Chapitre XVII. Pratiques discursives urbaines et modes d’émergence de figures de la ville
p. 195-203
Texte intégral
1Ce chapitre esquisse une réflexion sur les outils d’analyse et de conceptualisation utiles pour comprendre le caractère ordonné et intelligible de la ville - à la base de sa figurabilité et de sa descriptibilité. Nous essaierons pour cela de développer un regard qui interroge les pratiques discursives observables en ville, attentif à la façon dont elles contribuent à façonner un sens de l’urbain et, en définitive, la ville elle-même dans ses dimensions à la fois symboliques et matérielles.
2Nous ferons donc l’hypothèse que l’ordre de la ville dépend de son sens - du sens qu’elle a pour les usagers, si divers soient-ils, de celui qu’ils parviennent à lui donner, auquel ils parviennent à s’identifier, qu’ils parviennent à construire. À l’inverse, la perte de sens de la ville provoque son anomie, son désordre, ses dysfonctionnements.
3De cette hypothèse se dégagera une invitation à travailler sur les conditions, les contextes, les activités de production du sens, donc sur les pratiques symboliques, en tenant compte du fait que ce sens n’est pas désincarné, abstrait, général, mais qu’il se construit et se transforme sans cesse sur le terrain des expériences sociales quotidiennes.
4Nous poserons quelques jalons d’une analyse de l’urbain qui prenne en compte cette dynamique, que nous lierons à trois caractéristiques du discours sur la ville : son omniprésence, son caractère constitutif, sa polyphonie. Nous terminerons en énonçant quelques conséquences méthodologiques qui découlent de ces trois principes.
L’omniprésence des pratiques discursives
5Ce qui caractérise les pratiques discursives est leur omniprésence : il suffit pour s’en rendre compte de considérer le foisonnement des discours urbains dans des contextes et des groupes sociaux très divers.
6Le sens de la ville s’élabore par exemple chez les décideurs (que ce soit du côté des élus ou du côté des professionnels de la ville tels les urbanistes) dans des réunions de concertation et de négociation, dans des réunions de travail, dans l’élaboration de stratégies de communication orientées vers les médias ou les usagers. Le sens de la ville s’élabore également auprès des usagers, considérés non seulement comme récepteurs des discours médiatiques, mais aussi comme producteurs d’un discours ordinaire qui lui aussi évalue des projets, se positionne par rapport à eux, critique des situations, rêve d’alternatives, et le fait dans l’interaction quotidienne avec ses voisins, ses commerçants, sa famille, au sein de réseaux sociaux plus ou moins denses, plus ou moins imbriqués.
7Il serait réducteur de penser ces différentes sphères comme étant autonomes : en fait les discours des uns et des autres circulent, traversent des réseaux où ils essaient d’intéresser les uns et où ils sont repris, cités, mentionnés par les autres. Ainsi, un projet urbanistique passe par des étapes complexes, transitant des bureaux d’urbanisme à la mairie, des responsables de la mise en œuvre aux investisseurs, et se modifiant au fil de chacune des négociations qu’il subit en entrant dans une nouvelle sphère professionnelle ou institutionnelle1. Pour prendre un autre exemple, la parole d’un usager peut transiter par des réseaux multiples : être sollicitée par une enquête, être inscrite dans des statistiques, nourrir une opinion ou une rumeur, qui sera à son tour reprise, utilisée ou combattue dans d’autres contextes (un lieu de décision ou une scène politique). Les pratiques discursives sont ainsi imbriquées dans des réseaux où circulent des objets, des discours, des compétences, des positionnements multiples.
8Les points nodaux de ces réseaux ne sont pas uniquement des lieux spécifiques où se déploient des savoirs et des pratiques spécialisés de la ville, mais aussi des forums hybrides où différents acteurs sociaux et différentes pratiques discursives peuvent se confronter directement : cela peut être le cas des associations militantes, des débats publics ou des forums d’urbanisme participatif - des lieux où différentes versions sont élaborées dans une confrontation directe2.
L’effet constitutif des pratiques discursives : processus de catégorisation
9Les pratiques discursives ne se limitent pas à verbaliser un espace qui leur préexisterait. Par les choix des formulations, des mises en mots ou des compositions qu’elles impliquent, elles lui confèrent un ordre, une intelligibilité, une structure propres : elles opèrent une mise en figures - une configuration - de l’espace3. Elles produisent en effet des mises en ordre, des hiérarchisations et des distinctions, des effets de valorisation et de dévalorisation. Nous verrons que ces effets peuvent être labiles, ne subsistant que le temps de leur énonciation, ou qu’ils peuvent avoir une portée temporelle plus longue, en s’inscrivant dans la répétition ou dans la matérialité.
10Cet effet structurant du discours a reçu plusieurs traitements conceptuels.
11On peut évoquer la notion de performatif introduite par Austin, en montrant que l’énonciation ne consiste pas uniquement à dire quelque chose sur le monde, mais encore à agir sur lui4. Austin insiste sur les « conditions de félicité » en exposant les contraintes rituelles et contextuelles qui s’exercent sur le succès des actes de langage. Toutefois, cette analyse en termes d’actes de langage reste focalisée sur des actes isolés, singuliers, sans s’intéresser aux procédures, aux enchaînements de pratiques, aux activités sociales dans lesquelles ces actes prennent place et dont ils ne sont souvent que l’aboutissement le plus manifeste.
12Une autre tradition intellectuelle, initiée par Berger et Luckmann5 en sociologie, conceptualise la puissance structurante du discours en termes de construction sociale de la réalité. Depuis, les modèles constructionnistes insistent sur l’importance des interprétations des acteurs dans l’émergence et la configuration des faits sociaux. Ces faits sont à comprendre moins par rapport à une explication fondée sur des « causes objectives » que par rapport aux interprétations qui en sont données. Interprétations qui configurent la formulation des problèmes auxquels est confrontée la société et par conséquent les solutions qu’il convient de leur donner - donc les actions adoptées pour les mettre en œuvre6.
13Le terme « construction » a été critiqué dans une perspective ethnométhodologique comme entrant en contradiction avec le sens de la factualité, de la mondanité et de l’objectivité du sens commun et comme traitant ainsi implicitement les acteurs sociaux de judgmental dopes (idiots culturels). Ce qui signifie prendre comme allant de soi quelque chose que les constructionnistes dénoncent au contraire comme étant produit par des instances qui échappent à la rationalité des acteurs. La prise au sérieux de la perspective des acteurs sociaux porte en revanche à s’intéresser à la façon dont l’objectivité des faits sociaux est maintenue, soutenue, défendue - accomplie - dans les activités pratiques quotidiennes et institutionnelles par une série de procédés relevant de la typification, de la généralisation, de la « méthode documentaire d’interprétation », du raisonnement pratique7. Dans cette tradition, on parlera donc de dimension constitutive (plutôt que de « performative » ou de « constructive » des pratiques discursives et non discursives.
14Ces courants, au-delà de leurs différences et des discussions internes qu’ils suscitent, ont contribué, par un grand nombre d’études empiriques, à mieux situer la part du langage dans l’émergence et la sédimentation des faits sociaux. Leur influence sur les études urbanistiques - que ce soit dans les sciences sociales qui travaillent sur la ville ou en urbanisme (dans des courants aussi divers que l’urbanisme participatif8 ou l’usage de la description en urbanisme9) - a sans doute modifié la conception de la production de l’ordre et de l’intelligibilité de l’espace urbain.
15Un des phénomènes qui manifeste de façon très claire l’efficace des pratiques discursives est celui des processus de catégorisation. Ainsi, par exemple, en catégorisant un lieu, un quartier, une zone, une ville d’une certaine manière, on ne fait pas qu’en produire une certaine image, mais plus radicalement on structure des raisonnements et des conduites rendus appropriés par cette image. Ainsi, le fait de qualifier de peu sûrs certains lieux a des effets sur leurs modes de fréquentation, sur les investissements immobiliers, sur la désaffectation des espaces publics, qui s’incarnent dans des conduites d’évitement ou dans des réflexes sécuritaires et répressifs, générant mutuellement et circulairement toujours plus de violence10. De façon plus générale, les processus de catégorisation organisent les façons qu’ont les gens de s’approprier ou non un espace, de se l’approprier ensemble ou les uns contre les autres - ce qui a des effets sur la constitution de groupes qui peuvent dépasser les frontières nationales ou ethniques11 et qui peuvent être porteurs d’un projet collectif (voir par exemple l’analyse des dynamiques de communautés de quartiers analysées par Baumann12 ou par Keith13 montrant leur capacité à s’organiser comme un collectif) ou sur la constitution d’une fragmentation sociale où priment le repli et l’évitement de l’autre. Cela invite de façon plus générale à tenir compte autant des processus de clivage, d’inscription territoriale des différences que des processus d’émergence de communautés locales, d’unification de collectifs engagés en vue d’objectifs communs.
16Les processus de catégorisation relèvent de pratiques discursives par lesquelles aussi bien soi que les autres, les groupes, les activités ou les lieux sont nommés14, positionnés les uns par rapport aux autres15, dans un dispositif générateur de raisonnements catégoriels et donc pourvoyeur d’intelligibilité des situations, des faits, des événements16.
17Ainsi, le choix des catégories et de leur formulation qualifie le lieu, construit sa réputation17, permet d’envisager certaines activités plutôt que d’autres. Ainsi, par exemple, le fait de localiser un projet immobilier dans un « quartier immigré » ou dans un « quartier multiculturel branché » ne produit pas le même pouvoir attractif envers certaines clientèles ; pour prendre un autre exemple, dans la ville de Bâle, le fait de se référer au « Kleinbasel », qui s’oppose identitairement et spatialement au « Grossbasel » de l’autre côté du Rhin, ne signifie pas la même chose que parler de la « Kleinistanbul » comme d’un quartier traversé non pas par le tram 8 mais par l’« Orient Express ». Dans ce contexte, décliner son lieu de résidence peut devenir un exercice difficile, qui donne lieu à une véritable leçon de sociologie, comme on le voit dans l’extrait d’entretien suivant, à propos d’un autre quartier, parisien cette fois18 :
1E et vous saviez vous est-ce que vous
2 avez su que ça avait été un :
3 un quartier avant qui avait été un
4 quartier qui avait été c’était
5 un marais asséché qu’on avait
6 asséché/qui avait été construit par
7 le Roi des choses comme ça vous saviez VOUS/
8 I ah oui/
9 E oui
10 I oui oui/ça on savait que c’était
11 le Marais/on l’appelait
12 d’ailleurs le Marais/[ben oui/
13 E [vous l’appeliez pas le plätzel
14 I non non/on savait que c’était le Marais\
15 mais enfin les les tous
16 les yids disaient le plätzel/pourquoi
17 parce que ils se
18 rencontraient là/quand y en avait
19 un qui débarquait/où que
20 c’est qu’il allait/il allait il venait là/
21 E et c’est pour ça qu’on disait le plätzel
22 I on disait le plätzel parce que tous les gens
23 qui qui débarquaient
24 ils venaient là/
25 E tandis que Vous/vous disiez le Marais
26 I ben oui/nous/nous on savait/
27 parce qu’on avait on avait appris
28 que c’était le Marais\ mais enfin
29 on disait pas : on disait rien du
30 tout/on on disait on habite là pis
31 c’est tout/alors si on parlait
32 avec un quelqu’un qu’était un
33 yiddish alors on disait ((rit)) on
34 disait qu’on ha- on habite au
35 plätzel/mais si on parlait avec
36 un autre/on disait on habite rue
37 des Rosiers/ça faisait bien rue
38 des Rosiers parce qu’ils connaissaient pas la rue/
39 E ah\
40 I parce que celui qui connaissait
41 la rue/c’était pas quelque chose
42 de : qui vous classait tout de suite : : euh
43 ah si j’avais dit j’habite
44 rue de Rivoli/ça aurait été
45 mieux\ ((rit)) oui\.. quand on
46 habitait rue des Rosiers on savait
47 qu’y avait pas. que vous étiez
48 pas de la grosse bourgeoisie/hein/vous
49 étiez vous étiez des des
50 des pauv’gens quoi/c’est tout\
18Les multiples distinctions introduites par l’informatrice I à propos du quartier où elle a résidé dans sa jeunesse montrent bien la complexité et la contextualité des choix catégoriels - ainsi que leur appartenance à un savoir urbain des habitants. La dénomination du quartier, pour lequel sont introduites des variantes non équivalentes entre elles - « le Marais », « le plätzel », « la rue des Rosiers », « là » - varie en fonction du contexte de communication tel qu’il est reconstruit dans l’échange avec l’enquêtrice E, en fonction aussi de la prise en charge énonciative et de la référence à des groupes socio-ethniques distincts. Le Marais est introduit par E non pas sous une forme toponymique, mais sous une forme descriptive. Le toponyme est proposé par I. Cette dernière n’associe pas ce toponyme uniquement à un savoir, comme le faisait E, mais aussi à une pratique discursive - « on savait que c’était le Marais/on l’appelait d’ailleurs le Marais/ » (10-12) -, qui est rapprochée par l’enquêtrice d’une autre dénomination, « plätzel » (13). C’est là que I différencie à la fois des énonciateurs, des activités communicatives et des interlocuteurs : d’une part elle oppose « on » et « nous » (26-27) en réponse à la référence de E à « vous », (25) à « yids », mentionnés à la troisième personne - la deuxième personne produisant une distanciation ou du moins une différenciation par rapport aux « yids ». D’autre part, elle oppose « savoir » et « dire », l’objet de ce dire étant variable, allant de « rien » (28-29) au déictique « là » (30), à « plätzel » et à « rue des Rosiers », les deux derniers toponymes se différenciant selon le destinataire - « si on parlait avec un quelqu’un qu’était un yiddish » (31-33) vs « si on parlait avec un autre/ » (35-36). Là encore intervient le savoir sur les lieux, explicitement hiérarchisés comme classant les populations qui y résident (le non-savoir sur la rue des Rosiers en fait un lieu « bien », le savoir un lieu de « pauv’gens », par opposition à la rue de Rivoli, supposée connue de tout le monde, qui est « mieux »).
19La géographie pratique qui se dessine de cette manière relève d’un réseau de savoirs catégoriels qui s’ajustent en contexte aux contingences des activités communicationnelles, produisant tour à tour des positionnements différents par rapport à des figures radicalement différentes de l’urbanité et à des possibilités d’action et de projet elles aussi très différentes19.
La polyphonie des discours urbains
20L’extrait que nous avons cité ci-dessus montre bien que les catégorisations, comme les autres modes de description ou de figuration urbaine, sont localement situées, contingentes, ajustables aux situations d’énonciation et d’interlocution. De plus, elles sont multiples : elles ne varient pas seulement chez le même acteur social mais d’un locuteur à un autre. Dans leur multiplicité, elles sont responsables de la polyphonie de l’urbain.
21La notion de polyphonie a été reprise à Bakhtine20 dans de nombreuses disciplines21, allant de la critique littéraire à la géographie22. Elle permet de situer la pluralité des voix qui peuplent un espace social comme une caractéristique de toute énonciation : la voix de « je » est constamment traversée par la voix de l’« autre », le « je » ne peut s’empêcher d’emprunter, de prendre la place, de parler avec, pour, contre l’« autre ». De façon plus générale, la polyphonie peut être vue comme une figure caractéristique de l’urbain, de son irréductible multiplicité et hétérogénéité23.
22Ces voix multiples sont responsables du fait qu’il n’y a pas, en ville comme ailleurs, une version ultime et définitive des faits, mais uniquement des versions multiples qui s’affrontent, qui s’imposent ou qui se taisent. Versions relevant de voix qui, d’une part, manifestent des positionnements, des identités, des appropriations et des ancrages spatiaux, et d’autre part ne sont pas égales entre elles. Si certaines voix sont en mesure de se doter d’une efficacité qui fait qu’elles seront répercutées dans l’arène sociale, parvenant à avoir un effet configurant à long terme, d’autres voix restent marginales, labiles, confinées à leur lieu d’énonciation. Ces caractéristiques relèvent d’ailleurs moins des voix elles-mêmes que des pratiques et des réseaux dans lesquels elles circulent, dans lesquels elles sont utilisées comme ressources, comme arguments, comme références. Il n’y a jamais une version unique des faits ; ces multiples versions sont dotées de poids différents, d’efficacités différentes, tout en restant irréductibles entre elles. On peut ainsi penser aux voix officielles, aux voix associatives, aux voix de groupes d’intérêt organisés ou non, à des voix silencieuses, ou réduites au silence, voix ignorées (et que le travail du sociologue peut choisir d’amplifier24).
23On peut tirer profit d’une analyse qui tient compte des modes sur lesquels ces voix sont traitées dans le discours public :
(France-Info, oct. 2001)
1 J pris dans un TRAquenard/(h) tendu
2 par une trentaine de jeunes\.
3 les jeunes en question répliquent
4 qu’ils ont été INsultés par les
5 policiers\ (h) un jeune homme de vingt-quatre ans
6 en tout cas a été écroué
7 hier soir/(h) et les syndicats de
8 policiers manifestent à nouveau leur
9 colère pour dénoncer/(h) encO :re
10 l’insécurité\ écoutez JCG secrétaire
11 général du syndicat alliance\.
12 JCG c’est pas en niant l’évidence
13 qu’on réglera les problèmes de délinquance
14 en France/(h) quand vous appelez
15 quelqu’un pour euh dire qu’il y a euh
16 un pseudo-enlèvement et puis
17 que vous êtes accueillis à coups de pierres
18 et et de cailloux je vois pas comment
19 on peut appeler cela autrement.
20 ils ont jeté des pierres (eh ben) c’est tout/
21 il faut arrêter chaque fois
22 qu’il y a le moindre incident
23 c’est parce qu’ils ont été insultés euh (h)
24 alors qu’il y a eu des bavures
25 de certains collègues/personne le nie
26 non plus/les collègues ont été
27 sanctionnés/(h) et ils le seront
28 toujours d’ailleurs/(h) mais maintenant
29 il faut arrêter on peut pas
30 on peut plus rien faire sans que euh
31 ce soient les policiers euh qui
32 qui en en cause et en tort\ (h) alors
33 dès qu’ils arrivent sur le territoire
34 de ces gens-là c’est le même résultat\
35 alors je crois qu’il faut qu’on
36 arrête avec ça\ c’est c’est toujours
37 la même chose de toute façon/on peut
38 plus faire notre travail sans être accusés
39 (et) mis en accusation\ (h)
40 alors il faut savoir ce qu’on veut\
41 ou la loi de la république s’applique
42 sur l’ensemble du territoire (h)
43 ou elle ne s’applique pas/mais qu’on
44 nous le dise/qu’on nous le dise clairement/
45 mais là bon nous on estime
46 que la loi doit s’appliquer partout\
47 euh aussi bien dans ces quartiers
48 euh qui considèrent que certains
49 tout au moins considèrent comme leur
50 territoire propre à eux\ eh ben non\
51 c’est le territoire français/
52 c’est la république française/
53 et la loi doit s’appliquer
54 partout\. [un point c’est tout
55 J [des propos des propos recueillis par SF\
24Cette information, diffusée à la radio à propos d’une confrontation entre la police et des jeunes dans une banlieue de Strasbourg, reconnaît l’existence de deux versions des faits et leur attribue des poids différents, instaurant entre elles une asymétrie. À la version des policiers, catégorisant l’événement en termes de « traquenard » (1), est immédiatement associée en écho la version des jeunes, interprétant l’événement comme une provocation - « ils ont été INsultés » (4). Cette double version est toutefois suivie, d’une part, par l’information de l’incarcération d’un jeune, accompagnée de l’évaluateur « en tout cas » (6), qui dit la non-prise en compte de la version de ces énonciateurs, et, d’autre part, par la déclaration d’un représentant des policiers. L’accès aux médias est ainsi donné à une voix et pas à l’autre ; cette voix relève en outre d’un porte-parole, renvoyant au caractère organisé du corps de la police au-delà des policiers concernés par l’événement - ce qui n’est pas le cas des « jeunes » qui sont uniquement caractérisés par leur âge (5).
25La déclaration du porte-parole généralise la portée du problème rencontré par les policiers en se situant aussi bien par rapport à cet événement particulier que par rapport à celui-ci vu comme une occurrence parmi d’autres d’une classe d’événements analogues. Il est intéressant de noter que la version du porte-parole elle-même est traversée par une multiplicité de catégorisations, issues de voix différentes : « pseudo-enlèvement » (16), « incident » (22), « insulte » qui répond par une citation à la version des jeunes (23), « bavure » (24), terme qui est à la fois rejeté et admis. Si « pseudo-enlèvement » accrédite donc la thèse du « traquenard », les formulations telles que « dès qu’il y a le moindre incident » (22) et « qu’il y a eu des bavures de certains collègues/personne le nie non plus/ » (24-26) reconnaissent en revanche que des occurrences de ces deux types d’événements se produisent. De plus, l’emploi du pronom « vous » au début de la déclaration renvoie à une pluralité de champs, référant d’abord à ceux qui appellent les policiers et tout de suite après aux policiers appelés. Ces deux phénomènes manifestent la présence dans le discours de JCG de positionnements et de perspectives énonciatives contradictoires, malgré l’objectif clairement explicité de récuser la version qui incrimine les policiers.
26En même temps, la version du porte-parole tend à généraliser le problème des policiers - par des marqueurs temporels comme « chaque fois » (21), « dès qu’ils arrivent [...] c’est le même résultat » (33-34), accompagnés de négations : « on peut plus rien faire »
27(30), « on peut plus faire notre travail » (37-38) - et à invoquer une règle tout aussi générale - investissant l’espace : « la loi doit s’appliquer partout » (46, 53-54) -qui pose un problème de territorialité - « le territoire de ces gens-là » (33-34), « dans ces quartiers euh qui considèrent que certains tout au moins considèrent comme leur territoire propre à eux\ » (47-50) - qui est attribuée à des acteurs partiellement identifiés (ils sont mentionnés par un déictique d’abord, puis identifiés avec le territoire lui-même, et enfin reformulés par un indéfini, « certains »), face à la classe clairement identifiée des « policiers » qui correspond au « nous » (38, 44-45). À la fin de la déclaration, l’invocation d’une loi sans exceptions achève le processus de généralisation et dégage nettement la position des policiers, qui était moins clairement définie dans la première partie de la déclaration.
28On voit ainsi que même dans une situation où il y a une asymétrie entre les versions, la voix qui s’impose n’est pas homogène et reste perméable à celles auxquelles elle s’oppose ou qu’elle nie.
29Ces effets de polyphonie permettent de poser à nouveau la question de la représentation, en tenant compte des auteurs qui ont parlé de politique de la représentation25 : ce qui est en jeu n’est pas uniquement comment une version (d’autres diront une image, ou une représentation) est construite et configurée, mais aussi comment cette version élabore l’identité des catégories sociales concernées, comment elle est exprimée ou non par elles, qui en sont les porte-parole autorisés/imposés, comment la participation de certaines catégories sociales y est garantie ou non26.
30Dans une perspective centrée sur les pratiques langagières, discursives et interactionnelles, on peut s’interroger sur les façons de (se) dire des différents acteurs, sur les normes et les standards ou les écarts et les subnormes qui rendent non seulement certaines versions mais encore certaines façons de les produire acceptables ou inacceptables, recevables ou irrecevables. Le problème devient alors non seulement celui de la reconnaissance publique de certaines versions, mais aussi de certaines manières de les dire, c’est-à-dire de les manifester, de les affirmer, de les revendiquer - en considérant que ces manières sont liées à la spécificité des positionnements, des identités, des catégories de leurs énonciateurs et, partant, de leurs versions. Dans le cadre d’une politique de la représentation, il s’agirait donc de lier l’analyse sociolinguistique des spécificités des parlers urbains ou de certaines classes de locuteurs27 et l’analyse des modalités de la prise de parole, des rhétoriques ordinaires28, des pratiques du discours public, des modes d’accès au débat public de certaines catégories normalement réduites au silence parce que s’exprimant dans des formats qui ne sont ni reconnus, ni reconnaissables, ni standard, ni standardisables. Cette double analyse des façons caractéristiques de communiquer des différents groupes, souvent objet de malentendus, de stéréotypisations, de non-reconnaissance, est elle-même à articuler à des positionnements identitaires par lesquels se définissent dynamiquement des groupes et des subcultures urbaines (y compris les « nouvelles ethnicités29 »).
Quelques conséquences méthodologiques
31Se pencher sur les trois caractéristiques des pratiques responsables de la mise en figure de l’urbain que nous venons d’énoncer rapidement - leur dimension discursive, leur dimension constitutive, leur dimension polyphonique - invite à adopter une posture méthodologique qui permette de les observer telles qu’elles sont à l’œuvre empiriquement.
32Cela présuppose l’identification de lieux d’énonciation spécifiques où se manifestent des positionnements sociaux - les médias, les entretiens d’enquête, les prises de parole dans les lieux publics, tout comme les échanges dans des sphères plus privées ou plus restreintes - liés à des activités sociales particulières (répondre à des questions d’un journaliste ou d’un enquêteur, défendre ou revendiquer une position à un meeting, bavarder, négocier dans une réunion de travail, etc.). La prise en compte des spécificités de cette énonciation signifie aussi une attention portée aux modes de formulation particuliers sélectionnés par les locuteurs : le type de registre utilisé tout comme la structuration du propos, ainsi que son placement au sein d’une séquence d’interaction (en réponse à une question, en réaction à une prise de position, en appui à une formulation antérieure, etc.).
33Ce type d’observation repose nécessairement sur une approche pluridisciplinaire : elle invite à une démarche ethnographique qui repère sur le terrain les espaces sociaux où ces pratiques ont effectivement lieu. Elle invite également à une démarche d’observation et d’enregistrement des détails de ces pratiques (en audio ou en vidéo) pour les soumettre à une analyse fine, ayant recours aux sciences du langage comme aux sociologies de l’action située.
34Enfin, l’efficace des pratiques discursives dans leur dimension constitutive n’est appréhendée que par un suivi de la façon dont ces pratiques et leurs produits circulent dans des arènes sociales variées : c’est en prenant place dans une chaîne de reformulations que les énoncés catégorisants et configurants des faits sociaux acquièrent leur caractère d’évidence et de factualité. L’observation d’une telle efficace suppose un suivi des pratiques par lesquelles la matérialité et l’objectivité des faits sociaux sont incessamment produites par les acteurs, que ce soit dans leur parole quotidienne, dans leurs conduites ordinaires ou dans leurs activités professionnelles.
Notes de bas de page
1 O. Söderström, Des images pour agir. Le visuel en urbanisme, Lausanne, Pavot, 2000.
2 M. Callon, P. Lascoumes, Y. Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, éd. du Seuil, 2001 ; P. Amphoux, « De théories en pratiques. Trois principes d’hybridation pour la ville », in O. Söderström et al. (dir.), Usages du projet, Lausanne, Payot, 2000, p. 39-50.
3 L. Mondada, Décrire la ville. La construction des savoirs urbains dans l’interaction et dans le texte, Paris, Anthropos, 2000 ; L. Mondada, « Pratiques discursives et configuration de l’espace urbain », in J. Lévy, M. Lussault (dir.), Logiques de l’espace, Esprit des lieux. Géographies à Cerisy. Actes du colloque de Cerisy, Paris, Belin, 2000, p. 165-176.
4 J.L. Austin, Quand dire c’est faire, Paris, éd. du Seuil, 1970 (éd. orig. Oxford, 1962).
5 PL. Berger et T. Luckmann, The Social Construction of Reality, New York, Anchor Books, 1967.
6 M. Spector et J. Kitsuse, Constructing Social Problems, Menlo Park, Cummings, 1977.
7 A. Schutz, Collected Papers, vol. I : The Problem of Social Reality, The Hague, Martinus Nijhoff, 1962 ; H. Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Englewood Cliffs, New Jersey, Prentice-Hall, 1967 ; H. Garfinkel, « Common-sense Knowledge of Social Structures : The Documentary Method of Interpretation », in J.M. Scher (dir.), Theory of Mind. Glencoe, Free Press, 1962 (p. 689-712) ; M. Pollner, « Mundane Reasoning », Philosophy of the Social Sciences, 4(1), 1974, p. 35-54.
8 P. Healey, « Planning Through Debate : The Communicative Turn in Planning Theory », in F. Fischer et J. Forester (dir.), The Argumentative Turn in Policy Analysis and Planning, Londres, UCL Press, 1993.
9 B. Secchi, « Urbanistica descrittiva », Casabella, n° 588, mars 1992.
10 Voir par exemple l’anatomie d’une émeute décrite par C. Bachmann et N. Le Guennec, Autopsie d’une émeute. Histoire exemplaire du soulèvement d’un quartier, Paris, Albin Michel, 1997.
11 U. Hannerz, Cultural Complexity : Studies in the Social Organization of Meaning, New York, Columbia University Press, 1992 ; U. Hannerz, Transnational Connections : Culture, People, Places, Londres, Routledge, 1996.
12 G. Baumann, Contesting Culture. Discourses of Identity in Multi-ethnic London, Cambridge, Cambrigde Studies in Social and Cultural Anthropology, 1996.
13 M. Keith, « Ethnic Entrepreneurs and Street Rebels. Looking inside the Inner City », in S. Pile et N. Thrift (dir.), Mapping the Subject. Geographies of Cultural Transformation, Londres, Routledge, 1995.
14 H. Sacks, « An Initial Investigation of the Usability of Conversational Materials for Doing Sociology », in D. Sudnow (dir.), Studies in Social Interaction, New York, Free Press, 1972 (p. 31-74) ; EA. Schegloff, « Notes on a Conversational Practice : Formulating Place », ibid., p. 75-119 ; L. Jayyusi, Categorization and the Moral Order, Londres, Routledge, 1984.
15 R. Wolf, « Soziale Positionierung im Gespräch », Deutsche Sprache, 27(1), 1999, p. 69-94.
16 H. Sacks, « An Initial Investigation... », art. cité ; H. Sacks, Lectures on Conversation (1964-72), 2 vol., Oxford, Basil Blackwell, 1992.
17 R. Dulong et P. Paperman, La Réputation des cités HLM : essai sur le langage de l’insécurité, Paris, L’Harmattan, 1992 ; C. Bachmann et L. Basier, Mise en images d’une banlieue ordinaire. Stigmatisations urbaines et stratégies de communication, Paris, Syros, coll. Alternatives sociales, 1989.
18 Conventions de transcription :
[ chevauchements
...... pauses
/ \ intonation montante/descendante\
exTRA segment accentué
((rire)) phénomènes décrits
: allongement vocalique
< > délimitation des phénomènes entre (( ))
par- troncation
(h) aspiration
19 L. Mondada, Décrire la ville..., op. cit.
20 M.M. Bakhtine, Literatur und Karneval, Frankfort, Fischer Taschenbuch, 1996, éd. française : L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970.
21 Cf. M. Holquist, Dialogism, Londres, Routledge, 1990.
22 Cf. P. Crang, « The Politics of Polyphony : Reconfiguration in Geographical Authority », Society and Space, n° 10, 1992, p. 527-549.
23 M. Canevacci, A Cidade polifônica. Ensaio sobre a antropologia da comunicaçao urbana, São Paulo, Studio Nobel, 1993 ; C. Collins, « Applying Bakhtin in Urban Studies : The Failure of Community Participation in the Ferguslie Park Partnership », Urban Studies, 36(1), 1999, p. 73-90 ; L. Mondada, Décrire la ville..., op. cit. ; L. Mondada, « Polyphonies urbaines : dires pluriels dans et sur la ville », Grenzgaenge, 8(15), 2001, p. 5-22.
24 Voir sur les vendeurs de crack, les travaux de P. Bourgois, In Search of Respect. Selling Crack in El Barrio, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 ; ou, sur les marginaux de New York, ceux de M. Duneier, Slim’s Table. Race, Respectability and Masculinity, Chicago, The University of Chicago Press, 1992, et M. Duneier, Sidewalk, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1999.
25 M. Shapiro, Politics of Representation. Madison, University of Wisconsin Press, 1988 ; H. Mehan, « Beneath the Skin and between the Ears : A Case Study in the Politics of Representation », in S. Chaiklin et J. Lave (dir.), Understanding Practice. Perspectives on Activity and Context, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ; J. Duncan, « Sites of Representation. Place, Time and the Discourse of the Other », in J. Duncan et D. Ley (dir.), Place/ Culture/Representation, London, Routledge, 1993.
26 K. Anderson, « Cultural Hegemony and the Race-Definition Process in Chinatown », Vancouver, 1880-1980. Society and Space, n° 6, 1988, p. 127-149 ; E. Ter-Borg et G. Dijkink, « Naturalising Choices and Neutralising Voices ? Discourse on Urban Development in Two Cities », Urban Studies, 32(1), 1995, p. 49-67.
27 Voir, par exemple, les travaux portant sur les spécificités de l’anglais noir-américain : W. Labov, Language in the Inner City, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1972 ; R.D. Abrahams, « Black Talking on the Streets », in R. Bauman et J. Sherzer (dir.), Explorations in the Ethnography of Speaking, Cambridge, Cambridge University Press, 1974, p. 240-262 ; T. Kochmann, Black and White Styles in Conflict, Chicago, University of Chicago Press, 1981 ; J. Baugh, Black Street Speech. Its History, Structure, and Survival, Austin, University of Texas Press, 1983.
28 W. Kallmeyer (dir.), Kommunikation in der Stadt, Berlin, De Gruyter, 1994-1995.
29 B. Rampton, Crossing : Language and Ethnicity among Adolescents, Londres, Longman, 1995 ; L. Back, New Ethnicities and Urban Culture. Racism and Multiculture in Young Lives, Londres : UCL Press, 1996.
Auteur
Lorenza Mondada est professeur de sciences du langage à l’Université Lyon-II. Ses recherches portent sur l’organisation de l’interaction sociale dans des contextes ordinaires, institutionnels et professionnels. Elle a travaillé sur la description de l’espace et de la ville (voir Décrire la ville. La construction des savoirs urbains dans l’interaction et dans le texte, Paris, Anthropos, 2000).
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