Chapitre VI. Un concept de réseau pour analyser l’organisation industrielle
p. 171-192
Texte intégral
Avant-propos
1Cette étude a pour objectif avoué de mobiliser certaines connaissances acquises au sein de l’économie industrielle pour proposer une réflexion sur les formes d’organisation d’entreprises en réseau. Cette démarche n’entend pas épuiser le débat concernant les réseaux mais tend à présenter une architecture conceptuelle. Cette tentative n’est qu’une pierre d’un édifice encore à construire. Il s’agit en fait d’une étape préalable pour dialoguer avec d’autres économistes et/ou d’autres spécialistes d’autres disciplines.
2L’idée de réseau retenue ici vise précisément à se limiter à une morphologie élémentaire afin de servir de base d’analyse à un ensemble de configurations possibles et, en même temps, de point de jonction entre les catégories analytiques de l’économiste et les formes susceptibles d’être repérées empiriquement ou d’être identifiées abstraitement par d’autres disciplines.
3Une définition générale du réseau implique de se situer à un niveau très abstrait où la caractéristique majeure qui apparaît est l’aspect relationnel non marchand. Comme nous insistons surtout sur la forme du réseau, nous sommes alors amené à préciser la définition en insistant sur la dimension morphologique. Enfin, une définition positive du réseau est donnée, compte tenu de la forme élémentaire retenue, à travers le concept de réseau équilibré. Cette forme idéale de réseau est caractérisée par une barrière informelle à la mobilité dont l’enveloppe contractuelle est présentée en annexe.
4Depuis Richardson (1972, p. 883), on s’accorde désormais à penser qu’il existe des formes organisationnelles hybrides à côté du marché et de la hiérarchie (soit [h1]). D’une manière générale, les formes organisationnelles hybrides sont réputées bénéficier de nombreux avantages :
- une mutualisation du risque par réduction des coûts joints des partenaires (et notamment par le partage des coûts irrécouvrables ou sunk costs1) ;
- une stabilité relationnelle suffisante pour établir un apprentissage relationnel ;
- un maintien de la concurrence potentielle en amont (concernant les fournisseurs et leurs prestations) grâce à la préservation de l’incitation par le marché ;
- une meilleure compétitivité par la diminution des coûts (cf. supra) et par une facilité de trouver des débouchés – grâce à l’« écoute » de l’innovation par la forme hybride et par son aptitude à répondre à la pression concurrentielle (en amont comme en aval) ;
- une grande capacité d’évolution organisationnelle du fait de la souplesse de structure : (a) ce qui permet, sans coûts d’organisation élevés, de changer rapidement de compétence lorsque la prévisibilité du marché est faible, (b) la garantie d’avoir, dans chaque segment du réseau, une compétence stimulée par le marché et (c) une aptitude permanente de coordination et d’initiative collective pour développer un nouveau produit.
5Par ailleurs, la coexistence de différentes formes organisationnelles hybrides s’inscrivant, chez Williamson, dans un continuum entre le marché et la hiérarchie [h2] n’évacue pas la question de l’existence d’une (ou de plusieurs) forme(s) hybride(s) stable(s) tandis que Williamson (1985, 1991)2 affirme que la seule forme organisationnelle stable est l’organisation interne de l’entreprise. Et si les formes orgnisationnelles hybrides appartenant à ce continuum peuvent éventuellement évoluer vers l’une ou l’autre des deux formes polaires marché/hiérarchie (dont la seconde est réputée stable), ce qui nous semble primordial est l’étude de points de stabilité liés à la pérennisation de relations interentreprises avantageuses pour l’ensemble des contractants. De façon concomitante, ce dernier point de vue conduit à remettre en question l’analyse en termes d’efficacité statique mesurée par la minimisation des coûts de transaction.
6On peut dresser, assez succinctement, le panorama des principaux types d’analyses menées actuellement sur les formes organisationnelles hybrides, au sens large3, à l’aide du schéma suivant :
Qualitatif | Quantitatif | |
« Empirique » [plutôt inductif] | (1.1) collections de monographies ex : approche « Scandinave » | (1.2) alliances ex : littérature managériale |
« Théorique » | (2.1) modèles qualitatifs | (2.2) modèles calculables4 |
[plutôt déductif] | ex : J-firm d’Aoki | ex : 2.21 théorie des graphes ex : 2.22 théorie des jeux ex : 2.23 économie expérimentale |
7Si les zones (1.1) et (1.2) sont aujourd’hui les domaines privilégiés d’études et de publications, l’enjeu est de s’orienter vers la zone (2.2) de manière à pallier les insuffisances théoriques de la première ligne tout en recherchant une opérationalisation de la conceptualisation mise en place en (2.1). Nous restons ici au niveau (2.1). On peut isoler principalement deux conceptions fondamentales de la coopération dans la littérature économique actuelle : d’une part (en 1.2), l’analyse des alliances5 entre concurrents (car, paradoxalement, la concurrence exacerbée entre concurrents les oblige à coopérer) et, d’autre part (en 2.1), l’analyse du partenariat (à savoir, l’élaboration en commun d’un produit par la coordination d’activités complémentaires détenues par des entreprises différentes). Ce découpage correspond à la distinction entre coopération horizontale (dans le premier cas) et coopération verticale (dans le deuxième cas). Nous nous intéressons à cette deuxième forme de coopération qui, généralement, rend compte des relations de production interentreprises en amont pour l’élaboration de produits (par opposition à l’aval : le marché de ces produits).
8La forme organisationnelle hybride la plus fondamentale semble être le réseau d’acteurs6 : nous proposons une définition générale du réseau comme un ensemble d’acteurs dont la coordination n’est plus strictement marchande7 et dont la finalité est la conception, la production et la vente de produits.
9Pour être exhaustif, il faudrait distinguer le réseau productif en amont et le réseau de vente en aval : le problème essentiel auquel se heurte le réseau productif est celui de l’approvisionnement tandis que le problème essentiel auquel se heurte le réseau de vente est celui de la distribution. Ce découpage du réseau est bien entendu formel, son unité reposant simultanément sur la gestion de l’approvisionnement et sur l’écoulement des produits. Il faut, par ailleurs, insister sur le fait que l’aspect de gestion des flux, s’il est fondamental dans la pratique et pour les sciences de gestion, n’a pas de raison d’être sur le plan très général où nous nous positionnons ici.
10Le réseau productif en amont sert donc à l’élaboration d’au moins un produit grâce à l’association de complémentarités (cf. Richardson [1972]) entre les différentes entreprises qui décident de coopérer pour un horizon temporel (a priori) relativement long. Pour la suite, c’est de lui seul dont nous parlerons.
11La forme organisationnelle réseau, en tant qu’elle est sur le plan normatif une forme organisationnelle idéale8, peut cumuler les effets positifs de chacun des deux autres formes organisationnelles polaires (marché/hiérarchie) sans hériter de leurs défauts.
12On peut résumer la question par le tableau suivant :
Modalités\formes | Marché | Hiérarchie |
avantages | adaptation, efficacité | apprentissage, cohérence, spécificité |
défauts | opportunisme | maintien de l’opportunisme interne et risque élevé de lock-in relationnel9 |
tendance | hypermobilité (*) | hyperstabilité (*) |
13(*) Nous expliquerons plus loin (cf. A) la signification importante des concepts d’hyperplasticité et d’hyperstabilité.
14Pour rendre compte de cette forme idéale, il faut nous démarquer des deux formes de réseaux étudiées traditionnellement dans la littérature : (-1-) la forme hiérarchique (« groupe ») et (-2-) la forme de coordination multilatérale (« district ») ; en effet, il existe (-3-) une forme générique de réseau plus satisfaisante pour l’analyse.
15(-1-) Structure de coordination verticale (hiérarchie)
16La notion de « groupe » du point de vue d’une entreprise principale revêt un caractère patrimonial10 : par l’acquisition de concurrents (il s’agit de relations horizontales par rapport au marché d’un output)11 et/ou par des prises de participation ou d’acquisitions d’activités complémentaires (il s’agit de relations verticales par rapport au marché d’un output). On soulignera ici que l’acquisition d’activités complémentaires conduit au phénomène d’intégration verticale. Or, la quasi-organisation (cf. Houssiaux, 1957a), accompagnée ou pas de droits de propriété, tend à démontrer qu’une approche alternative à l’intégration verticale est possible. En outre, il semble bien que la quasi-intégration, comme celle de « J-Group » d’Aoki, permette d’infirmer la thèse Chandler- Williamson12 selon laquelle la sphère de spécificité requise pour élaborer un (ou plusieurs) produit(s) de l’entreprise principale doit être internalisée sous strict contrôle hiérarchique.
17(-2-) Structure de coordination multilatérale
18Ici, la notion de pouvoir hiérarchique devient secondaire et sont privilégiées les relations tous azimuts entre acteurs, généralement sur des espaces territoriaux bien délimités : soit au sein de zones de spécialisation flexible (cf. Piore et Sabel, 1984) soit, plus traditionnellement, au sein du district industriel marshallien (cf. Gaffard et Romani, 1990). La différence ici réside essentiellement dans le recours à la technologie : fondamentale dans le premier cas, elle n’est qu’un moyen comme un autre dans le deuxième. Ce qui prime, dans tous les cas, est l’« épaisseur sociale »13 sur laquelle la coordination économique repose.
19(-3-) Structure de coordination horizontale
20Le réseau est ici constitué d’un ensemble de relations bilatérales (non strictement marchandes) qui sont coordonnées horizontalement et dont le seul point commun entre elles est l’acteur coordinateur14. Il faut souligner que l’acteur coordinateur ne joue qu’un rôle de coordination technique. Cela implique qu’il n’exerce pas, a priori, un quelconque rôle hiérarchique sur les autres acteurs du réseau. Le réseau est donc régi par une coordination horizontale à partir d’un acteur central (l’acteur coordinateur) qui fait appel à d’autres acteurs pour réaliser un output. On peut donc, en extension, donner la définition suivante : le réseau est formé d’un ensemble de liens entre entreprises, lesquels ne se résument pas aux seules relations marchandes... Tout lien appartenant au réseau est encore appelé une relation bilatérale dont l’un des contractants est forcément15 l’acteur coordinateur.
21Cette définition simple vise à l’efficacité pour présenter notre analyse. En effet, nous préférons adopter ici une démarche réductrice et sacrifier, pour ce faire, la description des interactions complexes d’un réseau. D’ailleurs, à partir du réseau élémentaire considéré (-3-), on peut toujours en complexifier à souhait les ramifications. Ainsi, pour faire le lien avec les réseaux (-1-) et (-2-) déjà présentés, nous pensons qu’il s’agit là de formes enrichies par rapport au dernier type (-3-). Ce dernier cas constitue un noyau commun qu’il est possible d’habiller des spécificités des deux autres formes. Il s’agit donc d’un module que l’on peut enrichir par addition : dans le premier cas [cf. (-1-)], il suffit d’adjoindre la prise en compte des structures organisationnelles hybrides hiérarchiques ; dans le second cas [cf. (-2-)], il convient d’adjoindre la prise en compte des structures organisationnelles fonctionnant en termes d’« épaisseur sociale »16.
22En fait, il serait juste de taxer notre définition d’erronée s’il était possible d’embrasser, d’un seul regard (pour le praticien dans l’entreprise comme pour l’observateur extérieur), l’ensemble du réseau. Cependant, la rationalité limitée de chacun des acteurs, d’une part, de même que l’impossibilité technique d’analyser en simultané l’ensemble des interactions des acteurs – au moment où l’action se passe –, d’autre part, interdisent (au total) d’avoir une vision globale. Ceci légitime fortement la réduction opérée. Par ailleurs, d’un point de vue méthodologique, notre sentiment est qu’il est plus utile, en partant de la théorie économique, d’œuvrer pour un système d’explication causal des réseaux à partir des éléments théoriques disponibles plutôt que de privilégier d’abord une logique descriptive17. Concrètement, l’application de ce dernier point de vue revient à collectionner une profusion d’espèces rares (il s’agit en quelque sorte d’une extension ou d’un nouveau champ d’application des sciences naturelles concernant le classement de milliers d’espèces...).
23Nous pensons qu’il est possible, à partir de la définition du réseau retenue, de produire une analyse de l’organisation industrielle qui s’inscrit dans le corps analytique de la théorie de Vindustrial organization. Nous allons ainsi chercher à présenter (cf. III) un mécanisme d’explication causal des réseaux d’entreprises a l’aide de deux conditions de structure permettant de discriminer différentes configurations de réseaux possibles. Au préalable, nous montrerons (cf. I) l’importance que revêt la spécificité du réseau ainsi que le pouvoir de négociation de chacun des acteurs. Ce pouvoir, émanant de la spécificité détenue dans la prestation de l’acteur considéré, est particulièrement important (cf. II) dans le cas où il existe certaines catégories d’acteurs à cheval sur plusieurs réseaux concurrents.
I. L’analyse de la spécificité des réseaux et la question du pouvoir de négociation
24Compte tenu de l’importance des relations interentreprises, l’organisation pertinente s’avère être la forme organisationnelle hybride. Nous prétendons qu’il doit y avoir, en fait, adéquation entre la sphère de la spécificité requise pour élaborer les produits et la sphère organisationnelle hybride. Au contraire, Williamson (1985) cherche l’adéquation entre la sphère de la spécificité et la sphère organisationnelle interne de l’entreprise. Loin d’être triviale, notre proposition est l’un des ressorts essentiels pour comprendre la clef de la stabilité ou du dysfonctionnement de la forme organisationnelle réseau18.
25Dans un réseau, d’après notre définition, les relations sont bilatérales et l’un des deux transactants est forcément l’acteur coordinateur (noté ac) tandis que l’autre (noté 3i où i =1,..., m) est un acteur quelconque du réseau : soit, pour chaque relation bilatérale constitutive du réseau, le couple [ac, ai. Le pouvoir de négociation de l’acteur coordinateur est noté PN : PN (ac) = [(1/[Ʃpajαai/Ʃpai]) – 1]. Dans cette formule, α désigne la part de spécificité détenue par chacun des acteurs ai et est exprimée en pourcentage de la spécificité totale contenue dans le produit du réseau (le cumul des parts détenues par les ai et l’acteur ac est égal à 100 %). La spécificité représente ici autant la technologie incorporée dans le produit que le savoir-faire. Nous fixerons arbitrairement une limite supérieure à la totalité des parts de spécificité détenues par les ai (soit Ʃαai 70, par exemple). De plus, pai représente un poids variable selon la part de spécificité détenue par chacun des acteurs ai 19. À titre indicatif, dans le cas où, sur la base de la moyenne pondérée, les prestations de fournisseurs pour réaliser le produit du réseau représentent au moins 50 % de la spécificité du produit, le pouvoir de négociation de l’acteur coordinateur s’exprime par une valeur comprise dans l’intervalle 0 PN(ac) 1. Au contraire, dans le cas où, sur cette même base, ces prestations de fournisseurs représentent une valeur inférieure à 50 % de la spécificité de ce produit, le pouvoir de négociation de l’acteur coordinateur est alors exprimé par une valeur strictement supérieure à l’unité (PN (ac) ≥1).
26On peut alors s’attacher à présenter deux types de dysfonctionnement liés à la question de la répartititon de la spécificité du produit du réseau entre les différents acteurs de ce réseau.
1. Genèse de l’hyperplasticité
27Dans le cas particulier où la valeur Ʃαai est élevée alors que le nombre d’acteurs prestataires est très faible (m =1, par exemple), cela signifie que le réseau est dominé par un fournisseur.
28Le risque est grand que cette situation dégénère si le fournisseur est à cheval (cf. II) sur plusieurs réseaux concurrents et livre, en amont, la même prestation à chacun d’eux : il y aura homogénéisation, en aval, des produits des différents réseaux concurrents (d’où une intensification de la concurrence sur la base d’un seul et même produit banalisé). Et ceci ira jusqu’à l’élimination progressive de la concurrence sur ce marché étant donné la rareté des recettes : impossible donc de financer l’activité économique routinière (et, a fortiori, celle concernant les nouveaux investissements et la R & D permettant de développer de nouveaux produits). Du même coup, les barrières à l’entrée et à la sortie sur le marché du produit, en aval, vont s’affaisser et disparaître. Chaque acteur coordinateur n’a plus dès lors qu’un souci tactique afin de générer le moindre écart positif entre le prix de vente du produit et les coûts nécessaires à sa production20. La tactique la plus répandue pour ce faire, en amont, consiste à imposer aux fournisseurs des coûts et des délais drastiques. Il en résulte une grande volatilité d’association imputable à la recherche systématique du moindre écart positif (alors que celui-ci sera immédiatement annulé par la concurrence).
29Cette situation est qualifiée d’hyperplasticité. Il nous semble que la représentation théorique qui en est le plus proche est donnée par l’idée de marché contestable21.
30La solution générale préconisée dans la théorie des marchés contestables est, pour une firme, de pratiquer un prix « soutenable22 ». Si tel est le cas, l’entreprise installée ne peut faire mieux et aucune autre entreprise ne peut rentrer sur le marché pour faire mieux (sauf en utilisant des techniques encore inconnues qui permettront de réduire les coûts). Une fois cette hypothèse de travail admise, les seules entrées possibles sont celles qui permettront de satisfaire, en complément avec la ou les entreprises déjà installées, la taille du marché non encore couverte jusqu’alors. L’enjeu de cette théorie des marchés contestables, du point de vue de ses auteurs, était d’offrir un guide pour l’action qui puisse reposer sur un critère technique d’efficacité (il se peut que le marché lui-même assure cette efficacité d’emblée, ou, a contrario, qu’une intervention aveugle de l’État empêche la constitution d’une structure efficace de marché). D’après ces auteurs, l’action de l’État doit toujours être celle qui favorise, dans la mesure où le marché ne peut y parvenir seul23, les conditions de cette efficacité fondée sur l’idée de prix soutenable.
2. Genèse de l’hyperstabilité
31Dans le cas particulier où la valeur Ʃpaiαai/Ʃpai ˂30 % (et, a fortiori, plus significativement lorsque Ʃαaj-0), cela signifie que le réseau est strictement dominé par l’acteur coordinateur. Le risque de dégénérescence du réseau en sclérose est important si l’acteur coordinateur le verrouille de l’intérieur (non-recours à la concurrence potentielle, isolation des fournisseurs du système naturel d’incitations que représente le marché (tant en termes d’innovation que d’efficacité), utilisation de la coercition pour imposer ses décisions et limiter la mobilité des fournisseurs) : en agissant ainsi, l’acteur coordinateur risque de conduire à un lock-in relationnel partiel (ou global si cette politique s’applique à l’ensemble des relations bilatérales qui constituent le réseau). Cette dernière situation, dans sa phase terminale, conduit à l’hyperstabilité. Ainsi, en procédant par épuisement des fournisseurs, certains acteurs coordinateurs ont finalement conduit à bloquer le dynamisme industriel (de plus, il devient alors difficile, voire impossible, de tenir compte de l’information croissante, cf. annexe).
II. Le cas particulier des acteurs à cheval
32Tandis qu’un des deux cas de figures envisagés (cf. 1.2 : l’hyperstabilité) ne dépend que de la seule responsabilité de l’acteur coordinateur, l’autre (cf. I.1 : l’hyperplasticité) dépend de la stratégie de certains acteurs « à cheval » sur plusieurs réseaux. Limitons-nous à l’étude de ce dernier cas de figure.
33C’est un phénomène de « rendements croissants d’adoption » qui, dans les relations amont24, explique la diffusion d’une prestation générique détenue par un acteur à cheval sur plusieurs réseaux concurrents jusqu’au lock-in technologique (cf. Arthur, 1989)25. Cet acteur à cheval bénéficie alors d’une rente de situation tandis que les acteurs coordinateurs sur le marché (aval) se livrent à une concurrence exacerbée autour de produits qui tendent à l’homogénéité, ce qui génère une déstabilisation des réseaux concernés. L’adoption de la même prestation, en amont, par les acteurs coordinateurs qui se retrouvent, en aval, sur le même marché est de ce fait une nuisance26. Du coup, dans ce cas, le seul moyen d’éviter l’hyperplasticité est de parvenir à négocier la spécificité de la prestation versée. Ceci n’est pas facile car tout va dépendre du comportement de l’acteur prestataire dominant (la pression exercée sur l’acteur coordinateur dominé27 peut même conduire à une désintégration du réseau).
34De manière générale, le seul moyen d’éviter qu’un acteur à cheval fournisse la même prestation à plusieurs acteurs coordinateurs concurrents revient à ce que chaque acteur coordinateur contrôle la spécificité de la prestation versée28. Ceci est possible, soit (a) en verrouillant le réseau (par droits de propriété et on revient alors à l’idée de groupe qui, grosso modo, correspond à une quasi-intégration verticale), soit (b) en contractualisant l’exclusivité de la prestation offerte. Dans le dernier cas, cela signifie soit que (b1) l’acteur coordinateur détient un important pouvoir de négociation vis-à-vis de ses fournisseurs, soit, au contraire, que (b2) le fournisseur, en situation de monopole et détenteur d’une importante part de spécificité du produit de plusieurs réseaux concurrents, accepte de verser une prestation spécifique à chacun d’eux au nom d’une certaine éthique à court terme et, tout bien considéré, au nom de son intérêt à long terme29. D’ailleurs, l’exclusivité de la prestation, si elle est négociée, n’empêche pas de fournir à tout acteur coordinateur qui le désire une prestation comparable et cependant spécifique pour chaque réseau30.
III. Une typologie des configurations de réseau
35Nous considérerons ici une analyse en termes d’acteurs sur un plan général et donc nous ne spécifierons pas, en tant que tel, le statut de l’acteur coordinateur31. Cependant, on peut rappeler que le problème doit être traité sur un plan général, car tout acteur est un acteur coordinateur potentiel. Soit ae un acteur appartenant à l’ensemble A des acteurs, avec e =1,..., n. La fonction économique de cet acteur consiste à nouer des relations marchandes et non marchandes avec d’autres acteurs. Néanmoins, du point de vue économique, ce qui prime est que ces relations se traduisent par une matérialisation en termes de flux appelés transactions : soit τy une transaction particulière appartenant à l’ensemble T des transactions, avec y = v, ..., z.
36On appellera une transaction spécifique τy * toute transaction appartenant à un sous-ensemble de T, T*, avec y*= v*, ..., z*. Les transactions passées entre deux acteurs sont spécifiques, dans l’acceptation la plus large du terme, si ces transactions particulières sont difficilement transférables et remplaçables par d’autres avec d’autres acteurs. Nous allons être conduit à donner une définition plus précise de ce terme lorsque nous poserons la deuxième condition (cf. infra).
37Cette activité économique relationnelle entre différents acteurs dégage une forme particulière appelée réseau : à un moment donné (tO), il est possible de repérer différents réseaux constitués comme groupement d’acteurs. Dans l’ensemble R des réseaux concurrents, prenons un réseau ⊝ (noté r⊝ avec 0 = β, ..., Ω) ; on considère seulement l’ensemble des réseaux concurrents, car c’est l’ensemble pertinent pour bien faire comprendre l’enjeu de notre analyse.
38Dans la mesure où une structure de relations à un moment donné ne subit aucun changement par rapport à une période antérieure (conservation du patrimoine relationnel à l’identique), alors le réseau r⊝ est dit stable [r⊝ [t-1]= r⊝ [tO]]. Cependant, deux interprétations différentes sont possibles : ou bien (a) ce réseau est stable car il s’agit d’un réseau équilibré, ou bien (b) ce réseau est stable car il subit un effet de lock-in relationnel global.
39En principe, la forme réseau est réputée avoir une souplesse relationnelle, ce qui suppose donc une absence de pouvoir coercitif forçant l’adhésion relationnelle et, de manière générale, entravant la mobilité des acteurs du réseau. Or, l’évolution négative s’explique par le fait que cette souplesse initiale a été rigidifiée jusqu’à la sclérose par un acteur coordinateur hégémonique, lequel a usé d’un pouvoir coercitif entravant la mobilité des acteurs et éliminant l’incitation des acteurs à adhérer au réseau. Contrairement à cela, dans le réseau équilibré, la coordination horizontale participative prédomine (exclusion de la coordination verticale hiérarchique). Ici donc, le renoncement à la coercition permet, de fait, outre d’autoriser la mobilité, de décentraliser la gestion de l’incertitude (en conséquence, la contrainte d’information croissante est ainsi naturellement prise en compte). En outre, il faut veiller, à côté de la non-coercition (qui est seule garante de la mobilité potentielle des acteurs) à ce qu’existe une concurrence potentielle : c’est-à-dire que, pour chacune des transactions, l’offre doit être (au moins potentiellement) concurrentielle. La stabilité positive du réseau équilibré, par rapport à la stabilité négative du lock-in relationnel, va être discriminée par l’existence, dans le premier cas, d’un mécanisme d’incitation à la stabilité (cf. annexe). Bien évidemment, pour mettre en place un tel mécanisme, celui-ci doit être négocié et fondé sur la libre adhésion au réseau. Ainsi, pour qualifier une stabilité positive et donc établir les critères d’existence du réseau équilibré, nous proposons deux conditions.
Première condition : « la concurrence potentielle »
40Il existe une concurrence potentielle sur chaque marché d’une transaction τy donnée. Cela revient à dire que le nombre d’offreurs de cette prestation est suffisant pour permettre à chaque réseau, désireux d’être servi à un moment donné, de l’être effectivement de manière durable sans pour autant entraver la mobilité potentielle des acteurs prestataires. Cette possibilité permet à ceux-ci la sortie du réseau considéré. Ainsi, ils peuvent être éventuellement à cheval sur plusieurs réseaux concurrents mais, par cette concurrence potentielle, aucun acteur prestataire d’une transaction donnée ne peut être un monopole.
41Si l’on peut facilement trancher sur l’existence ou l’absence d’un monopole, il est plus difficile (mais tout aussi important) de déceler l’existence d’acteurs à cheval ayant simultanément une part importante de spécificité dans le produit de chacun des réseaux concurrents et leur délivrant la même prestation (cf. II). Cette situation est à la fois la plus extrême mais aussi la plus critique. C’est pourquoi, nous devons poser une deuxième condition : la prestation32 fournie (indépendamment, donc, du fait que l’acteur soit, ou pas, en interface avec plusieurs réseaux concurrents) doit être spécifique au réseau considéré.
Deuxième condition : « l’accord de la spécificité sur la prestation versée »
42Pour un acteur ae appartenant à deux réseaux concurrents rβ et r⊝ (soit ae ϵ rβ et ae e r), toute transaction de cet acteur particulier est spécifique (soit [τy* (ae)]) au sens où celui-ci ne livre pas à l’identique une prestation aux deux réseaux concurrents : [τy* (ae)] rβ ≠ [τy* (ae)] r⊝.
43Nous dirons donc que si les deux conditions de concurrence potentielle et d’accord de spécificité sur la prestation versée sont satisfaites, alors l’objectif d’apprentissage sous contrainte d’information croissante peut être atteint. C’est ce qui permet l’existence du réseau équilibré. Grâce à ces deux conditions, on peut envisager une typologie des différentes figures de réseau. Sur cette base, le réseau équilibré ne pourra prendre forme qu’en fonction de la nature du contrat mis en place entre l’acteur coordinateur et chacun des acteurs prestataires. Ainsi, seul un examen précis consistant à savoir si un mécanisme d’incitation à la stabilité (cf. annexe) a été mis en place permet de différencier le réseau équilibré du « J-Group » d’Aoki (cf. infra).
concurrence potentielle | prestation spécifique | types de configurations | |
(a) | oui | non | (a) hyperplasticité |
(b) | non | non | (b) réseau dépendant |
(c) | oui | oui | (c) réseau équilibré |
(e) | non | oui | (e) hyperstabilité |
44Nous venons ainsi, à partir d’hypothèses simples portant sur les structures, d’obtenir un système d’explication causal des configurations de réseaux possibles. Ce qui constituera (avec la mise en évidence parallèle d’une analyse par les comportements des acteurs et l’analyse par les structures) le résultat important de ce travail sur le concept de réseau.
45La forme réseau recherchée correspond à une densité importante de liens freinant la mobilité, mais cette densité ne peut augmenter au-delà d’un certain seuil sans risquer de conduire à une hyperstabilité (ce qui a pour contrepartie une sclérose). À l’inverse, un étirement de ces liens au point de conduire à une pure coordination par les prix installe une trop grande mobilité des acteurs : c’est-à-dire une hyperplasticité. La forme de réseau équilibré recherchée s’avère donc préférable ; elle est élaborée par les acteurs lorsqu’il y a mise en place d’une forme contractuelle particulière (un mécanisme d’incitation à la stabilité, cf. annexe).
46On peut, de plus, signaler que notre interprétation normative du réseau équilibré n’a de sens que par rapport à un horizon correspondant à l’anticipation des acteurs sur le futur. Cette anticipation repose sur une convention33 – au sens de Keynes (1936).
47Ainsi, la stabilité considérée repose sur l’unité de temps où dure une convention : le sentier d’équilibre est donc tout à fait relatif à un contexte, à un moment donné, et susceptible d’évoluer puisque les acteurs tiennent compte de l’information croissante.
48Du coup, l’organisation obtenue à un moment donné se stabilise et devient une « institution » au sens de Schotter (1981) si précisément sa stabilité est relative et permet des bifurcations liées aux stratégies d’acteurs. Néanmoins, certaines stratégies peuvent conduire à des blocages institutionnels et empêcher un redéploiement de l’organisation considérée. C’est pourquoi, si nous pensons que nos configurations de réseaux peuvent être considérées comme des cas polaires d’un continuum de situations où évoluent en permanence les relations interentreprises34, nous préférons envisager une situation équilibrée qui assure une préservation de l’apprentissage sous contrainte d’information croissante.
49Soit l’axe des configurations types possibles :
Conclusion
50La spécificité et la concurrence potentielle (nos deux conditions de structure) sont les deux clefs du dynamisme du réseau qui rendent possible un apprentissage de long terme. Si chaque relation bilatérale constitutive du réseau est régie sur ce mode, la figure idéale de réseau est atteinte.
51Ainsi, si l’acteur coordinateur parvient à obtenir une spécificité de réseau puis à réaliser cette spécificité en termes d’avantages concurrentiels, alors on peut inférer que la forme organisationnelle réseau mise en place en amont a une incidence positive sur la rentabilité et les performances de chacun des acteurs du réseau et finalement du réseau dans son ensemble. Par conséquent, un lien de causalité peut être établi entre la qualité de la forme organisationnelle hybride en amont (réseau) et la position concurrentielle de l’acteur coordinateur sur le marché de son output en aval.
52L’intérêt du discours prescriptif proposé dans ce travail est de promouvoir une forme organisationnelle qui permet le mieux, par son profil, de répondre rapidement aux exigences qu’impose la concurrence. Plus globalement, ceci permet de donner une clef de lecture pertinente pour analyser l’organisation industrielle. Il peut s’agir, en particulier, d’éviter des crises majeures engendrées par la dérégulation (qui est un phénomène d’hyperplasticité) ou bien le désastre auquel conduit la sclérose industrielle (liée à l’hyperstabilité).
53La vocation analytique de ce travail a impliqué un certain réductionnisme pour pouvoir mettre en évidence un système explicatif, lequel nous semble avoir une certaine portée prédictive. Ce travail devra être complété par une investigation empirique et par une ouverture de la réflexion à d’autres approches car une analyse en termes de réseaux doit tendre à rendre compte de la complexité (à savoir, ici, l’ensemble des interactions entre les acteurs)39.
54Il nous reste, pour finir, à revenir sur le sens de la coopération entre deux ou plusieurs acteurs. La coopération ne doit pas rester une notion vague mais doit être explicitée comme l’avantage mutuel entre deux ou plusieurs acteurs de nouer puis de préserver une relation dans le but de développer un projet commun afin d’en extraire un gain monétaire supérieur à celui de poursuivre une stratégie individuelle. Dans le cas étudié ici, les activités de ces acteurs sont complémentaires, mais cette définition peut être aussi retenue concernant les acteurs ayant des activités similaires.
55Les raisons qui président à la constitution de formes associatives reposent, initialement, sur une base marchande résolument tournée vers la coopération : obtenir collectivement des gains supérieurs à ceux liés à des stratégies individuelles. Or, la consolidation de la relation de coopération transcende la logique marchande, dans le cas du réseau équilibré, car le climat de coopération fondé sur l’objectivation d’un intérêt collectif est propice à l’instauration d’une confiance40 entre les protagonistes. Dès lors, sans préjuger de la réussite économique du projet commun, les conséquences économiques favorables pouvant être attendues sont nombreuses : en particulier, la diminution des coûts et des risques. D’abord, parce que les coûts élevés de transaction initiaux (en phase de sélection et de négociation avec le ou les partenaires) s’accompagnent, en retour, de revenus plus que proportionnels par l’apprentissage relationnel qui va en résulter (et qui se mesure en gains de productivité, mais aussi en facilité logistique ou technologique du fait de l’entraide mutuelle). Ensuite, parce que l’association est le seul moyen pour diminuer les risques économiques associés au développement de nouveaux projets.
56La relation de coopération, si elle implique un avantage mutuel, ne peut qu’engendrer un cercle vertueux. Si le phénomène d’opportunisme devait apparaître, il ne pourra que détruire la relation engagée (ce qui n’est, en principe, recherché par aucun des acteurs impliqués, au moins parce que ce n’est pas leur intérêt). Un intérêt collectif41 avéré décrédibilise normalement toute tentation opportuniste. Pourtant, dans la littérature traditionnelle, la question de l’opportunisme est généralement mise en avant.
57La qualité de la relation dans un réseau équilibré s’apprécie, du point de vue de chacun des acteurs, par l’avantage que chacun tire de la relation nouée et par la perception de la difficulté de reconstituer celle-ci à l’identique [avec d’autre(s)] : il s’agit d’une barrière informelle à la mobilité42 (dont la contrepartie contractuelle correspond au mécanisme d’incitation à la stabilité).
58Ce type d’approche est bien éloigné d’une analyse en termes d’efficacité statique fondée, par exemple, sur un simple calcul de minimisation de coût d’acquisition de la prestation. Il s’agit donc plutôt de s’intéresser aux stratégies de long terme construites sur la mise en œuvre de relations spécifiques entre acteurs au sein de l’organisation industrielle.
Annexe
Annexe Le mécanisme d’incitation à la stabilité
Le mécanisme d’incitation à la stabilité est une procédure contractuelle dont l’enjeu est de préserver la stabilité sans qu’aucun des contractants n’ait à renoncer à son libre arbitre ou à souffrir d’un quelconque renoncement pour supporter l’effort collectif. On peut proposer l’analogie d’un « rendez-vous » entre deux acteurs, celui-ci est librement consenti et mutuellement avantageux. Il s’agit de plus d’un rendez-vous qui, sauf révision liée à la prise en compte de l’information croissante, sera le même à court terme comme à long terme.
La contractualisation, librement consentie, devra définir les avantages d’un apprentissage préservant la stabilité et sous contrainte d’information croissante.
Le mécanisme d’incitation à la stabilité précise que par nature il y a libre adhésion (et absence, au cours de la relation, d’une privation quelconque de mobilité ; c’est-à-dire qu’il n’y a pas de contrainte forte inscrite par la matérialité de type investissement spécifique) et qu’il existe un avantage mutuel d’engager et de maintenir la relation. Le fonctionnement sur un mode de réciprocité conduit à un apprentissage fondé sur une « efficacité de routine »43. Cette efficacité est alors auto-entretenue tant que la poursuite de la relation est perçue comme l’intérêt de chacun. La déviance par l’un des partenaires d’une relation contractuelle sera la conséquence d’une nouvelle information exprimant qu’il n’y a plus de communauté d’intérêts. (Plus généralement, l’information croissante exprime l’idée que l’incertitude génère, en permanence, une nouvelle information que le décideur pourrait avoir tort d’ignorer). Dans la mesure où ces caractéristiques n’ont pas de contrepartie en termes de frein à la mobilité des acteurs, le mécanisme d’incitation à la stabilité renvoie bien à une barrière informelle à la mobilité.
D’un point de vue normatif, la forme contractuelle44 correspondant à un mécanisme d’incitation à la stabilité respecte donc les six conditions suivantes :
- Un engagement bilatéral où chacun adhère librement à la relation (garantie de non-coercition) à la suite d’un audit de l’un sur l’autre dans le cadre d’une procédure longue de négociation.
- Un engagement ex ante de proportionnalité entre le chiffre d’affaires réalisé ex post par l’acteur client (en aval) et le volume de commandes adressé ex post à un fournisseur particulier (garantie de réciprocité) : ceci sert de base objective à l’existence d’un avantage mutuel à nouer puis à préserver la relation.
- Un engagement de non-dépendance (symétrique) de manière que la stabilité dans le temps de la relation n’engendre pas un effet pervers de lock-in relationnel pour l’un, l’autre ou les deux acteurs (garantie de mobilité potentielle). Un moyen pour ce faire est de préserver en permanence une concurrence potentielle : en particulier, grâce à la pratique de l’approvisionnement en double source pour le client et la politique de multiclientélisme pour le prestataire.
- Un engagement mutuel stable reposant le moins possible sur des investissements spécifiques matériels (coûts irrécouvrables) au profit d’une relation informelle (garantie de relation informelle).
- Un engagement temporel visant à favoriser un apprentissage symétrique sous contrainte d’information croissante (garantie d’un arbitrage stabilité/plasticité45).
- Une négociation de la spécificité de la prestation versée par un fournisseur au client [garantie de spécificité]. L’objet est d’éviter l’existence d’acteurs détenant le monopole d’une prestation et fournissant une prestation identique à de nombreux clients, lesquels peuvent se retrouver concurrents en aval sur des produits qui tendent à se ressembler (surtout si la spécificité détenue par l’acteur prestataire servant plusieurs clients concurrents représente une part importante de la spécificité du produit de chaque concurrent).
L’analyse se focalise ici, avec ces six conditions, sur la relation bilatérale de partenariat. Cependant, on peut considérer un espace de pertinence supérieur qui est celui du réseau : un bon réseau (ou réseau équilibré) disposera, sans perte de généralité, des avantages du niveau bilatéral s’il y a duplication pour chaque relation bilatérale partenariale du mécanisme d’incitation à la stabilité présenté ci-dessus.
Notes de bas de page
1 Cf. Baumol et Willig, 1981.
2 Pour un développement extensif des arguments, on pourra se reporter à Bouvier-Patron (1992, 1993). D’après Williamson (1985) : (a) la forme hybride est instable et (b) le couple bilatéralité-spécificité (c’est-à-dire une relation marchande fréquente entre deux contractants lorsque le degré de spécificité dans la transaction détenue par le prestataire est élevé) conduit inéluctablement à un lock-in relationnel (cf. le modèle avec « otage » inspiré de Schelling, 1956). Cette situation, pour le client (la grande entreprise), est jugée dangereuse du fait de l’opportunisme supposé du fournisseur. Il convient donc, pour le client, d’intégrer verticalement le fournisseur. Or, (a’) la forme hybride (à travers le couple bilatéralité-spécificité) n’est instable que s’il s’agit d’une relation asymétrique tandis que (b’) les modèles de relations asymétriques (comme ceux avancés par Williamson) peuvent, de la même manière, servir à expliquer l’existence de relations symétriques stables (cf. Bouvier-Patron, 1993, 1995).
3 Pour la suite, nous utiliserons le terme d’hybride au sens large [h1] (et non au sens où l’entend Williamson : [h2]).
4 Nous ne cherchons pas à induire ici une hiérarchie entre les trois exemples donnés (2.21, 2.22, 2.23).
5 Concernant les alliances, on peut se référer au travail du LAREA-CEREM (1986), à Contracter et Lorange (1988) ou encore à Dussauge et alii (1988) et pour une vue générale à Chesnais (1988).
6 Il n’existe pas vraiment d’effort de conceptualisation concernant le réseau d’acteurs au sein de l’organisation industrielle. Il convient de mentionner quelques pistes d’investigations existant ailleurs : à savoir, certains développements (a) du courant « marketingachat » des sciences de gestion – on peut renvoyer à Hakansson (1982, 1988, 1989), Jarillo (1988) et, plus récemment, Axelsson et Easton (1992) –, (b) de la théorie des organisations – Ouchi (1979, 1980) – –, (c) de la sociologie – Benson (1975), d’une part, et Callon (1991), d’autre part – ou bien encore (d) des travaux concernant l’économie spatiale – par exemple, Piore et Sabel (1984) ou Gaffard et Romani (1990) –. Toutefois, un petit nombre de théoriciens de l’organisation industrielle permettent de combler partiellement cette lacune : on peut citer principalement Richardson (1972), Imai et Itami (1984), Thorelli (1986), Jacquemin (1985, 1988), Imai et Baba (1989), Asanuma (1989), Powell (1990) et surtout Aoki (1986, 1988) ; on peut aussi renvoyer, dans une moindre mesure, à certains travaux pionniers comme ceux d’Houssiaux (1957a, 1957b) mettant en avant le concept de quasi-intégration.
7 En effet, si la concurrence et la coopération – cf. Coumot (1838) – font partie intégrante de la logique de coordination marchande, certaines formes relationnelles élaborées, intégrant la confiance (cf. note infra), la transcendent dans une large mesure.
8 Si l’on accepte, ici par commodité, que le réseau occupe la position intermédiaire dans le spectre organisationnel entre les deux formes polaires extrêmes que sont le marché d’une part et la hiérarchie d’autre part.
9 Le lock-in relationnel exprime la dépendance asymétrique d’un acteur vis-à-vis d’un autre dans une relation bilatérale d’échange : cf. Schelling (1956), Williamson (1985), Katz (1989, p. 698) et Bouvier-Patron (1992, 1994b). Ce phénomène est analysé depuis Schelling (1956) à travers le modèle relationnel de la prise d’otage asymétrique.
10 Par exemple, cf. Citoleux, Encaoua, Franck et Héon (1977).
11 Par extension, cette logique horizontale sur plusieurs marchés conduit à la forme conglomérat.
12 Pour une analyse critique de l’approche transactionnelle, cf. Bouvier-Patron (1992,1993).
13 Le « social » est une entité complexe dont nous pouvons, en économie, chercher à objectiviser la trace matérielle. L’« épaisseur sociale » traduit le fait qu’il est impossible d’expliquer des relations économiques sans renvoyer à la complexité sociale dans laquelle celles-ci s’insèrent.
14 L’acteur coordinateur est celui qui mobilise d’autres acteurs au sein d’un réseau pour réaliser son produit.
15 On peut lever cette contrainte : on tombe alors sur des formes de réseaux qui ne sont plus élémentaires, comme c’est le cas, par exemple, dans le réseau de type (-2-).
16 Ce type de réseau doit vraisemblablement développer une morphologie aberrante avec pléthore de relations latérales. Cette forme qui admet comme « sommets » l’ensemble des acteurs appartenant au réseau à un moment donné doit être, au sens de la théorie des graphes, fortement connexe.
17 C’est la démarche affirmée et consciente d’un auteur travaillant dans le champ de la sociologie de l’innovation, à savoir Callon (1991). Bien que, par ailleurs, nous acceptions ce type de démarche complémentaire à la nôtre, il nous semble imprudent pour l’économiste de s’orienter systématiquement et/ou exclusivement en ce sens. Concrètement, accumuler un ensemble de monographies ne permet pas. et en tout cas très rarement, de trouver un système explicatif causal de la forme que l’on observe. De plus, à l’instar de cet auteur, si l’on en reste strictement au plan de la méthode, l’usage de la description implique de la part de l’observateur la croyance en sa propre objectivité ; ce qui nous semble être une hypothèse de travail très forte. Aussi, si nous sommes prêt à reconnaître la limite potentielle de notre analyse, nous nous permettons de demander s’il est permis de remettre en cause l’hypothèse forte de l’objectivité de l’observateur capable de « tenir compte de tous les détails ». Et, quoi qu’il en soit, nous pensons pouvoir affirmer en tout cas que nous sommes parvenus ici à définir un cadre analytique (certes perfectible) permettant cependant de dépasser la contradiction soulevée par Callon (1991, p. 227) : « Dans un réseau fortement convergent et irréversibilisé, les acteurs sont parfaitement identifiables, leurs comportements connus et prévisibles : l’ensemble fonctionne et évolue selon des régularités qui permettent, à partir de quelques lois simples et de quelques informations judicieusement sélectionnées, d’expliquer les trajectoires suivies... les équilibres réalisés. Dans un réseau divergent et réversible, la description doit s’attacher à tous les détails, car chaque détail compte, car chaque acteur se bat pour traduire les autres et ces traductions fluctuent sans parvenir à se stabiliser : celui qui chercherait des explications ne comprendrait rien à ces mécanismes par lesquels se fabrique de l’irréversibilité, comme il serait incapable de dire quoi que se soit de sensé sur le réseau et ses transformations. »
18 Nous systématiserons ce point de vue (cf. III) à partir de deux conditions : la part de spécificité détenue par chacun des acteurs du réseau et la non-redondance de la spécificité d’un réseau avec un ou plusieurs autres réseaux concurrents.
19 À titre d’exemple, on peut penser à la structure suivante : si αai ϵ [0 ; 10 [alors pi =1, si αai ϵ [10 ; 30 [alors pi =2, si αaj ϵ [30 ; 50 [alors pi =3 et si αai ϵ [50 ; 70] alors Pi =15. Par ailleurs, si l’on veut raffiner l’analyse, rien n’empêche le calcul de la variance afin d’avoir un indicateur convenable de dispersion de la spécificité dans le réseau.
20 Soit p-c ≥0 où p est le prix de vente et c le coût unitaire du produit vendu.
21 On pourra avantageusement se reporter à Baumol, Bailey et Willig (1977), Baumol (1982), Bailey et Friedlaender (1982), Baumol et Willig (1986) ainsi qu’à Gilbert (1989).
22 Le critère d’efficacité retenu est alors fondé sur l’idée de prix soutenable (ou sustainability of price). Généralement, un prix pratiqué sur un marché est remis en question par toute entreprise qui, percevant un écart entre le prix pratiqué pour le produit vendu sur ce marché et le coût de production de ce produit, décide d’entrer. Précisément, l’entreprise installée pratique un prix soutenable si ce prix ne peut être remis en question : ce prix est tel qu’il doit permettre un profit nul ou positif pour la firme installée mais une perte pour l’entrant.
23 Cf. Baumol et Willig (1986, p. 11).
24 C’est-à-dire au stade des marchés intermédiaires, lorsqu’un acteur coordinateur, recherchant des complémentarités, traite avec ses fournisseurs pour élaborer le produit du réseau ainsi constitué.
25 Pour une bonne compréhension de notre propos, il faut bien distinguer l’utilisation que nous faisons ici de l’idée de rendement croissant d’adoption et ce qui est son application normale (à savoir, la compétition de deux options technologiques, cf. Arthur, 1989). De plus, il faut surtout souligner que le lock-in relationnel global en amont (engendrant l’hyperstabilité) est d’une autre nature que le lock-in technologique en amont (engendrant l’hyperplasticité) : ce dernier survient du fait de certains acteurs prestataires monopolistiques à cheval sur plusieurs réseaux concurrents. Pour une présentation de l’ensemble de ces points, il convient de se référer à Bouvier-Patron (1994b).
26 Pour être précis, les acteurs étant potentiellement mobiles, tout acteur qui se trouve servir au moins deux acteurs coordinateurs différents est un acteur à cheval. Toutefois, l’acteur à cheval incriminé est celui qui se trouve sur plusieurs réseaux concurrents, détient une grande part de spécificité sur chaque produit de chaque réseau considéré et délivre une prestation identique à chacun de ces réseaux.
27 De fait, le réseau peut donc être dépendant.
28 La spécificité de la prestation versée à un réseau implique qu’aucun autre réseau ne recevra la même prestation.
29 En effet, à l’égard d’un tel acteur à cheval, le pouvoir de négociation de l’acteur coordinateur est nul. Néanmoins, il s’agit bien, pour ce dernier, de savoir négocier la spécificité de la prestation versée. En effet, même si c’est le bon vouloir de l’acteur à cheval qui en décidera, ceci n’est pas invraisemblable car le fournisseur monopoliste sait qu’une position opportuniste de court terme conduira à l’élimination des réseaux concurrents. Or, pour lui, le risque est alors grand de perdre ses débouchés à terme et de favoriser l’instauration d’un monopole bilatéral (en raison de la survivance d’un seul réseau).
30 En effet, l’acteur prestataire peut utiliser un savoir-faire générique pour produire un objet technique, mais en le différenciant au niveau de la spécificité de la prestation versée.
31 L’acteur coordinateur est celui qui dans le réseau coordonne les différentes transactions pour obtenir un output qu’il ira vendre sur le marché où il retrouvera les acteurs coordinateurs des réseaux concurrents.
32 On peut ajouter que le contrat établi peut supposer une clause d’étanchéité du réseau qui n’implique pas l’exercice d’un pouvoir de coercition (comme l’est l’exigence d’exclusivité ou le verrouillage par droits de propriété : cas du modèle « J-Group » d’Aoki (1988)). Il s’agit d’avoir une garantie selon laquelle le produit livré par un prestataire est spécifique au réseau. Du coup, cela permet à un même acteur disposant d’un savoir-faire générique d’évoluer dans plusieurs réseaux concurrents sans créer de dommages pour aucun de ces réseaux.
33 Keynes, 1936, p. 152 : « The essence of this convention [...] lies in assuming that the existing State of affairs will continue indefinitely, except in far as we have specifie reasons to expect a change. This does not mean that we really believe that the existing State of affairs will continue indefinitely. We know from extensive experience that this is most unlikely ».
34 À ce titre, on peut parler de cycle de vie des réseaux entre « a » et « e » : et, en particulier, comme le fait Williamson, dans un sens qui va des formes hybrides vers la forme intégrée hiérarchique – stade pour nous proche de l’hyperstabilité.
35 Cf. cas du réseau dépendant : Bouvier-Patron (1992).
36 Cf. cas du réseau équilibré : Bouvier-Patron (1992).
37 Nous situons le réseau d’Aoki (« J-Group ») (1986, 1988) comme un cas intermédiaire entre (c) et (d), du fait de la structuration hiérarchique dans ce réseau et de l’exclusivité imposée aux partenaires. Ainsi, en ces sens, la filiation, par rapport à Houssiaux (1957) est ici patente car la structure verticale du « J-Group » (accompagnée ou pas de droits de propriété) implique, peu ou prou, un pouvoir hiérarchique fort assis sur l’autorité de l’une des parties (le principal) sur celle(s) qui exécute (nt) une activité sous les ordres de la première. Aussi, pour utiliser la terminologie d’Aoki (1986, 1988), le réseau « J » induit ici un quatrième principe de « dualité » implicite : coordination horizontale intra-entreprise/hiérarchie entre les entreprises au sein du même réseau (cf. Bouvier-Patron, 1992, 1994a).
38 Il nous semble, en effet, que les secteurs sinistrés de l’industrie française dans les années soixante-dix et quatre-vingt ont été victime d’un effet de lock-in relationnel global. On peut citer pêle-mêle un ensemble de facteurs : la non prise en compte de l’évolution de la demande, la non anticipation de la concurrence internationale, l’absence de modernisation des infrastructures, la routinisation de l’activité, le verrouillage du tissu industriel structuré autour de quelques grands établissements d’un même secteur, l’orientation exclusive de l’activité vers la production de masse de quelques produits standardisés (pour bénéficier de rendements d’échelles en utilisant une main d’œuvre peu qualifiée), une centralisation vers un métier d’entreprise dont le redéploiement est limité (voire nul). Pour la notion de compétence et de métier, on peut renvoyer à Dosi et alii (1990), Teece (1980, 1988), Willinger et Zuscovitch (1989).
39 Cependant, un parallèle naïf avec la réflexion proposée par Lemoigne (1990, p. 93-95) sur la fonction « mémorisation » permet d’accorder un certain crédit aux hypothèses restrictives supportant l’analyse proposée ici. En effet, l’intérêt de la morphologie en étoile d’une organisation dépend essentiellement de la fonction mémorisation (ici jouée par l’acteur coordinateur).
40 La confiance peut être définie comme la croyance dans la réalisation effective de l’engagement pris initialement par autrui (cf. Breton et Wintrobe, 1982). Pour un examen plus étendu de cette notion, on peut renvoyer à Thévenot (1989).
41 L’intérêt collectif résulte de la nature de la relation (cf. annexe) : dans une relation client-fournisseur, il va s’agir d’un développement en commun concerté, l’égalité des droits et des devoirs entre partenaires et l’établissement d’une relation spécifique s’accompagnant d’une non-dépendance réciproque (de type approvisionnement double ou double-sourcing du point de vue du client et multiclientélisme du point de vue du fournisseur). L’approvisionnement en double source correspond à une stratégie du client visant à ce que deux fournisseurs couvrent le marché d’une même prestation (par opposition à l’approvisionnement en simple source ou single sourcing).
42 Cf. Bouvier-Patron (1992, 1994b).
43 L’efficacité de routine résulte des avantages perçus par chacun des acteurs de maintenir une relation stable dans le temps.
44 Les six conditions délimitent une zone théorique d’existence de la bonne relation partenariale bilatérale en affichant un ensemble de règles requises, mais cela ne signifie pas que le contrat qui en résulte soit un contrat complet.
45 La plasticité assure une déformation, voire une ouverture, des contraintes définies dans le cadre des routines existantes, ce qui permet d’introduire les conditions d’une évolution.
Auteur
Docteur en sciences économiques (université Pierre-Mendès-France, Grenoble).
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