, dont certains sont aussi vastes que de grands plateaux (à côté des casseroles à manche ou à queue ou des marmites à anses comme on en trouve dans les cuisines occidentales). Cette batterie, ici comme dans les autres pays de l’Orient arabe, a induit un type de four électrique, de fabrication locale : un cylindre qui épouse la forme des larges plats33. Il correspond mieux à leurs dimensions que les fours des cuisinières – qui souvent servent surtout au rangement. On le déplace aisément : il passe du sol où on prépare les mets – les pâtisseries notamment – à une table ou au massif du tannûr.
55Et désormais il existe de grands brûleurs à gaz qui se substituent au feu de bois. On les dispose au fond des tannûr.
56Comme de nombreuses activités domestiques, pétrir la pâte, broyer les légumes dans la masḥaqa avec le rouleau, yadd al-masḥaqa, l’essentiel de la préparation du pain et de la cuisine se passe par terre. La conformation des cuisinières à gaz implique qu’on les utilise debout. Celle des réchauds (à gaz) non. Pourtant on ne trouve pas fréquemment ceux-ci sur le sol ou sur un sol peu élevé, à la différence du braséro et, comme on l’a vu, du four électrique – il est vrai que ceux-ci sont mobiles, comme les réchauds à vapeur de pétrole « primus » (babûr, wabûr) utilisés en Syrie et en Egypte, et qu’ils peuvent donc changer de niveau tandis que le réchaud à gaz même de petite taille est dépendant de la bonbonne de butane qui l’alimente. Ces quelques détails suggèrent des rapprochements et des hypothèses. Si la préparation du pain se fait au sol, les femmes l’enfournent, surveillent sa cuisson et le détournent debout. Les postures qu’imposent la cuisinière moderne seraient-elles comparables à celles du tannûr (ce qui expliquerait, au moins en partie, leur « incorporation » et l’intégration de cet élément importé dans l’univers de la dayma) ? Quant à chauffer et réchauffer aliments et boissons, ce sont des activités qui peuvent avoir lieu « en bas » comme « en haut » (ce qui expliquerait le fait que le réchaud à gaz soit, dans certaines dayma, en position basse ?).
57Des classements sont possibles :
58Préparer le pain bas Enfourner, cuire, défourner haut
59Préparer la cuisine bas Cuire, chauffer, réchauffer haut ou bas
60Les positions selon la hauteur et les postures qui vont de pair révèlent sans doute (c’est une hypothèse) un classement qui concerne non seulement des types d’activités (préparation/cuisson) mais les modes de cuisson : cuire (au four), chauffer, réchauffer (le pain ne se réchauffe pas) – en recoupant des différences telles que sec/humide, cuit au four/bouilli. Ce classement semble correspondre, en outre, aux degrés de mobilité qu’offrent objets et instruments. On obtient donc le tableau théorique suivant :
61Entre les deux positions-limites, bas (par terre)/haut (debout), qui caractérisent le cycle du pain (de sa préparation à sa cuisson) viendraient prendre place les autres opérations – culinaires – intermédiaires, par exemple la pâtisserie qui cuit dans le bas du tannûr. Et des rencontres. En particulier celle qui se réalise dans la préparation de la ṣalṭa : un ragoût (ou une soupe, šarba) est cuit dans une marmite, barma, sur le braséro ou le réchaud à gaz. Au moment de servir on verse ce ragoût dans le plat en pierre, maglâ, qui a été auparavant chauffé à blanc dans le tannûr, s’il est allumé, ou à défaut sur des braises ou sur le gaz, en ajoutant de la poudre de halba, fenugrec, qui a été dissoute dans de l’eau et vivement battue (il faut qu’elle mousse) à laquelle on associe le plus souvent des queues de poireaux, bayca, broyées dans la masḥaqa (le mortier). La chaleur du récipient se communique au mélange. Il entre progressivement en ébullition à partir des bords. Rencontre du bouilli et du cru froid (sec dissous dans l’eau et battu + vert broyé) par la médiation du chaud-sec.
62Enfin aux positions, définies par la hauteur, semblent correspondre aussi des localisations, celles des personnes et des choses, à l’intérieur de la dayma :
63centre périphérie
64bas haut
65En rythmant le temps quotidien, le « moment du pain » se dilate en quelque sorte : à la cuisson de la pâte se superpose la préparation du repas. L’espace de la dayma est alors plein. Son centre est occupé : les femmes sont assises sur le sol, des plats et des ustensiles déposés autour d’elles. Quand les activités s’achèvent, il est évacué, instruments et denrées sont repoussés à la périphérie, en restant au même niveau, comme le mortier qui est par terre, ou en regagnant des places plus élevées : le long des murs, dans l’embrasure des fenêtres, sur le sâḥil, dans les placards ou au-delà, dans les resserres. Autant elle a pu paraître occupée, encombrée même, autant la dayma semble alors vide. Au point qu’on se demanderait si elle n’est pas abandonnée. Mais les traces subsistent, des récipients salis... Et la chaleur des tannûr, qui ont été recouverts de couvercles en vannerie, en bois, en poterie ou en tôle, ou de morceaux de linoléum, et dont le manaq, l’orifice inférieur, a été obturé par des chiffons.
La dayma dans la maison
66Située entre le « socle » formé par le ḥarr et les maẖzan, et la partie supérieure où se trouve le mafrağ ou le manẓar, la dayma est tantôt plus près de l’un, tantôt plus près de l’autre. Il existe de nombreux écarts entre son emplacement « théorique » (celui que les différents auteurs tentent de définir avec un degré de généralisation satisfaisant, ou celui que les habitants énoncent) et sa situation « réelle ». Et souvent dans une même maison, au gré de la recomposition de la famille et de ses territoires, des surélévations ont pu intervenir (l’essentiel des extensions se faisant par surélévations) : la dayma sans changer de place semble être « descendue » par rapport à l’ensemble de la construction34.
67Parmi les facteurs permettant d’expliquer l’emplacement de la cuisine ceux qui sont d’ordre fonctionnel ne sont pas négligeables : par exemple l’évacuation de la fumée est plus aisée si la dayma est à un étage supérieur. Mais les relations qu’elle entretient avec les aires féminines, masculines, familiales non plus. A cet égard la façon dont Ronald Lewcock raisonne à partir du dernier étage, c’est-à-dire du domaine du maître de maison (et de la sociabilité masculine) – la cuisine, note-t-il, se trouve au deuxième ou troisième niveau par rapport au sommet35 – est ingénieuse. Il obtient de la sorte une définition assez souple. Elle met en relief la « commodité », voire la rationalité d’une telle disposition qui permet de desservir aisément les différentes zones de la maison. Et, bien qu’il privilégie (spontanément) les lieux masculins, ce point de vue a le mérite d’attirer l’attention sur la localisation de la dayma dans le partage sexué de celui-ci.
68La position de la dayma n’indique pas seulement, en la matérialisant, la frontière qui sépare le domaine masculin du monde familial-féminin. Elle en est une articulation (l’articulation ?) : c’est là que se produit et de là que sort, pour être distribué, ce que les uns et les autres dans leurs territoires respectifs mangent. Ce qui revient à dire qu’entre féminin et masculin, l’intermédiaire est féminin. Lieu du pain et des femmes, foyer d’où rayonne le feu, la dayma est en outre un lieu constant, et exclusif. Cette caractéristique est notable. En effet dans la maison les pièces ont souvent des affectations qui peuvent changer selon les circonstances, même si une fonction les qualifie de façon dominante, par exemple, tel makân est plutôt destiné au sommeil, ou le mafrağ, comme on l’a vu, est dévolu « par définition » à la réunion des hommes, et l’extension des aires sexuellement différenciées est variable : la sphère des femmes s’étend, à certaines heures à l’ensemble de l’habitation, le matin au moment du ménage, bien sûr, et aussi lorsque les hommes sont absents.
69Et autour de la dayma un ensemble de territoires féminins s’organise comprenant la terrasse qui souvent en est le prolongement, la ḥiğra de l’étage, la šamsiyya, une sorte de cour intérieure, si elle existe, et au-delà, dans tous les cas, « les appartements » de la famille. Jusqu’aux maẖzan, situés le plus près du rez-de-chaussée, dont la mère ou l’épouse du frère aîné détient la clé. Quand il n’existe pas une continuité rigoureuse entre ces divers lieux « féminins », la dayma semble néanmoins en être le « centre », du moins symbolique36.
70Correspondant à un mouvement « centrifuge », à une décomposition-recomposition des lieux, il existe fréquemment aujourd’hui un ou, plus rarement, plusieurs, maṭbaẖ (littéralement : cuisine). Il ne se substitue pas à la dayma, mais s’ajoute à elle, et s’en distingue moins par les instruments et équipements « modernes » qui y sont souvent plus nombreux et plus visibles, voire plus exposés – et dans les positions hautes plus marquées – que par ce qu’on n’y trouve jamais : le sâḥil à l’ancienne, en maçonnerie, mais surtout le tannûr, le four à pain (et les instruments qui servent à sa cuisson). Si l’on retranchait du maṭbaẖ tout ce qui est mobile seul demeurerait l’évier métallique scellé dans un coin de la pièce, son angle saillant reposant sur le jambage grêle d’un tuyau ou, d’un tube. Dans la dayma il resterait l’essentiel : le sâḥil (ancien ou moderne) et surtout, autre élément immeuble, la batterie des tannûr prise dans son massif de maçonnerie.
71On dirait que le maṭbaẖ se détache de la dayma (dans la mesure où celle-ci comprend déjà une partie des attributs de celui-là) et donc du feu du tannûr, du pain et de sa fabrication. De l’autorité qui y était centralisée en s’exerçant sur la communauté féminine et des manières de faire qui y étaient transmises dès l’enfance. Cette scission a parfois aussi pour résultat l’apparition d’une maẖbaza (« lieu où l’on fait le pain », c’est aussi le nom des boulangeries) distincte, occupant, par exemple, un appentis dans la cour.
CHANGEMENTS, RECOMPOSITIONS
72Le mouvement vers ce qui est moderne, ḥadîṯ, est inégal, il est perçu de façon divergente. Jugé soit excessif, soit insuffisant, il paraît cependant irréversible et irrésistible. Un seuil minimum, instable sans doute, semble communément admis. Tel adolescent habitant la ville intra-muros qui vient d’expliquer que sa mère cuit le pain dans le tannûr comme c’est l’usage dans le quartier, affirme, dans les mêmes termes, cette autre norme : comme dans toutes les maisons voisines chez lui il y a le téléphone et la télévision.
73Anticipant sur eux, les accompagnant ou leur succédant selon les cas, ce mouvement n’est pas dissociable des phénomènes qui ont affecté depuis peu l’existence des Yéménites. Parmi eux on retiendra principalement, exerçant une influence directe sur l’usage et les significations de l’espace quotidien : l’ouverture subite du pays au marché mondial ; le développement du salariat qui va de pair avec celui des appareils de l’Etat et des services ; l’apport des revenus provenant de l’émigration dans les pays du Golfe – désormais en achetant objets, équipements et denrées, le Yémen reverse au capitalisme des nations « développées » la part qu’il prélève de la sorte de la rente pétrolière37. Et aussi la diffusion de modèles étrangers par les émigrés à leur retour, par la presse, les médias et l’école.
74En particulier, même s’il est trop tôt pour en mesurer toute la portée, les conséquences de la scolarisation sont nettement perceptibles. Elle relaie ou amplifie les phénomènes qui viennent d’être évoqués. Elle a ses effets propres. Comme ailleurs l’école, « force formatrice d’habitudes », inculque ou induit des modèles, plus ou moins décalés par rapport aux pratiques vécues hors d’elle, à la maison, et d’autant plus décalés pour ceux qui ne disposent pas de la capacité matérielle ou culturelle de les intégrer, ou qui les refusent. Des modèles abstraits, des idées, des valeurs concernant le confort, la discipline et l’hygiène. Ou concrets. Des attitudes corporelles : s’asseoir à une table sur une chaise ou un banc et non plus près du sol. Des comportements vestimentaires : pour les garçons le port du pantalon, la généralisation du šaršaf, cette tenue d’inspiration turque qui permet la libre circulation à l’extérieur, chez les adolescents et les jeunes filles38. Des détails peuvent toucher à des symboles sensibles, par exemple l’interdiction de garder à la ceinture la ganbiyya, le poignard, à l’intérieur des établissements d’enseignement.
75D’autre part la scolarisation impose, ponctué par les congés, son emploi du temps quotidien, hebdomadaire et annuel. La télévision aussi à sa façon : à l’heure du dessin animé, en fin d’après-midi, il n’y a plus beaucoup d’enfants qui jouent dans la rue. Cet emploi du temps devient dominant ou reste secondaire, et les instituteurs, les professeurs en majorité étrangers, égyptiens surtout, déplorent un absentéisme élevé. Ses rythmes entrent à l’occasion en conflit avec ceux de la famille, au sein de laquelle en aidant leur père, leur oncle, leur frère, ou en leur succédant les adolescents peuvent jouer un rôle économique et avec d’autres, plus « modernes », car il n’est pas rare que les collégiens aient un emploi salarié, notamment dans une administration. Le système scolaire concourt à produire aussi des territoires diversifiés et distincts : celui de l’école, ceux de la maison, du quartier, du lieu de travail, de culte, de réunion. Dans un espace dont le développement urbain a provoqué l’éclatement, les transports automobiles assurant désormais les liaisons.
76En contribuant ainsi à remodeler l’espace et le temps, plus fragmentés et cloisonnés que dans l’univers traditionnel, et en se substituant, au moins en partie, à l’apprentissage « sur le tas » parmi les adultes, l’école tend donc à faire de la jeunesse un groupe spécifique en formation ou, mieux, des groupes spécifiques. Pour les filles la rupture que représente cette « pluralisation des mondes de la vie sociale39 » paraît plus profonde. Des savoir-faire qui, comme on l’a vu à propos de la dayma, avec les lieux où ils se transmettent et s’exercent, s’identifient à l’existence féminine, changent de sens. Le moment du pain risque de ne plus être pour elles, comme il l’est pour leur mère ou pour leurs sœurs aînées, un point fort de la vie, de la vie collective, de tous les jours. Quant aux tufruṭa qui, une fois les tâches domestiques achevées, réunissent l’après-midi plusieurs générations de femmes, parentes et voisines, elles n’offrent plus le même intérêt.
77La situation des jeunes gens est plus flottante, et souvent ils sont perçus comme des semi-oisifs auxquels « on ne peut rien dire » parce que, soumis aux contraintes nouvelles des études, ils échappent à l’autorité paternelle. L’entre-deux où ils se trouvent se « meuble » d’équipements stricto sensu, des clubs sportifs notamment, mais aussi, également appelés clubs (nâdî), des petits cafés de quartier où ils écoutent de la musique, boivent du thé, regardent la télévision, soutiennent une équipe de foot-ball et passent le temps à des jeux de société. Il y a aussi les étroites boutiques ou échoppes, ou les édicules de tôle ou de bois, ṣandaqa, qui s’ouvrent au pied des immeubles d’habitation et servent à des réunions, des assemblées de qât, restreintes. Shelagh Weir note que la signification de ces rencontres « marginales » qui concernent aussi des adultes déclassés, mal classés, « ne sera correctement établie qu’à long terme », ajoutant néanmoins : « La plupart des hommes qui mâchent le qât de cette manière sont des jeunes gens [...] d’un rang relativement bas, et ils paraissent créer et affirmer un milieu social “autre” distinct de celui qui domine la génération paternelle, et en opposition avec lui. » Si la finalité économique des locaux ouverts sur la rue où ils se tiennent semble souvent plus virtuelle qu’effective, toujours selon S. Weir, elle n’est cependant pas absente. Leurs utilisateurs ont l’espoir, vague ou précis, de profiter de l’expansion rapide du secteur commercial pour se faire une place hors des hiérarchies et des statuts traditionnels40.
78A la maison même, l’adoption de formes de sociabilité autonomes par rapport non seulement à celles de la famille, des adultes, mais éventuellement à celles que l’école entretient, induit des besoins collectifs ou individuels, des revendications : disposer de lieux de rencontre et d’activité réservés, un makân aš-šabâb, un makân de la jeunesse ; avoir un endroit, pièce ou coin, à soi.
Les objets dans la maison
79Les objets ont pris place dans la maison. C’est, tel qu’il existait lorsque le monde domestique s’est ouvert à lui, un univers technologique étranger qui y est entré, à partir du moment où l’électricité a fait son apparition, très rapidement, par pans entiers, au gré des stratégies du marché : on n’est pas passé du moulin à légumes au robot électrique, en reparcourant les étapes que la mécanisation a franchies ailleurs. Lorsqu’ils sont présents, des instruments simples (moulinette, hachoir à main...) ne sont pas nécessairement les témoins des stades d’une évolution allant du plus rudimentaire au plus perfectionné. Ils ont pu compléter après coup des appareillages complexes et même s’avérer d’un usage plus aisé et dans les pratiques quotidiennes se substituer à certains d’entre eux qui ont été seulement expérimentés.
80Les objets ont été introduits, et continuent de l’être, par vagues successives, plus ou moins rapprochées selon leur coût, leur importance et leur durabilité – la mode qui régit les petits jeux et gadgets destinés aux enfants peut être, elle, hebdomadaire : de semaine en semaine apparaissent les bulles de savon, les pipeaux, les masques en matière plastique, les toupies lumineuses... Toute tentative pour dresser un état des lieux doit être datée, elle est condamnée à être rapidement caduque comme le sont des ustensiles et des appareils, quelque-fois onéreux, utilisés un temps, puis remisés, hors d’usage ou pas, dans un maẖzan (on notera que ces remarques correspondent à des séjours s’échelonnant entre le printemps 1983 et janvier 1986).
81Comme on a commencé de le voir dans la dayma, souvent les objets semblent proliférer. Dans une même maison, abritant, il est vrai, plusieurs ménages d’une même famille, il n’est pas rare que l’on compte plus de trois téléviseurs (plus répandus que les magnétoscopes), une demi-douzaine de « radio-cassettes », plusieurs réfrigérateurs et machines à laver, un grand nombre de ventilateurs et un nombre plus élevé encore de bouteilles thermos – mais peu de machines à coudre.
82Plutôt qu’une concentration de la « modernité » dans quelques instruments du type chaîne ou robot universel, dont le perfectionnement résiderait dans la capacité d’accomplir différentes tâches, on constate une pluralité, répétitive, d’instruments destinés à des tâches pratiquement et symboliquement diversifiées. Cette « prolifération » peut correspondre à une individualisation de la consommation et des activités, éventuellement pour chaque segment familial, chaque étage de la maison, et, en ce qui concerne les appareils ménagers, chaque belle-sœur. Ou pour chaque personne. Cette multiplication est susceptible aussi, sans dessiner de nouveaux territoires, de garantir, voire confirmer certains partages de l’espace : par exemple on regarde ensemble la télévision, mais les hommes entre eux dans le mafrağ et, ce qui vaut mieux pour la tranquillité de ceux-ci, les enfants à un étage inférieur auprès des femmes ou seuls. De garantir aussi des distinctions pratiques et symboliques : plusieurs machines à laver permettent de ne pas mêler le linge d’un nourrisson aux vêtements sales des adultes.
83Certains objets s’insèrent « naturellement » dans un monde où ils n’étaient pas prévus : il arrive qu’un petit ventilateur soit mis dans l’une des étroites ouvertures, šâqûṣ, ordinairement destinées à la ventilation. L’aspirateur, vendu hors du sûq, convient au sol – dalles de pierre ou tapis – qu’ici, à la différence des maisons méditerranéennes, on ne lave pas à grande eau. D’autres éléments, tout à fait étrangers à la culture dans laquelle ils pénètrent, suscitent des accessoires qui les « naturalisent » : la housse multicolore, elle même importée, pour le poste de radio, le tapis qui recouvre le téléviseur. Ou ce sont des innovations, du point de vue technique, mais adaptées, comme les fours électriques le sont aux larges plats utilisés habituellement.
84Vendus dans le souk et ailleurs, la machine à coudre, quant à elle, a été introduite selon une modalité particulière : comme le note Dominique Champault, elle a été d’abord utilisée par les tailleurs, en ville, c’était donc un outil masculin. En entrant dans la maison, elle est devenue féminine41. Sa trajectoire est comparable à d’autres. Notamment à celle, inverse, de la moulinette, sorte de mixer électrique qui appartient a priori à l’aire féminine de la cuisine, et qui se masculinise lorsqu’elle est appropriée par les hommes dont la denture est en mauvais état pour « pré-mâcher » leur qât, au cours des assemblées de l’après-midi.
85Beaucoup d’objets résultent d’une modernisation sans hiatus. Comme pour une bonne partie de la quincaillerie, désormais en aluminium, qui est employée à la cuisine, le matériel a changé et non la forme ou l’usage. Et certains aménagements, qui à première vue modifient peu les pièces, procèdent de la même logique : la peinture blanche remplaçant le guṣṣ, la laque brillante le qaḍâḍ, le carrelage (blanc) bordant parfois la partie inférieure de l’embrasure des fenêtres ; le verre dépoli qui succède à l’albâtre dans les impostes au-dessus des portes et des fenêtres ; les tissus d’ameublement synthétiques (tous d’importation) ; les revêtements du sol, du ciment à la moquette en passant par le linoléum. Et même lorsque l’aspect est altéré, il arrive que les continuités soient aussi sensibles que les ruptures : par exemple les latrines en céramique « à la turque », avec chasse d’eau, qui tendent à remplacer l’antique dispositif en pierre, qui sépare les matières solides tombant dans une fosse des liquides évacués en s’écoulant sur les dalles jusqu’à un orifice percé dans la façade (autrefois on les laissait s’évaporer au contact du soleil et de l’air extérieur, extrêmement sec, ensuite ils ont été canalisés à l’extérieur par des tuyaux jusqu’à des puits perdus, qui ont miné plus d’une construction, et depuis 1984 jusqu’à l’égout42) ; les nouvelles latrines n’affectent pas les postures traditionnelles, car la façon dont elles sont installées, assez éloignées des murs, et leur hauteur, une trentaine de centimètres, reproduisent des caractéristiques du système ancien auquel elles se substituent.
86Des objets dont la forme et le fonctionnement sont vraiment nouveaux trouvent pourtant leur place dans l’espace, en prenant, littéralement, celle de leurs « prédécesseurs » qu’ils supplantent après avoir coexisté ou non un moment avec eux. C’est le cas des grandes bouteilles thermos avec ou sans fontaine, ṯallâga (glacière), en vente partout, pour l’eau fraîche que l’on boit lors des assemblées de qât, où il faut en consommer abondamment. Souvent elles sont rangées, vides, dans les šubbâk, ces petites bretèches à claire-voie43 qui, d’étage en étage, permettent à la fois de contrôler, à l’abri des regards, le mouvement de la rue, de voir qui se présente à la porte et de faire rafraîchir de l’eau dans des gargoulettes (madall), que l’usage du réfrigérateur rend obsolètes (mais on y trouve aussi des fruits, et, dans leur emballage industriel, du lait ou des yaourts). D’autres rapprochements fonctionnels, annonçant ou non des substitutions, sont notables. Par exemple, dans la ḥiğra de certaines grandes maisons il y a un vaste évier de pierre (sâḥil) à peine surélevé par rapport au sol, raccordé ou non au réseau de l’eau courante, servant à de rapides ablutions et à la lessive, et c’est dans cette même pièce centrale, distributrice, qu’on installe désormais de plus en plus fréquemment une machine à laver ou un lavabo (maġsala), avec un miroir au-dessus et, souvent, un chauffe-eau, à côté des latrines.
87Des meubles et des appareils qui comme les équipements sanitaires sont exposés et vendus hors de la ville intra-muros à sa périphérie immédiate ou plus loin – ils ne sont pas entrés dans le sûq – contrastent avec l’ameublement « traditionnel ». Leur nouveauté peut résider dans leur fonction ou, pour une bonne part, dans leur volume, leur encombrement. Destinés ou non à être contemplés, ils sont visibles, remarquables, retenant le regard de l’observateur étranger au point qu’il leur prête souvent une importance excessive et ne voit qu’eux. Leur intégration semble parfois problématique pour leurs utilisateurs : une armoire condamne en partie une porte ou une fenêtre, un réfrigérateur gêne le passage... Et leur localisation qui est variable, hésitante. Elle est d’autant plus significative. Plus significative encore est leur absence, systématique, de certains lieux.
88Une machine à laver le linge est installée aussi bien dans le dihlîz, en bas (près d’une citerne de zinc), ou dans un appentis, que dans un maẖzan, dans la ḥiğra à l’étage et dans les latrines et les bains. On dirait qu’elle peut se trouver quasiment n’importe où et il est vrai que le vaste réseau de tuyauterie parcourant toute la maison, depuis le rez-de-chaussée jusqu’aux citernes de la terrasse, offre en général de multiples possibilités de branchement. Mais elle n’est jamais présente dans un makân ni, a fortiori, dans un dîwân ou un mafrağ – où cependant il n’est pas rare que le linge propre sèche étendu sur des fils. Ni dans la dayma, dans laquelle existe pourtant un point d’eau. Que la machine à laver se rapproche, comme on l’a vu, de dispositifs plus anciens, dévolus au même usage, ou non, sa place respecte un partage de l’espace, des incompatibilités, en particulier, à l’intérieur du domaine et des pratiques des femmes, celle de la lessive (avec les manipulations qu’elle suppose, et, à travers elles, un contact avec les souillures corporelles) et de la préparation de la nourriture.
89La localisation du réfrigérateur dans la cuisine ou la ḥiğra (le thermos qui pénètre dans le mafrağ le prolonge), n’engage pas de pareils enjeux. Ni celle des armoires (dulâb) de métal peint, ou de stratifié imprimé, fabriquées hors du sûq. Elles se substituent aux coffres, eux-mêmes relayés par des cartons et des valises, et complètent les niches, étagères de plâtre ou resserres, maẖzan. Eléments modernes, eux-mêmes induits par la propagation de biens de consommation dont elles contiennent difficilement les débordements, elles prennent place aussi dans la cuisine, dans la ḥiğra, et dans les autres pièces. Dans ce dernier cas, que leur rôle soit strictement utilitaire ou qu’il soit symbolique (elles peuvent être mises en valeur pour elles-mêmes ou pour ce qu’elles renferment, par exemple les livres des bibliothèques dans les dîwân de certaines familles lettrées) c’est, comme les coffres, les piles de tapis, couvertures, matelas, et coussins de réserve, dans le bas-bout, loin du ra’s al-makân. Une exception notable et encore peu fréquente : dans un makân, devenu du coup « chambre à coucher » (ġurfat an-nawm), l’armoire fait partie d’un ensemble à l’européenne plus ou moins homogène et complet (un lit de métal ou de stratifié assorti, une coiffeuse...) coexistant ou non avec des dispositions « traditionnelles » (des matelas disposés par terre le long d’un ou plusieurs murs) (phot. 17, 25, 8). Non seulement l’espace est modifié par de hauts volumes saillants, les rangements ne s’effectuant pas pour l’essentiel dans l’épaisseur des parois et dans quelques meubles bas et mobiles, mais son organisation et son sens changent, car une fonction exclusive tend à lui être affectée.
90La position du récepteur de télévision, avec ou sans magnétoscope, à la différence de celle des radio-cassettes que l’on trouve n’importe où dans n’importe quelle pièce, est d’une régularité encore plus grande. Il est considéré et traité pour ce qu’il est, un signe certes, mais, par destination, un objet de spectacle. Quel que soit le lieu, makân ordinaire, makân wasaṭ féminin et familier, dîwân ou mafrağ, il est installé dans la zone subalterne à proximité de la porte, l’écran tourné vers le haut-bout, le fond. S’il paraît « trôner » comme certains observateurs sont tentés de dire, il ne prend jamais une bonne place, celle d’une personne hiérarchiquement supérieure. Avec d’autres vues agréables, il est offert aux regards de la majeure partie des participants d’une réunion formelle, ou non.
91Le poste de téléphone n’est pas remarquable par son volume. Le mode de communication qu’il institue a été une innovation radicale. Il est posé dans la ḥiğra et très fréquemment dans le dîwân ou le mafrağ, soit, dans ce cas, près de la porte et, si besoin est, on le fait passer au maître des lieux, soit dans le « meilleur bout » à la portée de sa main.
Les objets dans la vie quotidienne
92A propos des biens qui s’accumulent, Dominique Champault écrit : « C’est le “must” qui signe la progression économique, donc sociale, sans aucun impact sur les techniques féminines44. » Il est difficile de souscrire à cette affirmation sans la nuancer (D. Champault suggère d’ailleurs plus loin une évolution lente où interviennent l’influence des médias et de l’école et la modification des mentalités masculines).
93Certes ces biens « parlent » autant qu’ils « agissent », et souvent avant même d’agir45 : ils sont l’expression d’un statut. Ils suscitent une compétition où sont engagés les hommes et les femmes – et parfois l’acquisition d’équipements ménagers qui sont du ressort de celles-ci est revendiquée par ceux-là comme une initiative dont le prestige rejaillit sur eux.
94Est-ce vraiment nouveau ? Selon Shelagh Weir46, ce qui l’est, plus que l’affirmation du rang et de la participation à la communauté par une consommation somptuaire et ostentatoire, que cet auteur tient pour un trait profond de la culture yéménite « de toujours », c’est le fait que la richesse soit devenue accessible à un plus large éventail de la population ; que ce processus ait fait naître « un sens aigu des possibilités de mobilité ascendante fondées sur la réussite matérielle47 » et multiplié les indices longtemps limités aux poignards, armes à feu, vêtements et bijoux. Le monde décrit par Shelagh Weir, où les différences ne concernent plus seulement possédants et non-possédants mais impliquent de subtiles stratifications, est instable ; et ceux qui y vivent inquiets. Les produits qu’ils achètent compteraient autant pour leur modernité que pour leur valeur marchande. Ils apportent une preuve incertaine, révisable, de leur position économique et Shelagh Weir voit dans cette attitude une des explications du développement considérable de l’usage de qât ces dernières années. Le qât, éphémère, est détruit, et avec lui la somme d’argent qu’il coûte, dans un « potlatch personnel » IL est ostentatoire et somptuaire par excellence. Il est une façon d’indiquer chaque jour les capacités financières qu’on prétend détenir, et les dépenses qu’il représente entrent en concurrence avec celles qu’appelle la consommation de biens durables. De là l’entrée par vagues des objets dans la maison, leur prolifération, leur obsolescence rapide ?
95Les changements apportés par l’essor de la consommation ne tiennent pas seulement à la valeur économique, sociale, symbolique dont les objets d’importation sont investis (et à la place qu’ils occupent dans l’espace domestique). Les techniques qu’évoquent Dominique Champault sont d’abord, et toujours, « techniques du corps » et ces objets, certains d’entre eux du moins, ont un impact sur elles, avec des effets inégaux selon la génération et le groupe qu’elles atteignent. Ils induisent des attitudes « inconnues » (s’asseoir comme à l’école sur une chaise à une table – tables et chaises ont commencé de pénétrer dans les maisons) et des gestes qui prévaudront peut-être un jour, jusqu’à effacer ceux qu’ils auront remplacés (les tours de mains de la cuisine). Fréquemment ils provoquent, on l’a vu, des déplacements : l’adoption pour telle activité d’une posture qui correspondait jusque-là à d’autres (utiliser le lavabo, comme la cuisinière à gaz, et comme le tannûr, debout). Ou, plus modestes, ils amorcent seulement des changements ; ou ils en permettent qui maintiennent l’essentiel d’habitudes profondément inscrites dans le corps dont ils remodèlent la mémoire. A Sanaa, des petits tabourets bas en matière plastique de couleur vive – comme on en trouve dans les magasins d’autres villes du monde arabe, qui ont succédé à des bancs de bois de même taille – sont en vente dans les sûq et ailleurs. Ils servent à l’occasion pour les repas. Ils remplacent à la cuisine la pierre sur laquelle parfois les femmes s’assoient et, plus souvent encore, les deux pierres sur lesquelles on s’accroupit pour la toilette, face à une troisième, cylindrique (phot. 42, 45, 46, 7), où est posé un récipient (désormais, c’est un barmîl, un baril de métal alimenté par un tuyau flexible ou rigide et muni d’un robinet dans le bas, ḥanafïya, ou une cuvette) dans lequel on puise avec une écuelle, ṭâṣa, l’eau (chauffée éventuellement au moyen d’une résistance électrique) dont on s’asperge et qui ruisselle par terre. Et lorsque l’ancienne salle de bains, misteraḥ (le mot évoque « les aises »), ou muṭhâr (il contient l’idée de purification) ou zulî devient le moderne ḥammâm, que des aménagements ont été apportés, comme le carrelage recouvrant l’ancien dallage ou l’enduit, qaḍâḍ, et lorsque les latrines ont été modernisées, que des commodités (l’eau courante froide et chaude), des objets et appareils divers, cuvettes, bassines, machines à laver ont été introduits, et, surtout, une baignoire, banyo, avec douche, un lavabo et un bidet installés, le petit tabouret sur lequel on s’accroupit, dans la baignoire qui recueille l’eau qui s’écoule, assure aux pratiques renouvelées une relative continuité (phot. 45-48, 7).
96En modifiant les gestes liés aux savoir-faire, les objets affectent souvent les rythmes, la longueur des tâches. Des tâches ménagères en particulier. Le mixer électrique, lorsqu’il est préféré à la masḥaqa, le mortier, pour broyer de grosses quantités de légumes économise de la peine et du temps, comme le brûleur à gaz dans le tannûr et le réchaud électrique qui remplace le mawqid. Comme l’aspirateur et comme, éventuellement, la douche qui se prête à des ablutions rapides. L’utilisation de certains appareils a moins d’influence : la machine à laver n’annule pas toutes les manipulations et les instruments « traditionnels » de la lessive. Cuvettes plates de métal ou, plus profondes, de matière plastique disposées sur le sol, lavabo, baignoire et bidet aussi lorsqu’ils existent (les baignoires d’enfant sont plus commodes) servent à préparer puis à parachever l’opération mécanique qui à l’évidence ne suffit pas à assurer le passage du sale au propre.
97Directs ou indirects, immédiats ou différés, les effets des multiples objets, meubles, appareils, ustensiles sur l’espace, l’usage et ses rythmes sont généralement fragmentaires. Ajoutés les uns aux autres, ils produisent des équilibres parfois contradictoires, sûrement provisoires. A eux seuls ils ne bouleversent pas emplois du temps, arts de faire et manières d’être : l’ouvre-boîte électrique n’est pas responsable en tant que tel d’une éventuelle diversification des pratiques alimentaires. Ils participent de mouvements plus larges dont les tendances et les premières conséquences sont décelables.
Recompositions
98Une spécialisation accrue des pièces commence d’être perceptible, à laquelle les objets concourent en fixant fonctions et significations. Elle se manifeste surtout dans l’apparition de chambres à coucher ou, dans les makân ordinaires ou les dîwân, de ce que nous appelerions un « coin-chambre à coucher ». Cette évolution est repérable dans le langage lui-même. Comme le note Samia Naïm-Sanbar, « quand (...) l’espace se spécialise dans une fonction, il devient ġurfa : ġurfat al-nôm, « chambre à coucher » qui du coup comprend un lit, des tables, une coiffeuse... De la même façon, la ḥiğra est appelée makân al-karâsi ou ṣâlôn, selon le degré d’altération qu’elle a subi48 ». Une certaine individualisation, infirâd, de la vie et des territoires quotidiens liée aux transformations de la consommation, des modes de socialisation49 et de l’autorité est plus sensible. Elle est à la fois individuelle et collective. Individuelle : l’espace est marqué par des signes personnels. Et collective, par segments, par générations et par ménages. « Traditionnellement », le niveau le plus élevé revient au père, au frère aîné – en fait c’est parfois le plus spacieux, le plus commode50. La répartition des étages peut respecter un ordre hiérarchique tout en signifiant une certaine émancipation à l’égard du pouvoir qu’il est censé exprimer. Tâches et événements se décentralisent et, avec les lieux où ils prennent place, se multiplient comme les appareils et ustensiles qui y interviennent. La réalisation de modèles strictement et exclusivement nucléaires (préparer sa cuisine, prendre ses repas hors du groupe familial...) est cependant assez rare, et des activités restent communautaires (faire le pain, mâcher le qât). Selon toute logique, cette tendance à l’individualisation mène, au moment du mariage d’un fils ou d’un frère, à la décohabitation. Mais correspond-elle à une vie quotidienne plus conjugale allant de pair avec l’apparition de chambres et de lits « conjugaux » qui en seraient l’indice ou le « condensateur » ? Ce n’est pas certain. Dominique Champault perçoit même une évolution inverse (qu’aurait favorisée, entre autres, l’électrification ?) : « L’univers masculin, qui coïncidait avec l’univers féminin après le coucher du soleil, tend à déborder sur la nuit : la partition devient de plus en plus rigoureuse et de plus en plus longue51. »
99Grâce à sa disposition verticale qui assure l’autonomie des étages, la maison tour se prête sans difficulté à la segmentation52 – quelques aménagements, l’installation d’un maṭbaẖ ou d’un ḥammâm, suffisent – et même à un redécoupage entre locataires sans liens familiaux (dans ce cas la porte de la rue reste entrebaîllée, la limite du domicile commençant à celle du palier). A cet égard aussi elle est capable d’adaptations, et mieux que la villa des quartiers nouveaux.
100Dans la maison redivisée ou non, peu de lieux échappent complètement à la nouveauté. Certains cependant la polarisent plus, tandis que d’autres apparaissent comme des conservatoires ou du moins de foyers où une continuité est maintenue. Le « Yémen de toujours » peut se concentrer dans la marmite de pierre où la ṣalṭa est servie, et plus durablement, semble-t-il, que dans le tannûr de la dayma. Et s’affirmer dans les pièces destinées à la représentation. Les altérations apportées à l’aspect du dîwân et du mafrağ, lorsqu’il en subit, sont moins notables, moins avancées, dirait-on. Si ailleurs murs et plafonds se colorent le blanc, plâtre ou peinture, et ses variantes (blanc crème...) y restent dominants. L’ameublement « traditionnel », matelas par terre le long des parois, y prévaut. Pour s’y asseoir, près du sol, les hommes préfèrent encore la fûta au pantalon. Toujours des objets et des signes éminemment symboliques y sont réunis témoignant de la légitimité et des qualités, religieuses en particulier, du maître des lieux (de la maison et/ou l’étage). Voisinant éventuellement avec d’autres qui expriment son ouverture au monde moderne ils sont disposés dans la zone où il se tient avec les hôtes de choix.
101Le jour décline. L’écran du téléviseur, les braises dans le burî du narguilé et le point incandescent des cigarettes trouent la pénombre. De la lumière est apparue dans les maisons qu’on aperçoit d’ici. Peu à peu les conversations se sont suspendues. Juste encore un mot de temps à autre, un raclement de gorge, et au rythme du souffle d’un fumeur, les borborygmes de la madâca – le bruit des bulles de fumée traversant l’eau. Quelques hôtes déjà se sont retirés, ils ont rapidement rassemblé leurs affaires, des restes de qât, un thermos, ils ont réajusté leur tenue et salué brièvement l’assistance avant de se rechausser sur le seuil du mafrağ. On entend l’appel à la prière du maġrib. Le visiteur prend congé à son tour. Rejoint vite la rue. Il croise des voitures plus nombreuses qu’au début de l’après-midi (il y a un embouteillage à l’entrée du quartier). Elles déposent des femmes devant leur porte. Il croise aussi des femmes en groupe avec des enfants rentrant chez elles à pied, et des hommes. Certains se dirigent vers la mosquée. Les petites boutiques au bas des immeubles reprennent leurs activités. De minute en minute plus nombreuses, les fenêtres s’éclairent, les rideaux sont baissés. Dans l’ombre du soir les couleurs et la découpe des vitraux qui les surmontent se détachent.
Notes de bas de page
1 Hirschi, 1983, p. 51.
2 Sur le qaḍâḍ, voir Bonnenfant, présent ouvrage, chap. 20.
3 Dont Golvin, 1985, p. 313, donne la définition sui- vante : « blocs monolithes disposés en volées rectilignes, aboutissant à des paliers d’angle carrés, éclairés par des meurtrières ou par de petits vitraux ».
4 Les parpaings de ciment, comme une partie de la menuiserie métallique, sont fabriqués à la périphérie de la ville intra-muros, près des fours à brique, à Bâb Šu ûb, tandis que la menuiserie de bois l’est au centre, dans les souks, comme à l’extérieur, dans les quartiers récents.
5 Bonnenfant, 1981. Dans les maisons plus anciennes, les larges fenêtres se trouvent surtout dans les étages les plus élevés, c’est-à-dire ceux qui sont le moins exposés aux vis-à-vis (et d’où l’on a les vues les plus dégagées, ce plaisir du mafrağ) et qui ont été construits le plus récemment.
6 Golvin, 1982, p. 173. Le même auteur, in Golvin, 1985, pp. 313-314, a relevé les principaux traits de cette évolution.
7 Cf. Depaule, 1989a.
8 Voir aussi chap. 8, Bonnenfant, « Les espaces de lumière ».
9 Cf. à ce propos l’analyse de Samia Naim-Sanbar, 1987a.
10 Amar-nâ fûq ra’s ad-dîk mafrağ, extrait d’un poème recueilli, comme le proverbe précédent, par Franck Mermier.
11 Weir, 1985, p. 110. La formule définissant une maison exposée au sud comme une maison « complète », opposée à une moitié, à un quart de maison et même à une non-maison est sans doute l’éloge du plus grand degré de liberté souhaitable (cf. Lewcock, 1983b, p. 441 et 460).
12 Weir, op. cit., p. 111.
13 Gerholm, 1977, pp. 176-185. Cf. aussi Weir, 1985, chap. 8.
14 Gerholm, op. cit., p. 177.
15 Weir, op. cit., p. 156 et sq.
16 Une telle division entre zone domestique et zone de « représentation » se matérialise parfois par une grande porte à plusieurs vantaux vitrés, ğamakân. Selon Lewcock (op. cit., p. 455), cet élément aurait été introduit au xixe siècle. Son nom laisse supposer une origine turque. Cette division est plus poussée encore lorsque existe une pièce disposée dans le prolongement du mafrağ, dont elle est séparée par un petit palier, excroissance de la ḥigra. C’est comme si le mafrağ avait été fragmenté.
17 Il existe une autre définition, proposée, elle aussi, par les habitants : le ṣadr correspondrait à l’ensemble de la zone (incluant le ra’s al-makân) qui est à l’abri des courants d’air, donc assez loin de la porte. Elle correspond à celle que donne S. Weir (op. cit., p. 131).
18 Chap. 9 de Jean Lambert : « Le mafrağ et le maqyal : rite social et poétique de l’espace ».
19 Gerholm, op. cit., p. 178.
20 Rodinson, 1977, p. 86.
21 Le vent c’est aussi la malveillance, la méchanceté d’autrui ; la menace du monde extérieur. Et encore, ce que la porte de la pièce, souvent doublée d’un rideau, risque de laisser filtrer du monde domestique. Un proverbe compare la femme sans tuteur au manāq du tannūr, l’orifice inférieur du four à pain (par où s’engouffrent les courants d’air).
22 En cristallisant ce jeu de l’effusion et du main- tien, cette image, que nous devons à Franck Mermier (ainsi que la formule adressée à un « serviteur »), permet sans doute d’approcher son caractère profond (sama) de la sociabilité yéménite.
A la bint al-wisâda une autre « fille » est souvent, verbalement, associée : la bint aṣ-ṣahn, la « fille du plat », une galette feuilletée au miel sans laquelle il n’y a pas de bon repas. Toutes deux paraissent concentrer l’idée d’un confort délicat et du plaisir qu’il procure.
23 Sur la dayma, voir aussi les chap. 6, « Nommer et habiter », par Samia Naim-Sanbar, et chap. 7, « Le domaine de l’ombre », par Paul Bonnenfant.
24 Voir phot. 25, 26, 7.
25 Al-Wāsr’î, Târîh al-Yaman, cité par Serjeant, Qaryah, Bornstein, 1983, p. 545. « Le pain est aujourd’hui préparé une seule fois par jour à midi, en quantité suffisante pour le déjeuner, le dîner et le repas du lendemain matin. »
26 Selon Rodinson (1965, p. 1088) cette pratique, urbaine, est ancienne. Nous devons à Franck Mermier l’information suivante : il y avait déjà autre- fois, dans la vieille ville de Sanaa, des maṭâḥin pour moudre le blé tandis que le pain était fait à la mai- son. Des femmes revendaient celui qu’elles avaient fait chez elles, au sûq al-milḥ qu’on appelait aussi sûq al-luqma (souk de la bouchée) où étaient concentrés les trois ou quatre restaurants de Sanaa pour le petit déjeuner des gens du souk. D. Champault (1985), p. 222 écrit : « Dans les villes prolifèrent les vendeuses de pain domestique [...]. Les hommes venus pour affaire sont les premiers clients, mais, note-t-elle, les maîtresses de maison aussi qui envoient un garçon. » Elle ajoute : « La vente du pain fait à la maison, longtemps considérée comme honteuse, est maintenant passée dans les mœurs. »
27 Voir phot. dans Bonnenfant, 1989, pp. 34-37.
28 Makhlouf, 1979, p. 54.
29 Ibid., p. 55.
30 Cf. L’Arabie interdite, film dans lequel René Clé- ment fut assistant du réalisateur, en 1937.
31 Champault, 1985, p. 190, n. 6.
32 Double à cause de deux réseaux : celui de l’eau courante publique, dont la pression est inégale et celui de la maison (un réservoir sur le toit est approvisionné par une pompe). C’est un chauffe-eau situé hors de la cuisine, dans la hiğra, qui fournit l’eau chaude.
33 Cf. Depaule, 1989b.
34 Lewcock, 1983b, p. 455.
35 Ibid., p. 436,445.
36 C’est ce que suggère D. Champault qui la qualifie de « centre de leur activité » (1985, p. 187). Il est tentant en outre de rapprocher cette « centralité » de l’existence d’une makân wasaṭ, une pièce du « milieu », réservée aux activités, éventuellement aux repas, plutôt féminine et familiale.
37 Cf. Swanson, 1982.
38 Champault, (op. cit., p. 225), définit le šaršaf (qui est noir) : « une ample jupe plissée montée sur un élastique ou boutonnée sur le devant », descendant jusqu’aux pieds, un voile de visage et une « pèlerine-capuchon », emboîtant le front et descendant au-dessous de la taille.
39 La formule est de Clara Makhlouf (1979, p. 76). A cette pluralisation correspond celle du costume masculin (dont on change selon les territoires et les circonstances), tandis que le šaršaf, ou le balto, long manteau qui a fait son apparition, est un vête- ment passe-partout permettant aux jeunes filles et aux femmes, hors des limites de l’univers domestique, de faire face à la diversité des situations.
40 Weir, 1985, p. 147.
41 Champault, 1985, p. 200.
42 Lewcock (1983b, p. 440, commentaire p. 442), donne du fonctionnement de ces latrines un schéma très clair, reproduit dans cet ouvrage (fig 3,7).
43 Voir phot. 18-20, 7
44 Champault, op. cit., p. 199.
45 On rapprochera cette remarque de l’observation de Samia Naïm-Sanbar : « L’introduction d’une salle de bains totalement équipée se fait ressentir (pour le moment) beaucoup plus sur la langue que sur les pratiques de propreté » (Naïm-Sanbar, 1987a, p. 110).
46 Weir, 1985, p. 152 sq. « La richesse a toujours été une composante essentielle d’un statut au Yémen et a toujours été étalée de façon ostentatoire par ses possesseurs » (p. 158).
47 Ibid., p. 158. Des stratégies se développent concernant non seulement la réussite matérielle, mais le statut symbolique. Cf. à ce propos : Mermier, 1985.
48 Samia Naïm-Sanbar, 1987a, p. 112.
49 Weir, op. cit., p. 109 note : « Le grégarisme [...] est une qualité très valorisée, il est quasiment une règle, dans la culture yéménite ; la solitude est suspecte, il en est fait peu de cas. » Et C. Makhlouf (op. cit., p. 14) : « Les femmes [...] ‘désertent’ progressivement les formes de groupement traditionnelles pour devenir les membres de différents types de groupes et apprendre des relations sociales qui prennent moins appui sur la parenté et le voisinage et plus sur des facteurs individuels. »
50 La hiérarchie des étages et des espaces est discutée par Paul Bonnenfant dans le chap. 24. Voir aussi les monographies de maisons, chap. 11 à 15.
51 Champault, 1985, p. 228.
52 Elle paraît même prédisposée à la segmentation et celle-ci n’est peut-être pas un phénomène récent, mais tend dans certaines familles à s’accentuer en devenant plus constante et en changeant de signification.
Notes de fin
* Jean-Charles DEPAULE, CNRS, IREMAM,
Auteur
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